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Une femme parmi les typographes

Un ate­lier de typo­gra­phie vers 1900. © DR.

« Le tra­vail de la femme est une cala­mi­té, un mal social ; une femme entrée hon­nête et sage dans un ate­lier ne tarde pas à se dépra­ver, étant sans cesse en butte aux séduc­tions des ouvriers qui l’en­tourent. » — Un typo­graphe en 18981.

« Quand j’ai ren­con­tré les typos [en 1979], j’avais une tren­taine d’années envi­ron. C’était la pre­mière fois que je tra­vaillais en presse. C’était à la SGP, impri­me­rie du Par­ti com­mu­niste fran­çais. Il était presque 17 heures quand j’arrivai à l’imprimerie. Un gar­dien m’indiqua la direc­tion de l’atelier. Je tom­bai sur un indi­vi­du à qui je deman­dai le « bureau des cor­rec­teurs » – le cas­se­tin pour les ini­tiés. Il vit tout de suite qu’il avait affaire à une nou­velle – d’autant qu’à l’époque il n’y avait pas beau­coup de femmes dans les impri­me­ries. L’individu – encore non iden­ti­fié – me pria poli­ment de le suivre et me condui­sit dans un immense ate­lier rem­pli de lino­types inoc­cu­pées. Quelques mètres plus loin, un groupe d’ouvriers attrou­pés hur­laient – très nom­breux. Mon guide les écar­ta et je me retrou­vai au centre du groupe devant un type(o) à genoux, pan­ta­lon bais­sé, un magni­fique sexe en érec­tion. « Il a parié qu’il pou­vait se faire une pipe tout seul », me cria mon guide. Je res­tai clouée sur place, les yeux écar­quillés. Des copains pous­saient sa tête vers ledit organe, mais d’autres disaient que ce n’était pas réglo. Fina­le­ment, ses lèvres attei­gnirent le bout de sa verge à plu­sieurs reprises et la majo­ri­té déci­da qu’il avait gagné. Bien sûr, il fal­lait fêter ça. En [un] rien de temps, des bou­teilles, des verres et des caca­huètes firent irrup­tion sur les marbres. J’étais écrou­lée de rire, néan­moins, je per­sis­tai au milieu du brou­ha­ha à deman­der la direc­tion du cas­se­tin. Au lieu de ça, on m’emmena devant des gens – dif­fé­rents des ouvriers car ils n’étaient pas en bleu de tra­vail –, les cor­rec­teurs, qui avaient assis­té au spec­tacle. Ils me firent dépo­ser mes affaires dans le cas­se­tin et me rame­nèrent vers les liba­tions. J’entendis mon pre­mier À-là2. Voi­là ma pre­mière ren­contre avec les typos : l’apparition du typo erec­tus. C’est ce jour que je bus pour la pre­mière fois le Sang du peuple. Après en avoir ava­lé un verre, je crus qu’on m’avait tapé sur la tête. Je finis par m’asseoir grog­gy. En réa­li­té, c’é­tait ce vin, qui fai­sait au moins 14°. »

Témoi­gnage d’Annick Béjean, cor­rec­trice de 1973 à 1994, dans « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, par Isa­belle Repi­ton et Pierre Cas­sen, éd. Le Temps des Cerises, 2008, p. 167-168. 

Lire aus­si « Por­trait d’une mili­tante : Annick Béjean », His­to­Livre, no 28, novembre 2022, p. 17-19.


Prénoms multiples : juxtaposés ou avec des traits d’union ?

