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Le 6 mai, fête des typographes et des imprimeurs

Les typographes fêtent la Saint-Jean-Porte-Latine. Gravure de Pierre Eugène Lacoste, dans "Physiologie de l'imprimeur", de Constant Moisand, Paris, Desloges, 1842, p. 72.
Les typo­graphes fêtent la Saint-Jean-Porte-Latine. Gra­vure de Pierre Eugène Lacoste, dans Phy­sio­lo­gie de l’im­pri­meur, de Constant Moi­sand, Paris, Des­loges, 1842, p. 72. Source : Gallica/BnF.

Nous sommes le 6 mai, jour de la Saint-Jean-Porte-Latine. C’est la fête patro­nale des typo­graphes et des impri­meurs (mais aus­si des pape­tiers, des relieurs, des écri­vains, des copistes, des libraires, « enfin de tous ceux par les mains des­quels passe le livre, véhi­cule de la pen­sée1 » — et les cor­rec­teurs ?). Ou plu­tôt c’était une fête célé­brée depuis la fin du xvie siècle2, par une messe sui­vie d’un bal ou d’un ban­quet. « Avant la Révo­lu­tion, les impri­meurs, qui étaient admis à la cour, devaient, ce jour-là, fer­mer bou­tique et ate­liers sous peine d’a­mende3. »

Rappel de l'interdiction de travailler un jour de fête. "Code de la librairie et imprimerie de Paris", 1744.
Rap­pel de l’in­ter­dic­tion de tra­vailler un jour de fête. Code de la librai­rie et impri­me­rie de Paris, ou Confé­rence du régle­ment arrê­té au Conseil d’É­tat du Roy, le 28 février 1723, et ren­du com­mun pour tout le royaume, par arrêt du Conseil d’É­tat du 24 mars 1744. Source : Gallica/BnF.

Ensuite, la tra­di­tion s’est main­te­nue quelque temps dans cer­tains ateliers.

En 1836, par exemple, le Cour­rier du Midi aver­tit ses abon­nés que le ven­dre­di 6 mai, les ate­liers d’im­pri­me­rie seront fer­més, ce qui repous­se­ra la sor­tie du jour­nal daté du same­di au dimanche matin.

Avis de fermeture des ateliers le 6 mai, dans le "Courrier du Midi", 5 mai 1836.
Cour­rier du Midi, jour­nal de l’Hé­rault, 5 mai 1836. Source : Gallica/BnF.

Quand ils ont com­men­cé à fes­toyer, les typo­graphes ont du mal à s’arrêter4. Dans sa Phy­sio­lo­gie de l’imprimeur (1842), Constant Moi­sand raconte avec humour :

Vienne par exemple le six mai, jour de la St-Jean-Porte-Latine, fête des com­po­si­teurs, le singe5 fait ce qu’il appelle ses frais6. Tous les com­pa­gnons du même ate­lier se réunissent pour aller dîner aux Ven­danges de Bour­gogne7, et cet illustre res­tau­rant devient alors le théâtre des débauches les plus désor­don­nées. Cette déli­cieuse noce dure au moins trois jours, jus­qu’à ce qu’en­fin les eaux soient deve­nues tel­le­ment basses, qu’il faille retour­ner à ce mau­dit ate­lier8.

Mais la tra­di­tion est déjà en train de se perdre. Trente ans plus tard, la Saint-Jean-Porte-Latine « n’est plus guère chô­mée9 », selon le cor­rec­teur Eugène Bout­my (Dic­tion­naire de l’argot des typo­graphes, 1878).

Tou­te­fois, le Bul­le­tin folk­lo­rique d’Ile-de-France (1948) rap­porte qu’en 1899 les typo­graphes d’Étampes (Essonne) ont encore digne­ment mar­qué l’évènement. Une seule journée.

LES TYPOGRAPHES et « LA SAINT-JEAN PORTE-LATINE »

La cor­po­ra­tion des typo­graphes d’É­tampes don­nait […] tous les ans une fête en l’hon­neur de son saint patron : [s]aint Jean Porte Latine.
En 1899, les membres de cette impor­tante cor­po­ra­tion, coif­fés du cha­peau haut de forme, vêtus de la grande blouse noire du typo­graphe et por­tant la grosse cra­vate noire nouée ont défi­lé par les rues de la ville, aux accents entra[î]nants de marches exé­cu­tées par une fan­fare de bigo­phones10 et de chants d’une cho­rale dont tous les chan­teurs étaient recru­tés par­mi eux.

Un ensemble de bigophones caricaturé par Léonce Burret, 1913.
Un ensemble de bigo­phones cari­ca­tu­ré par Léonce Bur­ret en 1913. Source : Wiki­pé­dia.


À l’ex­tré­mi­té de la ville ils prirent d’as­saut, au nombre d’une cin­quan­taine,
les breacks11 [sic] qui devaient les emme­ner en excur­sion à Mil­ly en Gâti­nais (deve­nu depuis peu Mil­ly-la-Forêt).
À leur arri­vée à Mil­ly, ils firent grande sen­sa­tion sur les habi­tants qui mani­fes­tèrent leur joie.
Après avoir exé­cu­té plu­sieurs mor­ceaux de musique et des chants sur la grande place, ils se ren­dirent à l’hô­tel où un ban­quet leur avait été pré­pa­ré. Le repas, sablé au cham­pagne, fut fort gai. Les toasts furent sui­vis de chan­sons. Le retour se fit vers 2 heures du matin.

Dans la presse de la pre­mière moi­tié du xxe siècle, on trouve encore l’an­nonce ou le compte ren­du de ban­quets de typo­graphes et d’im­pri­meurs un dimanche proche de la date du 6 mai. Le 5 mai 1935, une messe à la basi­lique du Sacré-Cœur a réuni 250 pro­fes­sion­nels pari­siens du livre12.

