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Un poème fête la naissance du “Code typographique”, 1928

En mai 19281, le Code typo­gra­phique tant atten­du a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bor­deaux. Émile Ver­let, pré­sident (depuis février 1925) de la com­mis­sion char­gée de sa rédac­tion, peut souf­fler… et se féli­ci­ter de cette nais­sance dif­fi­cile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était pré­texte à rimer). Comme le rap­pelle en intro­duc­tion Eugène Gre­net, pré­sident de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs de France, dans la Cir­cu­laire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le pre­mier essai de réa­li­sa­tion du Code typo­gra­phique fut entre­pris par l’Ami­cale, ain­si qu’en avait déci­dé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polé­miques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le pre­mier vers du poème ci-dessous.

Annonce de la parution du "Code typographique", mai 1928
Pre­mière annonce de la paru­tion du Code typo­gra­phique, Cir­cu­laire des protes, mai 1928.

LE CODE TYPOGRAPHIQUE

Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.

On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.

Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.

On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !

Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !

Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !

Toulouse2, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !

Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !

E. VERLET.

☞ Voir aus­si Qui crée les codes typographiques ?


Une perle repêchée par le correcteur, 1936

Extrait de « Gla­nage à la pêche », un article de trois colonnes sur les perles qu’on trouve dans les jour­naux, comme « Le brave agent reçut un coup de feu qui ne l’atteignit pas » ou « Double sui­cide acci­den­tel par le gaz d’éclairage ». C’est sur­tout l’occasion de mon­trer l’importance du correcteur… 

“Un charmant discours”

Il arrive par­fois qu’un cor­rec­teur empêche la mise en cir­cu­la­tion de cer­taines perles. Témoin le petit fait sui­vant que je garan­tis authentique :

Dans une ville de l’Île-de-France, un chef de cabi­net de pré­fec­ture repré­sen­tait le grand chef du dépar­te­ment au ban­quet annuel d’une socié­té musi­cale. Au cham­pagne, le délé­gué lut un char­mant dis­cours qui fut com­mu­ni­qué à la presse pour être insé­ré dans le compte ren­du. En ter­mi­nant la lec­ture de l’allocution, le cor­rec­teur eut un sou­rire. L’auteur y disait qu’il était un peu musi­cien, puisqu’il avait tou­jours eu un faible pour le tam­bour. Il ter­mi­nait ain­si sa tirade : « Et j’ai tou­jours un regard fervent quand je passe à Paris, devant la sta­tue de Via­la1, le brave petit tam­bour d’Arcole. »

« Sapris­ti ! se dit le lec­teur d’épreuves, je ne suis pas un illu­mi­né quoiqu’étant né un 14 juillet ! Via­la était pour­tant mort lorsqu’il tam­bou­ri­nait à la bataille d’Arcole2 !

Tam­bour d’Ar­cole, sculp­ture de Jean Bar­na­bé Amy, sise à Cade­net (Vau­cluse).

Il fit remar­quer aux auto­ri­tés soi-disant com­pé­tentes qu’il y avait erreur, qu’on se trom­pait d’exécutant. À demi convain­cues, les « lumières » eurent recours au dic­tion­naire du cor­rec­teur, car celui de la mai­son était un petit livre d’écolier à peu près contem­po­rain du per­ce­ment de l’isthme de Suez3. Ce juge suprême four­nit la preuve que Via­la avait été tué en 1793 et que la bataille d’Arcole s’était dérou­lée en 1796. On cou­pa sim­ple­ment l’effet, mais je prends la liber­té de glis­ser un tuyau dans l’oreille du Père Éter­nel : « Sei­gneur, c’est avec dés­in­té­res­se­ment que je vous fais l’offrande de mon idée. Lorsque son­ne­ra l’heure du Juge­ment Der­nier, n’usez donc pas de la trom­pette : faites battre du tam­bour par vos anges, car cet ins­tru­ment est infaillible pour réveiller les morts. »

P. Amblard

Cir­cu­laire des protes, no 428, avril 1936. 