Auto­por­trait à vingt-quatre ans de Jean Auguste Domi­nique Ingres (1804)

Aujourd’­hui, en his­toire de l’art, on écrit : « Jean Auguste Domi­nique Ingres », et non « Jean-Auguste-Domi­nique Ingres ». La dis­cus­sion sur le sujet est assez com­plexe, comme le résume Wiki­pé­dia : 

« Une tra­di­tion typo­gra­phique, encore recom­man­dée par le Lexique de l’Imprimerie natio­nale ou le Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques de Louis Gué­ry, impo­sait l’usage des traits d’union entre pré­noms, l’italique ser­vant à dis­tin­guer l’appellation usuelle, par exemple « Louis-Charles-Alfred de Mus­set ». Gou­riou indique que cette règle, en dépit de sa sim­pli­ci­té et d’être répan­due, n’a jamais fait l’unanimité et que la ten­dance moderne est de suivre les usages de l’état civil. Jean-Pierre Lacroux décon­seille de la res­pec­ter, au motif qu’elle engen­dre­rait des ambi­guï­tés. Dans les cas où deux vocables sont usuels, forment-ils un pré­nom com­po­sé ou sont-ils deux pré­noms, par exemple Jean-Pierre Lacroux a-t-il un pré­nom com­po­sé ou deux pré­noms ? Pour Aurel Ramat et Romain Mul­ler, le trait d’union est uti­li­sé dans les pré­noms com­po­sés mais pas entre les pré­noms dis­tincts. Clé­ment indique que les pré­noms com­po­sés, qu’ils soient écrits en toutes lettres ou abré­gés, doivent être reliés entre eux par un trait d’union ; mais que les pré­noms mul­tiples pro­pre­ment dits ne sont jamais sépa­rés ni par un trait d’union, ni par une vir­gule mais par une espace. »

L’é­tat civil, lui, veut des vir­gules depuis 1999 : 

« Les pré­noms doivent tou­jours être indi­qués dans l’ordre où ils sont ins­crits à l’é­tat civil. Les pré­noms simples sont sépa­rés par une vir­gule, les pré­noms com­po­sés com­portent un trait d’u­nion. Les pré­noms pré­cèdent tou­jours le nom patronymique. »

Cela n’a pas tou­jours été le cas, comme le pré­cise la cir­cu­laire du 28 octobre 2011 :

« Pen­dant long­temps, l’usage était, en matière d’inscription sur l’acte de nais­sance, de sépa­rer les dif­fé­rents pré­noms par un simple espace, le pré­nom com­po­sé se dif­fé­ren­ciant en prin­cipe par l’apposition d’un tiret entre les deux pré­noms le com­po­sant, sans tou­te­fois qu’une règle n’impose cette différenciation. »


Pho­to : Jean Auguste Domi­nique Ingres, Auto­por­trait à vingt-quatre ans, 1804-1851, musée Condé, Chantilly.

Mettre une virgule devant “mais” ou “car”

Toutes les gram­maires le recom­mandent, même la plus récente3 :

La vir­gule est sou­vent pla­cée avant la conjonc­tion mais, or, donc, car lorsque les élé­ments sont intro­duits par cette conjonc­tion.
En géné­ral je ne trouve pas par­ti­cu­liè­re­ment sédui­sant ce genre d’ac­cou­tre­ment, mais sur elle c’é­tait seyant. (Serge Jon­cour, L’É­cri­vain natio­nal, 2014.)
Tout est bon dans le film pour faire japo­nais, or les stu­dios manquent d’ac­ces­soires (Éric Faye, Éclipses japo­naises, 2016.)
Il serait dom­mage de rebrous­ser che­min, car sitôt pas­sé cette porte, on gagne un autre monde. (Nico­las d’Es­tienne d’Orves, La Gloire des mau­dits, 2017.)

Gre­visse pré­cise (§ 125) :

Lorsque les élé­ments unis par mais sont brefs, la vir­gule peut manquer :

Il a conçu pour elle un sen­ti­ment ardent mais hono­rable (Labiche, Gram­maire, VIII). — Sa fai­blesse était immense mais douce (Mau­riac, Geni­trix, p. 28).

Sur ce point, Drillon (p. 188), tou­jours sub­til, ana­lyse un contre-exemple de Vic­tor Hugo :

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. (Les Pauvres Gens.)

[…] dans sa ponc­tua­tion, Hugo marque l’op­po­si­tion ; la cabane paraît encore plus pauvre, encore plus close. Ceci rat­tra­pant cela avec plus de vigueur encore.