En 1942, le gra­veur Jean Chièze a repré­sen­té saint Jean Porte Latine par­mi une série de « Saints patrons des métiers de France ». « Saint Jean est ici repré­sen­té jeune, imberbe, auréo­lé, assis, écri­vant son évan­gile sur un pupitre sou­te­nu par l’aigle, son prin­ci­pal attri­but. Il domine une scène se dérou­lant dans une impri­me­rie : l’un des ouvriers est à la presse. Sur le pre­mier des bois gra­vés se trou­vant au sol, on peut voir la repré­sen­ta­tion du sup­plice de [s]aint Jean (à Rome, il est plon­gé dans un chau­dron d’huile bouillante qui lui fit l’ef­fet d’un bain rafraî­chis­sant)13. »

"Saint Jean Porte Latine, patron des imprimeurs", estampe de Jean Chièze, 1942
Saint Jean Porte Latine, patron des impri­meurs, se fête le 6 mai. Estampe de Jean Chièze, éd. Hen­ri Lefebvre, 1942. Coll. musée Car­na­va­let, Paris.

  1. La Petite Presse, 10 mai 1887. ↩︎
  2. « Une décla­ra­tion du roi, du 10 sep­tembre 1572 […] accor­da [aux com­pa­gnons] […] qu’ils auront congé le jour de la Saint-Jean-Porte-Latine […] ». Louis Morin, Essai sur la police des com­pa­gnons impri­meurs sous l’an­cien régime, impr. de L. Sézanne (Lyon), 1898, p. 24. ↩︎
  3. Loc. cit. ↩︎
  4. « […] fêtes et ban­quets par­fois un peu intem­pes­tifs et pro­lon­gés », écrit Louis Bros­sard (Le Cor­rec­teur typo­graphe, 1924, p. 446). ↩︎
  5. Com­po­si­teur typo­graphe. ↩︎
  6. « Faire ses frais », c’est à la fois « faire des dépenses inha­bi­tuelles » et « être récom­pen­sé de ses peines ». Voir « Il faut que je m’a­muse un peu avant de prendre congé ! Je veux faire mes frais » (Bal­zac, Marâtre, 1848, III, 9, p. 104). — TLF. ↩︎
  7. Situé rue du Fau­bourg-du-Temple, à Paris. ↩︎
  8. Constant Moi­sand, Phy­sio­lo­gie de l’imprimeur, Paris, Des­loges, 1842, p. 72-73. ↩︎
  9. « C’é­tait dimanche la fête de Saint-Jean-Porte-Latine, patron des typo­grapbes. Elle coïn­cide avec l’é­pa­nouis­se­ment du prin­temps et l’ap­pa­ri­tion des feuilles. Ce serait une rai­son pour que le saint soit fêté digne­ment par ceux qu’il pro­tège ; mais il n’en a rien été croyons-nous à Bel­fort », regrette Le Ral­lie­ment (jour­nal répu­bli­cain du Ter­ri­toire de Bel­fort), le 10 mai 1888. ↩︎
  10. « Ins­tru­ment de musique bur­lesque, de formes diverses, dont on joue en chan­tant dans l’embouchure » (TLF). ↩︎
  11. Break : « Voi­ture décou­verte, à quatre roues (TLF). ↩︎
  12. Heb­do­ma­daire Choi­sir : vivre c’est choi­sir, 19 mai 1935. ↩︎
  13. Musée dépar­te­men­tal bre­ton, Quim­per. ↩︎

Le correcteur, “ennemi du journaliste”, pour Delphine de Girardin

Delphine de Girardin caricaturée par "Le Charivari" en 1848.
Del­phine de Girar­din cari­ca­tu­rée par Le Cha­ri­va­ri en 1848.

Au xixe siècle, si l’on vou­lait écrire et sur­tout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Cour­rier de Paris » dans le quo­ti­dien de son mari, « Mme Émile de Girar­din », pré­nom­mée Del­phine, avait choi­si le pseu­do­nyme du vicomte Charles de Lau­nay. Tant qu’à faire !

Mais fal­lait-il que mon­sieur le vicomte soit si dur avec le pauvre cor­rec­teur ? Après Bar­bey d’Aurevilly qui vou­lait l’abattre comme un chien (voir mon pré­cé­dent article), le voi­là dési­gné comme « enne­mi du jour­na­liste ». Lisez plutôt :

« Chaque ani­mal a son enne­mi natu­rel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le pour­suit, qui le tue et qui le mange ; et man­ger son enne­mi, c’est réel­le­ment vivre à ses dépens. La mouche a pour enne­mie l’araignée ; la colombe a pour enne­mi le vau­tour ; la bre­bis, le loup ; la sou­ris, le chat, et le chat, le mar­chand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour enne­mi l’homme, l’homme a pour enne­mi le démon, le peuple a pour enne­mi le phi­lan­thrope, le gou­ver­ne­ment a le publi­ciste, le poëte a le jour­na­liste, et le jour­na­liste a le correcteur. 

« Or, de tous les enne­mis, le cor­rec­teur est le plus dan­ge­reux, car il n’y a aucun recours contre sa négli­gence ; la veille on ne peut pré­voir ses coups, le len­de­main on ne peut gué­rir ses bles­sures. L’errata est per­mis à l’auteur, l’auteur a un droit de car­ton1 qui le console et le jus­ti­fie ; le feuille­to­niste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lec­teur est son unique ressource. 