Poème “Le Correcteur”, 1927

Conscient correcteur, tu es la bête noire
De tous les ignorants et de tous les jaloux,
Quand, penché tout le jour sur un affreux grimoire,
Tu te permets d'y voir des sottises, des « loups ».
J'entends par « loups » ici, les oublis, les bêtises
Qui parfois échappés à la dactylographe
Feraient dire à l'auteur d'énormes balourdises
Toujours assaisonnées de fautes d'orthographe.
Mais il est entendu que tu es responsable
Et que tu dois tout voir, même le mot absent.
Le Code, à l'avenir, te sera secourable1,
Même si le typo se moque de l'accent.
Le temps n'est plus, hélas ! de lire les épreuves
En somnolant, béat, les yeux à demi clos.
Tout va vite aujourd'hui… il faut donner des preuves
D'un savoir étendu, sans quoi tu es forclos.
Le typo maladroit, ennemi des virgules,
Le metteur trop pressé de terminer à temps
Tempêteront souvent contre tes majuscules
Ou tes alinéas et diront en partant :
« Combien ce correcteur est donc insupportable ;
» Il s'applique vraiment à tout nous compliquer,
» Car ce que nous faisons nous paraît raisonnable.
» À travail d'automate, à quoi bon s'appliquer ? »
Mais le bon correcteur garde son habitude
De regarder de près ce qui paraît fautif ;
Passionné de son œuvre, il est, comme Latude2,
Patient pour le mot : nom, pronom, adjectif.
De quelque état d'esprit qu'on le brime ou l'entoure
Il va, il va toujours et sans trop s'émouvoir
Il poursuit son travail : c'est une chasse à courre
Aux fautes des humains qu'il peut apercevoir.
Mais je ne vais pas dire qu'il demeure infaillible
Dans le monde des fautes, il peut en oublier,
Car, sauf le Créateur, qui donc n'est pas faillible ?
Non, mais le correcteur est un rude ouvrier.

H. JURY.

Cir­cu­laire des protes, no 320, avril 1927.

Com­po­si­tion d’origine. 

De l’importance de la correction, 1911

Extrait d’un long et vibrant éloge au cor­rec­teur. Inti­tu­lé sim­ple­ment « Du Cor­rec­teur et de la Cor­rec­tion », celui-ci court sur six pages (onze colonnes) de la Cir­cu­laire des protes no 181, de mars 1911. Il est signé « A. MARSILLAC », que je n’ai pas iden­ti­fié et qui n’ap­pa­raît à aucune autre date dans la revue.

“L’auteur plane trop haut”

« […] l’esprit empor­té vers les hori­zons loin­tains du rêve poé­tique ou des spé­cu­la­tions ardues, l’at­ten­tion absor­bée par l’a­gen­ce­ment logique des idées, l’ef­fort ten­du à la pour­suite de l’ex­pres­sion la plus com­plète et la plus juste, l’au­teur peut perdre de vue cer­tains détails : il plane trop haut. Sous le mar­tè­le­ment de sa pen­sée, de nou­veaux aspects de son sujet jaillissent comme des étin­celles sur l’en­clume ; ces étin­celles l’é­blouissent, toutes elles l’at­tirent, il court de l’une à l’autre, et, dans son empres­se­ment à les sai­sir toutes, dans sa hâte à n’en perdre aucune, il laisse une idée inache­vée, sans liai­son avec ses voi­sines ou en entre­mêle les mots.

« Certes, ce sont défaillances infimes, mais elles déparent l’œuvre, comme une tache dépré­cie un bro­cart, un accroc une riche tapis­se­rie. Ôtez la tache, repri­sez l’ac­croc, le bro­cart et la tapis­se­rie rede­viennent ines­ti­mables. Mais com­bien habiles, com­bien déli­cates doivent être les mains char­gées de ce tra­vail ! C’est celui du correcteur.

Une collaboration étroite

« Devant lui la pen­sée de l’au­teur s’é­tale à nu. Il en sai­sit l’é­clo­sion, en suit la marche, en devine les efforts, les hési­ta­tions, les retours, toutes choses que lui dévoilent les ratures, les ren­vois du manus­crit ; l’é­cri­ture calme ou fié­vreuse a pour lui un lan­gage. Cette pen­sée de l’au­teur, dont il a sur­pris les plus sub­tiles évo­lu­tions et les replis les plus secrets, il doit la faire sienne, s’en péné­trer tel­le­ment qu’il sache don­ner à chaque titre, à chaque par­tie de l’ou­vrage l’im­por­tance et, par suite, la place qui leur convient. Il faut que, grâce à lui, une série de pages écrites d’une main mono­tone et uni­forme ait, une fois impri­mée, comme le relief d’un monu­ment, en sorte que l’œil du lec­teur sai­sisse le thème de l’étude, les déve­lop­pe­ments du sujet trai­té, les phases du récit offert à sa curiosité.

« Dans le détail, le cor­rec­teur doit éla­guer les irré­gu­la­ri­tés du manus­crit, en sup­pléer les inat­ten­tions, en répa­rer les oublis, en rec­ti­fier les lap­sus cala­mi, com­bler les défaillances de mémoire, réta­blir les cita­tions fau­tives, car il se peut que l’au­teur, entraî­né par sa pen­sée, ait lu, dans le pas­sage cité, non ce qui est mais ce qui devrait être.