Le para­graphe de Gre­visse se pour­suit ainsi :

Même par­fois avec des élé­ments assez longs [la vir­gule peut man­quer], mais ce n’est pas à recom­man­der : Il verse des rede­vances non négli­geables mais moins lourdes que celles qui frappent les caté­go­ries pré­cé­dentes (Le Roy Ladu­rie, Car­na­val de Romans, p. 45).

Je dois cepen­dant consta­ter que la « dévir­gu­li­sa­tion » est en marche. Nombre d’au­teurs contem­po­rains ne mettent jamais de vir­gule avant mais et car, pas plus qu’a­vant une rela­tive expli­ca­tive.

Je dirai(s), j’ajouterai(s)

Lors d’un dis­cours, pour intro­duire ce qui suit, doit-on écrire je dirai ou je dirais ? À la ques­tion sur cette indé­ci­sion modale (futur ou condi­tion­nel), posée sur divers forums, cer­tains ont répon­du avec assu­rance que le condi­tion­nel s’imposait.

Cela me sur­prend, car j’ai sou­ve­nir d’avoir ren­con­tré dans mes lec­tures nombre d’emplois du futur. Et, en effet, après une rapide recherche dans Le Grand Robert, je constate que je dirai s’im­pose en nombre d’occurrences face à je dirais (53/28), de même que j’ajouterai devant j’ajouterais (14/1). Le résul­tat est simi­laire avec les textes du site de l’Aca­dé­mie fran­çaise : j’a­jou­te­rai est net­te­ment majo­ri­taire (102/22) ; je dirai l’est plus légè­re­ment (216/177).

Étran­ge­ment, les gram­maires que j’ai consul­tées sont qua­si muettes sur le sujet, mais on trouve aisé­ment des exemples au futur dans les dic­tion­naires : J’ajouterai une remarque (Aca­dé­mie) ; J’a­jou­te­rai qu’il y a une autre rai­son de choi­sir cette solu­tion (Giro­det) ; J’a­jou­te­rai, si vous le per­met­tez, que… ; Pour être plus pré­cis, je dirai que… ; Avec votre per­mis­sion, je dirai que c’est un cré­tin (trois exemples du Grand Robert).

L’argument prin­ci­pal employé pour défendre je dirais ou j’ajouterais est qu’il s’agirait d’un condi­tion­nel « de poli­tesse, d’at­té­nua­tion ou de réserve » : on sous-enten­drait « si je devais don­ner mon avis ».

C’est oublier que le futur peut, lui aus­si, avoir valeur d’atténuation, comme le men­tionne Gre­visse au § 887, b, 2° :

Le futur simple peut s’employer au lieu de l’indicatif pré­sent, par poli­tesse, pour atté­nuer : Je vous avoue­rai que ce pro­cé­dé m’a cho­qué (Sten­dhal, Char­tr., XXV). — Je vous deman­de­rai une bien­veillante attention.

On ren­contre d’autres formes au futur, telles que Le dirai-je ? Dirai-je que… Ose­rai-je le dire ? Je vous dirai tout franc queJ’observerai ; je vous ferai obser­ver, etc.

Véri­table mar­quage d’un fait à venir quand il annonce en intro­duc­tion le conte­nu du dis­cours – Je dirai les hauts faits de Roland (Aca­dé­mie) ; Je dirai les exploits de ton règne pai­sible (Boi­leau, Épîtres, I) – ou sa conclu­sion (Pour me résu­mer, je dirai que…), le futur simple devient une simple tran­si­tion élé­gante en cours d’élocution :

  • […] je dirai, défi­nis­sant ce dic­tion­naire, qu’il embrasse et com­bine l’u­sage pré­sent de la langue et son usage pas­sé, afin de don­ner à l’u­sage pré­sent toute la plé­ni­tude et la sûre­té qu’il com­porte (Lit­tré, Dict., Pré­face, II).
  • J’a­jou­te­rai que, ven­dre­di, same­di der­nier au plus tard, il a, dans la même caisse, opé­ré un second pré­lè­ve­ment, de cin­quante francs, cette fois (G. Duha­mel, Sala­vin, Jour­nal).
  • […] je dirai qu’il [Dela­croix] est mort à la manière des chats ou des bêtes sau­vages qui cherchent une tanière secrète pour abri­ter les der­nières convul­sions de leur vie (Bau­de­laire, Curio­si­tés esthé­tiques, XIV).

