Découverte d’un mot rare : “épuçage”

Un singe épuce un autre singe. © Nicho­las San­ta­sier, Pexels.

Déjà rare au sens propre (action d’épucer, « ôter les puces », comme se le font les chiens ou le font entre eux les singes), le nom épu­çage l’est encore plus au sens figuré : 

« L’épuçage des coquilles dans une épreuve typo­gra­phique incombe au cor­rec­teur d’imprimerie et à l’auteur. — L’épuçage de ce texte a révé­lé maintes fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion. — Chaque texte est lu huit fois, d’abord par son auteur, puis par le rédac­teur en chef, sou­vent par la direc­tion, enfin par cinq cor­rec­teurs qui ne sont pas là pour recher­cher les coquilles typo­gra­phiques, cet épu­çage étant opé­ré par une autre équipe (Pierre Des­cargues, “Scan­dale chez Larousse”, dans la Tri­bune de Lau­sanne, 3 octobre 1959). » — Jean Hum­bert (1901-1980), Le Fran­çais en éven­tail, Bienne (Suisse), éd. du Pano­ra­ma, 1961, p. 105-106.

« Épu­çage des coquilles » est une asso­cia­tion assez curieuse.

Le TLF confirme l’usage du verbe :

« Au fig., rare. Exa­mi­ner avec un soin minu­tieux pour cher­cher des erreurs, des fautes. Épu­cer un texte. Synon. épouiller. Un autre a épu­cé Vil­lon, s’est effor­cé de démon­trer que la grosse Mar­got de la bal­lade n’é­tait pas une femme mais bien l’en­seigne d’un caba­ret (Huys­mans, Là-bas, t. 1, 1891, p. 33). »

Et remarque : 

« On ren­contre ds la docum. épu­çage, sub­st. masc. Action d’é­pu­cer. Au fig. Et puis sup­pri­mez des blancs et des petits points. Cela trop sou­ligne [sic] le décou­su de l’œuvre [le Roman d’un Spa­hi] qui reste, mal­gré cet épu­çage de votre ami, une œuvre (A. Dau­det ds Loti, Jour­nal intime, 1878-81, p. 206). »

Vic­tor Hugo a employé, lui, épouiller : 

« Exa­mi­ner (quelque chose) avec un soin méti­cu­leux pour sup­pri­mer des erreurs. Épouiller un texte. Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules, deux détails qui défi­gurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux (Hugo, Cor­resp., 1859, p. 298). » — TLF.

Sur la polysémie du mot “correcteur”

Der­niè­re­ment, j’ai reçu de Lin­ke­dIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - mon­teur en ins­tal­la­tions sani­taires » et de « chef correcteur/rice bou­lan­ger ». Éton­nant, non ? Cela m’a don­né l’idée de reve­nir à la poly­sé­mie du mot cor­rec­teur.

Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confron­té au manque de per­ti­nence des résul­tats ren­voyés par Google, dû au fait que cor­rec­teur et cor­rec­trice sont à la fois des noms et des adjec­tifs. Ain­si, tout ce qui cor­rige est cor­rec­teur (cor­rec­tif est plus rare). Verres, appa­reils, dis­po­si­tifs divers (cor­rec­teur de tona­li­té, cor­rec­teur gazo­mé­trique, cor­rec­teur de pos­ture, etc.) ou actions. Lan­cer le mot-clé cor­rec­teur ren­voie donc des résul­tats liés à l’optique, à la chi­rur­gie, à l’orthodontie, à la cos­mé­tique, à la gym­nas­tique, etc.

Il m’a fal­lu aus­si éli­mi­ner des résul­tats les cor­rec­teurs d’examens (ou de copies, nou­velle poly­sé­mie, la copie étant, dans l’é­di­tion et l’im­pri­me­rie, le texte des­ti­né à être sai­si et trai­té en com­po­si­tion), ou exa­mi­na­teurs, « chargé[s] de cor­ri­ger et de noter les devoirs rele­vant de [leur] spé­cia­li­té » (TLF), tels les deux exemples avec les­quels j’ai commencé.

Correcteur Tipp-Ex
Cor­rec­teur Tipp-Ex.

Il m’a fal­lu éli­mi­ner encore les pro­duits blancs per­met­tant d’ef­fa­cer les fautes de frappe (pho­to ci-contre) et, sur­tout, les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques, logi­ciels ins­tal­lés dans nos ordi­na­teurs et nos télé­phones por­tables, et qui nous valent bien des mésaventures. 

Mais, au fil de mes recherches, j’ai décou­vert d’autres cor­rec­teurs plus inat­ten­dus, dans l’histoire.

Ain­si, le cor­rec­teur dési­gnait autre­fois, dans les col­lèges, un employé char­gé de fouet­ter les éco­liers : 

"Dictionnaire du fouet et de la fessée", PUF, 2022
Isa­belle Pou­trin, Éli­sa­beth Lus­set (dir.), Dic­tion­naire du fouet et de la fes­sée. Cor­ri­ger et punir, PUF, 2022.

« De mon temps, le cor­rec­teur était encore un vivant sou­ve­nir, et la clas­sique férule de cuir jouait avec hon­neur son ter­rible rôle. » — Bal­zac, Louis Lam­bert, 1832.

« La plu­part de ces magis­trats me rap­pellent tou­jours le col­lège où les cor­rec­teurs ont une cabane auprès des com­mo­di­tés, et n’en sortent que pour don­ner le fouet. » — Cham­fortMaximes et pen­sées, 1795.

« Toutes ses pro­tes­ta­tions furent inutiles ; le prin­ci­pal fut inflexible, et fit mon­ter le cor­rec­teur. » — Jean-Bap­tiste-Joseph Cham­pa­gnac (1796-1858).

Au bagne était aus­si dit cor­rec­teur « l’homme, for­çat ou geô­lier admi­nis­trant le fouet ; terme admi­nis­tra­tif » — Esnault, Notes com­pl. dict. Dele­salle, 1947, cité par le TLF (voir aus­si Bob : dic­tion­naire d’argot).

Une phrase de Remy de Gour­mont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la cor­rec­tion lit­té­raire et le châtiment :

« Nous n’a­vons jamais de textes abso­lu­ment cor­rects, l’au­teur même ayant sou­vent été le plus négligent des cor­rec­teurs, ayant été son propre bour­reau, son propre saboteur. »

Dans l’histoire romaine, le cor­rec­teur était un « magis­trat adjoint aux consu­laires et aux pré­si­dents, pour concou­rir à l’administration des pro­vinces » (Larousse).

Dans l’histoire reli­gieuse, c’était un « supé­rieur [ou une supé­rieure] dans cer­tains ordres monas­tiques tels que les minimes » (ibid.). 

Tou­jours au couvent, j’ai trou­vé un sur­pre­nant couple lec­trice-cor­rec­trice, dans la règle de saint Augus­tin : 

extrait de la règle de saint Augustin
Extrait des « Regles de celle qui cor­rige les fautes qui se com­mettent en la lec­ture de table. », La Règle de saint Augus­tin, 1747.

« 1. La Cor­rec­trice des fautes qui se font par­mi la lec­ture de table, ins­trui­ra dou­ce­ment la Lec­trice qui seroit nou­vel­le­ment employée en cet exer­cice, ou qui autre­ment auroit besoin qu’on lui mon­trât la façon de s’en bien acquit­ter.
« 2. Lorsqu’en lisant par­mi le repas la Lec­trice aura fait quelque faute sur un mot ou syl­labe, le pro­non­çant mal, ou pren­nant l’un pour l’autre & ne se cor­ri­ge­ra sur le champ dira modes­te­ment, repe­tés, & en cas que la Lec­trice en le repe­tans ne le dit comme il faut, la Cor­rec­trice cor­ri­ge­ra tout haut le mot, où se trouve la faute.
« 3. Si nean­moins la Lec­trice se trou­bloit, ou se trou­voit confuse ou affli­gée, se voyant sou­vent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Cor­rec­trice en pour­ra lais­ser une par­tie des moindres sans cor­rec­tion en public, & l’en aver­ti­ra après en par­ti­cu­lier cha­ri­ta­ble­ment, moyennent que ceci s’approuve par la Supé­rieure1. »

Avant les offi­ciers de la Cour des comptes, nous avions les correc­teurs des comptes. On pou­vait « ache­ter un office de cor­rec­teur en la chambre des comptes de Paris ».

Le bureau des cor­rec­teurs des comptes s’appelait la cor­rec­tion (por­ter un compte à la cor­rec­tion), de même que le bureau des cor­rec­teurs d’un jour­nal peut être appe­lé la cor­rec­tion (employer dans ce sens le mot cas­se­tin relève du jar­gon des cor­rec­teurs professionnels). 

Mais toute « action de cor­ri­ger, de chan­ger en mieux, de rame­ner à la règle » (Robert) est une cor­rec­tion. On ne cor­rige donc pas seule­ment les textes, mais aus­si les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habi­tudes, etc.

Les rema­nie­ments qu’apporte un auteur à son texte sont aus­si des cor­rec­tions

« Rien n’est plus propre à for­mer le goût que de démê­ler, dans les cor­rec­tions d’un grand écri­vain, le motif des arrêts qu’il a pro­non­cés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Des­préaux.

Je n’ai pas besoin de pré­sen­ter les mai­sons de cor­rec­tion, ni de pré­ci­ser ce que rece­voir, méri­ter, subir une cor­rec­tion peut signifier. 

La cor­rec­tion, c’est enfin, en lit­té­ra­ture et dans les beaux-arts, la « qua­li­té de ce qui est cor­rect, pure­té, absence de fautes ou d’écarts » : 

« […] cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. cor­rec­tion du style. cor­rec­tion du des­sin. Les Anglais n’étaient pas encore par­ve­nus, du temps de Wal­ler, à écrire avec cor­rec­tion. (Volt.) Ce qui consti­tue une lettre bien écrite ne consiste pas seule­ment dans la cor­rec­tion du style. (Mon­crif.) La cor­rec­tion consiste dans l’observation scru­pu­leuse des règles de la gram­maire et des usages de la langue. (Beau­zée.) Il y a dans le style des qua­li­tés qui tiennent à la véri­té du sen­ti­ment, il y en a qui dépendent de la cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. (Mme de Staël.) La cor­rec­tion semble de la pédan­te­te­rie [sic], et bien­tôt le style lit­té­raire aura besoin de com­men­ta­teurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.

On devine qu’il faut reje­ter à la mer beau­coup de pois­sons quand on part à la pêche au cor­rec­teur.

NB — Les men­tions du Larousse font réfé­rence à Pierre Larousse, Grand dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, 1866-1877.


Auteur-éditeur, “un couple infernal” ?

Pho­to d’illus­tra­tion, signée Dzia­na Hasan­be­ka­va (Pexels).

On m’a récem­ment deman­dé, dans un com­men­taire sur Lin­ke­dIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des édi­teurs dans les manus­crits de leurs auteurs. Je ne dis­po­sais pas alors des élé­ments néces­saires. Je viens donc de rédi­ger une réponse mieux infor­mée, essen­tiel­le­ment par un long article de l’u­ni­ver­si­taire Oli­vier Bes­sard-Ban­quy1. Les autres réfé­rences sont pré­ci­sées en note.

En lit­té­ra­ture géné­rale, l’auteur livre géné­ra­le­ment un texte qu’il consi­dère comme ache­vé. L’éditeur, lui, « voit le manus­crit comme le point de départ du tra­vail édi­to­rial, la matière pre­mière à par­tir de quoi […] un volume pour­ra être don­né au public, exploi­té com­mer­cia­le­ment. […]. Ce mal­en­ten­du ori­gi­nel est la source de tous les conflits pos­sibles. » Auteur et édi­teur for­me­raient donc « un couple infer­nal », pour reprendre le titre d’un livre de la jour­na­liste Syl­vie Per­ez2.

Raymond Carver et Gordon Lish
Ray­mond Car­ver et Gor­don Lish. DR. Source : About Wri­ting.

Le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Pierre-Jules Het­zel « força[it] Jules Verne à retra­vailler ses œuvres pour res­pec­ter une morale tatillonne ». Gor­don Lish « tailla à l’extrême » dans les nou­velles de Ray­mond Car­ver — ce qui, cepen­dant, fit de lui une star3. Céline, lui, refu­sa d’« éla­guer » le Voyage au bout de la nuit, comme le deman­dait le comi­té de la lec­ture de la NRF, et signa avec Denoël4.

Aujourd’hui, selon Oli­vier Bes­sard-Ban­guy, la pro­duc­tion édi­to­riale fran­çaise se stan­dar­dise. « […] sont […] retra­vaillées toutes les lon­gueurs, les finesses, excrois­sances ou fan­tai­sies, tout ce qui peut être de nature à fati­guer ou décou­ra­ger les lec­teurs impa­tients. Plus la mai­son vise un large public et plus elle éva­cue du texte tout ce qui peut divi­ser plu­tôt que fédé­rer, tout ce qui peut rebu­ter les lec­teurs les moins endu­rants, des consom­ma­teurs de textes, enfants de la socié­té du zap­ping, peu sus­cep­tibles de se concen­trer long­temps sur un écrit ardu, éla­bo­ré, com­plexe. Que reste-t-il de la lit­té­ra­ture telle que les anciens ont pu la conce­voir ? Rien selon les plus alar­mistes des pen­seurs contem­po­rains. Un récit plat, lisse, sans sur­prise, sans ori­gi­na­li­té. “Une lit­té­ra­ture sans esto­mac” comme le dit Pierre Jourde5. »

Je recom­mande à ceux que le sujet inté­resse de lire cet article en entier. Il est accom­pa­gné d’une biblio­gra­phie per­met­tant d’ap­pro­fon­dir la question.

Caroline Coutau
Caro­line Cou­tau. © Romain Gué­lat. Source : Fon­da­tion Lee­naards.

Un article de l’éditrice Caro­line Cou­tau6, paru dans le même numé­ro, est à lire éga­le­ment. Elle y recon­naît que :

« […] les contraintes éco­no­miques faussent la donne et jouent trop sou­vent un rôle dans le par­te­na­riat entre l’auteur et l’éditeur. Les manus­crits dans les­quels on trouve une éner­gie mais aus­si de la paresse, un jaillis­se­ment mais aus­si une pau­vre­té de langue, une ima­gi­na­tion défer­lante mais aucune rigueur, une écri­ture fluide mais peu de prises de risque sont par­fois rete­nus pour des rai­sons qui ont peu à voir avec la lit­té­ra­ture. L’éditeur cherche un pre­mier roman à défendre pour sa ren­trée lit­té­raire, a besoin d’un titre ven­deur parce que sa tré­so­re­rie va mal, alors il se per­suade que tel texte moyen­ne­ment inté­res­sant peut se trans­for­mer en un livre qui plai­ra et se ven­dra. Et alors il publie un texte moyen, gen­ti­ment à la mode, cher­che­ra au mieux à l’améliorer, inter­vien­dra sou­vent trop, et devien­dra comme un pseu­do-démiurge : il joue­ra un rôle de presque pre­mier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »

Elle donne ensuite des exemples concrets de son tra­vail avec cer­tains auteurs, aux­quels je vous ren­voie. Dans le der­nier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux par­fait et parce que je suis trop ember­li­fi­co­tée dedans, à trop aimer l’auteur ou la per­sonne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur cor­rec­teur qui se fait sou­vent plu­tôt relec­teur ». Là aus­si, deux exemples suivent, « qui peuvent don­ner une idée d’une cor­rec­tion idéale mais peut-être légè­re­ment exces­sive ».

Mais son point de vue final est celui-ci : 

« L’auteur arrive avec un texte dont il est sou­vent fati­gué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, par­fois il en est très satis­fait, par­fois au contraire il doute beau­coup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une déli­cate opé­ra­tion qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décol­ler, dés­im­bri­quer le texte et son auteur en vue d’une publi­ca­tion. Renon­cer à une scène, modi­fier une phrase, rendre le pro­pos plus ner­veux, don­ner plus de chair à un per­son­nage. Res­ser­rer, cou­per (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni sur­tout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »

« Tout est tou­jours pos­sible, conclut, sur une note plus opti­miste, Oli­vier Bes­sard-Ban­quy, et de la ren­contre impro­bable, inat­ten­due, d’un écri­vain d’exception et d’un édi­teur de grand talent peut naître une œuvre qui mar­que­ra l’histoire des lettres […]. »


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal1 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre2, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19023, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal4 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu5 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Le “Quid”, pour tout savoir avant Internet

collection privée de "Quid"
Une col­lec­tion pri­vée d’é­di­tions annuelles du Quid.

Bien que le mot annuaire désigne cou­ram­ment une liste de numé­ros de télé­phone, pour les biblio­logues, tout « ouvrage publié chaque année conte­nant […] des ren­sei­gne­ments d’ordres très divers » (TLF) est un annuaire.

couverture du "Quid" 1963
Cou­ver­ture du Quid 1963.

Le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (éd. Cercle de la librai­rie, 2002) illustre l’entrée « annuaire » avec la cou­ver­ture du Quid 1963, ce qui me donne l’oc­ca­sion d’y revenir.

La pre­mière édi­tion de cette « ency­clo­pé­die annuelle », donc, a la taille d’un livre de poche de 632 pages, sans aucune illus­tra­tion. L’encyclopédie gros­sit régu­liè­re­ment pour atteindre, en 2007, le volume d’un gros dic­tion­naire : plus de 2 200 pages.

Créé et diri­gé par Domi­nique et Michèle Fré­my, le Quid est d’abord édi­té aux édi­tions Plon (1963 à 1974) puis aux édi­tions Robert Laf­font (1975 à 2007).

« Domi­nique Fré­my […] a le che­veu rare et l’œil mali­cieux, un air affable et curieux de tout, écri­vait Le Monde en mai 20001. On le sent à l’affût de ce qui se passe, des petits chan­ge­ments de la socié­té. C’est nor­mal : il a l’esprit Quid. Dans son bureau, on voit des dic­tion­naires et des ency­clo­pé­dies aux reliures anciennes, mais pas d’ordinateur. Il avoue ne pas savoir s’en ser­vir et attend que la machine s’adapte à l’homme et non le contraire. […] [Michèle, elle,] a épou­sé le Quid en même temps que son mari. Ils se sont mariés le jour de la sor­tie du pre­mier volume. Leur voyage de noces était un périple dans les librai­ries de l’Hexagone pour suivre l’implantation du nouveau-né. »

Dominique, Michèle et Fabrice Frémy lors du lancement du "Quid" 2007
Domi­nique, Michèle et Fabrice Fré­my, lors du lan­ce­ment du Quid 2007.

Moins cher qu’une ency­clo­pé­die en plu­sieurs volumes, le Quid ven­dra entre 300 000 et 400 000 exem­plaires en moyenne dans les années 1990 — 500 000 pour l’é­di­tion 2000. Avant Inter­net, il était bien utile au correcteur.

L’ul­time édi­tion était pré­sen­tée en ces termes :

« De la pré­his­toire à l’année en cours, les grands sujets, les nou­veau­tés, les infor­ma­tions les plus pré­cises sont dans Quid 2007 : arts, astro­no­mie, Bourse, ciné­ma, défense natio­nale, éco­no­mie, ensei­gne­ment, envi­ron­ne­ment, États, his­toire, Inter­net, jeux, lit­té­ra­ture, musique, “people”, poli­tique, régions, reli­gions, retraites, san­té, sports, stra­té­gie, télé­vi­sion, vie quotidienne… […] »

Le texte publi­ci­taire se ter­mi­nait par le slo­gan : « Quid 2007, le “moteur de recherche” idéal. »

Mais depuis 2002, avec la concur­rence de Google et de Wiki­pé­dia, les ventes chu­taient. Le contrat liant les Fré­my à Robert Laf­font, arri­vé à échéance, n’a pas été renou­ve­lé2.

Lan­cé dès 1997 par Fabrice Fré­my, le fils, le site quid.fr a dis­pa­ru, à son tour, en mars 2010.

Mort en 2008, Domi­nique Fré­my est enter­ré au cime­tière de Passy.

Article rédi­gé d’après la fiche Wiki­pé­dia.

☞ Voir aus­si Ency­clo­pé­dies en ligne (pour chan­ger de Wiki­pé­dia).


Une séance de correction avec Charles Baudelaire

Léon Cladel, Atelier Nadar, 1900
Léon Cla­del, Ate­lier Nadar, 1900. Coll. BnF.

Dans une nou­velle rédi­gée en 1868 et publiée en 1879, le roman­cier Léon Cla­del (1835-1892) raconte une séance de cor­rec­tion (en 1861 ?) de ses Amours éter­nelles avec Baudelaire : 

« […] nous nous mîmes à l’œuvre incon­ti­nent. Tout beau ! Dès la pre­mière ligne, que dis-je ? à la pre­mière ligne, à la pre­mière lettre, il fal­lut en découdre. Était-il bien exact, ce mot ? Ren­dait-il rigou­reu­se­ment la nuance vou­lue ? Atten­tion ! Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec char­mant, ave­nant avec gen­til, sédui­sant avec pro­vo­cant, gra­cieux avec amène, holà ! Ces divers termes ne sont pas syno­nymes ; ils ont, cha­cun d’eux une accep­tion toute par­ti­cu­lière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas iden­ti­que­ment la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, user de l’un à la place de l’autre. En pra­ti­quant ain­si, l’on en arri­ve­rait infailli­ble­ment au pur cha­ra­bia… Les grif­fon­neurs poli­tiques, et sur­tout les tri­buns de même aca­bit, ont seuls le droit, ensei­gnait cet infaillible péda­gogue, d’employer admo­ni­tion pour conseil, objur­ga­tion pour reproche, valeur pour cou­rage, époque pour siècle, contem­po­rain pour moderne, etc., etc. Tout est per­mis aux ora­teurs pro­fanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plu­part, de très piètres vir­tuoses ; mais nous, ouvriers lit­té­raires, pure­ment lit­té­raires, nous devons être pré­cis, nous devons tou­jours trou­ver l’expression abso­lue ou bien renon­cer à tenir la plume et finir gâcheurs, comme tant d’autres qui, tout en ayant la vogue, n’auront jamais de suc­cès ni de consi­dé­ra­tion. Et tan­dis qu’il dis­ser­tait à voix haute et lente, le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. Cher­chons ! Si le sub­stan­tif ou l’adjectif n’existent point, on les inven­te­ra ; mais ils sont là, comme des pépites dans la gangue… […] »

Lettre de Léon Cladel à Baudelaire en 1861

Léon Cla­del, « Dux », Bons­hommes, G. Char­pen­tier, 1879, p. 282-283.

Ci-contre : « Lettre auto­graphe signée de Léon Cla­del, adres­sée le 1er août 1861 à Charles Bau­de­laire, en réponse à la lettre que le poète lui avait adres­sée, fin juillet, pour l’in­vi­ter à lui rendre visite afin de lui com­mu­ni­quer ses épreuves des Amours éter­nel[le]s qu’il dédie­ra à Bau­de­laire. » On peut ten­ter de la déchif­frer sur le site de La Gazette Drouot.

Conte du dimanche : “Le Correcteur”, 1911

Le 3 décembre 1911, dans la sixième colonne de sa une, le quo­ti­dien La Démo­cra­tie offrait à ses lec­teurs son « conte du dimanche », signé d’Hen­ry du Roure (1883-1914), jour­na­liste catho­lique, fervent par­ti­san de l’édu­ca­tion sociale. L’his­toire édi­fiante d’un cor­rec­teur de presse tiraillé par sa conscience, qui n’est pas sans rap­pe­ler le Mon­sieur Made­leine de Vic­tor Hugo. Une his­toire de rédemp­tion, idéale pour un dimanche de Pâques.

Titre original "Le Correcteur", 1911

Depuis onze ans au ser­vice du jour­nal l’Ins­tan­ta­né le père Bru­chet était le modèle des cor­rec­teurs.
Dans l’atelier de com­po­si­tion on disait de lui avec admi­ra­tion : — Il a l’œil typo­gra­phique.
Et c’était vrai, qu’il ne lais­sait rien pas­ser. La moindre faute dans une épreuve le frap­pait aus­si vive­ment qu’un coup de poing en pleine figure. Il déni­chait entre mille l’i qui n’avait pas de point et la lettre qui n’était pas du carac­tère. Une coquille le met­tait hors de lui. Avec cela, ins­truit, sachant l’orthographe, l’histoire, la géo­gra­phie, les noms des hommes illustres et ceux des dépu­tés incon­nus. Pour rien au monde, il n’eût lais­sé écrire Tar­tam­pion au lieu de Tar­tem­pion. Enfin, une perle !

Mais le plus beau, c’était sa conscience. Admi­rable conscience pro­fes­sion­nelle ! Il avait au plus haut point cette ver­tu qui se perd : l’amour du beau tra­vail, — de ce qu’une locu­tion popu­laire appelle « l’ouvrage bien faite ». En voi­là un qui ne sabo­tait pas !
Sou­vent ses col­lègues se deman­daient :
— Mais pour­quoi Bru­chet tra­vaille-t-il comme cela ?
Plus fins, ils eussent démê­lé dans son zèle un besoin de se rache­ter, de réparer.

À vingt ans Bru­chet, qui s’appelait alors Cabasse, orphe­lin, mal éle­vé, ou plu­tôt pas éle­vé du tout, per­ver­ti par quelques mau­vais drôles, s’était lais­sé entraî­ner, un soir qu’il avait bu, dans une sin­gu­lière expé­di­tion. Pen­dant que ses cama­rades cam­brio­laient une bijou­te­rie, il fai­sait le guet — mal, sans doute, car des agents sur­ve­nus avaient arrê­té ses com­plices. Il s’était sau­vé jusqu’en Belgique.

Condam­né par contu­mace à vingt ans de tra­vaux for­cés, il était ren­tré en France, sous le nom de Bru­chet, après quelques années d’une vie très dure. Il n’était pas fon­ciè­re­ment mau­vais, au contraire. Le sang d’une longue lignée de braves gens avait par­lé en lui. Il avait hor­reur de sa faute et sou­hai­tait de se réha­bi­li­ter. D’abord typo­graphe, il s’était ins­truit tout seul, à force d’énergie. Il avait obte­nu cette place de cor­rec­teur. Il s’était fait ce qu’il était ; un tra­vailleur d’élite et un brave homme.

Bru­chet n’était pas marié — à cause des papiers, de l’état-civil, vous com­pre­nez ?
Un jour, il avait recueilli la petite fille d’une voi­sine morte. Lucette avait main­te­nant huit ans. Il l’aimait ten­dre­ment, avec humi­li­té, en homme qui se dit sou­vent :
— Si elle savait qui je suis !…

Un jour, comme il avait eu peur ! Il pro­me­nait Lucette au Jar­din des Plantes. Un homme de mau­vaise mine, en le voyant, s’était écrié :
— Cabasse !…
C’était Lecat, l’un des cam­brio­leurs condam­nés jadis — l’un de ses com­plices.
— Tais-toi, mal­heu­reux !… Appelle-moi Bru­chet…
— Tu en as eu de la chance, de te débi­ner ! Moi, j’ai tiré sept ans…
— Sept ans ?… Mon pauvre vieux…
— Enfin, je ne t’en veux pas… Tu te serais fait pin­cer, que ça ne m’aurait avan­cé à rien… Cha­cun pour soi, n’est-ce pas ?…

Le mal­heu­reux Bru­chet pen­sait sou­vent à cette entre­vue, vieille de quatre ans. Il essayait de se ras­su­rer en son­geant que dans quelques semaines, il serait cou­vert par la prescription.

*
*      *

« Sucres raf­fi­nés bonne sorte, 84 ; belle sorte, 84,50. — Suifs indi­jènes… »
— Indi­gènes !… Avec un G, voyons !…
Ain­si bou­gon­nait tout seul le Père Bru­chet en cor­ri­geant des épreuves des « Mar­chés et Bourses ».

Depuis quatre heures déjà, il était enfer­mé dans son petit, tout petit cabi­net sans fenêtres — la cage à lapins, disait-on à l’atelier. Les épreuves s’amoncelaient sur sa table, et, inlas­sa­ble­ment, d’une écri­ture bien nette, il fai­sait dans les marges les signes caba­lis­tiques qui redres­saient les erreurs, abo­lis­saient les coquilles…

À force de cor­ri­ger, il ne com­pre­nait plus très bien ce qu’il lisait… Et pour­tant, il tres­saillit sou­dain. Quoi ? Rêvait-il ? Il venait de voir son nom… son ancien nom… son vrai nom !…
Il relut tout le para­graphe. Il sui­vait les lignes avec sa plume, une plume qui trem­blait : 
« … Oh ! Ils échap­pe­ront, vous savez… Il y en a tant qui échappent !… Tenez, un de ceux qui ont cam­brio­lé avec moi la bijou­te­rie Hédard, en 95, Cabas­sé… (Ici la plume trem­bla plus fort)… Eh ! bien, il vit tran­quille­ment pas loin d’ici sous un faux nom… La police n’aurait pas de mal à l’arrêter, si elle le vou­lait… »

C’était une inter­view de Lecat. Éta­bli mar­chand de vins, il venait d’être déva­li­sé. C’était assez piquant, ce cam­brio­leur cam­brio­lé. L’Ins­tan­ta­né lui avait dépê­ché un repor­ter… Et voi­là ce qu’il avait dit, le misé­rable, avec beau­coup d’autres choses…
Et Bru­chet, stu­pide, consi­dé­rait ces lignes, qui étaient sa perte… l’écroulement de toutes ses espé­rances… le bagne… le déshon­neur… Et Lucette, mon Dieu, Lucette !…

Quelque chose tom­ba sur l’épreuve… Une larme… Machi­na­le­ment, Bru­chet prit un buvard, et essuya cette larme ; ensuite, il ajou­ta une r à arê­ter, et rem­pla­ça l’é de Cabas­sé par un e muet…
Et puis, il res­ta immo­bile, assom­mé, anéan­ti…
— Eh ! bien, la cor­rec­tion, ça vient ? cria le chef d’atelier.
— Voi­là… voi­là… bal­bu­tia le pauvre homme.

Il ren­dit les épreuves des « Bourses et mar­chés », des « Théâtres », des « Sports »… Après quoi, il revint dans sa cage et, la tête dans les mains, réflé­chit.
D’un seul coup il vit clair. Par­bleu ! Il n’avait qu’à faire sau­ter ces huit lignes !… Dans une inter­view qui en comp­tait 80 qui le remar­que­rait ?… Baras­sé le repor­ter, ne reli­sait jamais sa « copie » impri­mée… Si par hasard il se plai­gnait, Bru­chet répon­drait que c’était une erreur des lino­ty­pistes, voi­là tout… Et il déchi­re­rait l’épreuve, pour qu’on ne vit [sic] pas la cor­rec­tion faite de sa main… On ne s’amuserait pas à réta­blir, deux jours plus tard, huit lignes sans intérêt !…

Quant à Lecat, irait-il racon­ter à d’autres ce qu’il savait ?… Il avait jeté cette bou­tade sans réflé­chir, et non pour le plai­sir de dénon­cer… La preuve, c’est qu’il n’avait pas livré le nou­veau nom de Bru­chet… Qui sait, d’ailleurs, com­ment le peu scru­pu­leux Baras­sé s’y était pris pour lui arra­cher cette confi­dence ?…
Enfin, il ne s’agissait que de gagner trois semaines… Après, ce serait la pres­crip­tion… Le salut…

Bru­chet trem­pa sa plume dans l’encrier.
Et au moment de sup­pri­mer les lignes, il s’arrêta…
Le cor­rec­teur qui était en lui se refu­sait à sabo­ter une copie… Sa conscience pro­fes­sion­nelle se révol­tait… En vain, il essayait de la vaincre, il ne pou­vait pas…
— Je suis trop bête ! se dit-il.
Il reprit de l’encre, regar­da l’épreuve… Et il lui sem­blait que sa main, sa main si docile ne vou­lait plus lui obéir…

— Hé ! Bru­chet ?… Cette inter­view ?…
— Oui… oui… tout de suite…
Il s’affolait. Il ne voyait plus clair. Il rou­gis­sait, comme s’il avait conçu un acte abo­mi­nable. II essaya de déli­bé­rer froi­de­ment avec lui-même. Mais les idées dan­saient dans sa tête. Il ne savait plus ce qu’il fai­sait, ni où il était… Dans ce désar­roi la conscience pro­fes­sion­nelle l’emporta… Il ne prit pas une déci­sion, non… Mais tout d’un coup, il s’aperçut qu’il avait ren­du l’épreuve, intacte… D’ailleurs, aurait-il pu bar­rer huit lignes ?… Ses doigts sans force ne tenaient plus son porte-plume.

*
*      *

Et son des­tin s’accomplit. L’interview de Baras­sé pas­sa sous les yeux du chef de la Sûre­té qui trou­va drôle de repê­cher un contu­mace, à vingt-cinq jours de la pres­crip­tion. Lecat, bien « cui­si­né », par­la. Un jour, Bru­chet ne vint pas à l’imprimerie.
— Lui, si exact !… Il faut qu’il soit malade, au moins !… dit le chef d’atelier.
C’était bien pire : Bru­chet, — ou plu­tôt Cabasse était en prison.

Pour cet accu­sé sym­pa­thique, le tri­bu­nal a mon­tré de l’indulgence. Cabasse s’en est tiré avec deux ans de pri­son. Quelques hommes poli­tiques, rédac­teurs à l’Ins­tan­ta­né, ont deman­dé la grâce. Ils l’ont obte­nue. Mal­heu­reu­se­ment, deux heures avant la signa­ture du décret, Cabasse est mort dans sa prison.

Henry du Roure
Hen­ry du Roure.

À l’im­pri­me­rie de l’Ins­tan­ta­né, on a beau­coup dis­cu­té son cas. On connaît, car il l’a racon­té à l’audience, le drame rapide qui s’est joué dans sa conscience.
Tar­rot, lino­ty­piste, syn­di­qué liber­taire, beau par­leur qui pra­tique volon­tiers, sans attendre un mot d’ordre de la C. G. T, la « grève des bras croi­sés », déclare à qui veut l’entendre, et même à qui ne veut pas, que « Cabasse était la der­nière des poires », et que s’il avait eu pour deux sous de «  conscience de classe », il aurait sabo­té l’article de Baras­sé, et de bien d’autres !…

Et ses cama­rades, en son­geant à l’histoire mélan­co­lique du pauvre Cabasse, sont émus. À sa place ils ne l’auraient pas fait, sans doute, l’acte étrange qui l’a per­du… Et cepen­dant, dans le secret de leur cœur, ils sont ten­tés de pen­ser qu’il y eut là quelque chose de beau…
Mais aucun d’eux n’ose le dire, de peur de ne plus pas­ser pour un « pro­lé­taire conscient ».

Hen­ry du Roure

“Le Correcteur”, de Marco Lodoli

"Le Correcteur" de Marco Lodoli

« Dans le peu de temps libre qu’il lui res­tait, après avoir expur­gé son énième livre, Fan­ti­no se bala­dait dans la ville en scru­tant les affiches et les enseignes des maga­sins, les ins­crip­tions sur les murs. Il n’était pas content tant qu’il n’avait pas trou­vé une erreur, même petite, même insi­gni­fiante et ridi­cule : pour chaque quar­tier, il se conten­tait d’une apos­trophe oubliée, d’une petite vir­gule. Alors il ren­trait chez lui et disait : ça suf­fit pour aujourd’hui. Mais ensuite, une fois au lit, sa manie le repre­nait, alors il ral­lu­mait la lumière et il com­men­çait à éplu­cher les annuaires du télé­phone, cin­quante, soixante colonnes à chaque fois. Il lui fut facile de com­prendre que Mon­sieur Maria­ni Par­lo était en réa­li­té Maria­ni Car­lo. Qui­conque doté d’un peu de patience pou­vait sai­sir cela. Il lui fal­lut un peu plus de métier pour loca­li­ser le numé­ro de télé­phone erro­né d’une ali­men­ta­tion : il ne pou­vait pas com­men­cer par sept, dans cette zone-là de la ville. Cela devait être un cinq : le matin, il appe­la le maga­sin pour véri­fier son hypo­thèse. Il com­man­da une bou­teille de vin rouge très coté et la but au gou­lot, en se féli­ci­tant dans son for intérieur. »

"Boccacce" de Marco Lodoli

Extrait de la nou­velle « Le Cor­rec­teur », de Mar­co Lodo­li, dans Boc­cacce, tra­duit de l’italien par Lise Cha­puis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Alban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, p. 49-52.

Il n’y a que les roman­ciers pour ima­gi­ner un cor­rec­teur infaillible. J’en connais au moins un autre en lit­té­ra­ture : le « Pro­fes­sore » de George Stei­ner, dans Épreuves (voir le résu­mé dans ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »). Curieu­se­ment, lui aus­si italien.

Dans la vraie vie, je n’en ai pas connu. Par contre, il est vrai que nous sommes nom­breux à avoir du mal à décro­cher, comme le raconte aus­si Muriel Gil­bert, dans Au bon­heur des fautes.

Fan­ti­no et le Pro­fes­sore sont liés par un point com­mun. Un triste constat : « Que d’im­pré­ci­sions dans le grand livre du monde, […] et quelle souf­france de ne pou­voir les corriger. »

Maître Capello, un grammairien pointilleux

Jacques Cape­lo­vi­ci, alias Maître Capel­lo. PHOTOPQR/LE PARISIEN.

Saviez-vous que le fameux palin­drome « Ésope reste ici et se repose » était une créa­tion de Maître Capel­lo ? Je l’apprends grâce à Wiki­pé­dia. Il en affec­tion­nait un autre : « Éric notre valet alla te laver ton ciré », où Éric, aimait-il à pré­ci­ser, peut être rem­pla­cé par Luc.

Célèbre pour avoir arbi­tré l’émission Les Jeux de 20 heures, sur FR3 (aujourd’hui, France 3), de 1976 à 1987, il y popu­la­ri­sa entre autres l’ex­pres­sion « de bon aloi » et le mot « nour­rain », dési­gnant le cochon tire­lire dans lequel il met­tait l’argent de la cagnotte.

Né d’un père d’origine rou­maine et d’une mère nor­mande, Jacques Cape­lo­vi­ci (1922-2011) était agré­gé d’anglais, cer­ti­fié d’allemand, diplô­mé d’italien et de vieux nor­rois. Dans la vraie vie, il fut pro­fes­seur d’allemand puis d’anglais.

« Gram­mai­rien poin­tilleux, il s’oppos[a] avec véhé­mence à l’essor du fran­glais, aux pro­po­si­tions de rec­ti­fi­ca­tions ortho­gra­phiques du fran­çais en 1990 et aux pro­po­si­tions de fémi­ni­sa­tion des noms de métier, de fonc­tion et de grade », pré­cise Wikipédia.

C’est sa connais­sance appro­fon­die des sub­ti­li­tés du fran­çais qui fait que son pseu­do­nyme est par­fois appli­qué au cor­rec­teur, sur­tout s’il se montre trop pinailleur.

Maître Capel­lo a publié ses grilles de mots flé­chés dans Télé 7 jours jus­qu’en décembre 2010. « Il avait pré­pa­ré des grilles jus­qu’à cette date, mais il ne tra­vaillait plus depuis un an en rai­son de sa vue deve­nue trop basse », a expli­qué, à sa mort, Fran­çoise Cape­lo­vi­ci, sa veuve. « Il s’est ren­du compte qu’il ne pou­vait plus cor­ri­ger les épreuves et a deman­dé au maga­zine de trou­ver un suc­ces­seur. » (AFP.)

Article d’a­près la fiche Wiki­pé­dia.

Romans récents avec un personnage de correcteur (2)

Deux ans après ma pré­cé­dente recherche de per­son­nages de cor­rec­teur ou de cor­rec­trice dans les romans parus ces der­nières années, j’ai relan­cé mes filets… et la pêche fut bonne. Dans ces nou­velles réfé­rences, il y en a pour tous les goûts, de la romance à l’hor­reur. Faites votre choix !

Jean Anglade, Le Semeur d’al­pha­bets, Presses de la Cité, 2007, 313 p. ; Pocket, 2009.

"Le Semeur d'alphabets" de Jean Anglade

Après qua­rante ans de bons et loyaux ser­vices comme cor­rec­teur-typo­graphe au quo­ti­dien La Mon­tagne, Romain Fou­gères a bien méri­té sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auver­gnat, éner­gique et géné­reux, ne peut se résoudre au bri­co­lage. Une asso­cia­tion huma­ni­taire lui offre alors l’oc­ca­sion de trans­mettre son expé­rience et d’a­gir selon sa conscience : elle recherche un béné­vole pour créer une impri­me­rie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remé­more son exis­tence pai­sible, celle d’un enfant de la cam­pagne qui a connu la guerre, puis la trans­for­ma­tion de Cler­mont-Fer­rand de cité pro­vin­ciale en métro­pole régio­nale, et qui, aujourd’­hui, se pré­pare à l’a­ven­ture qui va cou­ron­ner sa vie.

Jean-Charles Batl­lo, Le Des­tin d’O­vide, Edi­livre, 2011, 198 p.

Ovide Will­king­son, modeste cor­rec­teur des célèbres édi­tions Else­neur, publie les autres, mais se voit refu­ser tous ses manus­crits, jus­qu’au jour où, à bout de patience, il décide de pla­gier, reco­pier et publier en son nom le manus­crit qu’il vient de rece­voir. La ter­rible his­toire de Ben­ja­min Rou­quier, orphe­lin vio­len­té, spo­lié par un monde d’or­gueil, de guerre, de puis­sants et de haine et la non-moins ter­rible his­toire d’Ham­let, qu’il joue au théâtre, l’his­toire de l’en­fant qui a per­du la parole, en fili­grane, s’en­lacent alors dans une valse étour­dis­sante où se mêlent réa­li­té et fic­tion, envoû­tant éche­veau d’u­ni­vers qui s’en­tre­choquent. Ain­si se des­sine, en images par­fois volées, le des­tin d’Ovide.

Fran­çois Beaune, Un homme louche, Ver­ti­cales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.

Un homme louche se donne à lire comme le jour­nal intime d’un cer­tain Jean-Daniel Dugom­mier, rédi­gé à deux époques cru­ciales de sa vie : sa jeu­nesse « autis­tique » au début des années 1980, puis son exis­tence de tren­te­naire mal socia­li­sé peu avant sa mort sou­daine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le col­lé­gien Dugom­mier, dit « le Gla­viot », 13 ans, qui s’en­nuie à mou­rir dans un lotis­se­ment où ses parents tiennent une petite épi­ce­rie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quo­ti­dien de gamin en révolte latente et com­plexes inavoués. Il scrute ses voi­sins, théo­rise les tares fami­liales avec un mau­vais esprit à l’i­ro­nie cin­glante. Cette omni­science pré­coce trouve bien­tôt son expli­ca­tion : le jeune nar­ra­teur se sent doué de « super­pou­voirs », une sorte de camé­ra spé­ciale implan­tée dans son cer­veau lui per­met­trait de péné­trer les consciences de son entou­rage. Se croyant inves­ti d’une mis­sion d’ob­ser­va­tion ultra­se­crète sur l’hu­ma­ni­té, notre sur­doué pré­fère se faire pas­ser pour un attar­dé. Jus­qu’à son inter­ne­ment d’of­fice, son cahier ayant été fina­le­ment décou­vert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de des­sins déses­pé­rés, puis au ver­ti­gi­neux silence d’un doux dingue sous cami­sole chi­mique. Le « Cahier 2 » nous fait retrou­ver JDD à l’é­té 2008. À 39 ans, il est ins­tal­lé à Lyon où il est deve­nu cor­rec­teur à domi­cile. On recons­ti­tue les pièces man­quantes de son exis­tence : sa ten­ta­tive de vie conju­gale, la mort tra­gique de son fils, ses erre­ments au bis­tro, ses vel­léi­tés sen­ti­men­tales. Tout cela l’au­ra mené aux confins d’une exis­tence a mini­ma, moi­tié spé­cu­la­tive moi­tié végé­ta­tive, avant qu’une rup­ture d’a­né­vrisme vienne cou­per court à son ultime pro­jet : rien moins qu’un atten­tat planétaire.

Nadine Bis­muth, Scrap­book, Boréal, 2006, 400 p.

"Scrapbook" de Nadine Bismuth

Aux édi­tions Duf­froy, qui publient son pre­mier roman, Annie Brière fait la connais­sance de Laurent Viau, cor­rec­teur d’é­preuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insen­sible au charme d’An­nie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de pas­sion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’an­neau à la main gauche, n’est pas pour autant céli­ba­taire. Elle devra donc trou­ver de façon urgente ce que signi­fie, pour elle, l’en­ga­ge­ment amou­reux. Deve­nue joueuse com­pul­sive de Tetris, conver­tie aux ver­tus cura­tives de Leo­nard Cohen, du lac Cham­plain jus­qu’à Paris, en pas­sant par les cock­tails lit­té­raires de la mai­son Duf­froy au Ritz-Carl­ton, y arrivera-t-elle ?

Chi Zijian, Bon­soir, la rose, trad. du chi­nois par Yvonne André, éd. Phi­lippe Pic­quier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.

Bonsoir, la rose, de CHI Zijian

Il faut d’a­bord ima­gi­ner ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’ex­plo­sion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, cor­rec­trice d’é­preuves dans une agence de presse, pas spé­cia­le­ment belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’ap­par­te­nais à une caté­go­rie insi­dieu­se­ment repous­sée et anéan­tie par d’in­vi­sibles forces mau­vaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raf­fi­né, qui joue du pia­no et prie en hébreu, dont le visage exprime une soli­tude infi­nie. Elle qui avait une vie inté­rieure si riche, com­ment pou­vait-elle ne pas avoir connu l’a­mour ? Xiao’e ren­contre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfu­giée à Har­bin après la révo­lu­tion d’Oc­tobre. Tout semble les oppo­ser, pour­tant on décou­vri­ra qu’un ter­rible secret les lie. 

Annie Clu­zel, Lily-Jeanne, Edi­livre, 2018, 136 p.

L’é­cri­vaine Annette, exal­tée par le suc­cès de ses pre­miers livres, se trouve sou­dai­ne­ment confron­tée à un ter­rible manque d’ins­pi­ra­tion. Dépi­tée mais sou­hai­tant néan­moins res­ter dans le milieu lit­té­raire, elle devient cor­rec­trice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’en­nuie jus­qu’au jour où elle reçoit un manus­crit à cor­ri­ger dont l’his­toire va bou­le­ver­ser sa vie. Une his­toire qui va la bal­lot­ter entre l’é­cri­ture et la cor­rec­tion et qui va lui per­mettre de faire une bien curieuse rencontre.

Vincent Ces­pedes, Mot pour mot, Flam­ma­rion, 2007, 288 p.

"Mot pour mot" de Vincent Cespedes

Louis et Noé­mie se ren­contrent dans le TGV. Noé­mie étant sourde, ils dia­loguent par écrit. Désa­bu­sé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un col­lège de ban­lieue et dis­tri­bue des 00/20 à chaque dic­tée. Noé­mie, elle, est intime avec un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel et se pas­sionne pour la liber­té gra­phique avec laquelle la jeune géné­ra­tion pra­tique l’écrit (SMS, blogs, Inter­net…). Inévi­ta­ble­ment, l’orthographe devient le thème cen­tral de leur conver­sa­tion fer­ro­viaire, et à cha­cun de leurs tra­jets le débat fait rage.

Hora­cio Cas­tel­la­nos Moya, Dérai­son, trad. de l’es­pa­gnol par Robert Amu­tio, Les Allu­sifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.

"Déraison" de Horacio Castellanos Moya

À tra­vers un mono­logue res­sas­sant, qui brasse des faits ter­ribles, des inter­pré­ta­tions plus ou moins assu­rées, des scènes à carac­tère hal­lu­ci­na­toire, un nar­ra­teur raconte en 12 cha­pitres les étapes d’une des­cente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une socié­té qui baigne dans la vio­lence et le meurtre, comme dans son élé­ment natu­rel. Ce nar­ra­teur, homme sans nom et étran­ger au pays où il se trouve, est deve­nu un exi­lé volon­taire afin de fuir les per­sé­cu­tions entre­prises par les auto­ri­tés de son pays. Il lit et cor­rige un rap­port éla­bo­ré par l’É­glise catho­lique dans lequel sont repor­tés minu­tieu­se­ment les mas­sacres d’In­diens, toutes les exac­tions et les vio­la­tions de ce que l’on nomme les droits de l’homme, com­mis par des mili­taires, nom­mé­ment dési­gnés et dont l’im­pu­ni­té est totale et le pou­voir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque cha­pitre mêle dans les pro­pos empor­tés du nar­ra­teur des des­crip­tions des atro­ci­tés de l’ar­mée, des cita­tions des témoi­gnages des sur­vi­vants assi­mi­lées à la plus haute poé­sie, et les inquié­tudes per­son­nelles de ce cor­rec­teur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout inci­dent quo­ti­dien, le tout plon­gé dans un fort cou­rant que le nar­ra­teur lui-même nomme paranoïa.

Didier da Sil­va (texte) et Fran­çois Mat­ton (des­sins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.

Le texte de Didier da Sil­va met en scène un per­son­nage dont le métier, il est « tra­vailleur à domi­cile », consiste à cor­ri­ger de stu­pides romans d’amour, et que cela déprime – on le com­prend. Il se livre donc à une suite de consi­dé­ra­tions désa­bu­sées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de luci­di­té. C’est drôle et tou­chant, juste, dis­crè­te­ment déses­pé­ré. Les des­sins de Fran­çois Mat­ton qui constellent ce récit, qui par­fois l’interrompent, lui font un écho très réus­si, joli­ment dévié parfois.

Hugo Horst, Les Cendres de l’a­mante asia­tique, Zul­ma, 2002, 128 p.

"Les Cendres de l'amant asiatique" de Hugo Horst

Schlo­mo est un flic soli­taire, pari­sien dans l’âme, qui se nour­rit de rou­leaux de prin­temps rue de Bel­le­ville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Car­né, il sauve de la noyade une jeune Chi­noise, cor­rec­trice d’imprimerie. Il la croi­se­ra de nou­veau à une signa­ture en librai­rie, autour d’un pam­phlet déton­nant : Le nègre se rebiffe.
Entre cock­tails, plu­mi­tifs, nègres et aca­dé­mi­ciens, un por­trait sati­rique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énig­ma­tique et souveraine.

Pierre Kyria, Les Yeux de la nuit, éd. du Rocher, 2018, 318 p.

« Je vois les choses de loin, mais avec une telle inten­si­té qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’ex­tra­pole et leur confère une signi­fi­ca­tion qui est peut-être illu­soire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, col­ler le nez à la vitre de son appar­te­ment de la butte Mont­martre ? Veut-il élu­ci­der l’en­vers des appa­rences, débus­quer les marges illo­giques de l’exis­tence cou­rante ? Son voyeu­risme ne cherche pas un assou­vis­se­ment des sens mais un apai­se­ment de l’es­prit. Mais pour­quoi se sent-il tra­qué ? Encore jeune, il tra­vaille comme cor­rec­teur dans une mai­son d’é­di­tion, et va décou­vrir, sous la férule d’un édi­teur équi­voque et cajo­leur, toutes les ambi­guï­tés d’une socié­té par­ta­gée entre le faire-valoir cultu­rel, la noble atti­tude, et un mer­can­ti­lisme cynique, un « monde de l’es­prit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’o­tage des sédui­sants caprices de son patron. Mal­gré ses efforts pour s’as­si­mi­ler, il se sent pié­gé par un sen­ti­ment de non-appar­te­nance, han­té par des ques­tions qui ne trouvent pas de réponse. Com­ment son père a-t-il mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru lors­qu’il était enfant ? Pour­quoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert finan­cier, veut-il à tout prix lui rache­ter son appar­te­ment ? Que cherche donc la ravis­sante Anglaise qui croise tou­jours son che­min et finit par par­ta­ger son inti­mi­té tout en se refu­sant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va décou­vrir les véri­tés fon­da­men­tales de son des­tin, si long­temps déro­bées dans ce qu’elles ont de mons­trueux, ayant fait de lui, à son insu, un out­si­der qui aspire à être un homme-chat. 

Mar­co Lodo­li, Boc­cacce, trad. de l’i­ta­lien par Lise Capuis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Al­ban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, 120 p.

"Boccacce" de Marco Lodoli

Boc­cacce ! Pro­non­cez-le à votre guise mais en tor­dant la bouche, comme si vous gri­ma­ciez en cati­mi­ni.
Car les nou­velles réunies ici par Mar­co Lodo­li, une des plus fines plumes contem­po­raines ita­liennes, ont le des­sein de vous faire rica­ner. Concen­trant leur aci­di­té sur la bêtise, la vani­té, ou la folie des anti­chambres du monde déli­rant de l’édition, elles forment une sara­bande joyeuse mais inquié­tante dans laquelle le cor­rec­teur vous cor­rige, l’éditeur vous menace, le tra­duc­teur vous navre, l’universitaire vous vampe, le cri­tique vous guillo­tine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retour­nez pas, il vous observe et c’est peut-être dan­ge­reux… Boc­cacce ou com­ment être per­fide sans ces­ser de sourire.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Alexan­dra Lucas Coel­ho, Mon amant du dimanche, trad. du por­tu­gais par Ana Isa­bel Sar­din­ha Des­vignes et Antoine Volo­dine, Seuil, 2016, 228 p.

Mon amant du dimanche, d'Alexandra Lucas Coelho

Une femme crie ven­geance. Un homme l’a tra­hie et elle est bien déci­dée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette his­toire est céli­ba­taire, sans enfants, et trouve dans ses cin­quante ans et ses cin­quante kilos une éner­gie dévo­rante. Vivant dans l’A­len­te­jo où elle tra­vaille comme cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, elle ne quitte sa cam­pagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lis­bonne où elle a pour mis­sion de chan­ger, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie par­tie en voyage. C’est entre son domi­cile, l’ap­par­te­ment où l’attend le chat et la pis­cine qu’elle pren­dra sa revanche. Son plan l’oc­cu­pe­ra tout un mois et sa réus­site sera totale. Ses com­plices ? Les livres, la nata­tion, un été tor­ride. Et trois amants du dimanche, aus­si dif­fé­rents que vivifiants.

Alfon­so Mateo-Sagas­ta, Voleurs d’encre, trad. de l’es­pa­gnol par Denise Larou­tis, Rivages, « Thril­ler », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.

"Voleurs d'encre" d'Alfonso Mateo-Sagasta

Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isi­do­ro Mon­te­mayor super­vise un tri­pot où viennent s’en­ca­nailler de nobles dames. L’é­ta­blis­se­ment appar­tient à son maître, Fran­cis­co Robles, qui est par ailleurs édi­teur et emploie aus­si Isi­do­ro comme rédac­teur-cor­rec­teur. Robles ne déco­lère pas. Il a publié le Don Qui­chotte ; mais un cer­tain Alon­so Fernán­dez de Avel­la­ne­da vient de sor­tir au nez et à la barbe de Cer­van­tès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, dif­fa­ma­toire envers plu­sieurs per­son­na­li­tés, dont Cer­van­tès lui-même. Déci­dé à décou­vrir qui se cache der­rière ce pas­tiche, Robles envoie Isi­do­ro à la recherche d’A­vel­la­ne­da. Une enquête pica­resque au cœur de grandes œuvres lit­té­raires, dont les pages peuvent rece­ler de brû­lants secrets. À condi­tion de savoir les interpréter.

Mar­cel Moreau, Julie ou la dis­so­lu­tion, Espace Nord, 2021, 187 p. Réédi­tion d’un roman de 1971.

"Julie ou la dissolution" de Marcel Moreau

Julie Mal­chair, nou­velle dac­ty­lo pour une revue scien­ti­fique, est une femme d’une beau­té char­mante et per­tur­bante, appa­rem­ment sans pas­sé. Elle fait irrup­tion dans la vie de Hasch, cor­rec­teur, et dans celle de ses col­lègues. Par sa paresse et sa per­ver­si­té naïve, elle les entraîne à se libé­rer des contraintes que la rou­tine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une déri­sion totale du tra­vail, notam­ment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un fes­tin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accom­plie, Julie disparaît.

D’a­près la qua­trième de cou­ver­ture, Mar­cel Moreau (1933-2020) fut cor­rec­teur à Bruxelles pour le quo­ti­dien Le Soir, à par­tir de 1955, puis à Paris, à par­tir de 1968, pour Alpha Ency­clo­pé­die, Le Pari­sien libé­ré et Le Figa­ro. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’en­vo­lées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’au­teur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment charnelle. »

Gua­da­lupe Net­tel, Après l’hi­ver, trad. de l’es­pa­gnol (Mexique) par Fran­çois Mar­tin, Buchet-Chas­tel, 2016, 304 p.

Après l'hiver, de Guadalupe Nettel

Clau­dio, exi­lé cubain de New York, cor­rec­teur pour une mai­son d’édition, a une seule pas­sion : évi­ter les pas­sions. Ceci­lia est une jeune Mexi­caine mélan­co­lique ins­tal­lée à Paris, vague­ment étu­diante, vague­ment éprise de son voi­sin, mais com­plè­te­ment soli­taire. Cha­pitre après cha­pitre, leurs voix sin­gu­lières s’entremêlent et invitent le lec­teur à les sai­sir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, pas­sé obsé­dant. Cha­cun d’eux traîne des deuils, des bles­sures, des rup­tures. Lorsque le hasard les fait se ren­con­trer à Paris, nous atten­dons, hale­tants, de savoir si ces êtres de mots et de dou­leurs par­vien­dront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.

Fré­dé­rique Noëlle, Embar­que­ment pour Cythère, Les Édi­tions du Net, 2014, 546 p.

L’une vit à Bor­deaux, est un écri­vain à suc­cès, mère céli­ba­taire, une fille de 9 ans, et une famille omni­pré­sente. Elle craque sur son nou­veau voi­sin, un jeune libraire alle­mand. Mais est-il réel­le­ment celui qu’il pré­tend ? L’autre vit à Sou­lac, est cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, et atteinte d’une tumeur. Pour ten­ter de réa­li­ser ses der­niers rêves et offrir à sa fille des sou­ve­nirs inou­bliables, elle entre­prend avec elle une croi­sière jus­qu’en Poly­né­sie, qui va les mener beau­coup plus loin que pré­vu. Deux vies, deux femmes ?

Fré­dé­ric Roux, Contes de la lit­té­ra­ture ordi­naire, Mille et une nuits, 2004, 144 p.

"Contes de la littérature ordinaire" de Frédéric Roux

« Il était mûr pour les humi­lia­tions majeures, car l’au­teur, il l’ap­pren­drait à ses dépens, avant de pou­voir faire des caprices, ne se conçoit qu’­hu­mi­lié. Il aurait pu faire la liste : le cor­rec­teur dys­lexique, les maquettes foi­rées, les cou­ver­tures nulles, les coquilles qui cre­vaient les yeux ; le jour­na­liste qui com­pre­nait tout à l’en­vers, celui qui n’a­vait pas même lu la qua­trième de cou­ver­ture ; les salons du livre dans des contrées recu­lées où per­sonne ne se poin­tait sinon le poète local qui pos­tillon­nait et finis­sait par vou­loir lui cas­ser la gueule, la Fête de l’Hu­ma où il avait attra­pé une inso­la­tion ; les col­lègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insi­nua­tions men­son­gères, les ami­tiés défaites, les chan­ge­ments de per­son­nel, les bruits de cou­loir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplu­mait sous le har­nois comme le cou du chien de la fable.

Après lec­ture, il s’a­vère que les seules men­tions du métier de cor­rec­teur figu­rant dans le livre sont les mots en gras ci-des­sus, mais j’ai tel­le­ment ri en le lisant que je le main­tiens dans la liste, en vous recom­man­dant vive­ment de vous le pro­cu­rer. C’est vrai­ment « une vigou­reuse satire de la machine édi­to­riale et de ses noires vicis­si­tudes », comme l’an­nonce l’éditeur.

Uwe Tell­kamp, La Tour, trad. de l’al­le­mand par Oli­vier Man­no­ni, Gras­set et Fas­quelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.

"La Tour" d'Uwe Tellkamp

Dresde, 1982. Les habi­tants d’un quar­tier rési­den­tiel cos­su se sont depuis long­temps accom­mo­dé des condi­tions de vie. Pour­tant, les membres de cette bour­geoi­sie est-alle­mande, véri­table ana­chro­nisme en RDA, s’i­solent par­fois pour tour­ner le dos à la gri­saille quo­ti­dienne. À com­men­cer par Meno, cor­rec­teur pour une mai­son d’é­di­tion, qui se doit de com­po­ser avec la cen­sure ; mais aus­si son beau-frère, chi­rur­gien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a éle­vé son fils. Celui-ci est un éter­nel incom­pris qui incarne pour l’Homme Nou­veau dont le nom rayon­ne­ra un jour, dans le res­pect des plus belles valeurs — vie fami­liale har­mo­nieuse, amour de la culture, pra­tique de la musique, tra­vail achar­né. Tou­te­fois, cette pein­ture idyl­lique ne tarde pas à se lézar­der et bien­tôt, c’est le pays tout entier qui tremble…

☞ Voir aus­si ma pre­mière sélec­tion, « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

Article mis à jour le 26 avril 2024.