« Telle est, vrai­ment étroite, et dans l’en­semble et dans le détail, la col­la­bo­ra­tion du cor­rec­teur et de l’é­cri­vain. Aus­si Vic­tor Hugo aimait à rendre hom­mage à ces « modestes savants si habiles à lus­trer les plumes du génie » ; aus­si P. Larousse, après Fir­min-Didot, les appelle ses « auxi­liaires les plus précieux. »

À la recherche du code typo perdu 

Un article de la BnF consa­cré à l’his­toire de la typo­gra­phie (signé Danièle Mer­met, non daté) écrit : 

« Un autre fils de Fran­çois [Didot], Pierre Fran­çois [1731-1795, dit le jeune], crée un des pre­miers codes typo­gra­phiques à l’u­sage des cor­rec­teurs. »

Les Didot forment une dynas­tie d’imprimeurs qui, jus­qu’au xixe siècle, appor­te­ront « de nom­breuses inno­va­tions tech­niques à l’in­dus­trie pape­tière, à l’im­pri­me­rie et à la typographie ».

L’Ency­clo­pé­die Larousse reprend cette infor­ma­tion, avec des ita­liques : « Il créa éga­le­ment le pre­mier Code des cor­rec­tions typo­gra­phiques », mais en l’at­tri­buant à l’un des petits-fils de Fran­çois Didot, Pierre (1761-1853).

Un code typo­gra­phique au xviiie siècle ? Voi­là qui bous­cule mes connais­sances, le pre­mier « code typo » pro­pre­ment dit datant, pour moi, de 1928 — après une série de « manuels typo­gra­phiques » au xixe siècle. ☞ Voir Qui crée les codes typographiques ?

Silence des catalogues 

« Sou­cieux d’apporter le plus grand soin aux ouvrages qu’il impri­mait, Pierre Fran­çois Didot com­po­sa et publia un petit ouvrage à l’adresse des cor­rec­teurs d’épreuves : Pro­to­cole des cor­rec­tions typo­gra­phiques », écrit, pour sa part, Jean-Claude Fau­douas, dans son Dic­tion­naire des grands noms de la chose impri­mée (Retz, 1991, p. 45).

Déci­dé­ment ! Je fouille, bien sûr, le cata­logue de la BnF et celui du musée de l’Imprimerie de Lyon, à la recherche de cette pièce his­to­rique. Sans succès. 

Je ne trouve rien non plus sur Pierre-Fran­çois1 Didot dans la vaste Somme typo­gra­phique (1947-1951) de Mau­rice Audin, numé­ri­sée par le musée de l’Imprimerie de Lyon. Pas plus que dans Ortho­ty­po­gra­phie : recherches biblio­gra­phiques (Paris, Conven­tion typo­gra­phique, 2002), le gros tra­vail de Jean Méron (voir son site).

L’objet identifié

Alors je m’adresse au ser­vice d’aide SINDBAD de la BnF, qui m’oriente vers « L’Art de l’im­pri­me­rie (Paris, Dic­tion­naire des arts et métiers, 1773) », cité par Alan Mar­shall dans « Manuels typo­gra­phiques conser­vés au musée de l’Imprimerie de Lyon » (Cahiers GUTen­berg, no 6, juillet 1990, p. 40).

Ce docu­ment existe bien à la BnF, sous forme de réim­pres­sion moderne : « L’art de l’im­pri­me­rie, Tho­ri­gny-sur-Marne : impr. de E. Morin, 1913, 39 p., in-8, coll. Docu­ments typographique[s], I ». 

Il a été « attri­bué à Didot le jeune par E. Morin2 », comme l’écrit encore Alan Mar­shall (art. cit.), car le texte n’est pas signé.

Il s’agit pré­ci­sé­ment de l’ar­ticle « IMPRIMERIE (L’art de l’) » (p. 480-512), extrait du tome 2 du Dic­tion­naire rai­son­né uni­ver­sel des arts et métiers… de Phi­lippe Mac­quer (1720-1770), revu par l’ab­bé Jau­bert, impri­mé en 1773 par Pierre-Fran­çois Didot. 

Je le retrouve alors men­tion­né chez Louis-Emma­nuel Bros­sard (Le Cor­rec­teur Typo­graphe, 1924, p. 287), où il tient sur une page, que voici. 

Le pro­to­cole des signes de cor­rec­tion de Pierre-Fran­çois Didot, repro­duit par Louis-Emma­nuel Bros­sard (1924).