C’est une variante polie du pré­sent de l’indicatif (Et pour plus de clar­té, j’a­joute que…) ou de l’impératif (Par­lons de).

Nous avons donc par­fois le choix entre le futur et le condi­tion­nel pour atté­nuer notre dis­cours, mais quand ?

Écar­tons les cas simples (exemples tirés du Robert ou du Gre­visse, sauf men­tion contraire).

Une condi­tion est for­mu­lée à l’imparfait :

  • Si j’osais, je dirais… (ce qui, au pré­sent, devient bien : si j’ose, je dirai).
  • Bra­va ! Bra­va ! ça c’est très bien, je dirais comme vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre temps […], s’écria la vieille dame […] pour remer­cier Gil­berte d’être venue sans se lais­ser inti­mi­der par le temps (Proust, Rech., t. I).

Une condi­tion est for­mu­lée au pré­sent, ce qui entraîne le futur :

  • Si j’ex­prime ce qui reste impli­cite dans la défi­ni­tion qu’en donnent les dic­tion­naires, je dirai qu’un carac­tère est un signe conven­tion­nel, uni­co­lore, plan, qui repré­sente une infor­ma­tion cou­ram­ment lisible par l’homme. […] (La Recherche, n° 126, oct. 1981).
  • […] je n’ose dire que je le regrette, mais, si je le puis, j’ajouterai tout de suite que c’est la seule géné­ro­si­té qui vous aura man­qué (Camille Jul­lian, dis­cours de récep­tion).
  • […] comme il est inutile d’en dis­pu­ter ici, je dirai, si l’on veut, que la vie des mor­tels a deux pôles, la faim et l’a­mour (France, La Rôtis­se­rie de la reine Pédauque).

Des verbes au futur se succèdent :

[…] Je n’en­tre­rai point ici dans le détail des cou­leurs du plu­mage ; je dirai seule­ment qu’elles ont beau­coup moins d’é­clat dans la femelle que dans le mâle […] (Buf­fon, Hist. nat., Des oiseaux, Le faisan).

L’annonce d’un simple ajout reste au futur :

  • […] notre esprit est si curieu­se­ment bâti que le frag­ment d’ex­pé­rience qu’il recueille ne lui appa­raît jamais pour com­men­cer comme un frag­ment, mais bien comme un tout ; j’a­jou­te­rai que chaque obser­va­tion si mince soit-elle, nous est don­née par là comme une obser­va­tion inté­grale et qu’il ne serait même pas exact de dire que nous sup­po­sons les expé­riences à venir iden­tiques aux pre­mières (J. Paul­han, Entre­tien sur des faits divers, I).
  • Elle est épa­tante, et je dirai plus, char­mante (Camus, L’É­tran­ger, VI).
  • Vous par­don­ne­rez donc, je l’es­père, à l’é­mo­tion qui me suf­foque. Je dirai plus : cer­tain que vous la par­ta­gez, je ne ten­te­rai pas de m’y sous­traire (Cour­te­line, Mes­sieurs les ronds-de-cuir, 6e tableau, II).
  • Presque tout ce que déclare Freud sur ce qu’il appelle le com­plexe d’Œ­dipe est absurde et je dirai sur­tout inexact (G. Duha­mel, Manuel du pro­tes­ta­taire).
  • […] rare­ment [les femmes] se par­donnent-elles l’a­van­tage de la beau­té. Et je dirai en pas­sant que l’of­fense la plus irré­mis­sible par­mi ce sexe, c’est quand l’une d’elles en défait une autre en pleine assem­blée […] (La Fon­taine, Les Amours de Psy­ché).
  • J’a­jou­te­rai encore que, si un exemple est néces­saire pour faire entendre une pen­sée, ce n’est pas par la pen­sée qu’il faut com­men­cer comme on fait com­mu­né­ment, c’est par l’exemple (Condillac, L’Art d’é­crire, IV, 2).
  • Je n’ai pas inven­té l’at­ti­tude, il l’a­vait telle. J’a­jou­te­rai enfin que sa taille était élan­cée, ses épaules larges et sa voix forte d’une assu­rance que lui don­nait la conscience de son invin­cible beau­té (Jean Genet, Miracle de la rose).

Le futur peut être assor­ti d’une intro­duc­tion ou d’une jus­ti­fi­ca­tion :

  • […] pour par­ler la langue de Riva­rol ou de Cham­fort, […] je dirai… (Sainte-Beuve, P.-J. Prou­dhon, Sa vie et sa cor­res­pon­dance).
  • Emprun­tant un mot à Sten­dhal […], je dirai que… (Valé­ry, Varié­té IV).
  • Pour ne rien paraître lui ôter, je dirai seule­ment… (Sainte-Beuve, Cau­se­ries du lun­di, 17 mars 1851).
  • Comme je n’ai pas l’ha­bi­tude de mâcher les mots, je dirai… (A. Her­mant, Chro­nique de Lan­ce­lot du « Temps », t. II).
  • Au risque de sché­ma­ti­ser à l’ex­trême, je dirai qu’il… (Jean Zie­gler, Main basse sur l’A­frique).
  • J’a­jou­te­rai, pour être franc… (Vil­liers de L’Isle-Adam, Tri­bu­lat Bon­ho­met).
  • J’a­jou­te­rai, pour l’illus­tra­tion de ce pas­sage… (Vol­taire, Dict. phi­lo­so­phique, Enfer).

(On note­ra au pas­sage que la néga­tion de je dirai peut se trans­for­mer en pré­té­ri­tion : je ne dirai pas… mais c’est un autre sujet.)

Opposition/concession

C’est quand le terme intro­duit une oppo­si­tion ou une conces­sion que le choix entre futur et condi­tion­nel est le plus pertinent :

  • Il y a ici un pro­blème et je dirai même un mys­tère extrê­me­ment grave. […] (Ch. Péguy, La Répu­blique…).
  • Mais son pes­si­misme gar­dait quelque chose de bien por­tant, je dirai même de par­fois jovial (Jules Romains, dis­cours de récep­tion).
  • […] le mot est pro­non­cé mais, chaque fois, il est arti­cu­lé avec ten­dresse, avec ami­tié, je dirais même4 avec res­pect (Féli­cien Mar­ceau, dis­cours de récep­tion).
  • Si franc qu’on le sup­pose, le rire cache une arrière-pen­sée d’en­tente, je dirais presque de com­pli­ci­té […] (H. Berg­son, Le Rire, I).

Le condi­tion­nel est aus­si favo­ri­sé par bien, volon­tiers, peut-être, cepen­dant, per­son­nel­le­ment, pour ma part…

  • [La poé­sie] se sert des mots comme la prose. Mais elle ne s’en sert pas de la même manière ; et même elle ne s’en sert pas du tout ; je dirais plu­tôt qu’elle les sert. Les poètes sont des hommes qui refusent d’u­ti­li­ser le lan­gage (Sartre, Situa­tions II).
  • C’est vrai, mais je dirais qu’un écri­vain doit culti­ver les siennes (ses souf­frances) et appuyer sur les points névral­giques. C’est quand il se fait crier de dou­leur, quand il touche aux cordes sen­sibles, qu’il libère le meilleur de son talent […] (A. Mau­rois, Le Cercle de famille, IX).
  • Je dirais volon­tiers, géné­ra­li­sant un peu ma pen­sée, que tous les exemples de débri­de­ment sont funestes (Gide, Feuillets, in Jour­nal 1889-1939).
  • Ces tron­çons d’arbres ont deux cent trente mil­lions d’an­nées et ont été fos­si­li­sés, je dirais pétri­fiés, à l’é­poque gla­ciaire (J. Green, Jour­nal, La Terre est si belle, 18 juin 1978).

