Il est assez cocasse que la certification de compétence en orthographe en vogue ait choisi de se baptiser du nom de Voltaire, car si l’auteur de Candide est reconnu comme l’un de nos meilleurs écrivains, son orthographe n’était pas fameuse — mais cela était alors assez courant1 — et il était, par ailleurs, un piètre correcteur d’épreuves. Cela dit, Molière n’aurait pas été un meilleur choix2.
Une chose qu’on a pu constater [dans ses lettres], c’est une orthographe défectueuse. Mais, en France, à cette date, et lettrés et gens du monde étaient également peu soucieux de cette sorte de correction ; et, bien que l’on parle souvent de « l’orthographe de Voltaire3 », Voltaire n’en avait guère plus que ses contemporains, petits et grands, comme il est facile de s’en assurer par le simple examen de ses lettres autographes4.
En effet, dans un de ses articles, un correcteur de l’Imprimerie nationale en donne un exemple :
Voici un échantillon de l’orthographe de Voltaire dans une de ses lettres : chambelan, nouvau, touttes, nourit, souhaitté, baucoup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc., et tous les verbes sans distinction de l’indicatif et du subjonctif ; à préposition comme a verbe. » Et notez que Voltaire a écrit d’assez nombreuses observations sur la langue5.
À Paris, il peut compter sur une équipe de fidèles, en premier lieu d’Alembert, futur secrétaire de l’Académie française, dont les relations mondaines et littéraires lui sont de précieux atouts, et qui n’hésite pas à le mettre en garde ou à corriger ses erreurs […].
« Un auteur est peu propre à corriger les feuilles de ses propres ouvrages : il lit toujours comme il a écrit et non comme il est imprimé » — Voltaire.
Quant à ses capacités de correcteur d’épreuves, Voltaire en a reconnu la faiblesse dans des lettres à son secrétaire, Cosimo Alessandro Collini, en juin 1734 :
Cosimo Alessandro Collini, secrétaire de Voltaire.
Voltaire était en route pour se rendre à l’abbaye de Senones [Vosges]. Il m’avait chargé de lui faire parvenir les épreuves des Annales de l’Empire, avant le tirage. Mais il était mauvais correcteur d’imprimerie ; il l’avoue lui-même un peu plus bas.
9 juin — « En passant par Saint-Dié, je corrige la feuille ; je la renvoie ; je recommande à M. Colini les lacunes de Venise : il aura la bonté de faire mettre un g au lieu du c. Et ces chevaliers, qui sortent de son pays ; on peut d’un son faire aisément un leur. […] »
23 juin — « […] Il est bien triste que je ne puisse corriger la préface qui court les champs ; il n’y a qu’à attendre. A-t-on corrigé à la main les deux fautes essentielles qui sont dans le corps du livre ? […] »
24 juin — « Al fine ò ricevuto il gran pacchetto6 ; je garde la demi-feuille, ou pour mieux dire la feuille entière imprimée. Je n’y ai trouvé de fautes que les miennes ; vous corrigez les épreuves bien mieux que moi ; corrigez donc le reste sans que je m’en mêle et que M. Schœpflin7 fasse d’ailleurs comme il l’entendra […]8 »
Peut-être la certification Voltaire a-t-elle surtout retenu, outre la célébrité de l’auteur, le fait qu’il fut, tout de même, le correcteur de Frédéric II de Prusse. Un correcteur de style, sans doute, plus que d’orthographe.
Pendant deux heures de la matinée, Voltaire restait auprès de Frédéric, dont il corrigeait les ouvrages, ne manquant point de louer vivement ce qu’il y rencontrait de bon, effaçant d’une main légère ce qui blessait la grammaire ou la rhétorique. Cette fonction de correcteur royal était, à vrai dire, l’attache officielle de Voltaire. En l’appelant auprès de lui, Frédéric avait sans doute eu pour premier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Europe ; mais il n’avait pas été non plus insensible à l’idée de faire émonder sa prose et ses vers par le plus grand écrivain du siècle. Pour celui-ci, cet exercice pédagogique n’était pas une besogne de nature bien relevée. Il s’en dégoûta vite quand les premiers enchantements du début furent passés, et il mit une certaine négligence à revoir les écrits du roi. Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poésie royale ; mais les amis, les généraux de Frédéric, venaient aussi demander à l’auteur de la Henriade de corriger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le général Manstein, que Voltaire répondit dans un moment de mauvaise humeur : « J’ai le linge sale de votre roi à blanchir, il faut que le vôtre attende9. »
Un modeste correcteur d’imprimerie n’aurait pu se permettre un tel comportement.
C’est avec plaisir que je reconnais ce que je dois aux auteurs, chercheurs, archivistes, bibliothécaires, webmasters et autres, dont le travail m’a permis de mener mes recherches. Cette liste est sélective et ne suit aucune norme. Ce sont des notes personnelles. J’ai cité nombre d’autres sources au fil de mes articles.
Histoire de la correction
Les auteurs sont peu nombreux, mais ils existent.
Louis-Emmanuel Brossard (1870-1939), Le Correcteur typographe. Essai historique, documentaire et technique, Tours, Imprimerie E. Arrault et Cie, 1924.
Correcteur puis directeur d’une imprimerie, il a synthétisé, en son temps, tout ce qu’on avait écrit avant lui sur le sujet. Un siècle plus tard, je poursuis dans la même voie.
« Les correcteurs d’imprimerie et les textes classiques », trad. par Luce Giard, dans Des Alexandries I. Du livre au texte (dir. Luce Giard et Christian Jacob), BnF, 2001, p. 425-439.
The Culture of Correction in Renaissance Europe (The Panizzi Lectures 2009), Londres, The British Library, 2011. Un résumé en français est disponible sur le site du département d’histoire de l’École normale supérieure.
Humanists with Inky Fingers. The Culture of Correction in Renaissance Europe (The Annual Balzan Lecture, 2), Leo S. Olschki, 2011.
Percy Simpson (1865-1962), Proof-reading in the Sixteenth, Seventeenth and Eighteenth Centuries, Oxford University Press, 1935 ; rééd. avec un avant-propos de Harry Carter, 1970. Le premier livre sur la question (que j’ai encore à lire).
Les deux livres ci-dessus sont les premiers avec lesquels j’ai entamé ce voyage.
Roger Chartier (né en 1945) et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, en quatre tomes de 800 pages chacun, Cercle de la librairie, 1983-1986 ; rééd. Fayard, 1989-1991. Surtout pour Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010), « Fabriquer un livre au xvie siècle », dans le tome I ; et Jacques Rychner (1941-2017), « Le travail de l’atelier », dans le tome II.
Marie-Cécile Bouju (IDHES), qui travaille notamment sur l’histoire des industries du livre. J’ai cité certains de ses travaux dans plusieurs de mes articles.
Dominique Varry (né en 1956), dont les pages personnelles (sur le site de l’Enssib) m’ont fait découvrir qu’il existait une histoire de la correction (Simpson, Grafton) et un manuel du correcteur de 1608, Orthotypographia. Disponible en PDF (gratuit), un livre qu’il a dirigé : 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014.
Roger Dédame (1933-2018), pour son livre Les Artisans de l’écrit. Des origines à l’ère du numérique (« Rivages des Xantons », Les Indes savantes, 2009).
La revue Histoire et civilisation du livre (éd. Librairie Droz), fondée en 2005 par Frédéric Barbier et dont Yann Sordet est rédacteur en chef depuis 2015.
Jean Méron, chercheur, spécialiste de typographie et de langue française.
Les auteurs de manuels typographiques du xixe siècle (article à venir).
Les auteurs de codes typographiques (voir mon article).
Syndicalisme
J’ai peu abordé cette question, qui est complexe et a été très bien traitée par d’autres. Aux auteurs cités plus haut, dans « Histoire sociale des correcteurs », j’ajouterai :
Yves Blondeau, Le Syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne, 1881-1973, supplément au Bulletin des correcteurs, no 99, Syndicat des correcteurs, 1973.
Dictionnaire encyclopédique du livre, sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin et Philippe Schuwer ; et la responsabilité scientifique de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave [et al.], 3 tomes et un index général, Paris, éd. du Cercle de la librairie, 2002, 2005 et 2011. Une somme impressionnante d’érudition.
Dictionnaire encyclopédique du livre.
Marc Combier et Yvette Pesez (dir.), Encyclopédie de la chose imprimée du papier @ l’écran, Retz, 1999.
Jean-Claude Faudouas, Dictionnaire des grands noms de la chose imprimée, Retz, 1991.
Le Scribe accroupi, du musée du Louvre. Source : Louvre.fr.
