“Le Gardien de la norme”, de Jean-Pierre Leroux

Couverture du livre "Le Gardien de la norme", de Jean-Pierre Leroux

Le Gar­dien de la norme est un livre post­hume de Jean-Pierre Leroux (1952-2015), qui a pas­sé « qua­rante ans à han­ter les cou­lisses de la lit­té­ra­ture ». C’est, en quelque sorte, le tes­ta­ment de ce révi­seur lin­guis­tique, « pri­vi­lé­gié d’un très grand nombre d’écrivains qué­bé­cois […], récla­mé par tous ceux qui le disaient le meilleur » (dixit Monique Proulx, dans sa préface).

Sur la forme, ce livre tient plus du recueil de « mor­ceaux » que de l’ouvrage construit. En tout cas, ce n’est « ni un trai­té ni un manuel de révi­sion », ce que l’auteur admet lui-même dans son avant-pro­pos – pré­ci­sion qui aurait été utile dans la pré­sen­ta­tion de l’éditeur. 

Quel est le rôle exact du révi­seur lit­té­raire, notion spé­ci­fi­que­ment qué­bé­coise ? En quoi dif­fère-t-il du cor­rec­teur ? Et à quel stade de la chaîne édi­to­riale inter­vient-il ? Le manus­crit ayant été « scru­té » et vali­dé par l’éditeur :

Le révi­seur lin­guis­tique […], qui est le maillon sui­vant, se pré­oc­cupe de la cor­rec­tion […] de la langue. Par la suite, le texte modi­fié est revu par l’auteur et l’éditeur, et mis en pages. Entre alors en scène le cor­rec­teur d’épreuves, qui, au cours de sa lec­ture, véri­fie que les cor­rec­tions rete­nues ont été appor­tées et peut sug­gé­rer d’autres chan­ge­ments. Enfin, la révi­sion revoit les der­nières cor­rec­tions, sans qu’il soit indis­pen­sable – si cha­cun a bien fait son tra­vail – de relire le texte en entier, d’autant plus que l’éditeur est sou­mis à des contraintes tem­po­relles et financières. 

Le titre don­né à l’ouvrage, « Le gar­dien de la norme », est en fait celui de la pre­mière par­tie du livre, la seule qui parle vrai­ment de révi­sion lin­guis­tique (p. 25-74). La seconde par­tie évoque la courte expé­rience de l’au­teur comme direc­teur lit­té­raire. La troi­sième ras­semble des por­traits d’écrivains et d’éditeurs qué­bé­cois1. La qua­trième peut être qua­li­fiée de « notes de lec­teur » (sur Tho­mas Bern­hard, Phi­lip Roth, Pes­soa… et sur Le Petit Robert, j’y revien­drai). Enfin, une courte fic­tion vient clore l’ouvrage.

La norme, mais laquelle ?

« Gar­der, c’est sur­veiller, non pour prendre en fla­grant délit, mais pour mettre à l’abri2. C’est pro­té­ger, non contre le chan­ge­ment, mais contre la dis­pa­ri­tion, l’écroulement. Le tout dans le silence recueilli de la lecture. » 

Le révi­seur lin­guis­tique est donc le gar­dien de la norme… mais de laquelle ? Car « La langue est mou­vante, elle évo­lue petit à petit, au gré des idées, des cir­cons­tances, des modes, des erreurs ».

Sur quelle norme le révi­seur lin­guis­tique doit-il s’appuyer ? Les dic­tion­naires, comme Le Petit Robert, un excellent conden­sé (Le Grand Robert aus­si, bien sûr, mais ses dimen­sions rendent dif­fi­ciles au quo­ti­dien sa mani­pu­la­tion et son ran­ge­ment), et les gram­maires, comme Le Bon Usage, l’espèce de cahier des normes du fran­çais. Mais il s’avère par­fois ardu d’appliquer des normes qui ne semblent pas claires ou logiques. 

