“De toutes les nuits, les amants”, de Mieko Kawakami

« Après les jours fériés de début mai, où tout du long le temps n’avait pas été fameux, j’ai été sou­dain très occupée. 

« Non seule­ment j’avais les épreuves d’un ouvrage très épais en deux volumes à relire, mais en plus c’était une pré­pa­ra­tion de copie. Pen­dant près de trois semaines, j’ai pas­sé plus de quinze heures par jour à ma table de tra­vail. Et cela n’a pas suffi. 

« Plus je me concen­trais, plus j’avais l’impression que les mots s’éparpillaient et s’échappaient dans tous les sens. Je les pin­çais un par un par le col­let et je les remet­tais en rang sur le papier. Je tra­quais le moindre sens du moindre mot, je les pas­sais au tamis. Et je les soup­çon­nais tous a prio­ri, comme tou­jours, tous sys­té­ma­ti­que­ment. Sur le prin­cipe, à part la quan­ti­té, cela ne dif­fé­rait en rien du tra­vail habi­tuel, mais cette fois, peut-être parce que le texte trai­tait d’un sujet qui ne m’était pas fami­lier, ça avait déra­pé et ça avait fini par me cas­ser la tête. Plus j’essayais de trou­ver mon rythme, plus tout me glis­sait des mains. Un vrai cercle vicieux. Mes yeux deve­naient de plus en plus lents à tra­quer les mots. Fina­le­ment il ne m’était res­té qu’une seule solu­tion : télé­pho­ner à Hiji­ri pour deman­der un délai sup­plé­men­taire de trois jours. […]

[Deux jours plus tard] 

« Fina­le­ment, à l’aube, j’ai tour­né la der­nière page de mon quo­ta du mois. 

« J’ai regar­dé la pile de feuilles entiè­re­ment cor­ri­gées, j’ai pous­sé un gros sou­pir, j’ai posé mes mains des­sus, j’ai lis­sé la pile de papier de la main, et j’ai de nou­veau pous­sé un sou­pir. Sur la table, des deux côtés, mes dic­tion­naires encore ouverts, des livres que je n’aurais jamais tou­chés de ma vie si ça n’avait pas été pour le tra­vail, rem­plis d’une quan­ti­té de marque-pages vert clair, les mon­tagnes de pho­to­co­pies effec­tuées en biblio­thèque, au bord de l’éboulement.

« Je les ai tous ran­gés à leur place, j’ai retaillé mes crayons aux pointes com­plè­te­ment usées, je les ai remis dans leur boîte ou dans le pot à crayons, je suis allée à la salle d’eau prendre une douche […]. Mon dos et mes hanches, com­plè­te­ment sclé­ro­sés au point que j’avais l’impression que j’allais tom­ber en mille mor­ceaux au moindre mou­ve­ment, ont petit à petit repris de l’élasticité, ma nuque a retrou­vé un peu de sou­plesse et j’ai pen­sé que l’eau chaude c’était quand même formidable. »

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, trad. du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2014, p. 55-57. Voir la fiche de l’éditeur.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

couverture du roman "De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami