“La Correctrice”, de David Nahmias

"La Correctrice" de David Nahmias

« Sou­dain, elle a lan­cé le nom de Tris­tan Cor­bière… Bon sang, elle aimait Cor­bière ! Elle pos­sé­dait même, chez elle, une édi­tion rare des Amours jaunes. 1932 ! Librai­rie Cel­tique ! Je vou­lais la voir, la tou­cher, flai­rer ses pages. »

À la biblio­thèque du Centre Pom­pi­dou, un écri­vain ren­contre une cor­rec­trice. Sans suc­cès et sans le sou, logeant chez des amis ou des maî­tresses, il finit par deman­der asile à la jeune femme… Pre­mier roman de David Nah­mias, La Cor­rec­trice est un récit alerte, plein d’humour, qui parle beau­coup de l’écriture et de la cor­rec­tion. Lisa, la cor­rec­trice du titre, est obsé­dée à l’idée « d’en lais­ser pas­ser une » (coquille), ce qui confine à la manie. Les fautes, « elle les voyait par­tout, aus­si bien dans les livres et les jour­naux, que sur les affiches murales, les pros­pec­tus, les plaques du corps médi­cal ou juri­dique, les géné­riques des pro­grammes télé­vi­sés, enfin par­tout ». C’est « une Gus­tave Flau­bert de la cor­rec­tion, que l’on retrou­ve­rait un jour, éva­nouie, la tête posée sur des feuilles éparses, le doigt poin­té sur le der­nier mot consul­té dans un dictionnaire ».

Cette obses­sion n’est pas sans charme pour le narrateur : 

Lorsqu’elle hési­tait sur l’orthographe d’un nom propre, elle était capable de retrou­ver rapi­de­ment le livre, puis la page où elle se sou­ve­nait l’avoir déjà lu. Son tra­vail res­sem­blait à celui d’un insecte buti­neur. Elle gla­nait des mots dans ses dic­tion­naires, dans les livres de sa biblio­thèque et mou­che­tait la page de traces rouges, sortes de coups de griffe por­tés au texte. Elle me fas­ci­nait, et je la por­tais aux nues avec l’aveuglement propre aux amants.

Jus­qu’au jour où il se recon­naît dans l’au­teur objet de son tra­vail acharné :

Lisa, pen­dant ce temps, bouillon­nait sur le pavé. Je sup­por­tais mal qu’elle se place en juge, qu’elle puisse ain­si tou­cher à un tra­vail de créa­tion et lui rap­pe­lais sa simple place dans le che­mi­ne­ment du livre. J’étais piqué à vif (sic), comme si ce texte m’appartenait. C’était moi qu’on vou­lait char­cu­ter. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de grat­ter une toile, d’ajouter de la cou­leur à un tableau. Alors pour­quoi ne pas user du même res­pect vis-à-vis de nous, pauvres auteurs ?
— Et le res­pect du lec­teur, tu t’en tapes ? 
— Le lec­teur est capable de juger par lui-même. Il n’a pas besoin de cen­seurs. 
Elle se leva d’un bond. 
— Ce n’est pas de la cen­sure, c’est de la cor­rec­tion ! 
— Ah, le grand mot ! 
Et je quit­tai la pièce pour ne pas pour­suivre le débat.

Dans His­toire du siège de Lis­bonne, de José Sara­ma­go1, le cor­rec­teur change un mot. Reli­sant le manus­crit d’un amant, Lisa va plus loin : 

Puis, peu à peu, Lisa s’est immis­cée dans l’écriture même du roman. Elle a rem­pla­cé, d’abord, des mots par d’autres, refon­du entiè­re­ment des tour­nures de phrases, ajou­té un détail, une idée propre à elle. Un jour, alors que Dan, dans la cui­sine, impro­vi­sait un sand­wich, elle s’est glis­sée dans le texte pour insé­rer un para­graphe : quatre, cinq lignes, sur les­quelles elle est reve­nue plu­sieurs fois, pour les pon­cer, les polir, imbri­quer par­fai­te­ment les mots. Par oubli ou, peut-être, déli­bé­ré­ment, elle ne les a pas lues à Dan, lais­sant ces lignes au cœur du texte : galets visibles sur le lit d’une rivière. Deux jours plus tard Dan décou­vrait par hasard les intruses. Elles étaient belles, par­faites, lisses, mais elles n’étaient pas de lui. En un ins­tant il com­prit que Lisa ne se can­ton­nait plus à son rôle de cor­rec­trice, mais s’infiltrait dans la trame de l’histoire qu’elle pre­nait, tout bon­ne­ment, à son compte.

Le cor­rec­teur que je suis n’a pas man­qué de rele­ver un cer­tain nombre de pro­blèmes de langue dans ce roman. Comme le dit Lisa, « on peut se cre­ver les yeux sur les lignes, il y a tou­jours une coquille qui vous glisse d’entre les cils… C’est terrible !… »


David Nah­mias, La Cor­rec­trice, éd. du Rocher, 1995.

  1. Voir ma biblio­thèque du cor­rec­teur.