Le futur suf­fit géné­ra­le­ment quand on enchaîne dans son propre dis­cours. On emploie plu­tôt le condi­tion­nel quand on ménage autrui, quand on sug­gère un ajout, une pré­ci­sion, une cor­rec­tion et bien sûr – com­ment dirais-je ? – quand on veut expri­mer une hési­ta­tion, réelle ou rhétorique.

Pas de point à la fin des titres.

L’u­sage de ne pas mettre de point à la fin des titres s’ap­prend quand on com­mence à tra­vailler dans la presse ou l’é­di­tion. Il est men­tion­né dans la plu­part des ouvrages de réfé­rence. (Je l’ai véri­fié dans Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Im­pri­me­rie natio­naleLe Ramat euro­péen de la typo­gra­phie et Mémen­to typo­gra­phique de Charles Gouriou.) 

Dans son récent Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (à l’en­trée Point), Jean-Pierre Coli­gnon, ancien chef cor­rec­teur du Monde et ensei­gnant dans les écoles de jour­na­lisme et de cor­rec­tion, précise :

Dans les titres, sur­titres, sous-titres, inter­titres cen­trés, l’u­sage, géné­ra­le­ment, est de ne pas mettre de point final, même quand ils sont consti­tués d’une phrase com­plète. Mais il s’a­git d’un usage, non d’une règle, et cha­cun peut faire comme il l’en­tend, à condi­tion de s’en tenir constam­ment à une même “marche de travail”.

Enfin, Jacques Drillon, dans son Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, écrit (p. 140-141) :

On ne met pas de point après un titre de livre, de jour­nal, de film, etc. 
Cette règle est récente. Jus­qu’au début du xxe siècle, on fai­sait suivre d’un point le titre de l’ou­vrage, mais aus­si le nom de l’au­teur et de l’im­pri­meur, la date et le lieu d’im­pres­sion, le titre cou­rant, le quan­tième des cha­pitres, etc. Aujourd’­hui, si l’on regarde la “une” du Monde, on constate que ne portent aucune ponc­tua­tion finale le titre (même lors­qu’il forme une phrase com­plète), l’a­dresse, les dates, le nom des fon­da­teur et direc­teur, le numé­ro d’é­di­tion, les titres, les sur­titres, le som­maire non plus que le numé­ro des pages aux­quelles il ren­voie. Une phrase comme :
Le som­maire com­plet se trouve page 22
… n’est sui­vie d’au­cune ponc­tua­tion ; en revanche, on lisait, récem­ment encore, à la fin d’un article :
DOMINIQUE GALLOIS.
(Lire la suite page 19.)

On note­ra cepen­dant que :

  • « les titres sont sui­vis des signes exi­gés par le sens de l’énoncé, comme le point d’interrogation et le point d’exclamation5 » ;
  • « si un titre fait plus d’une ligne et com­porte déjà une ponc­tua­tion forte (point, point d’interrogation, point d’exclamation), il faut un point final6 ».

Illus­tra­tion : Libé­ra­tion.

Comment abréger “post-scriptum”

L’a­bré­via­tion clas­sique est P.-S., mais on note une évo­lu­tion dans les écrits récents (presse, mes­sages électroniques). 

« Selon la ten­dance actuelle, les abré­via­tions de copie conforme, pièces jointes, post­scrip­tum [gra­phie rec­ti­fiée] et nota bene s’é­crivent en majus­cules, sans espace et sans points abré­via­tifs. Elles sont sui­vies d’un deux-points ou, mieux, d’un tiret. Le texte qui suit com­mence par une majus­cule. PS – Mer­ci encore pour votre…» (Ramat-Mul­ler, p. 48.)

Selon le logi­ciel Anti­dote, PS appa­raît dans son cor­pus à 79 %, P-S à 18 %, P.-S. seule­ment à 1 %.

Gre­visse (§ 112) fait, lui, la dis­tinc­tion entre l’a­bré­via­tion P. S., pour la men­tion mise au bas d’une lettre, et P.-S., pour le nom (un post-scrip­tum).