Suivent quelques exemples, que l’auteur conclut par deux ques­tions : « Doit-on lut­ter contre des emplois que l’usage a fini par impo­ser ? Doit-on tolé­rer des termes (comme solu­tion­ner) pour les­quels il existe déjà un équi­valent cor­rect (résoudre) ? » N’y pas répondre, c’est admettre que tout cor­rec­teur ou révi­seur y est confron­té chaque jour : il est seul res­pon­sable de ses choix, de l’endroit où il place le cur­seur normatif.

Le “rituel de la révision”

Leroux aborde ensuite le tra­vail de la révi­sion lui-même, à effec­tuer sur « une table bien ordonnée » :

Tout doit être à sa place. Le sty­lo rouge qui répan­dra le sang des cor­rec­tions sur les feuilles, le crayon à mine pour les dis­crètes et effa­çables anno­ta­tions et inter­ro­ga­tions dans la marge de gauche, les sty­los de cou­leur pour les notes de toutes sortes à prendre sur une feuille à part, la règle à poser sur la page à lire de manière à mas­quer les lignes sui­vantes, et donc à frei­ner la lec­ture, une cal­cu­la­trice de poche per­met­tant de véri­fier les opé­ra­tions fon­da­men­tales dans les tableaux et d’établir la feuille de temps du révi­seur, des auto­col­lants colo­rés, une montre (ou l’heure à l’écran de l’ordinateur) pour consi­gner le temps notam­ment du début du tra­vail et de sa fin, un conte­nant rem­pli de trom­bones, de pinces ou d’élastiques pour regrou­per des feuillets. 

Les sources qu’il garde à por­tée de main sont les sui­vantes : Le Petit Robert, Le Bon Usage, L’Art de conju­guer de Bes­che­relle, Le Petit Robert des noms propres, Le Grand Dic­tion­naire ter­mi­no­lo­gique de l’Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise ou d’autres sites ency­clo­pé­diques comme Wiki­pé­dia, le Mul­ti­dic­tion­naire de la langue fran­çaise pour les emplois qué­bé­cois, Le Col­pron pour les angli­cismes, Le Ramat de la typo­gra­phie, Le Dic­tion­naire visuel « et d’autres ouvrages, selon les matières à réviser ». 

Robert plutôt que Larousse 

Pour­quoi pré­fère-t-il Le Petit Robert ? Parce que « les défi­ni­tions sont sou­vent por­tées à un haut degré de pré­ci­sion, de conci­sion, d’élégance ». Il rend un bel hom­mage à ce dic­tion­naire en y pio­chant au hasard des cita­tions puis en s’amusant à « décor­ti­quer les défi­nis­sants, qui com­posent une défi­ni­tion ». De son côté, Le Petit Larousse « a l’avantage de pré­sen­ter des illus­tra­tions et de don­ner des défi­ni­tions concises, mais cette condi­tion devient un incon­vé­nient pour le pro­fes­sion­nel des mots, qui y trouve peu d’exemples d’emploi des termes ». Le Robert est « le livre à empor­ter sur une île déserte ».

Sur écran ou sur papier ? 

Et l’ordinateur ? S’il est bien pré­sent, « au fond de la table, ou sur une table qui lui est réser­vée », il n’est pas uti­li­sé en pre­mière intention :

[…] les révi­seurs lin­guis­tiques pré­fèrent sou­vent entre­prendre leur lec­ture sur papier, pour avoir la sen­sa­tion de mieux voir le texte, de mieux flai­rer ses pièges, dans le for­mat tra­di­tion­nel, cir­cons­crit et ras­su­rant de la feuille, sans la lumière sur­ajou­tée de l’écran à la page se dérou­lant presque à l’infini. Il s’agira ensuite de trans­crire les cor­rec­tions dans le fichier, de se relire à l’écran. Mais chaque révi­seur a sa méthode, et il n’est pas impos­sible que les tra­vailleurs plus jeunes jugent inutiles, d’une époque révo­lue, la copie papier.