On peut légitimement supposer que le métier de correcteur est presque aussi vieux que l’écriture. « Le jour où le copiste était né, le correcteur avait paru ; sitôt qu’une ligne, qu’une page avait été écrite, elle avait dû être lue », affirme Louis-Emmanuel Brossard (1924)1. Mais qu’en savons-nous exactement ? On ne peut pas dire que les livres d’histoire soient très bavards sur la question… En complétant la partie historique de l’essai de Brossard par des lectures de travaux récents, j’ai fini par rassembler de quoi rédiger cet article.
Notons, avant d’aller plus loin, que de nombreux manuscrits anciens présentent des traces de correction, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’un correcteur professionnel les a relus. En effet, il faut distinguer la fonction de correction du métier de correcteur. Les philologues emploient parfois le terme de « correcteur antique » (ou médiéval, selon la période) pour désigner la main qui a tracé des signes de correction2, sans forcément interroger le statut de son propriétaire (il peut s’agir d’un lecteur ayant annoté son exemplaire).
Manuscrit byzantin des pièces d’Euripide, probablement du xie s. « Une seconde main médiévale présente des variantes marginales ou interlinéaires » (Vanessa Desclaux, « Euripide mss grec 2713 », L’Antiquité à la BnF, 1er juin 2018). Source : Gallica/BnF.
Cependant, « l’écriture, considérée comme un métier manuel, était dans l’antiquité3 une affaire de professionnels (esclaves ou affranchis)4 ». Même s’ils ne recevaient pas de salaire, c’était bien leur état.
Égypte ancienne
Cartoon de Dan Piraro (blog Bizarro), version française et version originale (américaine).
Il y a 4 500 ans, des ouvriers (lapicides) ont gravé sur des parois de pierre les plus anciens écrits religieux du monde. Il s’agit des Textes des pyramides, la somme des conceptions funéraires des Égyptiens de l’Ancien Empire. Il semble que le texte de base ait été un original sur papyrus, auquel on a comparé la copie.
Une fois le texte hiéroglyphique gravé, un scribe a procédé à une relecture du texte. Il a signalé les erreurs aux sculpteurs en inscrivant les modifications à apporter avec de la peinture noire ou rouge (☞ voir aussi Corriger en rouge, une pratique antique). Les textes de la pyramide d’Ounas présentent ainsi 163 modifications [… Elles] vont d’un seul signe hiéroglyphique à des passages entiers […]. On a procédé à la correction, à l’inversion, à la suppression ou à l’insertion d’un signe hiéroglyphique ; à l’insertion ou à la suppression d’un mot ou d’une phrase ou à la substitution d’un mot à un autre. […] lorsqu’il a fallu changer le texte, les anciens hiéroglyphes ont été cachés par une couche de plâtre, puis le nouveau texte a été gravé par-dessus5.
C’est la plus ancienne mention de l’intervention d’un correcteur que j’aie lue à ce jour6. Une belle découverte.
Grèce antique
« Chez les Grecs, une même personne, tour à tour copiste (bibliographus), relieur (bibliopegus) et marchand (bibliophila), assumait la confection ainsi que la vente des manuscrits » (Brossard, op. cit., p. 19).
On sait qu’il existait en Grèce antique des correcteurs ou diorthote, parfois francisés en diorthontes. Les corrections (ou diorthoses7, du grec ancien διόρθωσις, diórthôsis, « rectification, redressement ») les plus célèbres sont celles des œuvres d’Homère et de Platon. Il s’agit alors plutôt d’éditions critiques que du travail habituel d’un correcteur. Pour plus d’informations, consulter :
Antimaque de Colophon, un des diorthote d’Homère.
l’article « diorthontes » (pour les diosthoses d’Homère) de l’encyclopédie Imago Mundi ;
Henri Alline (1884-1918), Histoire du texte de Platon, édité par Émile Chatelain et Bernard Haussoullier, « Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences historiques et philologiques », 218, E. Champion (Paris), 1915 ;
L’exposé de Brossard donne davantage d’informations sur la librairie dans la capitale de l’Empire romain.
École romaine. Stèle du iie s., retrouvée à Trier, Allemagne. Source : « Lire et écrire dans la Rome antique », La Toge et le Glaive, 19 janvier 2014.
On sait qu’à Rome nombre de copistes tenaient en même temps boutique de libraires ; ils étaient désignés sous le nom de librarii […]. La plupart d’entre eux étaient des affranchis ou des étrangers ; ils vendaient pour leur compte les travaux qu’ils avaient minutieusement et longuement transcrits. […] Les copistes qui se livraient à la transcription des ouvrages anciens étaient désignés du nom particulier d’antiquarii […].
Parmi ces libraires de l’ancienne Rome l’histoire a surtout conservé le souvenir des frères Socio [sic, Sosii], qui furent les éditeurs d’Horace (65-8 av. J.-C), et de Pomponius Alliais [Pomponius Élien ou Aelianus], l’ami de Cicéron (106-43 av. J.-C.) et le plus grand libraire de l’époque. D’après Cornelius Nepos [ou Cornélius Népos], ces marchands avaient à leur service un nombre élevé de lecteurs, d’écrivains, de correcteurs, de relieurs, […] avec lesquels ils pouvaient, en un temps relativement court, reproduire un manuscrit à plusieurs milliers d’exemplaires.
Au milieu d’un profond silence, le lecteur dictait le texte aux copistes : esclaves de condition, souvent élevés et instruits à grands frais, ceux-ci étaient d’habiles écrivains qui, pour toute rémunération, recevaient la nourriture, le logement et l’entretien […].
[La copie achevée,] le parchemin était alors confié au correcteur, grammarien ou éditeur de profession, chargé de reviser le texte, de rectifier les interprétations erronées du lecteur et de corriger les fautes du copiste8.
Selon René Ménard (1883), « le nom du correcteur figurait avec celui de l’auteur9 ». J’ai l’intuition que cette généralisation pourrait être nuancée. Il est vrai que les nombreux livres antiques qui nous ont été transmis par copie médiévale portent une souscription chrétienne. Or, explique Wikipédia, « c’était un bref appendice, qui décrivait quand le livre avait été recopié, et qui l’avait relu pour s’assurer de sa conformité. Ce type de souscription était probablement usuel aussi avant les temps chrétiens, au moins pour les livres de valeur. Il témoignait de l’origine et de l’exactitude de la copie. » Néanmoins, là encore, il ne s’agit pas nécessairement d’un correcteur professionnel10.
Signes de correction dans l’Antiquité
Sur la pratique même de la correction, d’autres détails intéressants sont fournis par un texte de Daniel Delattre (directeur de recherche émérite CNRS-IRHT), à propos de la bibliothèque des Papyrus, à Herculanum (Italie), où furent retrouvés de nombreux textes, notamment de philosophie grecque (Lucrèce, Épicure, Philomène de Gadara). Un cours collectif en ligne, Le Livre de l’Antiquité à la Renaissance, dont il a écrit une partie, complète ce qui suit (les notes précisent la source des différents extraits) :
Les rouleaux conservés dans la bibliothèque d’Herculanum sont généralement soignés et ont été relus avec attention et corrigés par le scribe lui-même, parfois aussi par un correcteur professionnel (un diorthôtès). Des interventions nombreuses en témoignent, qui souvent sont faites avec un égal souci de lisibilité et de discrétion11.
[…] cela [la relecture par un correcteur professionnel] était probablement de règle dans les ateliers de librairie, par exemple celui d’Atticus, ami et éditeur de Cicéron12.
« J’ai laissé passer une erreur énorme. J’ai confondu les noms d’Aristophane et d’Eupolis. Est-ce que tu as moyen de faire corriger les copies déjà mises en circulation ? »
En quoi les interventions du correcteur consistaient-elles ?
La plupart des corrections sont faites dans l’interligne qui précède la ligne fautive, et en caractères plus petits14. Les principes de correction sont simples : quand une ou plusieurs lettres erronées sont à supprimer, on les exponctue, c’est-à-dire qu’un point noir est placé au-dessus de la (ou des) lettre(s) à annuler ; dans certains cas, la lettre est simplement biffée. Si la lettre est à remplacer par une autre, le point est remplacé par la nouvelle lettre, centrée au-dessus de la lettre erronée (quelquefois, le scribe réécrit directement sur cette dernière). Si une lettre a été omise, elle est tracée dans l’interligne à cheval au-dessus des deux lettres entre lesquelles il faut l’insérer. Dans certains cas, si c’est une ligne entière qui a été omise par le copiste, elle est ajoutée de la même manière dans l’interligne, le début étant placé au-dessus du point d’insertion dans la ligne à compléter. En revanche, si ce qui est à rajouter est trop long, on peut trouver, détaché en marge gauche, un signe du type « ancre » (flèche oblique montante ou descendante, selon que l’ajout est reporté dans la marge supérieure ou inférieure), un trait oblique ou encore une « diplè simple » [un chevron], qui ont alors leur correspondant dans l’une des deux marges, devant ce qui a été omis15.
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème (réalisation : Institut de Papyrologie de la Sorbonne – université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.
