Je ne compte pas, bien sûr, les nombreux livres achetés, empruntés, certains consultés, d’autres lus intégralement (☞ voir Bibliographie commentée).
Au bout de ces trois années, après avoir croisé les mots-clés dans tous les sens (notamment pour contourner le problème de la polysémie du mot correcteur), et téléchargé des centaines de documents, je commençais à me dire que j’avais à peu près tout exhumé. Mon disque dur est plein de textes historiques numérisés, d’articles de journaux ou de blogs en PDF, d’images diverses…
Et c’est précisément là, il y a quelques jours, que j’ai découvert les collections numérisées des bibliothèques patrimoniales de la Ville de Paris. Et hop ! un bon millier de documents supplémentaires à étudier.
Visionneuse des collections numérisées des bibliothèques patrimoniales de la Ville de Paris.
Leur visionneuse est excellente. Sur la gauche, la liste des occurrences du mot-clé (en italique, gras et rouge) dans le document sélectionné. Sur la droite, le document en question, avec le mot-clé surligné en rouge et encadré d’un filet bleu. Le téléchargement est rapide. Les sites Gallica et Retronews (malgré leur qualité) devraient s’en inspirer. On gagnerait en fluidité.
J’ai aussitôt entrepris l’épluchage… Résultat, quelque 250 extraits de journaux ont rejoint ma collection.
Capture d’écran montrant mes listes d’extraits de journaux numérisés, téléchargés depuis le site des bibliothèques patrimoniales de la Ville de Paris.
Reste maintenant à lire et annoter tout ça. Reste à se poser les bonnes questions et à y répondre… ce qui peut occasionner de nouvelles recherches. C’est la partie la plus intéressante.
Le 15 août 1882, la revue littéraire La Jeune Belgique (lien Wikipédia1) publie le texte d’un certain John Keat narrant son embauche comme correcteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phtisie à 24 ans. Le signataire de ce texte (ou son personnage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pendu à une corde qui « le défiait » au-dessus de son bureau. On passe brutalement du naturalisme, mouvement défendu par la revue, à l’horreur ! Je n’ai trouvé aucune information supplémentaire au sujet de ce John Keat. Ce texte est surtout intéressant par sa description de l’univers de travail.
CORRECTEUR !
Aujourd’hui pour la première fois, je suis entré dans l’atelier où j’ai obtenu la place de correcteur.
C’est une grande salle allongée, couverte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux rangées de casses adossées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de charrette de brasseur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régulièrement roulant sur ses rails, tandis que les courroies qui s’élèvent obliquement vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscillation lente, et le tiroir avance toujours et recule, éternellement. Des filles perchées sur un tabouret présentent du papier aux griffes de la presse, un rouleau tourne, la feuille disparaît, une autre est happée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.
Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, composent avec un mouvement d’automate, sans parler ; les petits apprentis vous passent entre les jambes et vont chercher de la bière pour les assoiffés.
De temps en temps une margeuse fredonne une chanson monotone qu’accompagnent dans le fond les conducteurs et les gamins, et la chanson s’enfle en bourdonnant, bête et traînarde, jusqu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.
M. Loutard, le contre-maître, m’a donné une place au fond, près des marbres. Il m’a présenté à mon confrère Malicot, un charmant garçon très-chauve qui se pique de beau langage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la centaurée. « C’est bon pour l’estomac, dit-il. »
Malicot me passe des épreuves à corriger : Cahier des charges : Pavage à exécuter sur la route de Namur à Bruxelles par Waterloo, sur une longueur de 160 m. dans la traverse de Sombreffe.
Cela m’a pris deux heures à corriger. Il est vrai que comme intérêt brut, c’était folâtre.
Malicot m’a appris ce que c’est qu’un bourdon, une espace, un cadratin, un lingot, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.
Aujourd’hui le patron a fait le tour des ateliers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grincheux. Il a daigné me dire que mon épreuve était bien corrigée.
Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modestie est la vertu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.
Il fait triste à l’atelier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.
Malicot est parti. Il a mangé trop de centaurée.
Son pupitre est désert et dessus se prélasse une épreuve de l’Histoire contemporaine de A. P… Cette épreuve m’attire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Loutard m’a regardé. Il arrive. Horreur ! il m’a donné douze folios de chiffres, des chiffres mal imprimés avec un nimbe noir qui fait papilloter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est horrible. J’ai peur de me transformer en chiffre, de m’arrondir en 6, de me hacher en 4, de me couleuvrer en 8 ; je deviens arithmométrique, je sens des vertiges, les lobes de mon cerveau s’en vont ; je les vois s’envoler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…
« Je deviens arithmométrique… » Composition d’origine.
Malicot est revenu ; il corrige la Revue du Nord et mâche de la centaurée (pour l’estomac). Heureux homme ! il a lu presque entièrement un article de M. X… sur les Améliorations des chemins de fer brabançons, sans compter un chapitre complet d’un roman de Zénaïde Fleuriot — romancier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage complet à corriger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un commencement et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres bloquées ; et puis il me semble qu’au plus palpitant du livre, il y aura une coupure nette et… des annonces de pastilles anti-asthmatiques.
Il y a une corde qui pend au-dessus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pourquoi est-elle là ? Elle m’agace, elle a l’air de me défier, je la couperai…
John Keat.
N. B. — Il s’y est pendu.
Précision : Dans la mise en page originelle, le nota et la signature figurent sur la même ligne.
La Jeune Belgique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.
Gravure tirée de la Revista Gráfica, s.d. [1900-1928], Barcelone.
« […] le prote ou le correcteur en cheveux longs, vêtu également d’une robe », selon la description du Bulletin officiel [Union syndicale des maîtres imprimeurs de France], dans son album de Noël 1927 : « Iconographie de l’imprimerie et du livre ». Illustration tirée de la Revista Gráfica, Institut catalan des arts du livre, Barcelone [1900-1928].
La revue « se présente sous la sauvegarde d’un blason aux couleurs d’Aragon (d’or, à quatre pals de gueules), chargé en cœur d’un écusson en losange, d’argent, à deux balles d’imprimerie, le tout ressortant sur l’aigle porteur [sic, porteuse] du visorium et du composteur. Cet ensemble, d’un héraldisme hétérodoxe, est plaqué contre un rang à la pente trop rapide, où travaillent : ici un compositeur aux cheveux frisés, à robe de moine ; là, le prote ou le correcteur en cheveux longs, vêtu également d’une robe ; dans sa petite bibliothèque [hors champ], quelques livres voisinent avec une tête de mort. Ce pseudo-prote est-il, devant son pupitre, un ascète doublé d’un auteur ? »
Une vision de fantaisie, pour ce qui est de l’Histoire, mais aujourd’hui, avec le télétravail, peut-être une réalité pour certains…
Titre de la Revista Gráfica, s.d. [1900-1928], Barcelone.
Le Courrier du livre, couverture de 1927 (pour illustrer).
Il y va fort, Léon Richard. Lui-même typographe à Lyon, il « estim[e] qu’il est préférable pour les imprimeurs de […] prendre [les correcteurs] parmi leurs typographes ». En effet, « le compositeur devenu typographe est flatté de cette marque de confiance, son amour-propre est satisfait. Cela l’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour livrer un travail aussi parfait que possible ». Tandis que le correcteur lettré… je vous laisse découvrir en quels termes choisis il en parle.
Correcteurs, Corrections
Les correcteurs pris en dehors de la typographie sont trop souvent des déclassés2, assez prétentieux, mécontents de leur situation sociale, croyant tout connaître et n’ayant aucune notion pratique de la composition.