« Mais encore il est des fautes inex­pli­cables que le lec­teur le plus intel­li­gent ne peut devi­ner ; ain­si l’erreur sui­vante s’étalant dans les graves colonnes du Moni­teur : “Le ministre des affaires étran­gères a obte­nu vingt mille francs pour le cho­co­lat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de cho­co­lat pour un seul minis­tère ; il y avait de quoi sou­le­ver le pays, ame­ner une révo­lu­tion ; au lieu de cela, il fal­lait lire : “vingt mille francs pour le consu­lat de Manille !” »

L’erreur paraît certes gros­sière, mais on ignore quel gri­bouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infor­tu­né confrère.

La Presse, 27 juillet 1837.


  1. Feuillet impri­mé après coup des­ti­né à rem­pla­cer, dans un volume, un pas­sage à modi­fier ou à cor­ri­ger (TLF). ↩︎

Un auteur en colère (contre le correcteur) peut être dangereux

Jules Bar­bey d’Au­re­vil­ly pho­to­gra­phié par Nadar.

Les cor­rec­teurs sont rare­ment mena­cés de mort dans l’exercice de leur tra­vail, et c’est heu­reux. Cer­tains auteurs, plus sour­cilleux et colé­riques que les autres, laissent cepen­dant explo­ser leur mécontentement. 

Vous connais­sez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon édi­teur] m’a écrit que le cor­rec­teur de l’imprimerie amé­lio­rait ma ponc­tua­tion, et j’ai télé­gra­phié l’ordre qu’on le des­cende sans lui lais­ser le temps de faire sa prière1. »

Eh bien, nous avons le pen­dant par­mi ses contem­po­rains fran­çais : « Je tue­rais un cor­rec­teur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chré­tien tue­rait un chien turc », a écrit Jules Bar­bey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Sta­nis­las Trébutien. 

Il faut dire que « […] tout en col­la­bo­rant pen­dant de longues années à des jour­naux, [Bar­bey] a infa­ti­ga­ble­ment ins­truit le pro­cès du jour­na­lisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irri­ta­tion lorsqu’il découvre qu’une main non­cha­lante ou mal­ha­bile a intro­duit des fautes dans son article, lors de l’impression ».

Ain­si, il écrit à Hec­tor de Saint-Maur, à pro­pos des typo­graphes du Consti­tu­tion­nel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bour­gogne en reli­sant mon article de ce matin, ils m’ont éclo­pé une phrase en oubliant un qui, et man­qué une date. »

On peut com­prendre son aga­ce­ment, sou­la­gés tout de même qu’il ait pré­fé­ré la plume au pistolet.

Source : Bar­bey d’Aurevilly jour­na­liste, articles et chro­niques choi­sis et pré­sen­tés par Pierre Glaudes, GF Flam­ma­rion, 2016.


  1. « Yes­ter­day Mr. Hall wrote that the prin­ter’s proof-rea­der was impro­ving my punc­tua­tion for me, & I tele­gra­phed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎

Dans un journal, une correction regrettable amuse Jean Yanne

Il arrive que, par mégarde, le cor­rec­teur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savou­reuse, qui l’a fait rire.

couverture du livre "J'me marre" de Jean Yanne, Le Cherche midi, 2003.

« Outre les coquilles, ce que je trouve savou­reux dans la presse, c’est l’erreur qui se pro­duit entre le moment où le jour­na­liste écrit son article et le moment où il est impri­mé. Parce que c’est dans cet inter­valle que sévissent les cor­rec­teurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trou­vée, c’est dans un jour­nal bre­ton. Le jour­na­liste avait écrit SE pour sud-est, en abré­gé. Le début de son article était : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de sud-est.” Pas­sé dans les mains du cor­rec­teur, c’est deve­nu, une fois impri­mé : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de Son Émi­nence.” Je sais bien que la Bre­tagne est un pays catho­lique, mais là, j’me marre ! »

Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [post­hume].

PS — L’exemple est amu­sant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été gla­né, il y avait encore un cor­rec­teur dans ce jour­nal. C’est l’habitude de s’en prendre au cor­rec­teur qui est ancienne.

☞ Voir aus­si « “Dis­trac­tions de cor­rec­teur”, une rubrique des années 1850 ».

“Les gens qui écrivent aux journaux”, article satirique de 1860

Titre du journal "Le Charivari", 23 octobre 1860

Les gens qui prennent la plume, ano­ny­me­ment ou non, pour se plaindre de leur jour­nal, en par­ti­cu­lier de ses man­que­ments à telle ou telle règle de gram­maire, ce n’est pas une nou­veau­té. Le Cha­ri­va­ri (1832-1937), jour­nal sati­rique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en ima­gi­nant le coup de sang d’un lec­teur, pré­lude à la rédac­tion de sa lettre.

LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.

Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pour­quoi j’éliminerais au pro­fit de la capi­tale de notre beau pays la pro­vince, cette terre pri­vi­lé­giée des maniaques et des ridicules.

Donc, repre­nons et disons avec plus de véri­té : Paris et la pro­vince sont bour­rés d’excentriques. Par­mi cette grande famille aus­si nom­breuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une varié­té assez curieuse à étu­dier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.

Ces agréables mono­manes passent leur temps à ana­ly­ser lettre par lettre, phrase par phrase, ali­néa par ali­néa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.

Et alors, quand le cor­rec­teur a par négli­gence lais­sé pas­ser une vir­gule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expé­dient une bonne lettre ano­nyme qui a la pré­ten­tion de tan­cer ver­te­ment le jour­na­liste pris en fla­grant délit d’erreur grammaticale.