Manuscrits orientaux
J’ai trouvé peu d’informations sur la correction antique hors du monde gréco-romain16. Je ne traiterai donc que le cas des manuscrits arabes — où la notion de texte original était considérée différemment qu’en Occident —, sur lesquels j’ai été informé par un article de Christine Jungen :
[…] dans le monde arabe et musulman[,] la copie manuscrite […] a constitué le mode principal de transmission des textes jusqu’au milieu du xixe siècle, voire au-delà. […] Exécutées par des copistes professionnels, par des lettrés ou par des étudiants, les copies produites se singularisent par leur matière [… mais] également par leur contenu […]. Chaque copie est un exemplaire unique, qui, au-delà des différences de version, parfois infimes, entre copies d’un même texte, peut également différer de ses copies « parentes » soit par l’ajout d’une introduction ou de commentaires in texto par le copiste ou le commanditaire de la copie, soit par l’introduction de marques de vérification ou de confirmation (effectuées lors de la copie ou de lectures publiques). À ces interventions s’ajoutent les annotations portées en marge par les lecteurs. Sans cesse amendé et corrigé au fil des copies et des lectures (dont témoignent les multiples marques de vérification, d’audition et de correction que portent les manuscrits), le kitâb, le « livre », s’est longtemps défini, dans sa tradition manuscrite, comme un support d’écriture mouvant et dynamique appelé à être sans cesse modifié au cours des pratiques lettrées17.
Double page extraite du Livre de Sibawayh, manuscrit de la BnF.
De telles corrections ont été étudiées par Geneviève Humbert sur un manuscrit trouvé à Milan du Livre de Sibawayh (Kitâb Sîbawayh), un traité de grammaire arabe (dont la BnF possède un manuscrit copié à quatre mains).
Le Kitâb de Sîbawayhi fut rédigé au iie/viiie siècle. Bien que l’auteur soit considéré comme l’un des plus grands grammairiens arabes, on ne connaît rien de sa biographie, ce qui est bien illustré par le simple fait que même la date de sa mort est située dans une “fourchette” qui peut aller de 160-161/776-777 à 194/809-810. La même incertitude se trouve autour du Kitâb18.
Pour plus d’informations, on peut lire Geneviève Humbert, Les Voies de la transmission du Kitâb de Sîbawayhi, Studies in Semitic Languages and Linguistics, XX, Leiden, E. J. Brill, 1995, en particulier « Le travail du correcteur et la banalisation d’un texte », p. 172-176 (pages en libre accès dans l’aperçu sur Google Livres).
Bonus : corriger sur tablette de cire
Styles. Illustration dans Le Livre d’Albert Cim, p. 65.
Les tablettes de cire « sont des supports d’écriture effaçables […] et réutilisables, connus depuis la haute antiquité et qui ont été utilisés jusqu’au milieu du xixe siècle » (Wikipédia). Dans sa somme, Le Livre (1905), Albert Cim dévoile que, tels certains de nos crayons de papier équipés d’une gomme, le style comportait un embout de correction.
Le style, qui servait à écrire sur les tablettes de cire, « était un petit instrument d’os, de fer, de cuivre ou d’argent, long de quatre à cinq pouces, mince, effilé et pointu à l’une de ses extrémités, tandis que l’autre, assez forte, était aplatie… La pointe traçait l’écriture sur la cire, et, si l’on avait une lettre ou un mot à corriger ou à effacer, on retournait le style et l’on employait l’extrémité aplatie pour faire disparaître la lettre ou le mot réprouvé, pour rendre unie, dans cet endroit, la surface de la cire, et pouvoir substituer un autre mot à celui qu’on venait d’effacer. L’expression vertere stylum, retourner le style, passait en proverbe chez les Romains pour dire corriger un ouvrage19 […]. »
Cornelius Kiliaan (1528/1530 – 1607), correcteur chez Christophe Plantin pendant cinquante ans. Source : musée Moretus-Plantin.
Au fil de mes recherches, j’ai croisé nombre de personnes citées comme ayant exercé, au moins un temps, le métier de correcteur. Certains noms revenaient sans cesse, d’autres étaient plus rares, ce qui m’a incité à ouvrir un fichier spécifique pour m’en souvenir. Voici donc le Hall of Fame des correcteurs. Cette liste ne prétend pas, bien sûr, à l’exhaustivité et reste susceptible d’ajouts, de précisions et aussi de suggestions bienvenues. NB — Les citations sont parfois coupées abruptement quand je n’ai eu accès qu’à un extrait de la page.
« Poète et grammairien grec contemporain des guerres médiques. Ses œuvres sont aujourd’hui perdues : on en possède seulement quelques fragments » (Wikipédia). « Antimaque de Colophon, poète lui-même, est, je crois, le plus ancien diorthonte [ou diorthôte], dont le travail, du moins en partie, soit arrivé jusqu’à nous » (Jean-Baptiste Dugas-Montbel, Histoire des poésies homériques, 1831, p. 78).
« Mis au rang des premiers diorthôte, c’est-à-dire des correcteurs, grâce à son importante production d’éditions critiques des textes homériques » (Wikipédia).
Les glorieux ancêtres
Constamment cités, au long du xixe siècle, parmi les premiers « correcteurs », même si la correction d’épreuves ne constituait qu’une petite partie de leur activité. Classés par date de naissance.
Imprimeur et libraire ayant principalement exercé en France, d’abord à Lyon puis à Paris. « […] après avoir professé avec tant de distinction les belles-lettres à Lyon, fut correcteur chez Trechsel, dont il devint le gendre […] » (Larousse).
Chanoine régulier de Saint-Augustin, philosophe, humaniste et théologien néerlandais. « Érasme l’énonce en 1505 dans sa préface aux Adnotationes de Lorenzo Valla : la perfection du texte écrit est une des ambitions les plus hautes ; elle impose une vigilance d’autant plus exigeante que “l’imprimerie […] répand aussitôt une faute unique en mille exemplaires […]”. Ainsi, l’humaniste sera souvent un homme qui travaille au cœur de l’atelier typographique » (Yann Sordet, p. 290, voir mon article).
« Imprimeur-libraire, également éditeur humaniste, traducteur, dessinateur, peintre, enlumineur, graveur, fondeur de caractères et relieur français. Il est l’un des introducteurs des caractères romains en France et l’un des premiers réformateurs de l’orthographe française » (Wikipédia). Correcteur d’Henri Estienne (Brossard).
Philologue érudit et imprimeur, correcteur et lecteur d’épreuves (chez Sébastien Gryphe, à Lyon, en 1534). Brûlé vif avec ses livres, place Maubert à Paris (Universalis).
De son vrai nom, Cornelis Abts van Kiele. Poète, historien, lexicographe, linguiste, traducteur néerlandais. « Après ses études, il a trouvé un emploi dans l’imprimerie récemment fondée par Christophe Plantin, imprimerie qui se développera jusqu’à devenir la plus importante d’Europe à cette époque. Il a commencé au bas de l’échelle en tant que typographe et imprimeur, mais il a été promu premier assistant en 1558. Plantin avait manifestement confiance dans les qualités de Kiliaan car en 1565, il a été nommé correcteur d’épreuves, une fonction rémunératrice réservée alors aux érudits » (Wikipédia). « Kiliaan a travaillé pendant 50 ans en tant que correcteur chez Plantin. Ce veuf vivait avec ses trois enfants dans la maison située sur la place du Vrijdagmarkt. Lorsque Plantin émet le souhait d’éditer un dictionnaire traductif néerlandais, il pense aussitôt à faire appel à son correcteur. Les dictionnaires vont désormais remplir toute la vie de Kiliaan » (musée Moretus-Plantin). « Kilian peut être considéré comme le phénix des correcteurs morts et vivants. Il savait que la correction est à l’art typographique, suivant l’heureuse expression d’Henri Estienne, ce que l’âme est au corps humain ; elle lui donne l’être et la vie » (Léon Degeorge, La Maison Plantin à Anvers, Impr. Félix Callewaert père (Bruxelles), 1877).
Philologue allemand. « […] à partir de 1582, il se voue tout entier à la révision et à la correction des anciens auteurs grecs et latins. Jusqu’en 1591, il travaille chez l’imprimeur Wechel à Francfort-sur-le-Main, ensuite il passe à Heidelberg, auprès de Commelin, et est nommé bibliothécaire de l’université » (Wikipédia). Cité par Larousse.
Franciscus Raphelengius en latin, aussi connu comme François Rapheleng, né en Flandres, orientaliste, linguiste et imprimeur de la Renaissance. « […] aima mieux rester correcteur chez Plantin que d’aller occuper à Cambridge la chaire de professeur de grec, à laquelle son mérite l’avait appelé […] » (Larousse). Plantin dont il a épousé Marguerite, la fille aînée (Wikipédia).