Leurs grandes capacités leur font laisser sans sanction les incorrections techniques, les coquilles, les caractères mélangés, les petites fautes d’orthographe, etc… Ces correcteurs s’attachent à vouloir corriger les auteurs dans leur style et dans leur doctrine parfois ; ils ne parlent que syntaxe et étymologie…
Cependant, nous devons à la vérité de dire que quelques-uns, et ils sont rares, se familiarisent bénévolement avec la typographie, qu’ils s’assimilent assez pratiquement après un stage fait à la casse pendant quelques mois ; mais, la plus grande partie des correcteurs, pris en dehors de la typographie, a souvent plus de prétentions que de capacités comme correcteur : aussi la fonction de correcteur n’est-elle pour eux qu’une position d’attente, un pis-aller…
[…] Le lettré qui échoue comme correcteur subit plutôt sa profession qu’il ne l’adopte, il cherche toujours après une situation plus digne de sa science. Parfois, ne trouvant pas dans la fonction de correcteur les ressources nécessaires à ses besoins, il finit par s’aigrir et en vient alors à négliger complètement sa lecture.
[…] Malheureusement, le correcteur est bien souvent le pelé, le galeux3 de nos imprimeries, et on ne lui rend guère justice de la responsabilité qui lui incombe. On feint de ne voir en lui qu’un mangeur de bénéfices, un frais-généraux4, ne produisant rien : quand, au contraire, il évite bien des malfaçons. La fonction de correcteur est l’une des plus ingrates de l’imprimerie. On lui tient rigueur de quelques erreurs peu importantes, cependant bien excusable, étant donné la quantité d’épreuves qu’il a à lire, et on ne lui sait aucun gré des nombreux bouillons qu’il prévient. Parfois, le prote lui fait la vie dure et le traite en ennemi. Cela lui rend le caractère ombrageux…
[…] Nous terminons cet article en répétant qu’il y a tout intérêt pour les imprimeurs à former comme correcteurs des compositeurs capables et intelligents plutôt que de prendre des bacheliers ou autres licenciés besogneux, ayant parfois commis des erreurs qui leur ferment d’autres carrières. Il sera difficile à ceux-ci de faire de bons correcteurs, notamment en ce qui concerne la bonne exécution typographique des travaux, leur compétence dans les questions professionnelles étant nulle. Ces savants peuvent trouver ailleurs des situations plus en rapport avec la science qu’ils possèdent et les besoins matériels qu’elle réclame. La rémunération des correcteurs étant souvent inférieure au salaire de bien des typographes.
Léon Richard.
Le Courrier du livre (organe spécial du Syndicat des industries du livre), [revue mensuelle, 1899-1940], no 137, 1er décembre 1904.
En mai 19285, le Code typographique tant attendu a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bordeaux. Émile Verlet, président (depuis février 1925) de la commission chargée de sa rédaction, peut souffler… et se féliciter de cette naissance difficile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était prétexte à rimer). Comme le rappelle en introduction Eugène Grenet, président de la Société amicale des protes et correcteurs de France, dans la Circulaire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le premier essai de réalisation du Code typographique fut entrepris par l’Amicale, ainsi qu’en avait décidé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polémiques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le premier vers du poème ci-dessous.
Première annonce de la parution du Code typographique, Circulaire des protes, mai 1928.
LE CODE TYPOGRAPHIQUE
Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.
On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.
Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.
On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !
Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !
Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !
Toulouse6, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !
Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !
E. VERLET.
Extrait de « Glanage à la pêche », un article de trois colonnes sur les perles qu’on trouve dans les journaux, comme « Le brave agent reçut un coup de feu qui ne l’atteignit pas » ou « Double suicide accidentel par le gaz d’éclairage ». C’est surtout l’occasion de montrer l’importance du correcteur…
“Un charmant discours”
Il arrive parfois qu’un correcteur empêche la mise en circulation de certaines perles. Témoin le petit fait suivant que je garantis authentique :
Dans une ville de l’Île-de-France, un chef de cabinet de préfecture représentait le grand chef du département au banquet annuel d’une société musicale. Au champagne, le délégué lut un charmant discours qui fut communiqué à la presse pour être inséré dans le compte rendu. En terminant la lecture de l’allocution, le correcteur eut un sourire. L’auteur y disait qu’il était un peu musicien, puisqu’il avait toujours eu un faible pour le tambour. Il terminait ainsi sa tirade : « Et j’ai toujours un regard fervent quand je passe à Paris, devant la statue de Viala7, le brave petit tambour d’Arcole. »
« Sapristi ! se dit le lecteur d’épreuves, je ne suis pas un illuminé quoiqu’étant né un 14 juillet ! Viala était pourtant mort lorsqu’il tambourinait à la bataille d’Arcole8 !
Tambour d’Arcole, sculpture de Jean Barnabé Amy, sise à Cadenet (Vaucluse).
Il fit remarquer aux autorités soi-disant compétentes qu’il y avait erreur, qu’on se trompait d’exécutant. À demi convaincues, les « lumières » eurent recours au dictionnaire du correcteur, car celui de la maison était un petit livre d’écolier à peu près contemporain du percement de l’isthme de Suez9. Ce juge suprême fournit la preuve que Viala avait été tué en 1793 et que la bataille d’Arcole s’était déroulée en 1796. On coupa simplement l’effet, mais je prends la liberté de glisser un tuyau dans l’oreille du Père Éternel : « Seigneur, c’est avec désintéressement que je vous fais l’offrande de mon idée. Lorsque sonnera l’heure du Jugement Dernier, n’usez donc pas de la trompette : faites battre du tambour par vos anges, car cet instrument est infaillible pour réveiller les morts. »
Conscient correcteur, tu es la bête noire De tous les ignorants et de tous les jaloux, Quand, penché tout le jour sur un affreux grimoire, Tu te permets d'y voir des sottises, des « loups ». J'entends par « loups » ici, les oublis, les bêtises Qui parfois échappés à la dactylographe Feraient dire à l'auteur d'énormes balourdises Toujours assaisonnées de fautes d'orthographe. Mais il est entendu que tu es responsable Et que tu dois tout voir, même le mot absent. Le Code, à l'avenir, te sera secourable10, Même si le typo se moque de l'accent. Le temps n'est plus, hélas ! de lire les épreuves En somnolant, béat, les yeux à demi clos. Tout va vite aujourd'hui… il faut donner des preuves D'un savoir étendu, sans quoi tu es forclos. Le typo maladroit, ennemi des virgules, Le metteur trop pressé de terminer à temps Tempêteront souvent contre tes majuscules Ou tes alinéas et diront en partant : « Combien ce correcteur est donc insupportable ; » Il s'applique vraiment à tout nous compliquer, » Car ce que nous faisons nous paraît raisonnable. » À travail d'automate, à quoi bon s'appliquer ? » Mais le bon correcteur garde son habitude De regarder de près ce qui paraît fautif ; Passionné de son œuvre, il est, comme Latude11, Patient pour le mot : nom, pronom, adjectif. De quelque état d'esprit qu'on le brime ou l'entoure Il va, il va toujours et sans trop s'émouvoir Il poursuit son travail : c'est une chasse à courre Aux fautes des humains qu'il peut apercevoir. Mais je ne vais pas dire qu'il demeure infaillible Dans le monde des fautes, il peut en oublier, Car, sauf le Créateur, qui donc n'est pas faillible ? Non, mais le correcteur est un rude ouvrier.
Extrait d’un long et vibrant élogeau correcteur. Intitulé simplement « Du Correcteur et de la Correction », celui-ci court sur six pages (onze colonnes) de la Circulaire des protes no 181, de mars 1911. Il est signé « A. MARSILLAC », que je n’ai pas identifié et qui n’apparaît à aucune autre date dans la revue.
“L’auteur plane trop haut”
« […] l’esprit emporté vers les horizons lointains du rêve poétique ou des spéculations ardues, l’attention absorbée par l’agencement logique des idées, l’effort tendu à la poursuite de l’expression la plus complète et la plus juste, l’auteur peut perdre de vue certains détails : il plane trop haut. Sous le martèlement de sa pensée, de nouveaux aspects de son sujet jaillissent comme des étincelles sur l’enclume ; ces étincelles l’éblouissent, toutes elles l’attirent, il court de l’une à l’autre, et, dans son empressement à les saisir toutes, dans sa hâte à n’en perdre aucune, il laisse une idée inachevée, sans liaison avec ses voisines ou en entremêle les mots.
« Certes, ce sont défaillances infimes, mais elles déparent l’œuvre, comme une tache déprécie un brocart, un accroc une riche tapisserie. Ôtez la tache, reprisez l’accroc, le brocart et la tapisserie redeviennent inestimables. Mais combien habiles, combien délicates doivent être les mains chargées de ce travail ! C’est celui du correcteur.
Une collaboration étroite
« Devant lui la pensée de l’auteur s’étale à nu. Il en saisit l’éclosion, en suit la marche, en devine les efforts, les hésitations, les retours, toutes choses que lui dévoilent les ratures, les renvois du manuscrit ; l’écriture calme ou fiévreuse a pour lui un langage. Cette pensée de l’auteur, dont il a surpris les plus subtiles évolutions et les replis les plus secrets, il doit la faire sienne, s’en pénétrer tellement qu’il sache donner à chaque titre, à chaque partie de l’ouvrage l’importance et, par suite, la place qui leur convient. Il faut que, grâce à lui, une série de pages écrites d’une main monotone et uniforme ait, une fois imprimée, comme le relief d’un monument, en sorte que l’œil du lecteur saisisse le thème de l’étude, les développements du sujet traité, les phases du récit offert à sa curiosité.
« Dans le détail, le correcteur doit élaguer les irrégularités du manuscrit, en suppléer les inattentions, en réparer les oublis, en rectifier les lapsus calami, combler les défaillances de mémoire, rétablir les citations fautives, car il se peut que l’auteur, entraîné par sa pensée, ait lu, dans le passage cité, non ce qui est mais ce qui devrait être.
« Telle est, vraiment étroite, et dans l’ensemble et dans le détail, la collaboration du correcteur et de l’écrivain. Aussi Victor Hugo aimait à rendre hommage à ces « modestes savants si habiles à lustrer les plumes du génie » ; aussi P. Larousse, après Firmin-Didot, les appelle ses « auxiliaires les plus précieux. »
« Un autre fils de François [Didot], Pierre François [1731-1795, dit le jeune], crée un des premiers codes typographiques à l’usage des correcteurs. »
Les Didot forment une dynastie d’imprimeurs qui, jusqu’au xixe siècle, apporteront « de nombreuses innovations techniques à l’industrie papetière, à l’imprimerie et à la typographie ».
L’Encyclopédie Larousse reprend cette information, avec des italiques : « Il créa également le premier Code des corrections typographiques », mais en l’attribuant à l’un des petits-fils de François Didot, Pierre (1761-1853).
Un code typographique au xviiie siècle ? Voilà qui bouscule mes connaissances, le premier « code typo » proprement dit datant, pour moi, de 1928 — après une série de « manuels typographiques » au xixe siècle. ☞ Voir Qui crée les codes typographiques ?
Silence des catalogues
« Soucieux d’apporter le plus grand soin aux ouvrages qu’il imprimait, Pierre François Didot composa et publia un petit ouvrage à l’adresse des correcteurs d’épreuves : Protocole des corrections typographiques », écrit, pour sa part, Jean-Claude Faudouas, dans son Dictionnaire des grands noms de la chose imprimée (Retz, 1991, p. 45).
Décidément ! Je fouille, bien sûr, le catalogue de la BnF et celui du musée de l’Imprimerie de Lyon, à la recherche de cette pièce historique. Sans succès.
Je ne trouve rien non plus sur Pierre-François12 Didot dans la vaste Somme typographique (1947-1951) de Maurice Audin, numérisée par le musée de l’Imprimerie de Lyon. Pas plus que dans Orthotypographie : recherches bibliographiques (Paris, Convention typographique, 2002), le gros travail de Jean Méron (voir son site).
L’objet identifié
Alors je m’adresse au service d’aide SINDBAD de la BnF, qui m’oriente vers « L’Art de l’imprimerie (Paris, Dictionnaire des arts et métiers, 1773) », cité par Alan Marshall dans « Manuels typographiques conservés au musée de l’Imprimerie de Lyon » (Cahiers GUTenberg, no 6, juillet 1990, p. 40).
Ce document existe bien à la BnF, sous forme de réimpression moderne : « L’art de l’imprimerie, Thorigny-sur-Marne : impr. de E. Morin, 1913, 39 p., in-8, coll. Documents typographique[s], I ».
Il a été « attribué à Didot le jeune par E. Morin13 », comme l’écrit encore Alan Marshall (art. cit.), car le texte n’est pas signé.
Il s’agit précisément de l’article « IMPRIMERIE (L’art de l’) » (p. 480-512), extrait du tome 2 du Dictionnaire raisonné universel des arts et métiers… de Philippe Macquer (1720-1770), revu par l’abbé Jaubert, imprimé en 1773 par Pierre-François Didot.
Le protocole des signes de correction de Pierre-François Didot, reproduit par Louis-Emmanuel Brossard (1924).
Cette planche, numérotée II dans l’article de Didot le jeune, y est introduite par les mots suivants : « Lorsque la forme est entiérement ferrée, il [le compositeur] […] la porte à la presse aux épreuves pour en tirer une première épreuve, que le prote lit, & sur la marge de laquelle il marque les mots passés [bourdons] ou doublés, les lettres mises les unes pour les autres que l’on nomme coquilles, &c.Voyez Pl. II » (p. 497-498).
Le paragraphe qui suit, intitulé « De la correction », ne traite, en fait, que du corrigeage (la correction sur plomb). Il n’évoque jamais le correcteur lui-même, sauf dans les premiers mots : « Quand le compositeur a reçu du Prote, ou de tout autre Correcteur, l’épreuve où les fautes sont indiquées sur les marges, il faut qu’il la corrige […]. » Le mot protocole n’y apparaît pas non plus.
Un précurseur
Sauf erreur, les titres donnés par Larousse et Faudouas sont donc fantaisistes. Le texte de Didot le jeune ne s’adresse pas nommément aux correcteurs. Il ne s’agit pas non plus d’un code typographique, dont je rappelle la définition : « Ouvrage de référence décrivant les règles de composition des textes imprimés ainsi que la façon d’abréger certains termes, la manière d’écrire les nombres et toutes les règles de typographie régissant l’usage des différents types de caractères : capitales, bas de casse, italique, etc. » — Wikipédia.
Signes de correction dans Orthotypographia de Jérôme Hornschuch, 1608.
Il s’agit seulement d’un protocole des signes de correction. Le premier, à ma connaissance, depuis l’embryon proposé par Jérôme Hornschuch en 1608 (☞ Voir Orthotypographia, manuel du correcteur, 1608). Les traités de Marie-Dominique Fertel (1723) et de Pierre-Simon Fournier (1764-1766) ne sont pas destinés au correcteur. Bertrand-Quinquet (1798) mentionne les « signes usités dans l’Imprimerie, et qui lui sont particuliers », mais ne les donne pas. C’est généralement à Marcellin-Aimé Brun (Manuel pratique et abrégé de la typographie française, 1825) qu’on attribue le premier tableau des signes de correction14.
C’est ce changement d’un demi-siècle dans la chronologie qui fait l’intérêt principal du présent article.
C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie15de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes16 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville17 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ? […] Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !,« cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-187718] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation,Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».