Le travail lui-même

Jean-Pierre Leroux recom­mande la double lec­ture, au rythme d’un para­graphe à la fois : 

Le révi­seur peut pri­vi­lé­gier le para­graphe comme fron­tière natu­relle de la lec­ture ini­tiale, parce qu’il faut bien s’arrêter quelque part avant de se relire. Arri­vé à la fin du para­graphe, il le reprend. Sans ces deux pre­mières lec­tures, il paraît impos­sible d’espérer appré­hen­der l’ensemble du texte. La pre­mière lec­ture, essen­tiel­le­ment visuelle, méca­nique, se pré­sente comme une suite de mots – du voca­bu­laire, des élé­ments liés entre eux par des conjonc­tions et des pré­po­si­tions –, et le sens s’esquisse bien enten­du, mais il est en grande par­tie dis­si­mu­lé der­rière les signes gra­phiques. La deuxième lec­ture, déjà plus dis­tan­ciée, comme une vue en plon­gée, per­met d’apercevoir ce que les mots cherchent à dire, va au-delà de la syn­taxe et du sens som­mai­re­ment per­çu. Elle livre un sens plus global.

Se conten­ter d’une pre­mière lecture : 

Ce serait faire appel à plu­sieurs habi­le­tés simul­ta­né­ment, sachant en outre que cer­tains aspects du texte sol­li­citent un savoir cou­rant, pro­fon­dé­ment ancré depuis l’école et au fil des lec­tures, tan­dis que d’autres aspects requièrent des véri­fi­ca­tions par­fois poussées.

Secrets du bon travail 

Les cor­rec­teurs savent bien qu’ils doivent tou­jours douter : 

La règle d’or est de ne jamais se pres­ser. […] il faut être prêt à tout cher­cher, et d’abord ce qu’on croit connaître. […] Cette recherche de l’évidence est d’ailleurs une des manières de se ména­ger de belles sur­prises, de décou­vrir des faits de langue qu’on ignorait […].

Leroux aborde le pro­blème des répé­ti­tions de mots et expres­sions, ceux que l’auteur emploie de nou­veau parce qu’il les a gar­dés en mémoire ou parce qu’ils sont ses termes fétiches. 

Le Petit Robert s’avère dans ces cir­cons­tances d’un pré­cieux secours, mais il est sou­hai­table d’écarter les syno­nymes évi­dents qu’il four­nit […] et de faire appel à un mot parais­sant éloi­gné mais appro­prié au contexte, quitte à sou­mettre à l’auteur la refor­mu­la­tion d’un seg­ment de phrase.

En cas de panne, ne pas hési­ter à « lais­ser un signe […] ou une note […] à la mine dans la marge et à y reve­nir plus tard […] dans la plu­part des cas, à la suite de cette pause, le terme recher­ché se détache de lui-même. » 

Faut-il tout vérifier ? 

Autant que pos­sible, oui, mais en recon­nais­sant ses limites :

[…] l’auteur doit assu­mer l’exactitude des faits, des don­nées et des chiffres qu’il avance, à plus forte rai­son lorsque le sujet est très spé­cia­li­sé ou tech­nique. […] Par contre, [le révi­seur] est sus­cep­tible de poser des ques­tions ou d’émettre des com­men­taires, et même des doutes. Et rien ne l’empêche non plus, pour­vu qu’il garde son sang-froid […], de signa­ler un pré­ju­gé, quel qu’il soit. […] il a tout à fait le droit se se mêler de ce qui ne le regarde pas, sans tou­te­fois jamais perdre de vue l’idée que toute cor­rec­tion ou toute recom­man­da­tion qu’il fait reste une sug­ges­tion, car le texte ne lui appar­tient pas.

Rester humble

Nous arri­vons main­te­nant à la par­tie la plus inté­res­sante : elle a trait aux limites d’intervention du réviseur. 

