Signes supérieurs et signes en exposant

Y a-t-il une dif­fé­rence de nature entre, d’une part, les carac­tères supé­rieurs employés dans les abré­via­tions (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en expo­sant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les for­mules mathé­ma­tiques (x2) ?

Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette ques­tion en tête, mais elle appa­raît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une ving­taine d’an­nées1

Des termes à distinguer

Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) dis­tin­guait fer­me­ment les termes expo­sant et supé­rieur :

Les édi­teurs et les tra­duc­teurs de logi­ciels feignent de l’ignorer mais les typo­graphes fran­çais ont un voca­bu­laire res­pec­table. Ils ne connaissent ni expo­sant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supé­rieurs ou infé­rieurs. Les expo­sants des mathé­ma­ti­ciens se com­posent en carac­tères supé­rieurs, les indices en carac­tères infé­rieurs2.

Cepen­dant, le terme en expo­sant est cou­ram­ment employé pour dési­gner le pla­ce­ment d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rap­porte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne don­ner qu’un exemple, dans sa Gram­maire typo­gra­phique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supé­rieures », mais le signe de cor­rec­tion cor­res­pon­dant, il l’ap­pelle « exposant ». 

signe "exposant" dans la "Grammaire typographique" (1989) d'Aurel Ramat
Signe de cor­rec­tion « expo­sant » dans la Gram­maire typo­gra­phique d’Au­rel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.

Formes et emplois différents

La dis­tinc­tion à opé­rer est clai­re­ment expri­mée par le Guide du typo­graphe (20154) :

Les expo­sants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres sur­éle­vés, res­pec­ti­ve­ment abais­sés, par rap­port à la ligne de base, uti­li­sés en mathé­ma­tiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chi­mie où ils sont géné­ra­le­ment d’un corps plus petit.

En com­pa­rai­son, les lettres et chiffres supérieurs : 

sont uti­li­sés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordi­naux. Ils […] dif­fé­rent [des expo­sants et indices] par un des­sin spé­ci­fique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pour­vues et par­fois il faut se résoudre à uti­li­ser les expo­sants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les paran­gon­nant (c’est-à-dire en les éle­vant ou en les abais­sant par rap­port à la ligne de base), en dimi­nuant leur corps et en aug­men­tant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.

Ce pro­blème exis­tait déjà à l’é­poque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) défi­nit les lettres ou chiffres supé­rieurs comme « les expo­sants algé­briques dont on use géné­ra­le­ment pour les appels de notes […]5 ». On com­po­sait avec les moyens du bord.

Un peu d’histoire

Les lettres supé­rieures étaient « fon­dues sur le corps du carac­tère employé » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, 18806) et pré­sentes dans la casse pari­sienne (en nombre limité). 

Patrick Bideault et Jacques André expliquent :

[…] On trouve de telles « supé­rieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont mar­qués par des signes supé­rieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Four­nier pro­pose 4 (vraies) supé­rieures (aers) ; la casse pari­sienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comp­tait 8, appe­lées rosel­mit 7 ou eil­morst selon l’ordre de ran­ge­ment dans les casses ; en 1934, Bros­sard en énu­mère 16 dif­fé­rents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police stan­dard – elles suf­fi­saient pour les abré­via­tions cou­rantes8.

Casse parisienne publiée par Émile Desormes (1895), avec les lettres supérieures en haut à droite
Casse pari­sienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supé­rieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., 1895, p. 3.

On note­ra cepen­dant qu’il manque tou­jours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abré­via­tions sont bien com­po­sées avec des lettres finales supé­rieures dans les manuels typo­gra­phiques du xixe siècle. Pui­sait-on celles-ci dans les casses réser­vées aux tra­vaux scien­ti­fiques ? ou les com­man­dait-on spé­cia­le­ment ? Je l’i­gnore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.

Hen­ri Four­nier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :

[…] ne servent ordi­nai­re­ment que comme signes d’a­bré­via­tion. Les plus usi­tées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spé­ciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent par­tie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scien­ti­fiques, et elles se com­mandent par­ti­cu­liè­re­ment pour des cas sem­blables9.

Les chiffres supé­rieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fon­dus que sur com­mande spé­ciale, de même que les chiffres infé­rieurs, usi­tés dans cer­tains tra­vaux algé­briques » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, op. cit.). C’est pour­quoi on était obli­gé de « bri­co­ler » au plomb comme aujourd’­hui sur ordinateur.

Quelle taille ? quelle position ? 

La taille des signes supé­rieurs ou en expo­sant n’est jamais pré­ci­sée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consul­tées. « Petit œil », « moindre corps », « carac­tères plus petits » sont les seules indi­ca­tions don­nées. Cepen­dant, James Feli­ci (200310) décrit les carac­tères supé­rieurs « spé­cia­le­ment des­si­nés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % infé­rieure à celle des carac­tères “nor­maux” ».

Quant à la posi­tion ver­ti­cale res­pec­tive des uns et des autres, c’est encore Feli­ci qui en informe le plus clai­re­ment : idéa­le­ment, les signes supé­rieurs devraient être ali­gnés par rap­port au haut des jam­bages supé­rieurs11, alors que les expo­sants devraient être cen­trés par rap­port à lui.

Position idéale d'un chiffre supérieur et d'un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec la police Minion Pro dans InDesign.
Posi­tion idéale d’un chiffre supé­rieur et d’un expo­sant, selon Feli­ci (2003). Exemple réa­li­sé avec InDe­si­gn et la police Minion Pro.

Divergences esthétiques

Les vrais carac­tères supé­rieurs ne sont dis­po­nibles que dans les polices Open­Type. Pour cer­tains, comme la typo­graphe et gra­phiste Muriel Paris, « la tri­che­rie pro­po­sée par les appli­ca­tions est tout à fait accep­table12 ». Pour d’autres, comme Feli­ci, l’œil de ces lettres obte­nues par réduc­tion homo­thé­tique n’est pas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article). 

C’é­tait notam­ment l’a­vis de Lacroux (op. cit.) : 

Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supé­rieures, dont le des­sin devrait — en prin­cipe… — offrir des cor­rec­tions optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supé­rieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine cor­pu­lence et les logi­ciels de bons réflexes, la situa­tion s’améliorera…

Contraintes techniques actuelles

Com­pa­rons les supé­rieures impri­mées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors pro­fes­seur à l’é­cole Estienne, aux carac­tères en « exposant/supérieur14 » cal­cu­lés par le logi­ciel Adobe InDe­si­gn15 puis aux supé­rieures acces­sibles dans les polices Open­Type (ici, Minion Pro) : 

À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign puis les supérieures de la police expert Minion Pro.
À gauche, les supé­rieures tra­di­tion­nelles (Auger, 1976) ; à droite, les supé­rieures cal­cu­lées par InDe­si­gn sui­vies de celles de la police expert Minion Pro.

Si les supé­rieures cal­cu­lées paraissent, en effet, « accep­tables », elles sont « très ténu[e]s » (Feli­ci). Les supé­rieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.

Si l’on ne dis­pose pas de ces der­nières, on peut créer les siennes (ou deman­der au gra­phiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % infé­rieur au corps cou­rant, dans une variante semi-grasse, déca­lées à la bonne hau­teur. Pour InDe­si­gn, voir « Créa­tion d’un jeu de glyphes per­son­na­li­sé » dans l’aide en ligne.

Dans un contexte où la pro­duc­tion de docu­ments, sou­vent des­ti­nés à la fois à l’im­pres­sion et à la dif­fu­sion numé­rique, favo­rise la vitesse d’exé­cu­tion, il n’est pas tou­jours aisé au cor­rec­teur d’im­po­ser la dis­tinc­tion entre supé­rieur et expo­sant. Mais, dans l’é­di­tion soi­gnée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue. 

Article modi­fié le 3 avril 2024.


  1. Voir notam­ment « Quelle est la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre “expo­sants” et “supé­rieurs” ? », Typo­gra­phie, 5 jan­vier 1999, repro­duit dans Ortho­ty­po­gra­phie, art. « Expo­sant ». — « Lettres supérieures/inférieures = exposants/indices ? », forum­smacg, 20 juin 2006. —  « Nota­tion nombre et expo­sant », fr.lettres.langue.francaise, « il y a 20 ans » (s. d.)., et encore « Expo­sant et lettre supé­rieure », Typo­gra­phie, 10 juin 2012. ↩︎
  2. « Expo­sant », Ortho­ty­po­gra­phie, en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, III, Pas­cal Fou­ché, Daniel Péchoin et Phi­lippe Schu­wer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librai­rie, 2011, p. 785. ↩︎
  4. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
  5. Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., Paris : École pro­fes­sion­nelle Guten­berg, 1895, p. 3. ↩︎
  6. Le Com­po­si­teur et le Cor­rec­teur typo­graphes, Paris : Rou­vier et Logeat, p. 33. ↩︎
  7. « Cette énu­mé­ra­tion lue comme un acro­nyme (les rosel­mit) est deve­nue un syno­nyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supé­rieures. » — Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, op. cit. ↩︎
  8. « La fonte de ce numé­ro : Infi­ni. Ana­lyse des pro­prié­tés d’une fonte Open­Type », La Lettre GUTen­berg, no 45, mai 2022, p. 65. ↩︎
  9. Trai­té de la typo­gra­phie, 3e éd. corr. et augm., Tours : A. Mame et fils, 1870, p. 62-63. ↩︎
  10. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, p. 201-202. ↩︎
  11. Dans son exemple, le Guide du typo­graphe place les appels de note au-des­sus de la hau­teur d’x. ↩︎
  12. « Pense-bête typo avant impres­sion ou l’art du “rechercher/remplacer” », site Typo­ma­nie, s. d. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  13. Pré­pa­ra­tion de la copie et cor­rec­tion des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
  14. Adobe InDe­si­gn confond les deux modes de cal­cul, contrai­re­ment à Quark­Press. Voir la des­crip­tion de la « zone Expo­sant » et celle de la « zone Supé­rieur » dans le Guide Quark­Press en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  15. Depuis vingt ans, c’est le logi­ciel de PAO le plus uti­li­sé. ↩︎