Iustus Lipsius en latin, de son nom d’origine Joost Lips. Philologue et humaniste qui vécut dans ce qui était alors les Pays-Bas espagnols et aujourd’hui la Belgique.
D’autres noms sont cités par L.-E. Brossard, Le Correcteur typographe, 1924.
Les écrivains, les journalistes et quelques autres
Maniant la plume, ils l’ont mise au service de la correction, souvent le temps de se faire un nom. Classés par date de naissance.
Compositeur français. Mourut à Lyon, victime des massacres de la Saint-Barthélemy. « Fut associé à l’éditeur Nicolas Du Chemin comme correcteur (1551) » (Universalis). La BnF possède un texte de François Lesure intitulé « Claude Goudimel, étudiant, correcteur et éditeur parisien », Musica disciplina, II, nos 3-4, Rome, 1948 (non consulté).
Imprimeur, philologue, helléniste et humaniste français, fils de l’imprimeur Robert Estienne. « Adolescent, il avait commencé à corriger les textes grecs, en travaillant avec son père sur les épreuves d’une magnifique édition de Denys d’Halicarnasse, un exemple impressionnant des “grecs du roi” que Robert publia en 1547 » (Anthony Grafton, « Les correcteurs d’imprimerie et les textes classiques », dans Des Alexandries I. Du livre au texte (dir. Luce Giard et Christian Jacob), BnF, 2001, p. 427).
Frère dominicain et philosophe napolitain, brûlé vif pour athéisme et hérésie. « […] à Genève, […] il […] survit comme correcteur d’imprimerie » (Le Monde, 17 février 2000).
Médecin et épistolier français. « Brouillé avec sa famille pour son refus d’entrer dans la carrière ecclésiastique, il se livra à l’étude de la médecine et, comme il était dépourvu de ressources, il se fit correcteur d’imprimerie (aux dires de Théophraste Renaudot et de Pierre Bayle) » (Wikipédia).
Diplomate, homme de lettres et prélat français qui fut ambassadeur à Venise (1752-1755), ministre d’État (1757), secrétaire d’État des Affaires étrangères (1757-1758) et enfin chargé d’affaires auprès du Saint-Siège (1769-1791). « […] ma famille se rappelle encore l’abbé de Bernis, qui lisait des épreuves chez mon bisaïeul François Didot » (Ambroise Firmin-Didot, dans son discours d’installation comme président honoraire de la Société des correcteurs, le 1er novembre 1866).
Écrivain, mémorialiste et homme politique français. « L’académicien Charles Nodier fut correcteur d’imprimerie. Chateaubriand occupa le même emploi à Londres où la tourmente révolutionnaire l’avait jeté dénué de toutes ressources » (note de la chanson Embauchés sous l’aimable loi / Du grand saint Jean Porte-Latine, 1858).
Écrivain, romancier et académicien français. « En août 1809, il entra en relations avec l’écrivain anglais Herbert Croft et Lady Mary Hamilton, installés à Amiens. Devenu leur secrétaire le 3 septembre, il réalisa pour eux de fastidieux travaux de copie littéraire et de correction d’épreuves, jusqu’à leur ruine, en juin 1810 » (Wikipédia).
Chansonnier français. « Béranger se présente à ma mémoire » (Ambroise Firmin-Didot, dans son discours d’installation comme président honoraire de la Société des correcteurs, le 1er novembre 1866).
Philologue allemand, « vient dès 1832 se fixer à Paris, où il prend une part active à tous les grands travaux de la librairie Firmin Didot (Thesaurus linguæ græcæ, Collection grecque-latine) » (Wikipédia). Cité par Larousse.
Patron de presse français, directeur de la Revue des Deux-Mondes. « Fils de cultivateurs, chimiste de formation, François Buloz est d’abord prote d’imprimerie, puis compositeur d’imprimerie et correcteur » (Wikipédia).
Polémiste, journaliste, économiste, philosophe, politique et sociologue français. « Il avait commencé correcteur avant d’apprendre le métier de compositeur, ainsi que l’indiquent les dates. M. Milliet (aujourd’hui rédacteur du Journal de I’Ain), qui était, en 1829, prote d’imprimerie a Besançon, dans la maison où […] » « Proudhon, servi par son activité, son savoir, était vite devenu correcteur à la maison Gauthier, qui avait alors en chantier une édition latine de la Vie des Saints, accompagnée de notes également latines. […] » (Daniel Halévy, La Vie de Proudhon, 1809-1847, 1948).
Philologue helléniste allemand, « connu pour la qualité de ses nombreuses éditions de textes en grec ancien et leurs traductions en latin » (Wikipédia). Cité par Larousse.
Romancier français. « Son œuvre abondante, composée de plus de 70 romans populaires édités en feuilleton et de près de 70 nouvelles […] eut un succès considérable de son vivant, égalant celles d’Honoré de Balzac et d’Alexandre Dumas » (Wikipédia). Correcteur au Nouvelliste (Universalis).
Personnalité militaire de la Commune de Paris. « Après avoir quitté l’armée, il est d’abord garçon d’écurie à Saint-Germain puis il devient correcteur d’imprimerie et typographe » (Wikipédia).
Journaliste et essayiste politique, républicain anticlérical franc-maçon et révolutionnaire français. « Correcteur à L’Opinion nationale, il collabora à La Rue (1er juin 1867 – 11 janvier 1868) de Jules Vallès (de qui il fut proche et qui le mentionne dans Le Bachelier sous le nom de Roc — Ranc signifiant en occitan roc ou rocher), au Réveil de Charles Delescluze, au Diable à Quatre (1868), à La Cloche (1869) » (Maitron).
Militant syndicaliste et socialiste hongrois d’origine juive. Prend une part active à la Commune de Paris de 1871. Ouvrier d’orfèvrerie, correcteur puis journaliste (BM Lyon).
Romancier et essayiste français. « Après la guerre, il revient habiter la rue Rousselet et reprend auprès de son vieux maître [Jules Barbey d’Aurevilly] les fonctions de secrétaire et de correcteur d’épreuves, qu’il partageait avec M. Landry » (L’Agora).
Compositeur, chef d’orchestre et critique français. « Il travaille comme correcteur chez l’éditeur de musique Georges Hartmann » (Universalis).
Écrivain, poète, essayiste et officier de réserve français. « Mon cher Péguy « Les Tharaud [les frères Jean et Jérôme Tharaud] me disent que vous êtes un peu souffrant, que vous vous êtes trop fatigué. Cela me peine. Il n’est pas possible en effet que vous continuiez ce métier de correcteur d’épreuves, qui est le plus tuant de tous, et surtout que vous y mettiez cette application excessive. Il vaut mieux que quelques fautes typographiques se glissent dans les Cahiers [de la Quinzaine, 1900-1914, revue bimensuelle fondée et dirigée par Péguy], et que vous alliez bien : les chefs-d’œuvres classiques n’ont rien perdu aux coquilles qui émaillent leurs premières éditions » (Romain Rolland [?], Cahiers Romain Rolland, vol. 22, 1948). « Péguy y était un maître Jacques, tour à tour éditeur, vendeur, correcteur d’épreuves, comptable et parfois typographe » (André Suarès, La Condottiere de la beauté, De Nederlandsche Boekhandel, 1954, p. 10). « Il s’est usé les yeux sur les épreuves. Pendant longtemps, il a corrigé lui-même et mis en pages tous les livres qu’il publiait. Correcteur acharné, il faisait la chasse aux lettres cassées, à l’œil douteux, aux virgules sans pointe » (Alexandre Millerand, André Suarès, Charles Péguy : sa vie, son œuvre et son engagement, éd. Homme et Littérature, 2021).
« Correcteur d’imprimerie et militant français. Figure majeure du syndicalisme, il est l’un des responsables de la CGT au début du xxe siècle » (Wikipédia). Correcteur de presse, L’Époque, La Liberté du temps, France-Soir, rue Réaumur. En janvier 1908, il entre comme correcteur à l’imprimerie confédérale de la CGT.
Philosophe et théologien catholique français. « Péguy et Jacques Maritain s’entendirent tout de suite à merveille : on sait que Péguy prit même un moment ce dernier comme collaborateur, en tant que réviseur et correcteur attitré des Cahiers [de la Quinzaine] […] » (Georges Cattaui, Péguy, témoin du temporel chrétien, 1964).
Compositeur et chef d’orchestre autrichien. « […] exercer l’humble métier de correcteur d’épreuves dans une grande maison d’édition musicale viennoise. Aussi bien cette obscurité convenait-elle à son extrême modestie et à son apparente absence d’ambition (André Hodeir, La Musique étrangère contemporaine, « Que sais-je ? », no 631, PUF, 1954, p. 60).