Pour l’instruction des masses, voi­ci à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du cor­res­pon­dant puriste :
— Ah ! s’écrie ledit cor­res­pon­dant avec un cri de joie.
— Qu’est-ce ? fait un domi­no­tier inquiet.
— Encore une faute !
— Aux domi­nos ?
— Non, dans le jour­nal. Ces jour­na­listes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait ren­voyer tous à l’école pour faire un exemple.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Deman­dez-moi ce que celui-ci ne fait pas plu­tôt. On n’a pas idée de sem­blable igno­rance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ?
— Dame ! à dix ans…
— Eh bien, s’il écri­vait l’orthographe de cette façon, je le ferais par­tir pour les colo­nies.
— Vrai­ment.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écri­vain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mau­vais article par jour, un poète man­qué qui s’enrichit à tra­cer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la gram­maire, c’est révol­tant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gou­ver­ne­ment souffre cela.
— Mais qu’a-t-il donc mis ?
— Com­ment écri­vez-vous pain de sucre ?
P, a, i, n, pain.
— Très bien, pain avec un n. Eh bien, regar­dez, il a mis paim.
— Où ça ?
— Ici, à gauche.
— C’est vrai, il a écrit paim.
— Il y a paim, inoui, inoui [sic] !
— Quels ignares que ces journalistes !

Ici le cor­res­pon­dant montre la feuille à tous les habi­tués, et quand tous ces hono­rables mono­manes se sont convain­cus que pain a pris un m sous la plume du mal­heu­reux fol­li­cu­laire, le Chris­tophe Colomb des coquilles demande d’une voix triom­phante une plume et du papier au gar­çon.
— Qu’allez-vous faire ?
— Lui don­ner gra­tis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me las­se­rai pas de le lui reprocher.

Auteur, cesse d’errer et je cesse d’écrire.

Le Cha­ri­va­ri, 23 octobre 1860.

Correcteur par nécessité, dans un roman des années 1930

couverture du roman "En route pour la vie", de Bertrande Rouzès, 1937

Dans un roman édi­fiant des années 1930, Hen­ri Ser­gier, fils d’une riche famille de la capi­tale, doit révé­ler à sa mère « des choses assez pénibles » à pro­pos de Richard Bel­le­court, « un de [s]es meilleurs cama­rades de col­lège » (l’é­ta­blis­se­ment pri­vé catho­lique Sta­nis­las). Pour avoir pla­cé toute sa for­tune dans des mines pétro­li­fères, « [s]on père s’est rui­né et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponc­tua­tion dans les dia­logues sont d’origine.)

[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse maté­rielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état phy­sique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le recon­naître, maman ! Il est en train de gâcher bête­ment sa jeu­nesse et sa san­té à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bel­le­court pos­sé­daient une impri­me­rie fort bien acha­lan­dée, rue Jacob. Cette impri­me­rie a, natu­rel­le­ment, été ven­due par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les pro­prié­taires actuels — d’affreux mer­can­tis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans res­sources, était allé leur pro­po­ser ses com­pé­tences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me sou­ve­nir qu’il secon­dait son père dans la direc­tion de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occu­per, après la débâcle, un poste de confiance dans cette mai­son qui n’était plus la sienne, mais, sous pré­texte que les affaires mar­chaient moins bien, et qu’ils pou­vaient tout diri­ger par eux-mêmes, ils lui ont pro­po­sé, ain­si qu’on jette un os à un chien affa­mé, un vul­gaire emploi de cor­rec­teur !…
Qu’est-ce au juste que ce métier ?
Celui d’un bon ouvrier typo­graphe qui aurait reçu, à l’école pri­maire, une ins­truc­tion pas­sable. Si tu avais vu le pauvre sou­rire de Richard, quand il m’a expli­qué qu’il suf­fi­sait, pour être cor­rec­teur, « de pos­sé­der une bonne orto­graphe [sic], de connaître les signes conven­tion­nels de l’imprimerie, et, par-des­sus tout, d’être très méti­cu­leux, très atten­tif, afin de ne pas lais­ser pas­ser de « coquilles »…
« Méti­cu­leux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impé­tueux, cet indé­pen­dant, il est deve­nu méticuleux !…

“Un Richard absolument méconnaissable”

« Tu ne peux com­prendre, maman, quelle impres­sion cela m’a causé[e] de le trou­ver dégui­sé en prote, dans un affreux réduit com­pa­rable à un cachot, pre­nant jour sur une cour nau­séa­bonde, par une lucarne haut per­chée et plein d’une écœu­rante puan­teur de plomb fon­du qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était pen­ché au-des­sus d’une table gros­sière, macu­lée de taches, sur laquelle des pape­rasses s’éparpillaient. Une cent bou­gies1 répan­dait sur les épreuves typo­gra­phiques son aveu­glante clar­té. Et c’est cette clar­té qui m’a tout d’abord mon­tré un Richard abso­lu­ment mécon­nais­sable. Ses yeux étaient enfon­cés dans les orbites, ses joues creu­sées et cada­vé­riques et, quand, de sur­prise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeu­rées voû­tées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le pei­ner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répon­du d’un ton rési­gné. C’est for­cé qu’on s’anémie ici, dans le voi­si­nage de la fon­deuse2.
« — Mais pour­quoi ne t’a-t-on pas ins­tal­lé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je deman­dé.
« — Impos­sible ! Le cor­rec­teur doit demeu­rer à proxi­mi­té immé­diate des ate­liers. Cet esca­lier que tu vois y conduit direc­te­ment.
« — Alors, pour­quoi as-tu accep­té ça ?
« — Parce que je ne trou­vais pas autre chose, par ces temps dif­fi­ciles.
« — Com­ment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il sou­riait avec une amer­tume qui fai­sait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons pour­suivre cette conver­sa­tion à l’air libre.
« — Impos­sible. Il faut attendre midi. Je suis appoin­té à la semaine et ne puis dis­po­ser de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air sou­mis et mélan­co­lique des gens qui tra­vaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai sou­vent remar­qué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quit­té le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voi­sin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]

Ber­trande Rou­zès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.

☞ Voir aus­si, notam­ment, « Sou­ve­nirs de Jeanne Hum­bert, qui fut cor­rec­trice après la Seconde Guerre ».


