“Participer à” et “participer de”, quelle différence ?

Si vous êtes sen­sible à la gram­maire — je sup­pose que la plu­part de mes lec­teurs le sont —, sans doute avez-vous remar­qué, dans les jour­naux, à la radio ou à la télé­vi­sion, que cer­tains locu­teurs ou auteurs emploient sys­té­ma­ti­que­ment par­ti­ci­per de.

Ils semblent voir cette asso­cia­tion verbe + pré­po­si­tion comme l’é­qui­valent for­mel de par­ti­ci­per à. Or, c’est inexact : si par­ti­ci­per de relève bien de la langue soi­gnée ou lit­té­raire, les deux formes n’ont pas le même sens. L’Aca­dé­mie est formelle :

Le sens du verbe varie­ra […] selon qu’il sera sui­vi de la pré­po­si­tion à ou de la pré­po­si­tion de. Par­ti­ci­per à signi­fie « prendre part à une acti­vi­té don­née », alors que par­ti­ci­per de signi­fie « avoir une simi­li­tude de nature avec, rele­ver de ». On se gar­de­ra bien de confondre ces dif­fé­rents sens.

Voir aus­si l’article de la Vitrine lin­guis­tique.

Un tiret surgi du passé : le trois quarts de cadratin

Un échange de mails avec un lec­teur de mon blog m’a fait décou­vrir l’existence d’un « tiret trois quarts de cadra­tin ». C’est peut-être un détail pour vous… (sur­tout si vous ne connais­sez que le « tiret du 6 »). Pour moi, c’est une sorte d’hapax typo­gra­phique. Ou un objet typo­gra­phique mal iden­ti­fié. Car je n’en avais jamais enten­du parler ! 

Tirets typographiques de différentes longueurs, dont le trois quarts de cadratin
Illus­tra­tion tirée de la lettre de Jean Méron (2012), mon­trant les tirets de dif­fé­rentes lon­gueurs, dont notre tiret trois quarts de cadra­tin, en rouge.

La chose aurait été employée à la fin du xixe siècle par l’Im­pri­me­rie natio­nale ou, du moins, elle en dis­po­sait dans ses casses1. Le cher­cheur Jean Méron2 l’évoque dans une lettre de 2012 (PDF). Il l’aurait lui-même décou­vert dans le Manuel à l’u­sage des élèves com­po­si­teurs (1887) de Jules Jou­vin, sous-prote de la grande mai­son. Cet épais volume est l’ancêtre du Lexique des règles en usage à l’Imprimerie natio­nale3

L’as­pect cocasse de ma recherche, c’est que l’exem­plaire de la BnF, repro­duit sur Gal­li­ca, s’ar­rête à la page 34, alors que le tiret trois quarts de cadra­tin est men­tion­né, selon Jean Méron, aux pages 433-434. Heu­reu­se­ment, grâce à la dili­gence du ser­vice du patri­moine des Méjanes, les biblio­thèques d’Aix-en-Provence, qui pos­sèdent un exem­plaire com­plet (460 pages), j’ai obte­nu en quelques heures les deux pages en question.

L’ouvrage se ter­mine en effet par une liste de voca­bu­laire, où l’on trouve le texte suivant : 

MOINS, tiret long qui ordi­nai­re­ment sert à sépa­rer des phrases ou à rem­pla­cer des mots qu’on juge inutile de répé­ter. Ain­si nom­mé parce qu’il a la force du moins employé en algèbre. Il existe des moins sur cadra­tin, sur demi-cadra­tin et sur trois quarts de cadra­tin

Je rap­pelle que le cadra­tin est une uni­té de mesure de lon­gueur cor­res­pon­dant à celle d’un M et de son approche. « Sur cadra­tin » doit être com­pris comme « fon­du sur (un bloc d’un) cadra­tin », c’est-à-dire ayant la chasse d’un cadratin. 

Eh bien, figu­rez-vous que le tiret trois quarts de cadra­tin, absent de tous les manuels typo­gra­phiques que j’ai consul­tés dans ma vie, existe depuis 1993 dans l’Unicode (sys­tème de codage de carac­tères uti­li­sé par les ordi­na­teurs pour le sto­ckage et l’é­change de don­nées tex­tuelles), où il porte le nom de « barre hori­zon­tale » et le numé­ro U+2015.

En code HTML, on peut donc l’ob­te­nir avec ― (mais aus­si avec &horbar ou ―). Ce qui donne ceci (je l’ai entou­ré de ses cou­sins et lui ai appli­qué la cou­leur rose).

– -

On vit dans un monde incroyable : on ne peut pas employer les espaces fines où l’on veut, ni même les espaces insé­cables — si les codes existent, nombre de pro­grammes, en par­ti­cu­lier sur le Web, ne se sou­cient pas de les inter­pré­ter cor­rec­te­ment4 —, mais il existe un numé­ro d’U­ni­code pour un tiret incon­nu de tous. Cela signi­fie que quelqu’un le connais­sait et a esti­mé utile de lui assu­rer un ave­nir. Mais qui ?

Pré­ci­sons tou­te­fois que la der­nière ver­sion de l’U­ni­code contient 149 813 carac­tères et que la caté­go­rie « Ponc­tua­tion de type tiret5 », à elle seule, contient 25 entrées, dont les tirets double et triple cadra­tin, tout aus­si incon­nus de la tradition.

Et que vien­drait faire ce tiret entre son cou­sin demi-cadra­tin et son autre cou­sin cadra­tin ? (Le trait d’union mesu­rant un quart de cadra­tin.) D’a­près le site Dispoclavier.com6, il aurait pour fonc­tion d’in­di­quer un chan­ge­ment d’interlocuteur dans les dia­logues ou d’in­tro­duire une cita­tion (je n’ai pas trou­vé trace de ce der­nier usage, mais on peut le conce­voir), en concur­rence avec ses cou­sins. Son uti­li­té est donc toute rela­tive, mais abon­dance de biens ne nuit pas.

Dans un pré­cé­dent article, j’avais évo­qué une gué­guerre oppo­sant, par ouvrages inter­po­sés, deux cor­rec­teurs à pro­pos du tiret long. 

La lon­gueur inter­mé­diaire du tiret trois quarts de cadra­tin aurait peut-être pu les satis­faire tous deux. 

Dans un autre article, j’avais expli­qué la spé­ci­fi­ci­té du vrai signe mathé­ma­tique moins, détrô­né par le « tiret du 6 » men­tion­né plus haut.

Avec le tiret trois quarts de cadra­tin7, je ter­mine le tour de la famille.

Allez, non, un petit der­nier pour la route : James Feli­ci (2003) signale aux gra­phistes les plus pointus :

Le qua­trième type de tiret, le tiret numé­rique, est dis­po­nible uni­que­ment dans quelques rares polices. En prin­cipe, il pos­sède la lon­gueur du trait d’union, mais il est plus maigre et pla­cé plus haut ; on l’utilise de pré­fé­rence pour indi­quer des plages de chiffres8

Là, la famille devrait être au complet.


  1. Aujourd’hui, dans son tableau des signes de ponc­tua­tion (p. 149), le Lexique ne montre qu’un « tiret (moins) », qui a la lon­gueur d’un cadra­tin, alors que tout le texte du livre emploie le tiret demi-cadra­tin. Cer­tains obser­va­teurs n’ont pas man­qué de le sou­li­gner défa­vo­ra­ble­ment.  ↩︎
  2. Voir Décès de Jean Méron, cher­cheur en typo­gra­phie. ↩︎
  3. Avec le Règle­ment de com­po­si­tion typo­gra­phique et de cor­rec­tion, daté de la même année. ↩︎
  4. Voir l’ex­cellent article « Les espaces typo­gra­phiques et le web » du site Typo­gra­phisme, 14 sep­tembre 2011. ↩︎
  5. Voir <https://www.compart.com/fr/unicode/category/Pd>. ↩︎
  6. <https://dispoclavier.com/doc/kbfrintu/index.html#u2015>. Consul­té le 14 mars 2014. ↩︎
  7. La seule autre men­tion que je trouve, à ce jour, de la lon­gueur « trois quarts de cadra­tin », c’est à pro­pos des espaces dans le Trai­té de la typo­gra­phie d’Hen­ri Four­nier (3e éd., 1870, p. 110) : « Les espaces équi­va­lentes à trois quarts de cadra­tin sont les plus fortes dont on doive se ser­vir pour une jus­ti­fi­ca­tion ordi­naire. » Règle répé­tée, une seule fois, dans La Typo­lo­gie-Tucker du 15 août 1886 (n° 194, vol. 4, p. 524). ↩︎
  8. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, 2003, p. 204. ↩︎

Décès en 2022 de Jean Méron, chercheur en typographie

Les pas­sion­nés de typo­gra­phie connaissent les articles de Jean Méron, cher­cheur indé­pen­dant. Son site n’avait pas été mis à jour depuis février 2021.

Né en 1948, il est mort le 18 jan­vier 2022, à l’âge de 73 ans.

C’est la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’Inria, dont il était membre, qui l’a annon­cé, dans un mes­sage du 3 jan­vier 2023, que je n’ai décou­vert qu’aujourd’hui :

Grand polé­mi­queur devant l’É­ter­nel, Jean Méron nous a quit­tés sur la pointe des pieds après un der­nier com­bat contre la mérule1… Les membres de cette liste se sou­viennent des dis­cus­sions homé­riques qui épi­çaient les fils…

Éru­dit touche-à-tout, Jean s’était illus­tré par une abon­dante lit­té­ra­ture sur la typo­gra­phie, son his­toire et sur le foi­son­ne­ment de ses règles par­fois contra­dic­toires. Après des études en psy­cho­lo­gie, il explore la com­po­si­tion et le bien écrire, sujets, qu’à son habi­tude, il appro­fon­di­ra jus­qu’à les épui­ser. Il n’é­cri­ra, en revanche, jamais, la gram­maire rai­son­née dont il rêvait, comme tant d’autres…

Ses der­niers mois, il les pas­sa comme conseiller muni­ci­pal dans sa com­mune de Gué­me­né-sur-Scorff [Mor­bi­han] et quelques pho­tos nous le montrent, presque hilare, lors des réunions poli­tiques. Jean est par­ti en jan­vier 2022, et c’est en rai­son d’un long silence inha­bi­tuel dont nous cher­châmes le motif, que nous apprîmes la nouvelle.

Les textes de Jean Méron sont dis­po­nibles sur la page Web de la liste Typo­gra­phie.

Jean Méron en 2021
© Ouest-France.
  1. Voir « Gué­me­né-sur-Scorff. Il veut com­battre la mérule qui se pro­page », Ouest-France, 19 février 2021. ↩︎

Guillemets français, chevrons simples et crochets triangulaires

De haut en bas et de gauche à droite : guille­mets fran­çais (en che­vrons doubles), guille­mets en che­vrons simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

Nota : Cet article assez long regroupe des consi­dé­ra­tions sur des signes peu connus, mais cou­sins des guille­mets fran­çais. Il ne s’a­git pas, à stric­te­ment par­ler, d’une leçon d’orthotypographie.

Cha­cun sait que les guille­mets dits « fran­çais1 » sont des signes en che­vrons doubles, « » (motif qui évoque aus­si, chez nous, le logo de Citroën). Ils « appa­raissent à par­tir de la fin du xviiie siècle et deviennent majo­ri­taires vers la fin du xixe siècle » (Wiki­pé­dia2). 

On les oppose aux guille­mets dits « anglais », en apos­trophes simples, ‘ ’, ou doubles, “ ”.

Guillemets et citations

De nos jours, en France, les guille­mets en che­vrons doubles sont d’usage majo­ri­taire pour déli­mi­ter les cita­tions — même s’il existe d’autres pos­si­bi­li­tés (ita­lique, corps infé­rieur, etc.3) moins employées.

Dans le cas où un texte com­prend une cita­tion et une sous-cita­tion enchâs­sée dans la pre­mière, l’usage le plus cou­rant, aujourd’­hui, est d’employer les guille­mets fran­çais pour la cita­tion et les guille­mets anglais pour la sous-cita­tion. Chaque cita­tion est close par son guille­met fermant.

Intro­duc­tion : « Cita­tion : Sous-cita­tion. »

C’est, notam­ment, le choix de Louis Gué­ry4 (qui a for­mé des géné­ra­tions de jour­na­listes). Par contre, l’Imprimerie natio­nale — pour qui les guille­mets anglais doivent n’être employés qu’« excep­tion­nel­le­ment » dans un texte fran­çais — enchâsse les guille­mets fran­çais et pré­cise : « Si les deux cita­tions se ter­minent ensemble, on ne com­po­se­ra qu’un guille­met fer­mant5 » : 

Et La Fon­taine de conclure l’anecdote qu’il rap­porte sur son ins­pi­ra­teur : « Cette raille­rie plut au mar­chand. Il ache­ta notre Phry­gien trois oboles et dit en riant : « Les dieux soient loués ! Je n’ai pas fait grand acqui­si­tion, à la véri­té ; aus­si n’ai-je pas débour­sé grand argent. »

« Exemple par­ti­cu­liè­re­ment curieux », note l’utilisateur Mar­cel sur Dis­po­si­tion de cla­vier bépo6, car « si le texte conti­nue, on aura du mal à savoir qui parle, de La Fon­taine ou du narrateur ».

Guillemets en chevrons simples

Pour enca­drer une sous-cita­tion, d’autres signes seraient pos­sibles, mais ils sont igno­rés par la plu­part des manuels typo­gra­phiques fran­çais — de même qu’au Qué­bec7. Il s’agit des che­vrons simples. (Ils sont espa­cés comme les guille­mets ordinaires.)

 C’est pour­tant ce que pré­co­nisent les typo­graphes romands8 : 

Lorsque, à l’intérieur d’une cita­tion, s’en pré­sente une deuxième, nous pré­co­ni­sons l’usage de guille­mets simples ‹ › pour signa­ler celle-ci. […]
Lorsqu’un mot entre guille­mets se trouve à la fin d’une cita­tion, le guille­met fer­mant se confond avec le guille­met final : […]
Le sélec­tion­neur de l’équipe natio­nale affirme : « Les hommes que nous avons choi­sis sont tous des  bat­tants. » 9

Pour la gra­phiste et typo­graphe Muriel Paris, « pro­fi­ter de l’exis­tence, dans les polices de carac­tères, des signes doubles et signes simples », c’est « choi­sir la sobrié­té »10.

Le typo­graphe Jan Tschi­chold (1902-1974) prô­nait, lui, l’ordre inverse : 

Je pré­fère la manière sui­vante : ‹ – « » – › , de même que je donne la pré­fé­rence aux guille­mets simples de cette forme : ‹ › 11.

Des guillemets d’ironie spécifiques

Outre l’a­van­tage de la cohé­rence gra­phique entre che­vrons doubles et simples, cet emploi pré­sen­te­rait celui de réser­ver aux guille­mets anglais le rôle que, spon­ta­né­ment, nombre d’auteurs leur donnent, celui de guille­mets d’ironie

Ex. : Il m’a dit : « Je ne suis pas n’importe qui. »

Les guille­mets d’ironie, dits aus­si guille­mets iro­niques, dési­gnent une uti­li­sa­tion par­ti­cu­lière des guille­mets pour indi­quer que le terme ou l’expression mis en exergue n’a pas sa signi­fi­ca­tion lit­té­rale ou habi­tuelle et n’est pas néces­sai­re­ment cité d’une autre source. Les guille­mets d’ironie marquent la dis­tance, l’ironie, le mépris que l’auteur veut mon­trer vis-à-vis de ce qu’il cite. Ils ont un pou­voir de dis­tan­cia­tion et indiquent les réserves de l’auteur par rap­port à un mot ou à une expres­sion (Wiki­pé­dia12).

Employer le même signe pour deux usages dif­fé­rents dans le même contexte est contraire à la recherche de lisi­bi­li­té maxi­male, vers quoi doit tendre l’orthotypographie :

[…] cette mode selon laquelle les mêmes guille­mets servent tan­tôt pour mar­quer une cita­tion ou un terme cité, tan­tôt un terme cri­ti­quable dont on met en ques­tion la signi­fi­ca­tion habi­tuelle, n’a-t-elle pas tout pour fâcher celles et ceux d’entre nous qui aiment la rigueur plu­tôt que l’ambiguïté ? […]
Pour la clar­té du dis­cours écrit, il est recom­man­dable d’utiliser les ‹ … › pour les cita­tions de deuxième niveau, et de réser­ver les “…” aux guille­mets d’ironie s’il convient d’en mettre. En voyant des “…”, la lec­trice et le lec­teur peuvent se rendre compte immé­dia­te­ment que ce n’est pas don­né comme une cita­tion. Effet à évi­ter donc à l’intérieur des cita­tions, sauf si la per­sonne citée aurait mis des guille­mets d’ironie à l’écrit (« Mar­cel », tou­jours13).

D’autres chevrons simples

D’un point de vue gra­phique, les guille­mets en che­vrons simples sont en concur­rence avec d’autres, les signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son (infé­rieur à, <, et supé­rieur à, >).

J’é­voque là des usages mécon­nus des non-pro­fes­sion­nels de l’édition. 

Le Ramat en parle tout de même14 :

On peut uti­li­ser les che­vrons simples (sans espaces inté­rieures) pour entou­rer une adresse de site. Si l’adresse ter­mine la phrase, on met un point final après le che­vron simple fer­mant. 
Mon site est le sui­vant : <www.ramat.ca>. […]
Le che­vron fer­mant (avec espaces) est uti­li­sé pour décrire les opé­ra­tions infor­ma­tiques
Accueil > Insé­rer > Forme > Rec­tangles (Pour des­si­ner un rec­tangle dans Word.

On emploie éga­le­ment le signe supé­rieur à, >, dans les « fils d’ariane », c’est-à-dire les che­mins d’accès à une page Web15

Ex. : Pour savoir quels ouvrages je recom­mande aux cor­rec­teurs, voir mon site > Accueil > La biblio­thèque du correcteur.

Dans son « Que sais-je ? » sur La Ponc­tua­tion16, Nina Catach a employé ces mêmes che­vrons pour citer des signes de ponc­tua­tion. Ex. : <“ ”> (elle cite les guille­mets anglais).

Un domaine particulier : la philologie

Un usage encore plus spé­ci­fique ne concerne que la phi­lo­lo­gie

En phi­lo­lo­gie, pour l’é­di­tion scien­ti­fique d’un texte, le che­vron marque géné­ra­le­ment les mots ou groupes de mots ajou­tés dans le texte par conjec­ture. Les lacunes peuvent éga­le­ment être indi­quées par un groupe de trois asté­risques entou­rées par des che­vrons (<***>). — Wiki­pé­dia17.

Lorsqu’on emploie les che­vrons pour signi­fier la sup­pres­sion de mots [par l’au­teur du texte étu­dié, et non par l’é­di­teur], on les appelle aus­si cro­chets de res­ti­tu­tion — Vitrine lin­guis­tique18.

Les che­vrons sont aus­si employés en lin­guis­tique pour mar­quer la paren­té entre deux mots (amare > aimer)19 ou « pour indi­quer les gra­phèmes ou les trans­crip­tions gra­phiques20 ».

Une découverte : les crochets triangulaires

Enfin, il faut men­tion­ner les cro­chets tri­an­gu­laires, encore plus rares, dont j’ai décou­vert l’exis­tence dans la Gram­maire typo­gra­phique (1952) de Jules Denis21

Dans les édi­tions phi­lo­lo­giques de textes, on indique par­fois entre paren­thèses, ( ), les lettres ou les mots que l’éditeur consi­dére comme devant être omis, et entre cro­chets, [ ], les lettres ou les mots qu’il ajoute au docu­ment repro­duit. 
Un autre pro­cé­dé consiste à employer, dans ce genre de tra­vaux, deux sortes de cro­chets ; les cro­chets droits, [ ], enfer­mant des lettres ou des mots exis­tant dans les manus­crits, mais qui sont à exclure ; les cro­chets tri­an­gu­laires ⟨ ⟩, enfer­mant des lettres ou des mots ne figu­rant dans aucun manus­crit, mais qui sont réta­blis par conjecture. 

Chevrons simples enchâssés : de l'extérieur vers l'intérieur, guillemets simples, signes mathématiques de comparaison et crochets triangulaires.
Che­vrons simples enchâs­sés : de l’ex­té­rieur vers l’in­té­rieur, guille­mets simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

On note­ra que les cro­chets choi­sis par Jules Denis, cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie Georges Thone à Liège, ont une forme dif­fé­rente à la fois des guille­mets en che­vrons simples et des signes de com­pa­rai­son. Ce sont, eux aus­si, des signes mathématiques :

Les deux che­vrons ⟨ ⟩ sont uti­li­sés pour noter le pro­duit sca­laire, ou pour annon­cer une pré­sen­ta­tion d’un groupe fini­ment engen­dré » — Wiki­pé­dia22.

Dans le cas pré­cis — raris­sime, je le rap­pelle — où un cor­rec­teur serait ame­né à relire des tra­vaux phi­lo­lo­giques employant des che­vrons simples, je lui conseille­rais de pri­vi­lé­gier ces cro­chets tri­an­gu­laires, car gra­phi­que­ment ils s’ap­pa­rient mieux avec les cro­chets car­rés que les che­vrons mathé­ma­tiques. Pré­ci­sons tou­te­fois qu’ils sont dis­po­nibles dans peu de polices (pour mes illus­tra­tions, j’ai uti­li­sé Apple Symbols).

Cet article a été recom­man­dé dans Desi­gn fax (lettre pro­fes­sion­nelle sur l’ac­tua­li­té du desi­gn fran­çais), no 1315, 25 mars 2024.

Article mis à jour le 22 mars 2024.


  1. On les dit aus­si « typo­gra­phiques », par oppo­si­tion aux guille­mets dac­ty­lo­gra­phiques ou droits. ↩︎
  2. « His­toire », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  3. Voir Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, Impri­me­rie natio­nale, 2022, p. 49. Pour les autres usages des guille­mets, se réfé­rer aux manuels habi­tuels. ↩︎
  4. Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques, 5e éd., edi­Sens, 2019, p. 238. ↩︎
  5. Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, op. cit., p. 51. ↩︎
  6. Uti­li­sa­teur Mar­cel, « Guille­mets che­vrons simples », Dis­po­si­tion de cla­vier bépo. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  7. « Si la cita­tion prin­ci­pale est enca­drée de guille­mets fran­çais (« »), la meilleure façon d’in­di­quer la cita­tion interne est de l’en­ca­drer de guille­mets anglais (“ ”). » — « 7.2.6 Cita­tion double », Le Guide du rédac­teur, TERMIUM Plus. Consul­té le 11 mars 2024.  ↩︎
  8. Guide du typo­graphe, 7e éd., Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes, 2015, § 610, p. 99. — En France, cet usage relève de choix sin­gu­liers. En 2022, lors d’une dis­cus­sion dans la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’In­ria, Benoît Lau­nay, direc­teur artis­tique au CNRS, écrit : « Per­son­nel­le­ment, j’ap­pré­cie ces guilles et m’en sert dans les publi­ca­tions du CNRS que je réa­lise. » Jacques Melot lui répond : « Il est évident que ces guille­mets simples qui n’ont pas d’u­sage en fran­çais vont évo­quer une sorte de bali­sage des­ti­né à un effet spé­cial comme lors­qu’il s’a­git d’at­ti­rer l’at­ten­tion du lec­teur sur le texte en tant que tel dans une pro­duc­tion didac­tique par exemple, c’est-à-dire avoir un effet de ralen­tis­se­ment sur la lec­ture, irri­tant sans aucun doute une par­tie appré­ciable des lec­teurs. C’est tout bon­ne­ment anti­ré­dac­tion­nel ! » — Le cher­cheur indé­pen­dant Jean Méron (mort en 2022 — voir mon article) les uti­li­sait aus­si dans ses textes. Sur le sujet, on lira d’ailleurs, avec pro­fit, son article « En ques­tion : le gram­maire typo­gra­phique — Les guille­mets », du 14 juin 1999, dont un PDF est dis­po­nible sur le site de la Liste Typo­gra­phie. ↩︎
  9. Pour sim­pli­fier ma démons­tra­tion, je ne conserve volon­tai­re­ment que le second exemple. La rup­ture de pari­té des guille­mets, ren­for­cée par leur dif­fé­rence gra­phique, est per­tur­bante pour le cor­rec­teur fran­çais. ↩︎
  10. Le Petit Manuel de com­po­si­tion typo­gra­phique, ver­sion 3, autoé­di­té, 2021, p. 77. ↩︎
  11. Jan Tschi­chold, Livre et typo­gra­phie, trad. de l’al­le­mand par Nicole Casa­no­va, Allia, 2018, p. 125. ↩︎
  12. « Guille­mets d’i­ro­nie », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia, cité. Leur nom anglais est scare quotes. Ils ont été inven­tés par l’A­mé­ri­caine Eli­sa­beth Ans­combe en 1956. — « His­to­ry », art. « Scare Quotes », Wiki­pe­dia (EN). Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  13. Uti­li­sa­teur Mar­cel, art. cité.  ↩︎
  14. Aurel Ramat et Anne-Marie Benoit, Le Ramat de la typo­gra­phie, 11e éd., A.-M. Benoit éd., 2017, p. 195. ↩︎
  15. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  16. PUF, 1994, p. 77. ↩︎
  17. « Usage phi­lo­lo­gique », art « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  18. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. J’ai écar­té la pré­ci­sion qui suit : « Cer­tains édi­teurs pré­fèrent employer les cro­chets ; cepen­dant, si on opte pour ce signe, il faut expli­quer qu’il s’agit d’un mot qui avait été sup­pri­mé par l’auteur, et non d’un ajout de l’éditeur, puisqu’on emploie géné­ra­le­ment les cro­chets pour enca­drer les com­men­taires et les modi­fi­ca­tions appor­tées par l’éditeur. » — Jacques Drillon fait une remarque équi­va­lente (Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 280-281). ↩︎
  19. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. ↩︎
  20. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  21. Éd. Georges Thone, p. 177. ↩︎
  22. « Usage mathé­ma­tique », art. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎

À la Renaissance, l’imprimerie rend le correcteur indispensable

L'Invention de la Renaissance, BnF, 2024
Cou­ver­ture du cata­logue L’In­ven­tion de la Renais­sance (BnF, 2024).

La Biblio­thèque natio­nale de France (site Riche­lieu) pré­sente jusqu’au 16 juin l’exposition « L’invention de la Renais­sance. L’humaniste, le prince et l’artiste ». Cet évè­ne­ment est assor­ti d’un magni­fique cata­logue.

On y trouve notam­ment un texte inti­tu­lé « Tra­vail édi­to­rial et dif­fu­sion impri­mée des textes » (pages 130 à 143), signé par Louise Ama­zan, conser­va­trice, char­gée des col­lec­tions du xvie siècle. Nous sommes heu­reux qu’il évoque le rôle fon­da­men­tal des correcteurs.

Si, depuis l’An­ti­qui­té1, tout texte copié a besoin d’être véri­fié, l’avènement de l’imprimerie mul­ti­plie le risque d’er­reurs par son prin­cipe même : en typo­gra­phie au plomb, un livre est consti­tué de cen­taines de mil­liers de carac­tères, assem­blés à la main. Le tirage repro­duit méca­ni­que­ment les erreurs oubliées (à la presse à bras, on attei­gnait déjà le mil­lier d’exemplaires). 

À la Renais­sance, la concur­rence entre impri­meurs-libraires obli­geait à veiller à la qua­li­té de la pro­duc­tion. Les pre­miers cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie2 inter­ve­naient dans l’édition de textes anciens (on par­le­rait aujourd’hui d’éditeurs cri­tiques). Ils reli­saient les manus­crits confiés à l’atelier et en pré­pa­raient la copie, y ajou­tant par­fois un index, en plus des pre­miers signes de ponc­tua­tion. Enfin, ils cor­ri­geaient une suc­ces­sion d’épreuves — pre­mière, seconde et tierce — afin d’éliminer les coquilles. On sait que même le grand Érasme s’est plié à cette der­nière tâche.

Par­ve­naient-ils, pour autant, à un résul­tat parfait ? 

« En réa­li­té, les cor­rec­teurs, sou­vent blâ­més par les auteurs, sont tenus à une exi­gence de ren­ta­bi­li­té et doivent four­nir une quan­ti­té de tra­vail telle qu’il leur est impos­sible de venir à bout de toutes les incor­rec­tions du texte. »

Être sou­mis à des délais inte­nables, c’est ce dont se plaignent encore sou­vent, et à juste titre, les cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’aujourd’hui.

L’Invention de la Renais­sance. L’humaniste, le prince et l’artiste. Sous la direc­tion de Gen­na­ro Tos­ca­no et Jean-Marc Cha­te­lain. Relié, 264 pages, 150 illustrations.

☞ Lire aus­si Cor­ri­ger au temps de Guten­berg.


  1. Voir Le cor­rec­teur antique, qu’en savons-nous ? ↩︎
  2. Voir « Les glo­rieux ancêtres » dans Cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres (1). ↩︎

Gens de théâtre et vraies gens

Pho­to 1, écran vu, hier soir à Metz, dans le spec­tacle Authen­tique de David Cas­tel­lo-Lopes (que je n’ai pas aimé, mais c’est un autre sujet). Dom­mage. Il y a pour­tant des humo­ristes qui connaissent la règle (ou qui ont un bon cor­rec­teur), comme Guillaume Meu­rice (pho­to 2).

La règle est la sui­vante (Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, s.v. gens) :

« […] lorsque gens est immé­dia­te­ment pré­cé­dé d’un adjec­tif pos­sé­dant une forme fémi­nine dis­tincte de celle du mas­cu­lin, cet adjec­tif s’accorde au fémi­nin ; cepen­dant, cet accord n’est pas éten­du aux autres élé­ments de la phrase, sauf pour les adjec­tifs tout et quel. Ins­truits par l’expérience, les vieilles gens sont soup­çon­neux. Toutes les vieilles gens ; tous les habiles gens. Quelles sottes gens ! »

DONC : De vraies gens.

MAIS :

« La règle ne s’applique pas lorsque gens est sui­vi d’un com­plé­ment intro­duit par de et dési­gnant une qua­li­té, une pro­fes­sion, un état ; dans ce cas, l’accord se fait tou­jours au mas­cu­lin. Les vrais gens de cœur. De nom­breux gens de lettres. »

Ain­si, on peut com­po­ser cette phrase mné­mo­tech­nique : Toutes les vraies gens ne sont pas bons. Seuls les vrais gens de cœur le sont tous.

J’ad­mets que c’est une dis­tinc­tion sub­tile (et appe­lée à disparaître).

Un correcteur-censeur pour Flaubert ?

Au fil de mes lec­tures, je viens de décou­vrir une anec­dote à pro­pos du pro­cès inten­té à Flau­bert pour Madame Bova­ry, jugés pour « outrage à la morale publique et reli­gieuse et aux bonnes mœurs ».

« Crème de la magis­tra­ture, le pro­cu­reur impé­rial Pinard vou­lait que fussent infli­gés à Flau­bert deux ans de pri­son. S’il réus­si­ra quelques mois plus tard à faire condam­ner le Bau­de­laire des Fleurs du mal, mal défen­du et d’une famille moins émi­nente, il devra ici se conten­ter de pro­non­cer un blâme sévère, sans pou­voir empê­cher l’acquittement en février 1857. Ni le suc­cès public de l’œuvre, mesu­rable à la bonne tren­taine d’articles publiés en deux ans et à l’appui notoire des quatre écri­vains car­di­naux du temps : Sainte-Beuve, Bau­de­laire, Bar­bey d’Aurevilly et George Sand. Il ne pour­ra inter­dire les nom­breux tirages du roman, la réin­té­gra­tion des pages dont La Revue de Paris avait deman­dé la sup­pres­sion lors de la paru­tion ini­tiale en feuille­ton : six livrai­sons au der­nier tri­mestre 1856, pour les­quelles Du Camp avait exi­gé l’élagage de nom­breux pas­sages jugés longs, inutiles et, bien qu’il ne l’avouât pas, mora­le­ment sen­sibles. On alla jusqu’à pro­po­ser les ser­vices d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel à un Flau­bert aus­si pan­te­lant que résis­tant, frais déduits de ses droits d’auteur. »

Il s’agit là, visi­ble­ment, d’un cor­rec­teur au ser­vice de la cen­sure, et non d’un cor­rec­teur d’épreuves. Je ne connais­sais pas cette his­toire. Peut-être Michel Winock la men­tionne-t-il dans sa bio­gra­phie de Flau­bert ?

Cathe­rine Vigourt, « Madame Bova­ry de Gus­tave Flau­bert (1857) », dans La Fabrique du chef-d’œuvre. Com­ment naissent les clas­siques, Sébas­tien Le Fol (dir.), Per­rin, 2022, p. 300-301.

À propos du moine bibliothécaire du “Nom de la rose”

Pho­to­gramme d’une des scènes du Nom de la rose situées dans le scriptorium.

J’ai revu hier au ciné­ma1 Le Nom de la rose, film de Jean-Jacques Annaud, d’a­près le roman d’Um­ber­to Eco. L’en­quête de Guillaume de Bas­ker­ville (Sean Conne­ry), sur une série de morts sus­pectes, tourne autour du scrip­to­rium, l’a­te­lier de confec­tion des manus­crits. Pour ce monas­tère de légende, abri­tant la plus grande biblio­thèque d’Europe, il fal­lait qu’il soit de vastes dimen­sions. Ces scènes inté­rieures ont été tour­nées à l’abbaye d’E­ber­bach, en Allemagne.

Sur la pho­to, au fond, debout, on aper­çoit frère Mala­chie de Hil­de­sheim (Vol­ker Prech­tel), le moine biblio­thé­caire, éga­le­ment nom­mé arma­rius. C’est géné­ra­le­ment l’ar­ma­rius qui fai­sait office de cor­rec­teur. « […] il répar­tit les tâches, contrôle le tra­vail, cor­rige les fautes pour que la copie soit fidèle. Il veille éga­le­ment à appro­vi­sion­ner en maté­riel l’a­te­lier », pré­cise l’aca­dé­mie d’Or­léans-Tours.

En 1986, année de sor­tie du film, je l’ignorais. Je ne savais pas non plus que j’allais quit­ter mes études de psy­cho­lo­gie pour deve­nir cor­rec­teur2. Évi­dem­ment, j’étais encore plus loin d’imaginer que, bien des années après, je m’intéresserais à l’histoire de mon métier et à l’histoire du livre en général. 

La vie a plus d’imagination que nous, dit-on.

Frère Mala­chie de Hil­de­sheim (Vol­ker Prech­tel), le moine bibliothécaire.

  1. « Le 21 février 2024, une ver­sion res­tau­rée en 4K d’a­près le néga­tif ori­gi­nal sort sur les écrans fran­çais. » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  2. Voir Com­ment je suis pas­sé de psy­cho­logue à cor­rec­teur. ↩︎

Proust à Jacques Rivière : des corrections à rendre fou

Jacques Rivière en 1922.

Dans un article de 2016 paru dans la NRF, Michel Cré­pu évoque « la Cor­res­pon­dance échan­gée entre Mar­cel Proust et Jacques Rivière entre 1914 et 1922 (Gal­li­mard), c’est-à-dire au moment même où la Recherche trouve sa forme défi­ni­tive ». Il commente :

« On peut dire, sans exa­gé­rer, que c’est à la sainte patience de Rivière que l’on doit de lire aujourd’hui la Recherche. Suivre le dédale des recom­man­da­tions, des repen­tirs de l’illustre écri­vain, c’est un peu comme s’enfoncer dans la jungle de Bor­néo sans avoir pré­vu de bous­sole. […] Il n’est guère que Joyce pour avoir sur­pas­sé Proust dans l’art de rendre cin­glé le pauvre cor­rec­teur. […]

« Tout cela n’aurait aucun inté­rêt, ou ne concer­ne­rait que les scien­ti­fiques de la géné­tique tex­tuelle si au contraire on ne se trou­vait embar­qué dans un voyage qui est le voyage même de la lit­té­ra­ture. C’est parce que Proust réécrit à Rivière la mil­lième cor­rec­tion d’épreuves (en lui deman­dant de consi­dé­rer qu’il ne s’agit là que d’un « manus­crit » – crise car­diaque) que la Recherche devient ce vais­seau inima­gi­nable et propre à enchan­ter le cœur humain. »

Michel Cré­pu, « L’ir­ré­sis­tible petite san­té du livre », La Nou­velle Revue Fran­çaise (NRF), 17 mars 2016.