Écrivain, poète, journaliste et parolier français. « Carco entra dès lors comme lecteur et correcteur-typographe à la Belle Édition de Francois Bernouard, située rue Dupuytren, où chaque collaborateur allait à son tour actionner une presse à bras gémissante et d’antique modèle (Emmanuel Aegerter, Pierre Labracherie, Au temps de Guillaume Apollinaire, Julliard, 1945).
Militant pacifiste et anarchiste français. « Louis Lecoin était issu d’une famille très pauvre, de parents illettrés : il ne possédait lui-même qu’un certificat d’études primaires. Il devint correcteur d’imprimerie après avoir exercé les professions de manœuvre, jardinier, cimentier et avoir été aussi mendiant » (Wikipédia).
Poète français. « 1912 — Il gagne modestement sa vie comme correcteur d’imprimerie rue Falguière. Il assure le secrétariat de rédaction du bulletin de la Section d’or, dont la parution s’interrompt après le premier numéro » (Jean-Baptiste Para, Pierre Reverdy, Culturesfrance, ministère des Affaires étrangères, 2006, p. 80).
Écrivain russe, spécialiste de l’histoire de la littérature russe du début du xixe siècle. Chercheur, enseignant, traducteur, correcteur (Universalis).
Poète et écrivain français, principal animateur et théoricien du surréalisme. « “[…] de vous recommander un jeune homme dont la situation me touche et auquel vous pourrez peut-être donner les moyens d’échapper aux plus graves difficultés. Il est étudiant en médecine et s’occupe passionnément de littérature.” Le jeune homme est André Breton, qui a décidé d’arrêter ses études pour se livrer à son exclusive passion, et à qui son père a coupé les vivres. Le père a pris contact avec Valéry, qui a tenté de le calmer et veut aider le jeune poète à se débrouiller jusqu’à ce que sa situation s’éclaircisse. Paulhan l’engage comme correcteur. » (Denis Bertholet, Paul Valéry, Plon, 1995). « André Breton, correcteur, vraiment correcteur, au sens correcteur d’imprimerie, d’un Du côté de Guermantes, dont il monte les “paperoles” en semblant passer à côté de l’immensité de l’entreprise. » (Bernard-Henri Lévy, « Les mots de Sartre. Le jour où Proust et Joyce se sont rencontrés. La mort de François Baudot », Le Point, 11 mai 2010).
Traductrice professionnelle française et, pendant vingt-cinq ans, secrétaire littéraire de Louis-Ferdinand Céline, dont elle corrigea les épreuves. Lire le détail de sa collaboration avec Céline sur Wikipédia.
Écrivain, poète et journaliste français, cofondateur du surréalisme. « Estimé par Valéry et Gide, il est engagé comme correcteur à la N.R.F. » (Bernard Morlino, Philippe Soupault, 1986).
Militante anarcho-syndicaliste et antimilitariste libertaire française. « May Picqueray a été une des figures du syndicat des correcteurs. Elle fut notamment correctrice à Ce Soir, Libération et pendant vingt ans, au Canard enchaîné » (Wikipédia). « Quand les communistes prirent le contrôle de la Fédération des métaux, May Picqueray abandonna son travail et partit en province où elle travailla comme rédactrice et correctrice dans un journal régional. […] Devenue correctrice à la Libération, d’abord à l’Imprimerie du Croissant, puis au journal Libre Soir Express, elle fut admise le 1er octobre 1945 au syndicat CGT des correcteurs qui ne comptait alors que 4 ou 5 femmes. À la disparition du journal, elle obtint avec une de ses camarades, devant le conseil des prudhommes, un mois d’indemnité de licenciement, ce qui ne s’était encore jamais vu. Le jugement fit jurisprudence. Elle fut ensuite correctrice au Canard enchaîné » (Maitron).
Né Joseph-Casimir Rabe, premier écrivain malgache d’expression française, considéré comme une figure littéraire majeure à Madagascar et en Afrique. « 1924 : Il devient correcteur à l’Imprimerie de l’Imerina et y travaille bénévolement les deux premières années. Il gardera ce travail jusqu’à sa mort malgré une maigre paie. L’imprimerie de l’Imerina publiera cependant plusieurs de ses ouvrages en tirage limité » (Wikipédia).
Acteur, réalisateur et scénariste allemand. « À l’âge de gagner sa vie, il retourna aux environs de Hanovre et entra à la rédaction d’un tout petit journal, dans une toute petite ville de la région. Il y était à la fois rédacteur, critique théâtral, correcteur, publiciste, guichetier, et, pour tout ce travail, il gagnait 35 marks par mois » (Cinémonde, no 77, 10 avril 1930).
Écrivain, journaliste, homme de radio français, humaniste et libertaire. « Après ses études, il exerça divers petits métiers : clerc d’huissier, employé, etc. Il fut aussi correcteur d’imprimerie » (Henri Calet, Fièvre des polders, « L’Imaginaire », Gallimard, 2018).
Écrivain juif polonais naturalisé américain. « Ce poème fut publié dans l’hebdomadaire littéraire Literarishebleter (Les pages littéraires) le 4 septembre 1936. […], à cette époque, Isaac Bashevis Singer n’était déjà plus le correcteur de ce magazine qui parut sans interruption de 1924 à 1939 et était le plus important magazine littéraire en yiddish de Pologne » (Benny Mer, Smotshè :biographie d’une rue juive de Varsovie, L’Antilope, 2021). « À la fin des années 1920, il vit toujours à Varsovie et ses premiers écrits ne le satisfont pas.[…] Il vit de très peu, pratiquement de rien, correcteur d’épreuves dans tel ou tel journal qui accepte de temps en temps de publier un de ses textes, pigé misérablement » (Le Monde, 26 juillet 1991).
Dramaturge et écrivain roumano-français. « Après la guerre, à Paris, il gagne sa vie comme correcteur dans une maison d’éditions administratives » (Universalis). « Eugène Ionesco est embauché comme débardeur chez Ripolin, mais sa science de l’orthographe lui permet d’être agréé par les Éditions techniques au titre de correcteur d’épreuves » (Le Monde, 26 janvier 1996). « […] pour les Ionesco, la fin des années quarante est bien le temps des vaches maigres. L’heure est au travail. […] Voici l’exilé roumain correcteur d’épreuves, chez Durieu, rue Séguier. La tâche consiste en une relecture méticuleuse des publications juridiques […] que la maison édite, et qu’il s’agit de nettoyer de leurs incorrections orthographiques et syntaxiques avant parution. De septembre 1948 jusqu’au milieu des années cinquante, Eugène Ionesco s’appliquera à détecter toutes les scories qui peuvent polluer un texte. Il y gagnera une familiarité renouvelée avec les mots. La charge est lourde, mais, travaillant vite, l’œil en éveil, le correcteur Ionesco obtiendra de ne paraître au bureau que le matin, emportant à domicile le reliquat des pages à relire, et consacrant son loisir à ses propres travaux littéraires. À partir de 1952, ce plein temps fera place à un mi-temps (9 heures/13 heures). Ionesco n’a pas détesté ce moment de sa vie. En 1978, dans sa conversation avec P. Sollers et P.A. Boutang, il déclare : “J’étais, entre 45 et 50 [en fait entre 1948 et 1955 (?)] un petit employé dans une maison d’édition juridique… Et je regrette maintenant de ne pas être resté petit employé. Je n’aurais rien écrit, je ne serais pas entré dans ce bruit, dans ce chaos, dans cette notoriété, et je prendrais maintenant ma retraite.” » (André Le Gall, Ionesco, Flammarion, 2009, cité par un commentaire du blog Langue sauce piquante, du Monde, 6 novembre 2016).
Écrivain et journaliste portugais. « Loin de se cantonner à un seul métier, il fut également dessinateur industriel, puis correcteur d’épreuves, éditeur, lançant en 1947 son tout premier roman, Terre du péché, inspiré de sa région natale » (André Lavoie, « Faut-il relire… José Saramago ? », Le Devoir, 29 juillet 2023). « Dans Histoire du siège de Lisbonne (História do cerco de Lisboa, 1989), roman dans le roman, un correcteur inverse le cours de l’Histoire lors du siège de Lisbonne afin de trouver un sens à son existence » (Wikipédia). ☞ Voir Le correcteur, personnage littéraire.
Écrivain et journaliste français. « D’abord mousse dans la marine marchande et peintre en bâtiment puis correcteur dans une imprimerie […] » (Wikipédia).
Pierre Deligny (1926-2005)
Ancien chef correcteur adjoint de l’Encyclopædia Universalis. Correcteur bénévole de Georges Simenon. ☞ Voir Georges Simenon et ses correcteurs.
Doringe (19??-20??)
Henriette Blot, dite « Doringe », journaliste et traductrice de l’anglais en français. « Correctrice attitrée » de Georges Simenon. ☞ Voir Georges Simenon et ses correcteurs.
Graphiste plasticien, réalisateur, scénariste, monteur et producteur québécois. « Il subvient à ses besoins en exerçant tous les métiers : il se fait laitier, camionneur, draveur, bûcheron, mineur, comptable, dessinateur, danseur, figurant et correcteur d’épreuve[s] selon les besoins du moment et les occasions qui se présentent à lui » (L’Agora).
Romancière, journaliste, essayiste et scénariste américaine. « Après des études de littérature à l’université de Berkeley, elle part en 1956 pour la capitale culturelle de la côte est des Etats-Unis, où elle débute comme correctrice chez Vogue » (La Croix, 23 décembre 2021).
« Il suit des études à l’université San Marcos de Lima et s’exerce parallèlement aux fonctions de correcteur et collaborateur de revues littéraires » (France Culture, 7 octobre 2010).
Homme politique français. « Au premier trimestre 1974, il est correcteur pour l’imprimerie Néo-Typo de Besançon puis travaille quelques mois comme ouvrier dans une usine de l’horloger Maty » (Wikipédia).
« J’ai […] toujours redouté la précarité matérielle. Alors je suis devenue fabricante, au Seuil, en même temps que préparatrice de copie et correctrice pour Christian Bourgois et Balland. Puis, plus tard, éditrice. Sans jamais cesser d’écrire ! » (La Croix, 23 mars 2023).
Éditrice et écrivaine française. « Après des études de philosophie, elle sera lectrice et correctrice chez Calmann-Lévy, puis éditrice aux éditions Stock » (Jean-Louis Beaucarnot, Frédéric Dumoulin, Dictionnaire étonnant des célébrités, 2015).
Correcteurs-poètes
Vivant ou survivant de la correction, ils ont laissé une œuvre poétique.
Poète et romancier français. « Avocat au barreau de Paris en 1847, il fut successivement typographe, correcteur, puis chef de publicité chez Didot de 1848 à 1877, date à laquelle il fut nommé bibliothécaire de l’École des arts décoratifs » (Wikipédia). ☞ Voir André Lemoyne, un correcteur statufié.
Anecdotes glanées ici ou là
Auteurs célèbres, eux n’ont pas exercé le métier de correcteur, et c’était sans doute préférable.
Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, comédien et dramaturge français. « […] criblées de fautes d’impression, au point qu’on a proclamé Molière le plus négligent correcteur d’épreuves de notre littérature. Il avait coutume de dire, du reste, qu’il ne faut juger d’une pièce “qu’aux chandelles” c’est-à-dire à la scène, et non sur sa lecture. Nul n’est moins “homme de lettres” que lui » (Alphonse de Parvillez, M. Moncarey, M. L. Durand, Littérature française, vol. 1-4, 1952, p. 274).
Écrivain, poète, romancier, essayiste et traducteur français. « Je suis un très mauvais correcteur d’épreuves : je manque de patience, les premières fautes que j’aperçois m’irritent, me découragent, font que j’accomplis cette besogne fastidieuse avec moins d’attention que si je voyais qu’on a fait quelque effort pour imprimer correctement mon texte, et comme, en général, je le sais par cœur, il m’arrive de passer dix fois près d’une coquille, — ô pages ! ô plages — sans la remarquer : ma pensée a corrigé spontanément l’erreur, m’a fait voir ce qui n’était pas sur l’épreuve » (« Lettre aux imprimeurs », Sous l’invocation de saint Jérome, « Tel », Gallimard, 1946, 1997, p. 297).
Je traiterai séparément les correcteurs ayant écrit sur le métier ou rédigé un ouvrage de référence.
J’avais repéré, parmi les nouveautés de la rentrée littéraire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu (Albin Michel). D’un des deux protagonistes, Ouest-France écrivait : « Étienne […], correcteur dans l’édition, obsessionnel, épris de Verlaine, dissimule ses penchants paranoïaques sous une rigueur socialement acceptable1. » Il est en fait « le seul et véritable personnage du livre », précisait L’Éclaireur Fnac2.
Une consœur a lu ce roman et m’a gentiment transmis les pages où est évoqué le métier (merci Catherine !).
C’est après une première expérience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manuscrit, corrigé « comme dans un corps-à-corps avec un animal furieux et non domestiqué », qu’Étienne a choisi ce métier.
Employé aux éditions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant corrigé de manuscrits. Textes cochonnés, truffés d’écueils, de platitudes, parsemés d’erreurs et de maladresses, il avait tant redressé, nettoyé, démantelé, purifié. »
Frustré de n’être que correcteur, et non éditeur, il a perdu ses illusions de jeunesse d’intervenir dans le « destin de la littérature française » et regrette l’« impersonnalité progressive imposée à sa fonction » « Les correcteurs […] ne sont jamais nommés dans les livres auxquels ils ont contribué », de même que le sculpteur français Daniel Druet qui tenta, dans un procès, de se faire reconnaître cocréateur de certaines œuvres de l’artiste italien Maurizio Cattelan, procès évoqué dans le roman3.
La rigueur obsessionnelle d’Étienne ne l’atteint pas que dans le travail : « […] il prenait du temps sur ses loisirs pour signaler les erreurs systématiques qu’il relevait dans les revues ou à la radio, il fallait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fantino, le correcteur mis en scène par Marco Lodoli, voir l’extrait que j’ai publié). Sa compagne lui reproche aussi de classer leur bibliothèque par ordre alphabétique des titres d’ouvrages.
Malgré sa « susceptibilité légendaire », les éditeurs reconnaissent qu’il abat « un travail colossal » : « Il corrigeait entre quarante et soixante manuscrits par an, sans compter quelques dizaines de textes de présentation ou communiqués de presse […] ». Le rythme de travail est évoqué aussi à un autre endroit : « […] il avait ce matin corrigé près de trente-cinq pages du manuscrit en cours, ce qui était un bon rendement car il était à la peine […] ».
« Il ne loupait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il traquait en limier les répétitions, les incohérences, redondances, et toute rupture de rythme ou de registre non justifiée. Chaque contexte historique, politique, géographique, chaque anecdote réelle utilisée dans un manuscrit était passée au tamis de ses talents de chercheur maniaque et exhaustif. Il allait vérifier si la mention des attributs d’une obscure espèce de plancton dans un roman était correcte ; et si l’auteur parlait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signifier qu’il en était désolé mais qu’il pleuvait ce jour-là. Il était une machine4. »
Il est pourtant traité avec peu d’égards : « Aux éditions de l’Instant fou, il partageait un coin de table chèrement convoité, en alternance avec trois autres collègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».
Jusqu’ici, rien de très nouveau dans la description littéraire du métier.
Plus originale est l’évocation du statut social actuel du correcteur. Étienne est, en effet, « un des derniers salariés d’une maison dans son secteur d’activité ». Un statut « devenu une arlésienne dans le milieu, cela ne se pratiquait plus ».
« Le reste des troupes était à son compte, les impératifs budgétaires de l’édition avaient guillotiné les têtes des correcteurs, tous devenus autoentrepreneurs. Et depuis 2016 : micro-entrepreneurs ! Des êtres aux micro-aspirations, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tranché d’invisibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être resté salarié, d’avoir résisté. […] Depuis que les éditions de l’IF avaient été achetées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nouveaux aménagements suintaient sans arrêt des couloirs. Mais il appartenait à l’ancienne école, […], celle qu’on ne déboulonne pas avec facilité. Il avait son bout de bureau et son salaire mensuel, il les garderait. »
Problème pour Katia Rollman, l’éditrice : « […] tu ne corriges pas les textes, tu les réécris entièrement. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique professionnelle » qu’il réécrit ces « navets illisibles sans intérêt ». Mais :
« […] s’il avait réellement réécrit le texte [il] n’aurait rien gardé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat narcissique insipide et surcoté et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’avait inséré que cent cinquante-sept post-it indispensables, il était resté à sa place, il s’en était tenu à la résolution de problèmes manifestes de syntaxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait tenté de remédier LÉGÈREMENT à l’indigence du vocabulaire. »
Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le métier de l’édition :
« Souhaiteraient-ils un appareil de correction automatique pour le remplacer, une connectique sans états d’âme ni goût de l’excellence ? Ils pourraient tout aussi bien créer une machine qui scannerait les textes comme des codes-barres, l’algorithme lisserait le bazar pour le transformer en un insipide brouet de mots creux. »
Sont même mentionnées les craintes suscitées par le modèle de langage ChatGPT. « Comme s’il fallait craindre qu’une machine puisse être Kafka ou Céline ! Insensé ! »
Le cheminement intérieur qui conduira Étienne au crime n’est pas sans rappeler celui d’Émile Virieu, le correcteur de La Cage de verre (1971) de Georges Simenon (voir « Le correcteur, personnage littéraire »).
Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu, Albin Michel, 240 pages.
Rappelons que le vrai nom de l’inventeur, en Europe, de l’imprimerie à caractères mobiles est Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg, « nom d’emprunt tiré de la maison que possédaient ses parents à Mayence et qui portait l’enseigne Zum guten Berg (“à la bonne montagne”) » (note de Wikipédia).
Cette francisation suit la règle classique énoncée dans une note de Wikipédia :
« L’usage français veut que, devant les lettres m, b et p, à l’exception de quelques mots comme bonbon, bonbonne et embonpoint, on emploie le m au lieu du n. »
Pour tenter de dater le changement de graphie en France, il faudrait feuilleter de vieux dictionnaires de noms propres. Dans mon Robert 2 de 1997, on trouve bien « Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg ».
Le respect de la graphie originelle des noms étrangers fait débat sur Wikipédia1, au Sénat2 et chez les traducteurs3. Bruno Dewaele, champion d’orthographe, appelle à une uniformisation de nos dictionnaires4.
Dans son Dictionnaire d’orthographe et d’expression écrite, André Jouette (☞ voir mon article) précise :
« Il règne une certaine incohérence dans notre adoption de noms propres étrangers. […] Ne cherchons pas de règle logique : selon les époques, l’usage s’est imposé. »
Gutenberg/Gutemberg, c’est un peu le même problème que Beijing/Pékin5, Mumbai/Bombay6 ou Kolkata/Calcutta7.
Une incohérence qui a amené les pouvoirs publics à publier l’arrêté du 4 novembre 1993 relatif à la terminologie des noms d’États et de capitales (Wikipédia), dont les premiers principes sont :
La forme recommandée pour la désignation des pays et des capitales est la forme française (exonyme) existant du fait de traditions culturelles ou historiques francophones établies.
En l’absence d’exonyme français attesté, on emploiera la forme locale actuellement en usage. Pour les pays qui n’utilisent pas l’alphabet latin, la graphie recommandée est celle qui résulte d’une translittération ou d’une transcription en caractères latins, conforme à la phonétique française.
Les noms de pays et de villes étant des noms propres, il est recommandé de respecter la graphie locale en usage, translittérée ou non. On ne portera cependant pas les signes diacritiques particuliers s’ils n’existent pas dans l’écriture du français.
La tendance étant au respect des cultures étrangères, Johannes Gutenberg ne devrait plus être francisé. Et Miguel Cervantès8, combien de temps encore gardera-il son accent grave en français ?
Léon-Paul Fargue dans son lit, par Gisèle Freund, en 1938.
« Un éditeur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l’auteur, dont après tout ce n’est pas le métier, par le correcteur de l’imprimerie, d’abord, et les fait lire par son correcteur particulier1, ensuite, quand il ne les revoit pas lui‑même. Mais le correcteur, pour cause de déformation professionnelle, ne regarde qu’à la typographie, tandis que vous ne regardez qu’au sens. Le correcteur sait toujours, par exemple, que Clemenceau ne prend pas d’accent aigu sur l’e, mais il vous laissera passer, sans sourciller, l’anachronisme le plus honteux, la catachrèse la plus vicieuse et le pataquès le plus granuleux.
« Parfois aussi, et c’est là le plus dangereux, le correcteur se mêle de vous corriger. Ce fut ce qui arriva à La Fontaine qui avait écrit : que la sage Minerve sortit tout armée de la cuisse de Jupiter. Le typographe flaira l’erreur, et fit sortir la déesse de la cuisine. Il y a aussi la pêche au cachalot devenue la pêche au chocolat, Albéric II pour Albéric Second, la pommade contre la chute des chevaux, et autres gentillesses…
« Je n’ai jamais donné le bon à tirer d’un de mes livres sans trembler. Mais je n’en ai pas un sur deux qui soit exempt de scories. Il arrive que l’on m’apporte quelque plaquette à signer. Croyez‑vous que cela me fasse toujours plaisir ? Je n’en profite pas pour évoquer les beaux jours de ma jeunesse. Je me saisis rageusement d’une plume et je commence par corriger, pages 6, 8 ou 53, j’y vais naturellement “les yeux fermés”, les insupportables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souffrir naïvement.
« Je profite donc de l’occasion pour rétablir, dans un de mes derniers livres, Refuges, une phrase dont le corrigé n’avait pas été reporté par moi sur les dernières épreuves et qui m’empêche de dormir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : “Les formes d’une nuit qu’ils pourraient se flatter d’avoir percée à jour” (etc.).
« Mais ne croyez‑vous pas que la matière de l’imprimerie fait des blagues et qu’il y a, comme dans Samuel Butler, une révolte des machines ? Moi, je pressens des meetings : les caractères qui ne sont pas “de bonne composition” sortent de leurs composteurs, se groupent par affinités et commencent à parloter : “Et toi ? On t’a corrigé ? Et tu as cédé ? grand lâche ! Moi, je saute !” Et il y a aussi les loustics‑fantômes qui changent les marbres de place, comme les étudiants farceurs du temps de Guy de la Farandole2 changeaient de porte les chaussures dans les hôtels.
« Mais il y a peut‑être aussi une “reine” des caractères, comme il y a une reine des abeilles, des fourmis ou des termites… »
Extrait de Léon-Paul Fargue [1876-1947], « Coquilles », dans Lanterne magique, Robert Laffont, 1944 ; Seghers, 1982, p. 9-13.
Je suis aussi abonné à Universalis, une marque que les générations précédentes n’ont sans doute pas oubliée :
« Encyclopædia Universalis développe et maintient une politique éditoriale très exigeante, ce qui lui confère le statut d’encyclopédie de référence. Depuis sa création, 8 000 auteurs spécialistes de renommée internationale, parmi lesquels de très nombreux universitaires tous choisis pour leur expertise, sont venus enrichir et garantir la qualité du fonds éditorial de l’entreprise. »
Il existe d’autres encyclopédies en ligne, en anglais, dont la célèbre Britannica, ou traitant d’un thème particulier. Une sélection est donnée sur le site HT Pratique.
Des ouvrages de référence plus anciens, numérisés, sont listés sur Lexilogos.
Ouverture de la série d’été de La Voix du Nord consacrée à l’Atelier du livre d’art et de l’estampe, à Flers-en-Escrebieux (Nord). Photo Ludovic Maillard.
Cet été, le quotidien La Voix du Nord a réalisé un reportage à l’Atelier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie nationale, à Flers-en-Escrebieux (Nord), « à la découverte d’amoureux de la lettre qui perpétuent les techniques ancestrales du livre imprimé ». Excellente initiative ! C’est une série en quatre volets (je donne la date de mise en ligne, mais les articles ont paru dans le journal imprimé du dimanche) :
Présentation du site
22 juillet — « Un joyau du patrimoine historique. »
« C’est ici, en 2014, qu’un patrimoine remarquable de l’Imprimerie nationale (IN Groupe) a été déménagé de la rue de la Convention, à Paris, où se situait l’ancien siège.
« L’Imprimerie nationale, ce n’est pas seulement la fabrication des titres d’identité et passeports sécurisés (un autre site industriel situé à Flers depuis 1974), c’est aussi ce musée vivant, ouvert ponctuellement aux visiteurs […].
« Ici, ce sont dix collaborateurs, amoureux de la lettre, gardiens d’un savoir-faire unique et passés maître en la matière, qui y travaillent quotidiennement.
« […] deux ouvrages [des livres d’artistes] sont réalisés par an en une cinquantaine d’exemplaires numérotés. »
Le cabinet de poinçons
29 juillet — « Des pièces prestigieuses classées monuments historiques. »
« Sept caractères latins ainsi que des caractères orientaux, représentant plus de 65 langues au monde, sont exclusifs à l’Imprimerie nationale. »
« Il est aujourd’hui l’un des derniers en Europe à maîtriser ce savoir. Le site de Flers est d’ailleurs l’une des dernières fonderies de caractères à fonctionner. »
Je reprends le texte du site officiel, plus précis :
« Le travail de correction consiste dans la préparation orthographique des manuscrits, la lecture en première épreuve, en mise en pages, en bon à tirer, révision de bon à tirer après imposition et tierce avant le tirage, avec une attention portée sur l’état du caractère en plomb.
Didier Barrière, correcteur.
« C’est dans ces dernières étapes que le contrôle du placement des textes et des clichés dans la page, la vérification des alignements et des marges, du suivi des folios, du repérage recto-verso prennent autant d’importance que la lecture proprement dite.
« L’atelier du Livre d’art et de l’Estampe est l’une des dernières imprimeries en France à disposer d’un correcteur professionnel de haut niveau, Didier Barrière, qui exerce en tant que tel depuis plus de trente ans. »
Né en 1956, Didier Barrière « est à la fois correcteur d’imprimerie et responsable d’une petite bibliothèque historique à Paris. Son intérêt pour le livre en tant qu’objet total, notamment pour les curiosités littéraires et typographiques, l’a poussé à exhumer des textes insolites qui ont fait l’objet de publication dans des ouvrages », notamment dans Un correcteur fou à l’Imprimerie royale : Nicolas Cirier (éd. des Cendres, 1987), que je cite dans La bibliothèque du correcteur. Il a aussi évoqué, avec le photographe Olivier Doual, la mémoire du site parisien de l’Imprimerie nationale dans Souvenirs brouillés d’un palais typographique (éd. des Cendres, 2010). Lire son portrait sur le site des Éditions de l’Arbre vengeur, dont j’ai tiré l’extrait précédent.
« En plus du cabinet des poinçons […], l’Imprimerie nationale possède une bibliothèque historique, riche d’environ 35 000 volumes du xvie siècle à nos jours dont certains sont consultables sur place. »
« Éric Nunes, bibliothécaire et correcteur typographe, passe ses journées au milieu de livres exceptionnels. Il a aussi en charge la numérisation de la biliothèque et des plus belles pièces. Comme L’Imitation du Christ, le premier ouvrage imprimé sur les presses de l’Imprimerie royale, fondée en 1640 par Richelieu, devenue par la suite Imprimerie nationale. »
Les recherches personnelles d’Éric Nunes sur l’histoire de l’imprimerie sont disponibles sur son site, Carnet du lab.
Un nouvel atelier-musée, de 5 700 m2, devrait ouvrir à Douai en 2026.
Pour plus de détails sur l’Atelier du livre et de l’estampe, consultez le site officiel.
Le terme est souvent accolé au correcteur dans les textes de la fin du xixe siècleet au début du suivant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Boutmy qui l’a lancé en 1866 (voir De savoureux portraits de correcteurs). Mais pourquoi, au juste, dire que le correcteur est un déclassé ? J’ai eu l’heureuse surprise de trouver une explication détaillée, argumentée, dans une série d’articles, en sept parties, « La correction typographique », publiée par la revue La Typologie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la première partie nous apprend qu’il a été « communiqué par M. F. Mariage, correcteur attaché à la librairie Hachette et Cie, de Londres, succursale de la grande maison de Paris ». Les extraits ci-dessous — que j’ai légèrement réorganisés, pour plus de lisibilité — proviennent des première et troisième parties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).
“Des manœuvres de la littérature”
On n’apprend pas à être correcteur, mais on le devient par la force des choses. En général, le correcteur est un déclassé qui a fait de bonnes études et le plus souvent a échoué dans le journalisme ou la littérature3.
Après avoir tenté d’écrire, il en est réduit à corriger et à polir les œuvres d’écrivains qui, plus capables ou seulement plus heureux que lui, ont eu la chance de trouver un éditeur.
[…] Nous n’avons pas actuellement le rang qui nous est acquis par l’instruction et le talent : nous sommes des déclassés, puisque nous n’avons pas d’autre mot pour exprimer que nous ne sommes pas considérés comme appartenant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxiliaires, nous que l’on considère comme les manœuvres de la littérature !
[…] De l’homme de science, de l’érudit modeste on a fait un ouvrier sur l’habileté duquel on compte… tout en évitant de lui accorder le salaire auquel son instruction, son talent et son travail lui donnent droit. Oui, nous le crions hautement : le correcteur est déclassé, déchu…
Celui qui devient correcteur — comme nous le devenons tous : par la force des événements — celui-là est un déclassé, un dévoyé — si vous préférez ce mot — qu’on n’a pas su comprendre et qui, dans l’ombre, fera la réputation de gens qui souvent auront moins que lui de génie, d’érudition et d’intelligence.
“Moitié chien, moitié loup”
Il est déclassé parce qu’il quitte une position sociale classée pour entrer dans notre corporation inqualifiée, puisque le correcteur tient aujourd’hui le milieu entre l’ouvrier et l’écrivain : moitié chien, moitié loup ; et c’est d’autant plus absurde que la plupart des correcteurs n’ont qu’une connaissance théorique de l’art typographique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont perdu la dextérité de main que la pratique donne, et seraient par conséquent, pour la plupart, incapables de se remettre à la casse, où ils ne pourraient plus gagner leur vie.
Il est dévoyé parce qu’il est sorti de la voie où l’éducation ou la naissance, ou bien la fortune l’avaient placé pour accepter cette situation vague de correcteur, qui ne lui promet aucune amélioration de son sort.
Nous ne sommes plus au temps où François Ier attendait patiemment pour lui parler que Robert Estienne eût terminé la lecture d’une épreuve.
De nos jours, apprentis et compositeurs viennent nous interrompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne comprenant pas que nous osions quelquefois nous en formaliser.
« Laquelle translacion a esté diligemment corrigée sus l’original. Pourquoy vous qui en icelluy livre lyrés vueillés prier nostre Seigneur pour le salut du correcteur5. »
Actuellement, on paye un correcteur à l’heure ou à la journée comme un ouvrier, et on le renvoie aussi facilement sans tenir compte de la dose d’intelligence qu’il a dépensée pour l’honneur de l’imprimerie qui l’occupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.
S’il est trop vieux, on s’en débarrasse comme d’une machine inutile… sans s’inquiéter de ce qu’il deviendra ensuite.
Quelles économies pourraient-ils réaliser sur un salaire à peine suffisant pour empêcher leur famille, quelquefois nombreuse, de mourir de faim ?
F. Mariage demande aux imprimeurs « s’ils ne trouveraient pas plus avantageux d’allouer à leurs correcteurs des appointements fixes […] leur permettant de vivre dans une honorable médiocrité ».
Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux
La force de son texte excite la plume d’« un déclassé » (il signe ainsi), qui exprime ses « légers dissentiments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :
[…] Malgré ce titre de « déclassés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute franchise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’appartenir à cette minuscule corporation, pour ainsi dire noyée dans la grande famille typographique.
Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”
[…] Sont-ils véritablement des déclassés ces professeurs qui, refusant de courber la tête sous le despotisme de l’empire, ont brisé une carrière où de brillantes espérances les attendaient et sont venus demander un amer morceau de pain à la typographie pour rester fidèles à leurs convictions politiques ? Était-il un déclassé ce banquier, si connu de la typographie parisienne, lorsque, dans un élan sublime de patriotisme, il vidait entièrement sa caisse, équipait un bataillon de mobiles et marchait hardiment à leur tête pour chasser l’ennemi dont la botte sanglante foulait depuis trop longtemps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclassé cet homme qui, après s’être quelque temps bercé de la douce illusion de se faire un nom dans le journalisme ou la littérature, est venu courageusement prendre rang dans la classe des travailleurs d’où peut-être il n’aurait jamais dû sortir ? Mérite-t-il le nom de déclassé ce commerçant que les rigueurs d’une fortune inconstante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute ressource, mais libre de tout engagement envers ses créanciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appartenu à des professions diverses, ont demandé à un travail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’inexpérience de la vie ou les mille vicissitudes au sein desquelles se débat notre société moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les désigner, un mot que l’Académie a rayé de son Dictionnaire6 ? Nous ne le pensons pas : la fidélité aux convictions et l’honnêteté dans le malheur, loin de rabaisser l’homme au rang de déclassé, nous ont toujours paru être la vraie caractéristique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trempée. Nous sommes nous-même convaincu que ce mot de déclassé a glissé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop souvent sous la plume d’écrivains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre corporation ; nous n’aurions donc pas relevé cette légère peccadille si ce qualificatif ne nous avait paru blesser profondément la loi de la justice et accréditer une fausse idée qui, par plus d’un côté, ressemble à un préjugé.
“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”
F. Mariage réagit à son tour dans son article suivant (no 169, 15 juillet 1884), revenant sur son rêve — déjà exprimé dans son troisième article — « d’unir tous les correcteurs de France en une sorte de société scientifique qu’on appellerait, par exemple, Académie Typographique (ou des Correcteurs) ». J’aurai l’occasion d’en reparler.
[…] on voudrait que nous rétractassions le mot de déclassé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le prononçons, mais bien l’histoire implacable qui nous le jette à la face !
À vous, ô Correcteurs, de vous grouper et de vous faire reclasser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volonté suffit.
Que MM. Dambuyant et Boutmy7 reçoivent vos adhésions, et ils auront vite formé le noyau de cette Académie Typographique qui doit, à notre humble avis, nous ramener au bon temps des Érasme, des Lascaris, des Lipse et autres correcteurs qui se faisaient un titre de gloire de leur profession.
Car nous serons un corps savant ayant autorité pour imposer nos justes aspirations, et alors nous élèverons le niveau de l’art typographique en France par nos travaux honorablement rétribués et d’autant plus soigneusement exécutés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tranquille, puisque notre situation présente sera améliorée et que nous serons certains de l’avenir.
Seul, un correcteur ne peut rien, mais que l’Académie compte seulement cent membres, et nous prouverons, à l’avantage des imprimeries et des imprimeurs, comme au nôtre, que l’union fait la force.