Essais d’écriture phonétique par des poètes

On trouve dans la lit­té­ra­ture fran­çaise plu­sieurs ten­ta­tives d’é­cri­ture pho­né­tique, dont celle de Ray­mond Que­neau en 1937 (publiée dans Bâtons, chiffres et lettres en 1950) :

Méza­lor, méza­lor, kés­kon nob­tyen ! Sa dvyin incrouayab, pazor­di­nèr, ran­vèr­san, sa vou­zaa­lor ind­sé drôl­das­pé don­tonr­vyin pa. On lre­ko­né pudu­tou, lfran­sé, amé­sa pudu­tou, sa vou pran tou­din­kou una­lur […] Avré­dir, sêmêm maran. Jér­lu toutd­suit lé kat lign sid­su, jépa­pu man­pé­ché de mma­ré. Mézi­fo­byin­dir, sé un pur kes­tion dabi­tud. On népa zabi­tué, sétou. Unfoua kon sra zabi­tué, sai­ra tou­sel. Epui sisa­fé­rir, tan mye : jécri­pa pour anmié­lé lmond.

Raymond Queneau, Photomaton, 1947
Ray­mond Que­neau, Pho­to­ma­ton, 1947. Source : Les Mémo­rables.

Et celle de Paul Ver­laine, dans Dédi­caces, en 1894 :

À A. DUVIGNEAUX, TROP FOUGUEUX ADVERSAIRE DE L’ÉCRITURE PHONÉTIQUE
É coi vré­man, bon Duvi­gnô,
Vou zôci dou ke lé zagnô 
É meïeur ke le pin con manj. 
Vou metr’an ce cou­rou zétranj
Contr(e) ce tâ de brav(e) jan 
O fon plus bête ke méchan
Dra­pan leur lin­guis­tic étic 
Dan l’ortograf(e) foné­tic ?
Kel ir(e) donc vou zam­ba­la ?
Viza­vi de ce zoi­zo­la 
Sufi d’une parol(e) verde.
Et pour leur prou­vé san déba 
Kil é dé mo ke n’atin pa 
Leur sistem(e), dison-leur : … !

“Autant qu’il est en lui”, une étrange locution

J’ai pas­sé un moment à résoudre une énigme : d’où vient cette étrange locu­tion ? Flau­bert la glisse dans le dis­cours d’un conseiller de pré­fec­ture, lors de la fameuse scène des comices agri­coles où Rodolphe séduit Emma Bovary. 

J’ai bien com­pris qu’elle devait équi­va­loir à autant que (il est) pos­sible, mais je ne la trou­vais dans aucun dictionnaire…

Après avoir fouillé Google un cer­tain temps : tra­duc­tion lit­té­rale de la locu­tion latine quan­tum in se est, employée par Des­cartes et Spi­no­za. Voi­là ce que c’est de n’a­voir pas lu les phi­lo­sophes en latin ! 

Faut-il reproduire les diacritiques étrangers ?

La PAO nous a don­né accès à la large palette des signes spé­ci­fiques aux alpha­bets étran­gers, tels que le o bar­ré (ø) ou la brève (˘). Les repro­duire est-il cepen­dant une néces­si­té dans les tra­vaux courants ? 

Voi­ci ce qu’en dit Wiki­pé­dia :

La langue fran­çaise, accueillant tra­di­tion­nel­le­ment les mots étran­gers dans leur ortho­graphe d’origine, pour­vu bien sûr que cette ortho­graphe soit en carac­tères latins, a vu appa­raître, avec les nou­velles tech­niques typo­gra­phiques, des signes dia­cri­tiques issus essen­tiel­le­ment de tra­vaux de trans­lit­té­ra­tion. Entrant en contra­dic­tion avec la volon­té actuelle de sim­pli­fi­ca­tion de l’orthographe, cette ten­dance, qu’avait sui­vie par exemple Larousse, a été stop­pée par l’arrê­té du 4 novembre 1993 rela­tif à la ter­mi­no­lo­gie des noms d’É­tats et de capi­tales. Larousse a adap­té son ortho­graphe, mais cette ten­dance per­dure ici et là. L’utilisation de dia­cri­tiques étran­gers n’est en prin­cipe tolé­rée que pour les patro­nymes ain­si que pour les topo­nymes sans enver­gure inter­na­tio­nale qui ne néces­sitent pas de fran­ci­sa­tion. Ces mots res­tant dans tous les cas étran­gers au français.