  1. Une lampe de cent bou­gies, la bou­gie étant une « ancienne uni­té de mesure d’in­ten­si­té lumi­neuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
  2. L’a­né­mie est, en effet, un des symp­tômes de l’in­toxi­ca­tion au plomb ou satur­nisme. ↩︎
  3. En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’A­ca­dé­mie, pour Veillées soli­taires. ↩︎

Français d’ailleurs et d’autrefois

Quelques res­sources en ligne pour trou­ver des mots et des expres­sions hors du fran­çais stan­dard : régio­na­lismes, fran­co­pho­nie, argot, lan­gage de ban­lieue, fran­çais des siècles passés.

Régionalismes et francophonie

Dic­tion­naire des régio­na­lismes de France (DRF)

Dic­tion­naire des fran­co­phones (DDF)
Dic­tion­naire col­la­bo­ra­tif du fran­çais par­lé dans le monde

Base de don­nées lexi­co­gra­phiques pan­fran­co­phone (BDLP)

La Par­lure
Dic­tion­naire col­la­bo­ra­tif du fran­çais qué­bé­cois parlé

Usi­to
Dic­tion­naire du fran­çais par­lé en usage au Québec

Dic­tion­naire his­to­rique du fran­çais qué­bé­cois (DHFQ)

Argot et langage de banlieue

Bob, dic­tion­naire d’ar­got, de fran­çais fami­lier et populaire

Dic­tion­naire de la zone
Tout l’argot des banlieues

Weshi­pé­dia
Le dico mul­ti­mé­dia des lan­gages du quartier

Dic­tion­naire banlieues

Français d’autrefois

Le Lit­tré
Monu­ment lexi­co­gra­phique du XIXe siècle, c’est sur­tout un dic­tion­naire du fran­çais des XVIIe et XVIIIe siècles.

Dic­tion­naires d’au­tre­fois (ATILF)
Recherche simul­ta­née dans sept dic­tion­naires du XVIIe au XXe siècle

Nénu­far
Le Petit Larousse illus­tré de 1905 à 1948

☞ Voir aus­si Res­sources en ligne sur la langue fran­çaise.

Prosper Marchand (1678-1756), ancien libraire devenu correcteur

Portrait présumé de Prosper Marchand. Détail du frontispice des "Lettres juives" du marquis d'Argens, La Haye, Paupie, 1738.
Por­trait pré­su­mé de Pros­per Mar­chand1. Détail du fron­tis­pice des Lettres juives du mar­quis d’Ar­gens, La Haye, Pau­pie, 1738.

J’avais déjà ins­crit le libraire-biblio­graphe Pros­per Mar­chand (1678-1756) dans mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices, sur la foi d’un article de Wiki­pé­dia. Quand j’ai appris l’existence des tra­vaux de Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, j’ai pen­sé me les pro­cu­rer. Bien m’en a pris : j’y ai trou­vé une foule d’in­for­ma­tions sup­plé­men­taires, dont je résume ici l’essentiel. 

Né à Saint-Ger­main-en-Laye, Pros­per Mar­chand étu­die les langues anciennes et, à l’âge de 15 ans, opte pour la librai­rie2. Mais il se conver­tit peu à peu à la reli­gion réfor­mée et, en 1709, est contraint de fuir aux Pays-Bas, où il s’installe comme libraire, d’a­bord à La Haye, puis à Amster­dam, enfin à Rotterdam. 

Selon toute vrai­sem­blance, Mar­chand fut atti­ré dans cette ville [Rot­ter­dam] par les libraires Fritsch et [Michel] Böhm. Gas­pard Fritsch […] connais­sait Mar­chand depuis son arri­vée dans les Pro­vinces-Unies et avait ample­ment eu le loi­sir d’apprécier ses qua­li­tés. Fritsch et Böhm prennent Mar­chand à leur ser­vice et lui confient, entre autres, l’édition des Œuvres de Pierre Bayle3.

Les divers tra­vaux pour Fritsch et Böhm, puis pour Böhm et Charles Levier,  l’occupent jusqu’en 17204. Après un séjour en Angle­terre, il s’ins­talle à La Haye. « Il s’y livre à des tra­vaux per­son­nels mais loue éga­le­ment ses ser­vices aux libraires qui lui en font la demande5. »

La plu­part des grands édi­teurs hol­lan­dais publiant en fran­çais n’a­vaient de cette langue qu’une tein­ture plus ou moins pro­non­cée. Il leur fal­lait donc s’en­tou­rer de let­trés fran­çais capables de les secon­der à la fois dans le choix des manus­crits et dans le contrôle de la pure­té de la langue6.

Pour cer­tains auteurs, il se charge aus­si de choi­sir un édi­teur et de négo­cier la ces­sion du manus­crit. Ses com­man­di­taires lui laissent une « entière liber­té7 », y com­pris celle « d’ap­por­ter des modi­fi­ca­tions de forme ou même de fond au texte ini­tial8 ». Son nom « n’ap­pa­raît pour­tant nulle part dans les ouvrages pla­cés par lui et dont il sur­veilla l’é­di­tion9 ». « Mar­chand demande quel­que­fois la per­mis­sion expresse de l’au­teur avant de se déci­der à une cer­taine modi­fi­ca­tion mais il se voit sou­vent for­cé d’in­ter­ve­nir sur le champ [sic] et de son propre chef10. »

[Il] effec­tue les modi­fi­ca­tions qui lui paraissent néces­saires en s’ap­puyant sur le ‘pou­voir abso­lu’ que lui ont lit­té­ra­le­ment confé­ré ses cor­res­pon­dants. Après avoir approu­vé une cer­taine cor­rec­tion, [Mathu­rin Veys­sière de] La Croze pour­suit : ‘Si vous en trou­vez d’autres à faire, je les approuve d’a­vance, et j’a­ban­donne le tout à vôtre pru­dence et vôtre dis­cré­tion11’. […]

« Si la plu­part des auteurs approuvent hau­te­ment les ‘angé­liques cor­rec­tions’ de Mar­chand, il en est cepen­dant qui ne le ménagent pas. […] L’ac­cu­sa­tion de retran­cher à sa fan­tai­sie ou au contraire d’a­jou­ter trop du sien dans les édi­tions dont il s’oc­cupe pour­sui­vra Mar­chand toute sa vie et n’est pas sans revê­tir une cer­taine gra­vi­té12. »

Épreuve corrigée par Prosper Marchand.
Épreuve cor­ri­gée par Pros­per Mar­chand13. Le fonds Mar­chand « en contient plu­sieurs dizaines, dis­sé­mi­nées dans les liasses14 ».

