Témoignage de M. Dutripon, correcteur d’épreuves, 1861

« Lais­sons donc par­ler M. Dutri­pon au sujet de quelques ren­sei­gne­ments que nous lui avons deman­dés sur les cor­rec­teurs typographes :

« ….. Main­te­nant vous dési­rez savoir ce que devient votre vieil ami Dutri­pon d’a­près tous ses tra­vaux de vrai béné­dic­tin, tra­vaux inces­sants de nuit et de jour ; vous le sup­po­sez bien riche, au moins une fois mil­lion­naire ; vous le croyez encore pen­sion­né, pla­cé dans une belle et hono­rable posi­tion ; eh bien ! vous êtes dans l’erreur : votre ami Dutri­pon est tou­jours cor­rec­teur d’épreuves d’imprimerie à quatre francs par jour, quand il ne lui arrive pas d’être malade, car les heures de mala­die, les heures consa­crées pour assis­ter à l’enterrement d’un parent, de son enfant ou d’un ami, sont rete­nues à rai­son de cin­quante cen­times l’heure

À cette occa­sion il me prend l’idée de vous dire quelques mots sur le métier de cor­rec­teur d’imprimerie en 1861. 

On a fait la phy­sio­lo­gie du pion de col­lège, elle n’était certes pas belle : eh bien, elle était admi­rable, magni­fique, si on la com­pare à celle de cor­rec­teur !
Le cor­rec­teur d’épreuves doit être savant, savoir par­fai­te­ment le fran­çais, le latin, le grec, les sciences du Droit, de la Méde­cine, de la Bota­nique, de la Géo­gra­phie, de la Bio­gra­phie, etc., etc. 
Le cor­rec­teur typo­graphe doit savoir plus à lui tout seul, que tous les aca­dé­mi­ciens ensemble, car il doit savoir ce que sait cha­cun d’eux, et sans le secours d’aucuns livres. Avec toute cette science, c’est un savant qui tra­vaille à l’heure, comme un cocher de fiacre public. Une heure sans tra­vail, est une heure sans pain. 

Vous croyez peut-être qu’on l’installe dans un beau cabi­net, sur un doux fau­teuil, devant une belle biblio­thèque, avec un bon feu dans l’hiver, vous vous trom­pez encore. Ce syba­rite de cor­rec­teur à quatre francs par jour, on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit. Ain­si M. Dutri­pon était, en 1833, dans un cabi­net au-des­sous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tan­dis que sans chan­ger de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se ren­daient tour à tour, toute la jour­née, 150 ouvriers ; c’est de ce cabi­net que le poète Hégé­syppe Moreau est sor­ti pour aller mou­rir à l’hôpital ; dans une autre impri­me­rie votre ami s’est trou­vé dans une espèce de niche, sous un double châs­sis de verre, où l’on grille en été, on gèle, on moi­sit, on pour­rit en hiver, où l’on est conti­nuel­le­ment étour­di du bruit des allants et venants, du bruit des méca­niques, des formes lourdes que l’on décharge à chaque ins­tant contre les planches qui l’emboîtent, où enfin il ne lui est adres­sé que des injures et des menaces, et force gros­sières imper­ti­nences ; une autre fois, l’étroite place qu’il occu­pait le col­lait contre un mur épais et humide duquel on pou­vait ramas­ser beau­coup d’eau.
Il serait vrai­ment à pro­pos, que le pré­fet de police fît visi­ter tous ces cabi­nets et usât de sévé­ri­té pour les faire chan­ger, c’est à peine s’il en lais­se­rait sub­sis­ter de tels, six ou huit dans tout Paris. 

Com­ment sont trai­tés dans les impri­me­ries les cor­rec­teurs ? quel cas fait-on d’eux ? S’ils demandent un dic­tion­naire, on leur répond qu’ils ne doivent pas en avoir besoin, le dic­tion­naire de toutes les sciences doit être dans leur tête, qu’ils doivent tout savoir, que ce serait les expo­ser à perdre du temps si on leur per­met­tait d’avoir un dic­tion­naire. Il ne leur est jamais per­mis de voir les auteurs, ce serait un cas de ren­voi si on les sur­pre­nait par­lant avec eux ou les édi­teurs. Or, presque tou­jours les auteurs ou édi­teurs sont fort iras­cibles quand ils trouvent des fautes non aper­çues par le cor­rec­teur. Sou­vent on entend le patron appe­ler un appren­ti et lui crier : « dites au cor­rec­teur de mon­ter : » le cor­rec­teur, qui sait ce que cela veut dire, monte len­te­ment, bête­ment : « Quoi, mon­sieur, vous m’avez lais­sé pas­ser orsé­nime, quand c’est orsé­nique qu’il fal­lait ? quoi ! vous avez lais­sé pas­ser sul­fu­reux quand il fal­lait sul­fu­rique ? quoi ! dit un autre, qui est jar­di­nier, vous avez lais­sé pas­ser chry­san­te­mum pul­chrum, quand il fal­lait pul­chra ? mons­truo­sus, au lieu de mons­tro­sus, et une foule d’autres choses… allez et soyez plus atten­tif ; » et une foule d’autres amé­ni­tés. Enfin, le cor­rec­teur est la bête noire des ouvriers, qui l’injurient à la jour­née ; il est haï du prote ; il est rare­ment esti­mé du patron ; il est tou­jours un igno­rant dans l’esprit des auteurs, aux­quels il rend plus de ser­vices que leur plume, car il est inouï com­bien un cor­rec­teur trouve de fautes dans le lan­gage écrit des savants, com­bien il relève d’erreurs de chro­no­lo­gie, de bio­gra­phie et de toutes les sciences, com­bien il trouve de vers à treize ou qua­torze pieds. Voi­là le métier de cor­rec­teur, et je suis loin de tout dire. C’est, selon moi, le métier le plus pré­caire, le plus abru­tis­sant, le plus mal rétri­bué, le plus inju­rié, celui qui ren­contre le moins de digni­té dans les rap­ports, et c’est pour­tant presque tou­jours le seul homme d’esprit qu’il y ait dans la bou­tique de l’industriel. Cepen­dant je ne dois pas confondre dans le même fagot tous les maîtres impri­meurs, j’en dois excep­ter les MM. Didot, M. Mar­ti­net, M. Leclerc et quelques autres encore qui ont de l’instruction, des égards, de la poli­tesse, de l’urbanité, de la digni­té. Les cor­rec­teurs de ceux que j’ai cités sont consi­dé­rés et trai­tés avec égard et ami­tié. Presque tous les impri­meurs des dépar­te­ments sont de même, bons, humains et justes appré­cia­teurs de leurs cor­rec­teurs ; je ne cite­rai que MM. Mame de Tours et Sil­ber­mann de Stras­bourg. Il serait à dési­rer que tous res­sem­blassent aux cinq noms que je cite. Non seule­ment le métier de cor­rec­teur ne serait plus un métier abru­tis­sant, mais une pro­fes­sion hono­rable, gaie et agréable ; de plus la lit­té­ra­ture y gagne­rait, les ache­teurs de livres en pro­fi­te­raient sous plus d’un rapport.

Voi­là que nous vou­lions faire la bio­gra­phie d’un cor­rec­teur, et nous avons fait, assez en abré­gé, la phy­sio­lo­gie de la profession. »

Ces curieuses par­ti­cu­la­ri­tés et celles pré­cé­dentes, qui sont pui­sées dans l’Histoire de la Typo­gra­phie, du biblio­phile si renom­mé, M. Paul Lacroix, forment plus d’un sin­gu­lier contraste. Ain­si les cor­rec­teurs, par une glo­rieuse ana­lo­gie, ont donc de com­mun avec les savants, l’infortune qui s’attaque trop sou­vent à leur vrai mérite, et dans leur mis­sion labo­rieuse, c’est assu­ré­ment pour eux, que Boi­leau pré­dit au nom des Muses, un nom et des lau­riers seule­ment, en cas de réussite. »


‪Extrait de : Wer­det, Edmond (1793-1870), His­toire du livre en France depuis les temps les plus recu­lés jus­qu’en 1789, 5 vol., Paris, E. Den­tu, 1861-1864. 2e par­tie, Trans­for­ma­tion du livre, 1470-1789 [lien vers Nume­lyo, biblio­thèque numé­rique de Lyon], p. 161-165.

☞ Lire en com­plé­ment : Condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs au xxe siècle.

Qui crée les codes typographiques ?

Depuis l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie en Europe (1450), ce sont des pro­fes­sion­nels, indi­vi­dus ou orga­nismes, qui éta­blissent, pour leur propre usage, les règles de com­po­si­tion des textes des­ti­nés à l’im­pres­sion – ou, désor­mais, à la dif­fu­sion numérique.

Les codes typo­gra­phiques sont donc la conti­nui­té des pre­mières règles édic­tées par les typo­graphes-impri­meurs de la Renais­sance (☞ voir Ortho­ty­po­gra­phia, 1608). Plu­sieurs manuels typo­gra­phiques ont fait date au xixe siècle, notam­ment ceux de Mar­cel­lin-Aimé Brun, d’An­toine Frey, de Théo­tiste Lefèvre et de S.-A. [Auguste] Tas­sis (voir Ouvrages écrits par ou pour les cor­rec­teurs). Mais le terme « code typo­gra­phique » appa­raît dans les années 1920. Je ne cite dans cette page que les ouvrages en usage actuel­le­ment1.

Le Code typo­gra­phique de 1986 (15e éd.), le « petit livre rouge » avec lequel j’ai appris les rudi­ments du métier.

Le Code typo­gra­phique, ou Nou­veau Code typo­gra­phique en 1997, est publié pour la pre­mière fois en mai 19282 par la Socié­té ami­cale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France, et pour la der­nière fois en 1997 par la Fédé­ra­tion de la com­mu­ni­ca­tion CFE/CGC.

Lexique des règles typographiques en usage à l'Imprimerie nationale

Le Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale (1971, 5e éd., 2002) est, comme son nom l’in­dique, publié par l’Impri­me­rie natio­nale, deve­nue depuis 1993 une entre­prise com­mer­ciale et rebap­ti­sée, depuis 2018, IN Groupe. – Voir l’his­toire de l’ins­ti­tu­tion (tra­vail uni­ver­si­taire, PDF).

Jean-Pierre Lacroux (1947–2002), cor­rec­teur et typo­graphe, est l’au­teur d’un riche dic­tion­naire rai­son­né des usages typo­gra­phiques, Ortho­ty­po­gra­phie, que sa mort pré­ma­tu­rée l’a empê­ché de finir. Par­ache­vé par une équipe de cor­rec­teurs, son ouvrage est dis­po­nible gra­tui­te­ment en ligne, mais aus­si édi­té chez Quin­tette.

Jean-Pierre Coli­gnon (né en 1941), ancien chef du ser­vice cor­rec­tion du Monde, entre autres fonc­tions liées à la langue fran­çaise, a publié de nom­breux ouvrages, dont un Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (CFPJ, 2019).

Yves Per­rous­seaux (1940–2011), édi­teur et his­to­rien de la typo­gra­phie, a publié des Règles de l’é­cri­ture typo­gra­phique du fran­çais (Ate­lier Per­rous­seaux édi­teur, 1995, sous le titre Manuel de typo­gra­phie fran­çaise élé­men­taire ; 10e éd., 2020, revue et aug­men­tée par David Rault et Michel Ballerini).

Le Centre d’é­cri­ture et de com­mu­ni­ca­tion (CEC), qui a for­mé des cor­rec­teurs pen­dant plus de trente ans (jus­qu’en 2022), a confié la rédac­tion de son ouvrage de réfé­rence, Ortho­ty­po & Co (éd. Cor­nées Laliat, 2013), à Annick Valade, res­pon­sable des ser­vices lec­ture-cor­rec­tion aux Édi­tions Larousse, puis aux Dic­tion­naires Le Robert.

Au Qué­bec, Le Ramat de la typo­gra­phie (1982, 11e éd., 2017) est dû à Aurel Ramat (1926–2017), typo­graphe, lino­ty­piste puis cor­rec­teur, à qui a suc­cé­dé Anne-Marie Benoit, rédac­trice-révi­seure et ensei­gnante, à par­tir de 2012. L’édi­tion euro­péenne (éd. De Cham­plain, 2009) a été assu­rée par Romain Mul­ler, spé­cia­liste de l’orthographe.

En Suisse, le Guide du typo­graphe (1943, 7e éd., 2015), ini­tia­le­ment inti­tu­lé Guide du typo­graphe romand, est publié par le groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST).

"Dictionnaire des règles typographiques" de Louis Guéry

Le Centre de for­ma­tion et de per­fec­tion­ne­ment des jour­na­listes (CFPJ), à Paris, a édi­té plu­sieurs livres de typo­gra­phie des­ti­nés aux médias, dont Louis Gué­ry (1919-2016), jour­na­liste alors direc­teur de l’é­cole, était le maître d’œuvre. Je recom­mande son Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques (1996, 5e éd., edi­Sens, 2019) plu­tôt que le Manuel d’u­sages typo­gra­phiques de Lio­nel Blu­teau et Xavier Péron (CFPJ, 2009), mal relu.

Cer­tains grands jour­naux éditent par­fois leur « marche ». Ain­si, en kiosque, Le Style du « Monde » en 2004 (2e éd., épui­sée) ou, en ligne, le Typo­Di­plo du Monde diplo­ma­tique. Aux États-Unis, The Chi­ca­go Manual of Style est célèbre. L’é­qui­valent bri­tan­nique est le Guar­dian and Obser­ver style guide.

Je n’ai pas trou­vé d’in­for­ma­tions sur Charles Gou­riou, auteur du Mémen­to typo­gra­phique, appli­qué à l’é­di­tion de livres (Hachette, 1961, 1973 ; éd. du Cercle de la librai­rie, 1990, 2010). Il ne se pré­sente pas dans son avant-pro­pos, et l’ou­vrage est appa­rem­ment épui­sé chez l’é­di­teur. Mais, d’a­près l’in­dex géné­ral du Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (2011), il était cor­rec­teur d’imprimerie.

Il faut aus­si men­tion­ner Daniel Auger (1932-2013), pro­fes­seur hono­raire à l’é­cole Estienne, dont les ouvrages, de grande qua­li­té, ne sont, hélas, consul­tables que dans de rares biblio­thèques (BnF, biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne) : Pré­pa­ra­tion de la copie, cor­rec­tion des épreuves (INIAG, 1976, éd. cor­ri­gée, 1980), Gram­maire typo­gra­phique, tomes I et II (aux dépens de l’au­teur, 2003) et Les Textes impri­més (aux dépens de l’au­teur, 2003), syn­thèse du cours de pré­pa­ra­tion de la copie et de cor­rec­tion qu’il a don­né « à par­tir de 1962 et pen­dant plus de vingt-cinq ans au lycée Estienne ».

☞ Voir aus­si Ortho­ty­po­gra­phie, un terme mal défi­ni.

Mes codes typo essen­tiels. De gauche à droite : Impri­me­rie natio­nale, Jean-Pierre Lacroux et Ramat-Muller.

Article mis à jour le 9 octobre 2023.


“Orthotypographia”, manuel du correcteur, 1608

C’est pour moi une décou­verte, après trente ans de métier : le pre­mier manuel à l’usage des cor­rec­teurs date de 1608 – soit un siècle et demi après l’im­pres­sion de la Bible à 42 lignes par Guten­berg. Nous le devons à Jérôme Horn­schuch (1573-1616), qui pra­ti­qua la cor­rec­tion d’é­preuves comme gagne-pain tout en sui­vant des études de méde­cine. Son petit ouvrage, Ortho­ty­po­gra­phia (45 pages in‑8), a été publié à Leip­zig en latin, puis tra­duit en alle­mand (l’édition alle­mande peut être feuille­tée et télé­char­gée sur SLUB). « La bro­chure a été publiée dans de nou­velles édi­tions légè­re­ment modi­fiées jus­qu’en 1744 envi­ron » (Ebe­rhard Dil­ba).

Page de titre de l'édition en allemand (1634).
Page de titre de l’é­di­tion en alle­mand (1634).

« Livre d’é­ru­dit sour­cilleux : [Horn­schuch] évoque, dans un dis­cours savant, l’his­toire de l’é­cri­ture, l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie ; il vante les qua­li­tés du cor­rec­teur, défi­nit les dis­po­si­tifs d’im­pres­sion cor­res­pon­dant au for­mat, énu­mère les signes de cor­rec­tion, dénonce les pièges de la com­po­si­tion, de la gra­phie, vante la bonne ponc­tua­tion, cite d’illustres modèles. Un manuel métho­dique du savoir cor­ri­ger » (Jean-Claude Che­va­lier, CNRS).

On y trouve, pour la pre­mière fois repré­sen­tés, les signes uti­li­sés par les cor­rec­teurs : « […] on sait que dès l’époque des incu­nables, cer­tains signes de cor­rec­tion sont fixés et ont conser­vé jusqu’à aujourd’hui leur forme ini­tiale (voir par exemple le delea­tur) » (Rémi Jimenes, Centre d’études supé­rieures de la Renais­sance).

En face du 2e para­graphe, on recon­naît le delea­tur.

« L’ouvrage com­porte éga­le­ment une gra­vure, deve­nue célèbre, de Moses Thym repré­sen­tant un ate­lier typo­gra­phique. On y voit, à l’ar­rière-plan à droite, trois per­son­nages dont l’un lit atten­ti­ve­ment un texte et les deux autres dis­cutent. On s’ac­corde à pen­ser qu’il s’a­git d’un auteur en pleine dis­cus­sion avec deux cor­rec­teurs » (Domi­nique Var­ry, ENSSIB) – d’autres auteurs disent que le troi­sième per­son­nage n’est pas identifié.

Au fond à droite, trois per­son­nages dis­cutent, dont deux sont peut-être des correcteurs.

« Le cor­rec­teur, quand il existe, joue pré­ci­sé­ment l’interface entre l’imprimeur et l’auteur. Il demeure donc un témoin pri­vi­lé­gié. […] Horn­schuch dégage sa propre res­pon­sa­bi­li­té, ren­voyant dos à dos des “maîtres impri­meurs ignares et grippe-sous, [et] des auteurs négli­gents” » (Alain Rif­faud, Sor­bonne, citant J.-F. Gilmont) :

couverture de l'édition française

Ortho­ty­po­gra­phia a été tra­duit en fran­çais par Susan Bad­de­ley, et édi­té avec une intro­duc­tion et des notes de Jean-Fran­çois Gil­mont, par les Édi­tions des Cendres en 1997. Mal­heu­reu­se­ment, les 499 exem­plaires numé­ro­tés ont vite été écou­lés et il est aujourd’­hui introu­vable. Il est cepen­dant consul­table à la BNF.

Ponctuation : logique ou sensibilité ?

Les cor­rec­teurs se battent volon­tiers pour une vir­gule en plus ou en moins. Jus­te­ment, hier, un billet de Jean-Pierre Coli­gnon évo­quait ce sujet. 

La ponc­tua­tion est une affaire de logique, de bon sens, puis aus­si de sen­si­bi­li­té, bien sûr. Il est regret­table que la logique toute simple soit si sou­vent bafouée, par exemple dans une tour­nure aus­si ordi­naire que : « Il pen­sait mani­fes­te­ment qu’en l’état actuel des choses, cette affaire ne mène­rait à rien » (Pou­lets grillés, Sophie Hénaff, Albin Michel, 2015 ; Prix des lec­teurs polar du Livre de poche).

Il devrait pour­tant sau­ter aux yeux de tout le monde que la vir­gule est illo­gique, cou­pant bru­ta­le­ment la phrase à “choses” ! Il ne faut aucune ponc­tua­tion, ou, sinon, il faut créer une incise, une inci­dente, entre vir­gules qui n’interrompt pas le fil de l’expression : « Il pen­sait mani­fes­te­ment que, en l’état actuel des choses, cette affaire ne mène­rait à rien ». (En retran­chant les termes mis entre les vir­gules, il reste une phrase com­plète, logique :  « Il pen­sait mani­fes­te­ment que cette affaire ne mène­rait à rien ».)

« Tour­nure ordi­naire », comme il le dit ; exemple clas­sique de pro­blème pour le cor­rec­teur. J’ai sou­vent ten­té de res­tau­rer l’in­cise ; et, si l’au­teur repas­sait der­rière moi, il refu­sait par­fois ma cor­rec­tion. Pour­quoi ? Il ne recon­nais­sait plus sa prose. Sup­pri­mer la vir­gule n’est pas tou­jours une meilleure solu­tion, quand l’in­ci­dente est longue. 

Les auteurs mettent une vir­gule parce qu’elle cor­res­pond à une res­pi­ra­tion. Ce n’est pas stric­te­ment conforme à l’a­na­lyse gram­ma­ti­cale, mais cela répond à leur sen­si­bi­li­té, terme employé par Coli­gnon dans sa pre­mière phrase… 

J’ai été plus asser­tif dans mon par­cours pro­fes­sion­nel, sans doute fier de connaître les règles et de les appli­quer. La fré­quen­ta­tion des écri­vains m’a appris la nuance, confir­mée par la lec­ture de Gre­visse et de Drillon

Chaque cor­rec­teur est res­pon­sable de ses choix et doit les assu­mer, même être prêt à les défendre. J’as­su­me­rais, pour ma part, de lais­ser l’au­teur respirer.

J’a­jou­te­rais que j’ai beau­coup appris en écri­vant moi-même – modes­te­ment, des notes per­son­nelles, des mails ou des inter­ven­tions en ligne. Obser­vons en écri­vant que nous pré­fé­rons un mot à un autre, une tour­nure à une autre, une ponc­tua­tion à une autre. Cela ne nous empêche de cor­ri­ger les autres, mais cela nous rend moins interventionnistes.

☞ Lire aus­si Le géné­ral de Gaulle défend ses vir­gules.

Le Dico en ligne du Robert

Le Robert vient de lan­cer Dico en ligne, un dic­tion­naire gra­tuit. Les défi­ni­tions sont suc­cinctes (trop pour nous, cor­rec­teurs pro­fes­sion­nels). Ce qui peut sur­tout nous ser­vir, ce sont les « mil­lions d’exemples en contexte, tirés de textes lit­té­raires ou ins­ti­tu­tion­nels ». La mai­son pré­cise cepen­dant qu’ils ne sont pas véri­fiés par Le Robert.

Les textes lit­té­raires pro­viennent du site Guten­berg, un pro­jet offrant de très nom­breux livres élec­tro­niques en accès libre. Nous avons sélec­tion­né les œuvres libres de droits d’écrivains et d’écrivaines de langue fran­çaise ain­si que des textes tra­duits en fran­çais depuis d’autres langues.

Les textes ins­ti­tu­tion­nels sont extraits du cor­pus Euro­parl, un cor­pus paral­lèle et mul­ti­lingue déve­lop­pé par le cher­cheur Phi­lipp Koehn. Ce cor­pus, incluant 21 langues, se com­pose des comptes ren­dus de séances du Par­le­ment euro­péen s’étant tenues entre 1996 et 2011. Nous pré­sen­tons sur notre site les docu­ments rédi­gés en langue française.

Plus anec­do­tique : sous l’on­glet « 17e siècle », on trouve la défi­ni­tion du mot dans le Dic­tion­naire uni­ver­sel de Furetière.

Le dic­tion­naire est accom­pa­gné « de nom­breuses res­sources qui vous aide­ront à par­faire votre usage du fran­çais et à explo­rer toute sa richesse ».

Surprenant mélange de temps verbaux chez Perrault

Vous vous sou­ve­nez de La Belle au bois dor­mant ? Sans doute. Mais vous sou­ve­nez-vous que Charles Per­rault y passe allè­gre­ment du pas­sé au pré­sent ? (Je mets en gras les verbes au pré­sent ; les autres sont au passé.)

Le jeune prince, à ce dis­cours, se sen­tit tout de feu ; il crut, sans balan­cer, qu’il met­troit fin à une si belle avan­ture, et, pous­sé par l’amour et par la gloire, il réso­lut de voir sur le champ ce qui en estoit. À peine s’avança-t-il vers le bois que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s’écarterent d’elles-mesmes pour le lais­ser pas­ser. Il marche vers le chas­teau, qu’il voyoit au bout d’une grande ave­nuë où il entra, et, ce qui le sur­prit un peu, il vit que per­sonne de ses gens ne l’avoit pû suivre, parce que les arbres s’estoient rap­pro­chez dés qu’il avoit esté pas­sé. Il ne lais­sa pas de conti­nuer son che­min : un prince jeune et amou­reux est toû­jours vaillant. Il entra dans une grande avan-cour, où tout ce qu’il vit d’abord estoit capable de le gla­cer de crainte. C’estoit un silence affreux : l’image de la mort s’y pre­sen­toit par tout, et ce n’estoit que des corps éten­dus d’hommes et d’animaux qui parois­soient morts. Il recon­nut pour­tant bien, au nez bour­geon­né et à la face ver­meille des suisses, qu’ils n’estoient qu’endormis ; et leurs tasses, où il y avoit encore quelques goutes de vin, mon­troient assez qu’ils s’estoient endor­mis en beuvant.

Il passe une grande cour pavée de marbre ; il monte l’escalier ; il entre dans la salle des gardes, qui estoient ran­gez en haye, la cara­bine sur l’épaule, et ron­flans de leur mieux. Il tra­verse plu­sieurs chambres, pleines de gen­tils-hommes et de dames, dor­mans tous, les uns debout, les autres assis. Il entre dans une chambre toute dorée, et il voit sur un lit, dont les rideaux estoient ouverts de tous cos­tez, le plus beau spec­tacle qu’il eut jamais veu : une prin­cesse qui parois­soit avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat res­plen­dis­sant avoit quelque chose de lumi­neux et de divin. Il s’approcha en trem­blant et en admi­rant, et se mit à genoux auprés d’elle.

Alors, comme la fin de l’enchantement estoit venuë, la prin­cesse s’éveilla, et, le regar­dant avec des yeux plus tendres qu’une pre­miere veuë ne sem­bloit le permettre :

« Est-ce vous, mon prince ? luy dit-elle ; vous vous estes bien fait attendre. »

Éton­nant, non ? Les édi­tions ulté­rieures ont par­fois modi­fié le temps de cer­tains verbes. 

Texte de 1697, pris sur Wiki­source. Gra­vure tirée d’une édi­tion de 1872, sur Gal­li­ca

Traductrices et correcteurs

Hier soir, lors de ce qui fut peut-être ma der­nière sor­tie cultu­relle avant quelques mois, j’ai eu la chance de ren­con­trer les deux tra­duc­trices Diane Meur et Corin­na Gep­ner, à la librai­rie L’U­sage du Monde. En réponse à l’une de mes ques­tions, elle m’ont dit tout le bien qu’elles pen­saient de l’ap­port des cor­rec­teurs, relec­ture « au plus près du texte », dis­tance qu’elles pra­tiquent aus­si lors de leur exer­cice de tra­duc­tion. D’ailleurs, dans le livre de Diane Meur figurent « de menues contro­verses entre amou­reux de la langue, de la pré­ci­sion ter­mi­no­lo­gique et de l’exac­ti­tude réfé­ren­tielle ». Le cha­pitre en ques­tion s’in­ti­tule joli­ment « Le diable se cache dans les détails ».

Pré­sen­ta­tion de leurs deux livres sur le site de la librai­rie.

L’humour de Jean-Pierre Lacroux

Je n’a­vais jamais lu l’a­vant-pro­pos du grand œuvre de Jean-Pierre Lacroux, Ortho­ty­po­gra­phie – on saute sou­vent ces intro­duc­tions, on a tort. Il est déli­cieu­se­ment écrit et par­se­mé d’un humour dis­cret mais effi­cace. Extrait :

La plu­part des récri­veurs, des cor­rec­teurs et des typo­graphes ne sont ni plus para­noïaques ni plus obtus que la plu­part des lin­guistes ; ils ne sont pas spé­cia­le­ment puristes, encore moins fixistes ou « nor­mo­lâtres » : ils savent, eux aus­si, que notre langue est vivante, qu’elle bouge encore, l’aïeule désin­volte, et se régé­nère ; qu’elle évo­lue, danse sur ses marges, gra­cieuse ou déso­lante ; qu’il est absurde de vou­loir la pétri­fier en l’état, de lui inter­dire des emprunts judi­cieux, des fan­tai­sies pas­sa­gères ou durables. Une carac­té­ris­tique pour­tant leur est propre : on leur demande de faire comme si de rien n’était, on les paye pour faire res­pec­ter la norme écrite. Faut-il s’étonner s’ils aiment qu’elle soit pério­di­que­ment précisée ?

“Par fil spécial” : être SR au début du XXe siècle

Décou­verte, chez mon libraire de quar­tier, de cette réédi­tion d’un texte de 1924, que je vais m’empresser de lire et dont voi­ci la pré­sen­ta­tion sur le site Place des libraires. 

Par fil spé­cial, comme l’in­dique son sous-titre, est le « car­net d’un secré­taire de rédac­tion ». Série d’a­nec­dotes mor­dantes et de por­traits acerbes, le livre relate avec cynisme le quo­ti­dien d’un jour­nal, La Der­nière Heure (nom­mé L’U­prême dans le livre), où André Baillon a tra­vaillé pen­dant plus de dix ans (1906 à 1920). En vingt-quatre courts cha­pitres qui sont comme autant de chro­niques, les tra­vers du monde jour­na­lis­tique, les pra­tiques dou­teuses des rédac­teurs et les incon­sé­quences du métier sont nar­rés avec force viva­ci­té et iro­nie. Pour Baillon qui a si mal vécu ses années de jour­na­lisme, c’est aus­si un moyen de mettre en évi­dence l’as­su­jet­tis­se­ment absurde des jour­na­listes à la constante et par­fois irréa­li­sable injonc­tion de la nou­velle « fraîche », à l’ur­gence des hor­loges qui tournent, à la néces­si­té du texte facile à lire, à l’o­bli­ga­tion du fait divers, à la super­fi­cia­li­té d’une écri­ture vouée à être éphé­mère. Au-delà des anec­dotes rela­tées, le livre est aus­si un for­mi­dable témoi­gnage du fonc­tion­ne­ment d’un jour­nal au début du 20e siècle, quand les machines (rota­tives, presses à épreuve, etc.) se trou­vaient à côté des bureaux de rédac­tion et que les articles s’é­cri­vaient à la main. En « écri­vain eth­no­graphe », André Baillon par­vient à dres­ser un por­trait remar­quable du jour­na­lisme, peut-être encore.

André Baillon, Par fil spé­cial. Car­net d’un secré­taire de rédac­tion, coll. « Tuta Blu », Héros-Limite, Genève, 2020, 176 p. 

Comment abréger “milliard”

chiffre de la semaine : 1 Md€ ou comment abréger milliard

L’a­bré­via­tion Md€ pour mil­liards d’eu­ros ne se trouve dans aucun code typo­gra­phique (le Ramat-Mul­ler donne G€, recom­man­da­tion du Sys­tème inter­na­tio­nal d’unités, comme M€ pour mil­lions d’eu­ros). Elle est cepen­dant d’u­sage cou­rant dans l’Ad­mi­nis­tra­tion et le sec­teur finan­cier. C’est celle que je ren­contre le plus sou­vent dans les tra­vaux qui me sont confiés.

Anti­dote recom­mande plu­tôt l’a­bré­via­tion par retran­che­ment médian mds ou mds – je ferais le même choix. On peut consul­ter l’article où sont détaillées les dif­fé­rentes méthodes d’a­bré­via­tion de mil­lion et mil­liard.

Rap­pel : On ne peut uti­li­ser un sym­bole, pré­fixé ou non, que s’il est pré­cé­dé d’un nombre entiè­re­ment écrit en chiffres.


Illus­tra­tion : Bpi­france