Mar­cel Proust et Jacques Rivière, Cor­res­pon­dance (1914-1922). Édi­tion de Phi­lip Kolb. Pré­face de Jean Mou­ton. Nouv. éd. augm. et corr. Coll. Blanche, Gal­li­mard, 1976.

☞ Lire aus­si Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des Fleurs du mal.

Comment avoir une bonne culture générale ?

C’est bien connu : le cor­rec­teur doit dou­ter de tout1. Encore faut-il qu’on lui en laisse le temps, ce qui est rare. Il doit donc se repo­ser sur une excel­lente connais­sance de la langue2 et sur une culture géné­rale aus­si vaste que possible.

Tout est bon pour se culti­ver : lire, bien sûr (jour­naux, livres, sites Inter­net…), regar­der des docu­men­taires (à la télé­vi­sion ou au ciné­ma), écou­ter la radio, visi­ter des expo­si­tions, dis­cu­ter avec des gens…

La culture géné­rale, c’est sur­tout avoir la curio­si­té constam­ment en éveil.

Pour gagner du temps, acqué­rir rapi­de­ment de bonnes bases, on peut faire appel à des conden­sés. Le prin­cipe existe depuis la Renais­sance — voir le livre d’Ann Blair, Tant de choses à savoir. Com­ment maî­tri­ser l’in­for­ma­tion à l’é­poque moderne (Seuil, 2020).

J’en pro­pose quelques-uns, qui m’ont été béné­fiques et dont voi­ci les der­nières éditions :

Dans chaque domaine du savoir, on trouve des ouvrages équi­va­lents, par exemple le grand clas­sique His­toire de la musique d’É­mile Vuiller­moz (Le Livre de Poche, 1977) ou Une brève his­toire du ciné­ma (1895-2020), de Mar­tin Bar­nier et Laurent Jul­lier (Plu­riel, 2021).

Sur les ques­tions les plus actuelles, on peut ajou­ter le Dic­tion­naire du temps pré­sent, diri­gé par Yves Charles Zar­ka et Chris­tian Godin (éd. du Cerf, 2022).

L’accès à la culture est plus aisé que jamais

Il n’a jamais été si facile ni si bon mar­ché de se culti­ver. – Je peux en par­ler, j’a­vais déjà 30 ans quand est appa­ru Internet.

Une bonne part des livres et des docu­ments impri­més tom­bés dans le domaine public sont acces­sibles gra­tui­te­ment en ligne, par exemple sur Gal­li­ca, le site de la Biblio­thèque natio­nale de France, une mine inépui­sable (voir aus­si Wiki­source). On peut les télé­char­ger et les gar­der à vie.

Avec le com­pa­ra­teur de prix Chasse aux livres, on trouve faci­le­ment des livres – récents comme plus anciens – d’occasion.

Les ency­clo­pé­dies sont toutes en ligne et acces­sibles soit gra­tui­te­ment, soit pour une somme modique (voir mon article).

Une grande pro­por­tion, la tota­li­té pour cer­tains titres, des articles des jour­naux et des revues sont gra­tuits en ligne. Pour moi, le quo­ti­dien de réfé­rence reste Le Monde. En com­plé­ment, il est inté­res­sant de consul­ter The Conver­sa­tion, regard d’u­ni­ver­si­taires sur l’ac­tua­li­té. Je suis aus­si l’ac­tua­li­té des revues de sciences humaines sur Cairn.info.

Le pod­cas­ting per­met aujourd’­hui d’é­cou­ter les émis­sions de radio quand on le sou­haite. Je recom­mande par­ti­cu­liè­re­ment France Culture, qui traite de tous les domaines du savoir et offre des éclai­rages his­to­riques, phi­lo­so­phiques, socio­lo­giques ou autres sur l’actualité.

Pod­casts à la une du site de France Culture, le jour où j’ai rédi­gé cet article.

On peut écou­ter qua­si­ment toute la musique du monde sur You­Tube, ou pour envi­ron 10 euros par mois (la moi­tié du prix d’un CD) sur les pla­te­formes de strea­ming comme Spo­ti­fy ou Apple Music.

De même, les pla­te­formes de SVOD per­mettent, pour quelques euros par mois, de voir des mil­liers de films, y com­pris des films rares dont, avant Inter­net, nous devions attendre une pro­gram­ma­tion dans un ciné­ma d’art et essai ou une ciné­ma­thèque – si nous habi­tions une grande ville – pour espé­rer les voir. Mes pré­fé­rées sont La Cine­tek et Uni­vers­Ci­né.

Pièces de théâtre et concerts sont dif­fu­sés gra­tui­te­ment par nombre de sites, dont la Cultu­re­box de France Télé­vi­sions. Pour le clas­sique et le jazz, je regarde Mez­zo.

Enfin, si l’on entend sou­vent dire qu’« il n’y a rien à la télé », on trouve des pro­grammes de grande qua­li­té sur des chaînes comme Arte, France 5 ou His­toire TV.

PS — Je sais qu’il existe aus­si des chaînes You­Tube inté­res­santes, mais comme je n’en suis aucune en par­ti­cu­lier, je pré­fère ren­voyer à la sélec­tion pro­po­sée par Sher­pas.

Article mis à jour le 20 jan­vier 2024.


  1. Voir De quoi le cor­rec­teur doit-il dou­ter ? ↩︎
  2. Voir La biblio­thèque du cor­rec­teur. ↩︎