Pour la cor­rec­tion des épreuves, tâche qu’il accom­pli­ra pen­dant « plus de qua­rante ans15 », Mar­chand « applique une méthode de tra­vail soi­gneu­se­ment mise au point et méti­cu­leu­se­ment sui­vie16 ». Méthode sur­pre­nante sur un point pour le cor­rec­teur d’au­jourd’­hui, puis­qu’il ajoute des majus­cules à la plu­part des sub­stan­tifs (à la manière alle­mande), qu’il appelle « les Mots essen­tiels de chaque Phrase17 ». Il s’en explique « dans un brouillon de lettre en date du 23 mars 1724, adres­sée […] à un des­ti­na­taire incon­nu18 » :

Lorsque j’eus réso­lu de me mettre à la Cor­rec­tion, je vou­lus étu­dier les Regles selon les­quelles on doit se conduire dans cette Occu­pa­tion agréable et penible, tant pour la Ponc­tua­tion, que pour la Posi­tion des Accens, et la Dis­tri­bu­tion des Capi­tales. Pour cet effet, j’examinai les Ouvrages de nos Plus habiles Ecri­vains, et les Edi­tions qu’on en regarde commes les meilleurs et les plus éxactes. Mais, bien loin d’en tirer le moindre Secours, je n’acquis que des Doutes et de l’Incertitude. Je les trou­vai tous, non seule­ment très dif­fé­rents les uns des autres, mais même presque tou­jours contraires et oppo­sez à eux-mêmes ; je ne dis pas sim­ple­ment au com­men­ce­ment ou à la fin d’un Volume, mais le plus sou­vent dans la même Feuille, dans le même Feuillet, dans la même Page. […] Pour évi­ter cet Incon­vé­nient, je me suis for­mé un Sis­tème, dans lequel j’ai tâché d’être uni­forme quant aux Capi­tales et clair quant à la Ponc­tua­tion. Ce sont là les deux prin­ci­paux Points, que je me suis pro­po­sé d’y obser­ver ; me gar­dant bien d’y être scru­pu­leux jusqu’à l’Observation de quan­ti­té de Minu­ties fort indif­fé­rentes d’elles-mêmes19.

Liste de corrections à apporter à un ouvrage non identifié.
Liste de cor­rec­tions à appor­ter à un ouvrage non iden­ti­fié20. (Le fichier insé­ré dans l’ar­ticle n’est, hélas, pas lisible.)

Le tra­vail de cor­rec­teur lui paraît « fas­ti­dieux et décou­ra­geant21 », comme il l’é­crit à La Barre de Beau­mar­chais : « Mais en ren­trant chez vous, il y a des épreuves qui vous attendent, épreuves bien nom­mées puisque sou­vent elles servent à éprou­ver notre patience22. »

Il lui est aus­si dif­fi­cile d’en tirer des reve­nus corrects : 

En 1734, Rous­set de Mis­sy demande à Mar­chand d’assurer la cor­rec­tion d’un pério­dique : le libraire [Hen­ri] Scheur­leer le paie­ra tous les trois mois. L’année sui­vante, Rous­set recon­nait que ce tra­vail de cor­rec­tion exige sen­si­ble­ment plus de ‘peine’ qu’il ne rap­porte et pro­met d’améliorer la qua­li­té des épreuves à cor­ri­ger. Le libraire [Pierre] Pau­pie, qui imprime les Amu­se­ments du beau sexe et fait cor­ri­ger les épreuves par Mar­chand, décide uni­la­té­ra­le­ment de réduire le salaire de son cor­rec­teur. Celui-ci s’en plaint à Gas­pard Fritsch et semble même avoir mena­cé de dépo­ser la plume23.

Des auteurs, on ignore même s’il tou­cha « un quel­conque salaire […] pour la cor­rec­tion des manus­crits pla­cés par ses soins24 », la cor­res­pon­dance n’en por­tant aucune mention.

De plus, « entre le sta­tut social du cor­rec­teur d’imprimerie et l’importance qu’auteurs et libraires déclarent accor­der à son tra­vail, la contra­dic­tion est fla­grante25 ». Quand l’un le méprise, l’autre l’es­time « digne d’un meilleur sort et d’une situa­tion plus hono­rable que celle de cor­rec­teur26 ».

Quoi qu’en en soit, ils « sou­haitent vive­ment que Mar­chand se charge de cor­ri­ger leurs édi­tions, pour se féli­ci­ter ensuite du résul­tat27 ». « […] c’est peut-être [Daniel] [d]e La Roque qui […] résu­me­ra le mieux l’opinion de beau­coup, trois ans à peine avant le décès de Mar­chand28 » (lequel a alors 75 ans) :

Je vois que vostre des­sin est de qui­ter la cor­rec­tion, mais je crain mon cher ami que vous n’en soyez pas le maitre, car on aura tou­jours besoin de vous et jamais on ne fera, pen­dant vostre vie, impri­mer quelque bon livre sans que vous ne l’ayez exa­mi­né en toute manière aupa­ra­vant29.

« La tâche du cor­rec­teur est peu glo­rieuse », conclut Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « [m]ais le but pour­sui­vi, lui, n’a plus besoin de conqué­rir ses titres de noblesse : il s’agit de mettre au jour des livres bien impri­més, avec le moins de fautes et d’inconséquences pos­sibles, en un mot des édi­tions qui ne choquent point la vue30. »


  1. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), Leyde, E. J. Brill, 1987, fig. 1, hors texte. ↩︎
  2. Au sens de l’é­poque, c’est-à-dire l’é­di­tion et le com­merce des livres. ↩︎
  3. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 4-5. ↩︎
  4. Et non 1723, comme le dit l’ar­ticle de Wiki­pé­dia. ↩︎
  5. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 5. ↩︎
  6. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », De Gul­den Pas­ser, 56, 1978, p. 81. ↩︎
  7. Ibid., p. 76. ↩︎
  8. Loc. cit. ↩︎
  9. Loc. cit. ↩︎
  10. Loc. cit. ↩︎
  11. Ibid., p. 77. ↩︎
  12. Ibid., p. 77-78. ↩︎
  13. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., fig. 8, hors texte. ↩︎
  14. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, note 94. ↩︎
  15. Ibid., note 14. ↩︎
  16. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 155. ↩︎
  17. Ibid., p. 156. ↩︎
  18. Ibid., p. 155. ↩︎
  19. Cité ibid., p. 155-156. ↩︎
  20. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, p. 80. ↩︎
  21. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 156. ↩︎
  22. Cité loc. cit. ↩︎
  23. Loc. cit. ↩︎
  24. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, p. 82. ↩︎
  25. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 156. ↩︎
  26. Ibid., p. 157. ↩︎
  27. Loc. cit. ↩︎
  28. Loc. cit. ↩︎
  29. Cité loc. cit. ↩︎
  30. Loc. cit. ↩︎

Une rareté : le “Code orthographique” d’Albert Hétrel (1862)

Reliure du "Code orthographique, monographique et grammatical", d'Albert Hétrel (Larousse et Boyer, 1862). Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Reliure du Code ortho­gra­phique, mono­gra­phique et gram­ma­ti­cal, d’Al­bert Hétrel (Larousse et Boyer, 1862). Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Que cache cette reliure usée ? Une rare­té, que la Biblio­thèque des arts gra­phiques (dont le fonds est conser­vé par la biblio­thèque For­ney, à Paris) est presque seule à pos­sé­der : le Code ortho­gra­phique, mono­gra­phique et gram­ma­ti­cal d’Albert Hétrel (ou Hetrel, selon l’in­tro­duc­tion de l’au­teur). Publié par Larousse et Boyer en 1862 (c’est l’é­di­tion que j’ai consul­tée), il a été réédi­té en 1867 et une der­nière fois, sans date. Il fait suite aux abré­gés ortho­gra­phiques du xviiie siècle : Res­taut, Wailly, etc. (☞ voir mon article) et de la pre­mière moi­tié du xixe siècle : Boiste et Laveaux.

Page de titre du "Code orthographique" d'Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Page de titre du Code ortho­gra­phique d’Al­bert Hétrel. Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Selon Hétrel, il s’agit là d’une « nou­velle méthode don­nant immé­dia­te­ment la solu­tion de toutes les dif­fi­cul­tés de la langue fran­çaise », « ima­gi­née d’a­bord pour l’u­sage pro­fes­sion­nel de l’au­teur, qu’une longue expé­rience lui a prou­vé être infaillible et répondre à tous les besoins ». En effet, « le cor­rec­teur, […] par pro­fes­sion est obli­gé de connaître imper­tur­ba­ble­ment toutes les espèces de difficultés ».

« […] pen­dant une ving­taine d’an­nées pas­sées à cor­ri­ger des épreuves, M. Hetrel a soi­gneu­se­ment pris note des cas dou­teux, à mesure qu’ils se pré­sen­taient dans ses lec­tures. Étu­diant sans cesse les dic­tion­naires, les gram­maires, etc. etc., cher­chant des exemples dans les écri­vains les plus célèbres et com­pa­rant entre elles les diverses auto­ri­tés en matière d’or­tho­graphe et de lan­gage, il s’est enfin arrê­té aux solu­tions qu’il publie aujourd’­hui. Ses tablettes se sont rem­plies peu à peu, jour par jour ; et depuis long­temps non-seule­ment elles lui suf­fisent pour son tra­vail quo­ti­dien, mais elles rem­placent fort avan­ta­geu­se­ment tout le bagage lexi­co­lo­gique et gram­ma­ti­cal qui encom­brait autre­fois son bureau. »

En publiant ses notes per­son­nelles, son objec­tif est de faire gagner du temps et de l’argent aux col­lé­giens, aux hommes de lettres, aux typo­graphes, aux cor­rec­teurs (aux­quels « la mémoire fait sou­vent défaut »), aux impri­meurs et aux étran­gers qui apprennent notre langue. 

Double page à la lettre B. "Code orthographique" d'Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Double page à la lettre B. Code ortho­gra­phique d’Al­bert Hétrel. Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Je sais peu de chose sur l’auteur. Il publie ce livre après « une longue car­rière de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie », notam­ment de La Presse1, quo­ti­dien lan­cé en 1836 par Émile de Girar­din. L’ouvrage est pré­cé­dé d’une lettre de son patron, dans laquelle celui-ci admet : « À peine gagnez-vous quinze cents francs par an en pâlis­sant dix heures par jour sur la cor­rec­tion des épreuves qui vous sont confiées. » Soit cinq francs par jour2.

Girar­din le remer­cie aus­si du « soin [qu’il a] appor­té à la cor­rec­tion des épreuves de la der­nière édi­tion des Œuvres com­plètes de l’au­teur de Made­leine et des Lettres pari­siennes, de Cléo­pâtre et de Lady Tar­tuffe, de Napo­line et de La joie fait peur ». Ce mys­té­rieux « auteur » n’est autre que Del­phine de Girar­din (1804-1855), sa pre­mière femme (il s’est rema­rié en 1856). 

À son tour, en 1867, pour remer­cier son patron d’avoir favo­ri­sé l’im­pres­sion de son Code ortho­gra­phique, réédi­té cette année-là, Albert Hetrel (cette fois, sans accent aigu) publie chez Michel Lévy frères des Pen­sées et maximes extraites des œuvres d’Émile de Girar­din. Leur auteur est « expli­qué par lui-même » dans une longue intro­duc­tion (64 pages).

Émile de Girardin, "Pensées et maximes" extraites des œuvres de M. Émile de Girardin par Albert Hetrel (Michel Lévy frères, 1867).
Émile de Girar­din, Pen­sées et maximes extraites des œuvres de M. Émile de Girar­din par Albert Hetrel (Michel Lévy frères, 1867).

D’après Le Figa­ro du 16 octobre 1864, on doit aus­si à Albert Hétrel un ouvrage inti­tu­lé Les Plumes du paon, dont je ne trouve pas trace. 

Annon­çant la paru­tion du Code ortho­gra­phique, le jour­nal Le Lan­nion­nais (cité par Le Guten­berg, le 1er octobre 1861) a écrit :

« Dans ce nou­veau tra­vail, il a conden­sé, sui­vant un ordre métho­dique et simple, la sub­stance de nos meilleurs dic­tion­naires, et en par­ti­cu­lier de celui de l’Académie. Avec ce livre qui ne coû­te­ra que 3 fr. aux sous­crip­teurs, et 3 fr. 50 c. aux non-sous­crip­teurs, on s’épargnera pour plus de 100 fr. de dic­tion­naires et une perte de temps consi­dé­rable qui sou­vent reste sans résul­tat. Dans cette œuvre toute pra­tique, où la théo­rie ne marche qu’appuyée sur les faits, on trou­ve­ra consi­gnées les recherches minu­tieuses, les obser­va­tions de plus de dix années, non d’un théo­ri­cien gram­ma­ti­cal, mais d’un homme qui a vu pas­ser et repas­ser sous ses yeux les épreuves à cor­ri­ger des tra­vaux de nos plus grands écri­vains dans tous les genres. »

☞ Voir aus­si « Ouvrages écrits par ou pour les cor­rec­teurs ».


  1. D’a­près Le Lan­nion­nais, cité par Le Guten­berg, le 1er octobre 1861. ↩︎
  2. À la même époque, M. Dutri­pon en touche quatre. « Notre salaire quo­ti­dien varie de 5 à 6 francs, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amé­lio­ra­tion dans notre sort […] », écrit aus­si Cyrille Pignard en 1867. ↩︎

Pierre Vidal-Naquet, correcteur bénévole du “Monde”

Couverture du livre de François Dosse "Pierre Vidal-Naquet, une vie", La Découverte, 2020

Ma consœur Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), m’a gen­ti­ment trans­mis un extrait de la bio­gra­phie de Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), his­to­rien spé­cia­liste de la Grèce ancienne et intel­lec­tuel enga­gé. Y est men­tion­né un épi­sode peu connu : il fut « cor­rec­teur à titre béné­vole du Monde ». Fran­çois Dosse raconte :

Lorsque le spé­cia­liste de l’histoire antique Mau­rice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un cor­rec­teur béné­vole qui nous télé­phone dès qu’il repère une coquille. » Ce cor­rec­teur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui télé­phone en effet régu­liè­re­ment au jour­nal pour signa­ler la moindre erreur. Très récep­tif et réac­tif sur les ques­tions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévo­reur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux édi­tions, mais aus­si Le Figa­ro et France-Soir […].

Deve­nus amis en mai 1960 à l’oc­ca­sion d’un pro­cès en dif­fa­ma­tion inten­té par le comi­té Audin (acteur de la lutte anti­co­lo­niale en métro­pole, auquel appar­tient l’his­to­rien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gau­thier, rédac­teur en chef adjoint du jour­nal, par­tagent « une même exi­gence tatillonne, un même sou­ci de la per­fec­tion ».

Robert Gau­thier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, mal­gré son ensei­gne­ment uni­ver­si­taire, ses recherches éru­dites et sa mili­tance pen­dant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévo­rer dès paru­tion la pre­mière édi­tion du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédac­tion pour qu’elle la cor­rige dans la seconde édi­tion de la fin d’après-midi, pre­nant soin de véri­fier si cela a été fait en ache­tant cette édi­tion : « Robert Gau­thier m’en fut recon­nais­sant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gau­thier est sub­mer­gé de lettres de Vidal-Naquet, sans comp­ter les coups de télé­phone, pour signa­ler telle ou telle sco­rie dans le quo­ti­dien du soir : « Quel lec­teur lucide et vigi­lant vous êtes ! Heu­reu­se­ment que tous ne nous portent pas une ami­tié si atten­tive ! Ou mal­heu­reu­se­ment peut-être, car cela nous inci­te­rait à une plus grande rigueur2. » […]
En guise de remer­cie­ment, Robert Gau­thier consi­dère Vidal-Naquet comme un col­la­bo­ra­teur régu­lier du jour­nal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce cli­mat de confiance qu’il publie son pre­mier article dans Le Monde du 6 mai 1961.

Fran­çois Dosse, Pierre Vidal-Naquet. Une vie, La Décou­verte, 2020, p. 433-435.


  1. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Décou­verte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
  2. Robert Gau­thier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