À pro­pos des signes dia­cri­tiques, l’ar­rê­té en ques­tion précise : 

3. Les noms de pays et de villes étant des noms propres, il est recom­man­dé de res­pec­ter la gra­phie locale en usage, trans­lit­té­rée ou non. On ne por­te­ra cepen­dant pas les signes dia­cri­tiques par­ti­cu­liers s’ils n’existent pas dans l’é­cri­ture du français.

Wiki­pé­dia poursuit :

Il y a 5 dia­cri­tiques uti­li­sés en fran­çais : l’ac­cent aigu (é), l’ac­cent grave (à, è, ù), l’ac­cent cir­con­flexe (â, ê, î, ô, û), le tré­ma (ë, ï, ü, voire ÿ – mais aus­si ä et ö pour de rares mots étran­gers deve­nus fran­çais) et la cédille (ç) avec des res­tric­tions d’emploi (les com­bi­nai­sons pos­sibles sont indi­quées entre paren­thèses)7.

Donc pas de macron sur Kyo­to

Cela dit, si on écri­vait Erdoğan et non Erdo­gan, on aurait plus de chances de le pro­non­cer cor­rec­te­ment… Depuis que j’ai appris que le « g doux » turc signa­lait un allon­ge­ment de la voyelle qui pré­cède, j’ai com­pris d’où venait le problème.

Du problème des tirets dans les dialogues

Il arrive que l’u­sage sys­té­ma­tique et sans dis­cer­ne­ment des tirets dans les dia­logues rende la lec­ture dif­fi­cile, la limite entre dia­logue et récit n’é­tant pas mar­quée par un guille­met fermant.

Dans son Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (s. v. dia­logues), Jean-Pierre Coli­gnon prend clai­re­ment par­ti pour le main­tien des guille­mets comme déli­mi­ta­teurs de parole.

Dans la typo­gra­phie tra­di­tion­nelle, tous les dia­logues com­mencent et finissent par un guille­met. C’est tou­jours la meilleure façon de pro­cé­der, celle qui déjoue tout risque de mécompte.

Beau­coup d’é­cri­vains, d’é­di­teurs, d’im­pri­meurs se bornent à pla­cer un tiret devant chaque amorce ou reprise de dia­logue, chaque fois qu’un per­son­nage prend la parole. Hélas ! ce pro­cé­dé – en faveur grâce à la faci­li­té de son emploi – rend confus la plu­part des textes. Et cela devient très pénible quand un inter­lo­cu­teur dévide une tirade de plu­sieurs ali­néas. Paroles, jeux de scène, des­crip­tions de lieux, com­men­taires du nar­ra­teur ou de l’au­teur, tout cela est mélan­gé sans dis­tinc­tion. Aus­si, et non par dilec­tion pour l’ar­chaïsme ou la mode « rétro », ne peut-on que recom­man­der la pré­sen­ta­tion clas­sique, qui exclut toute obs­cu­ri­té.

Coli­gnon donne un exemple (je mets les guille­mets en gras) :

« Votre posi­tion ain­si que la fonc­tion qui est la vôtre vous donnent droit à une arme. C’est le règle­ment, cela fait par­tie de vos émo­lu­ments. Il faut que vous en ayez une. J’es­père que je suis clair… 
– Tout à fait, mais quelque chose m’é­chappe. » D’é­ner­ve­ment, j’a­vais rou­gi jus­qu’aux oreilles. « Je n’ai jamais vu la cou­leur du pis­to­let dont tu me parles, tu com­prends ? 
– Je com­prends. Mais peu importe que vous l’ayez vu ou pas. Il est for­cé­ment en votre pos­ses­sion ! »
(D’a­près Lao Ma, Tout ça va chan­ger, éd. Phi­lippe Picquier.)

Je par­tage l’a­vis du grand chef.