Le révi­seur peut être por­té sans trop s’en rendre compte à mani­fes­ter ses pré­fé­rences, à ajou­ter sa propre cou­leur, ce qui risque d’altérer l’esprit du texte. L’insécurité est liée à la crainte que le tra­vail lin­guis­tique ne soit pas recon­nu, ou soit jugé insuf­fi­sant, s’il n’entraîne pas un nombre appré­ciable et bien visible de cor­rec­tions. Il est loin d’être tou­jours facile pour le révi­seur de n’apporter que les chan­ge­ments stric­te­ment néces­saires. Cela implique d’accepter une for­mu­la­tion qui ne lui plaît pas mal­gré qu’elle soit cor­recte, de ne pas rem­pla­cer une expres­sion conforme par celle qu’il choi­si­rait s’il écri­vait lui-même, de ne pas effec­tuer une sorte de nivel­le­ment cor­res­pon­dant fina­le­ment à sa propre façon d’écrire. Ain­si, le révi­seur ne peut mode­ler l’écriture à sa guise, sup­pri­mer ce qui le dérange, orien­ter une idée dans un sens qui lui paraî­trait pré­fé­rable. Car l’application de normes ne doit jamais empié­ter sur la per­son­na­li­té du ton. On peut appe­ler ça l’humilité du technicien.

On reste d’autant plus faci­le­ment humble que ce tra­vail est géné­ra­le­ment mal consi­dé­ré et mal payé (en 2015, avec trente ans d’expérience, on touche péni­ble­ment 25 dol­lars l’heure dans l’édition lit­té­raire, selon Leroux). Cepen­dant, pour sa propre satis­fac­tion comme pour celle de son client, il faut tra­vailler « le mieux pos­sible, en y met­tant toute [s]a concen­tra­tion et toute [s]on énergie ».

Les vingt pages que je viens de syn­thé­ti­ser, les seules évo­quant concrè­te­ment notre pra­tique, sont sui­vies d’un dia­logue ima­gi­naire illus­trant la mécon­nais­sance dont la pro­fes­sion est le plus sou­vent vic­time – on en trouve un équi­valent au début du livre Au bon­heur des fautes de Muriel Gil­bert3. Puis, à tra­vers quelques anec­dotes, Jean-Pierre Leroux relate des expé­riences dif­fi­ciles de col­la­bo­ra­tion avec l’auteur, qui a besoin d’être ras­su­ré avant de pou­voir admettre des cor­rec­tions vécues comme des « intrusions ».

Après un court com­men­taire d’une cita­tion de Ray­mond Car­ter sur la révi­sion du manus­crit, l’au­teur pro­pose des consi­dé­ra­tions géné­rales sur la ponc­tua­tion (gram­ma­ti­cale plu­tôt qu’orale), les pléo­nasmes (cer­tains sont admis­sibles) et l’« écri­ture for­ma­tée » des romans jeu­nesse et poli­ciers, qui n’apprendront sans doute rien au cor­rec­teur professionnel.

Il ne faut pas cher­cher dans ce livre la « réflexion fas­ci­nante sur la pra­tique de ce métier de l’ombre » que nous annonce l’éditeur en qua­trième de cou­ver­ture. Plu­tôt, comme le résume la pré­fa­cière, « un jour­nal intime, à l’écriture fré­mis­sante et pré­cise, qui nous dévoile les forces et les bles­sures d’un homme habi­té par la pas­sion de son métier ». Il satis­fe­ra donc davan­tage l’a­ma­teur de lit­té­ra­ture (sur­tout qué­bé­coise) que le cor­rec­teur en recherche de for­ma­tion professionnelle.

☞ Voir ma Biblio­thèque du cor­rec­teur.

Jean-Pierre Leroux, Le Gar­dien de la norme, Les Édi­tions du Boréal, 2016, 256 pages.


  1. Lire l’article de Louis Cor­nel­lier, « Le talent caché der­rière les écri­vains », dans Le Devoir, 22 octobre 2016.
  2. Cette phrase a ins­pi­ré le titre d’une série de pod­casts qué­bé­cois sur le métier de révi­seuse, « Gar­diennes aver­ties » (Apar­té, éd. Alto, 2021), où Jean-Pierre Leroux est bien sûr évoqué.
  3. La Librai­rie Vui­bert, 2017 ; coll. Le Goût des mots, Points, 2019.