Cette planche, numé­ro­tée II dans l’ar­ticle de Didot le jeune, y est intro­duite par les mots sui­vants : « Lorsque la forme est entié­re­ment fer­rée, il [le com­po­si­teur] […] la porte à la presse aux épreuves pour en tirer une pre­mière épreuve, que le prote lit, & sur la marge de laquelle il marque les mots pas­sés [bour­dons] ou dou­blés, les lettres mises les unes pour les autres que l’on nomme coquilles, &c. Voyez Pl. II » (p. 497-498). 

Le para­graphe qui suit, inti­tu­lé « De la cor­rec­tion », ne traite, en fait, que du cor­ri­geage (la cor­rec­tion sur plomb). Il n’é­voque jamais le cor­rec­teur lui-même, sauf dans les pre­miers mots : « Quand le com­po­si­teur a reçu du Prote, ou de tout autre Cor­rec­teur, l’é­preuve où les fautes sont indi­quées sur les marges, il faut qu’il la cor­rige […]. » Le mot pro­to­cole n’y appa­raît pas non plus.

Un précurseur

Sauf erreur, les titres don­nés par Larousse et Fau­douas sont donc fan­tai­sistes. Le texte de Didot le jeune ne s’a­dresse pas nom­mé­ment aux cor­rec­teurs. Il ne s’agit pas non plus d’un code typo­gra­phique, dont je rap­pelle la défi­ni­tion : « Ouvrage de réfé­rence décri­vant les règles de com­po­si­tion des textes impri­més ain­si que la façon d’abréger cer­tains termes, la manière d’écrire les nombres et toutes les règles de typo­gra­phie régis­sant l’usage des dif­fé­rents types de carac­tères : capi­tales, bas de casse, ita­lique, etc. » — Wiki­pé­dia.

Signes de correction dans "Orthotypographia", 1608
Signes de cor­rec­tion dans Ortho­ty­po­gra­phia de Jérôme Horn­schuch, 1608.

Il s’a­git seule­ment d’un pro­to­cole des signes de cor­rec­tion. Le pre­mier, à ma connais­sance, depuis l’embryon pro­po­sé par Jérôme Horn­schuch en 1608 (☞ Voir Ortho­ty­po­gra­phia, manuel du cor­rec­teur, 1608). Les trai­tés de Marie-Domi­nique Fer­tel (1723) et de Pierre-Simon Four­nier (1764-1766) ne sont pas des­ti­nés au cor­rec­teur. Ber­trand-Quin­quet (1798) men­tionne les « signes usi­tés dans l’Im­pri­me­rie, et qui lui sont par­ti­cu­liers », mais ne les donne pas. C’est géné­ra­le­ment à Mar­cel­lin-Aimé Brun (Manuel pra­tique et abré­gé de la typo­gra­phie fran­çaise, 1825) qu’on attri­bue le pre­mier tableau des signes de cor­rec­tion3

C’est ce chan­ge­ment d’un demi-siècle dans la chro­no­lo­gie qui fait l’intérêt prin­ci­pal du pré­sent article. 

Article mis à jour le 26 octobre 2023.


“Derlindindin” ou l’histoire d’un échec

C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inabou­tie. Elle me donne l’oc­ca­sion de vous mon­trer com­ment je travaille. 

Un matin de cette semaine, pro­fi­tant de mes vacances — bien méri­tées, dirais-je — pour relan­cer les recherches, je tombe sur une Phy­sio­lo­gie1 de l’imprimeur (éd. Des­loges, 1842) com­por­tant le mot cor­rec­teur, signée de Constant Moi­sand (1822-1871). L’au­teur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre. 

Page 37, on y lit ceci : 

Vous arri­vez les poches pleines d’é­preuves ; vous remet­tez votre copie au cor­rec­teur qui entonne de sa grosse voix le der­lin­din­din, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le der­lin­din­din ; ce qui veut dire que celui qui a com­po­sé la copie que l’au­teur vient de remettre a fait une infi­ni­té de bour­dons, dou­blons, coquilles, etc.

Rien d’autre sur le sujet de mon blog. 

Mais… « le der­lin­din­din », voi­là de quoi occu­per ma mati­née ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.

Un bruit de clochette

Der­lin din­din est une variante de dre­lin din­din (ou din din), l’aîné de notre dre­lin, dre­lin, ono­ma­to­pée imi­tant une clo­chette ou une son­nette. Le chan­son­nier Béran­ger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, bat­tons la cam­pagne / Que nos gre­lots tintent sou­dain / Comme les beaux mulets d’Es­pagne / Nous mar­chons tous dre­lin din­din » (Cou­plet) — Lit­tré.

On trouve notre der­lin din din dans un vau­de­ville3 d’Eu­gène Labiche (1815-1888), Les Pré­ten­dus de Gim­blette (1850) :

Sem­bett : No ! un son de cloche… Com­ment ils fai­saient les cloches ?
[…]
Bar­na­bé : Elles font der­lin, der din, din din.

Nous appre­nons déjà quelque chose. 

Mais notre cor­rec­teur — appe­lons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clo­chette ? Et les com­po­si­teurs répètent-ils en chœur la même clo­chette ? Je n’y crois pas trop. 

Chanson à succès

Je penche plu­tôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à suc­cès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Cer­tains reçoivent même de nou­velles paroles, pour un évè­ne­ment fes­tif. Ain­si, deux chan­sons que j’ai trou­vées sur Gal­li­ca : Le Cor­rec­teur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un cer­tain Chol­let, est à chan­ter sur l’air de La Treille de sin­cé­ri­té, écrite par Désau­giers (1772-1827), et Les Cor­rec­teurs en goguette à Cha­ren­ton (1822) colle à l’air du vau­de­ville en un acte Lan­ta­ra, ou le Peintre au caba­ret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».

Page de titre du qua­drille Der­lin din­din ou Asseyez-vous d’s­sus (1859). © Palaz­zet­to Bru Zane / fonds Leduc.

Je tombe alors sur Der­lin din­din, un qua­drille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous des­sus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facé­tieux col­lègues… Mal­heu­reu­se­ment, Arban (1825-1889), com­po­si­teur de danses et chef d’orchestre popu­laire, offi­ciait au bal Le Casi­no, dit Casi­no-Cadet, « construit en 1859 [et] renom­mé pour la légè­re­té de ses dan­seuses » (Wiki­pé­dia), et 1859 est aus­si la date de la partition.

Au pas­sage, je décèle une bizar­re­rie : la page de titre de la par­ti­tion pré­cise « sur des motifs de Krie­sel ». Or, si Krie­sel (dont les dates de nais­sance et de mort nous sont incon­nues) a bien écrit Asseyez-vous d’s­sus !, « can­ti­lène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amé­dée de Jal­lais [1825-1909] », la par­ti­tion a été impri­mée chez Bol­lot en 1861… soit deux ans après le qua­drille qui s’en est ins­pi­ré ! Je vous laisse ce mys­tère à résoudre.

Asseyez-vous d’s­sus serait une fan­tai­sie sur l’expérience de l’omni­bus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Eli­za­beth Amann, The Omni­bus : A Cultu­ral His­to­ry of Urban Trans­por­ta­tion, Sprin­ger Nature, 2023, p. 107), ce que semble confir­mer la gra­vure illus­trant la partition.

Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trou­ver, dans le Cata­logue géné­ral des œuvres dra­ma­tiques et lyriques fai­sant par­tie du réper­toire de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (ouf !), Der­lin­din­din, vau­de­ville en un acte de René Per­in (1774-1829), édi­té par Jean-Nico­las Bar­ba (1769-1846). Date incon­nue, sauf que le cata­logue s’arrête à 1859, mais de toute façon anté­rieure à la mort de Bar­ba. Là, ça collerait. 

Frustration de chercheur

Le qua­drille aban­don­né, reste donc ce vau­de­ville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’a­gisse d’un autre, qui aurait disparu.

Ah, je le voyais bien, pour­tant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casi­no-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lun­di au same­di (sauf quand il « fait le lun­di »), guin­cher sur Der­lin din­din, le qua­drille à la mode, et, de retour au tur­bin, s’en ser­vir comme signe de com­pli­ci­té avec les « singes ». 

Mal­heu­reu­se­ment, les dates sont impitoyables. 


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


“MM. les correcteurs vont taquiner le goujon”, 1905

« On devrait sup­pri­mer l’é­té et les vacances. C’est une période pen­dant laquelle ceux qui ne sont pas au vert, au frais et au repos ont de bonnes rai­sons de mau­dire le sort. Entre tous, les infor­tu­nés qui suent sang et eau pour mettre debout le numé­ro quo­ti­dien du jour­nal qu’at­tendent quelques cen­taines de mille de lec­teurs et d’a­mis ont vrai­ment bien du mérite ; la fata­li­té typo­gra­phique se plaît à les acca­bler de ses coquilles. Ain­si, l’autre jour, dans notre article sur la Marine alle­mande, de notre émi­nent col­la­bo­ra­teur dépu­té au Reichs­tag, dépu­té qui, évi­dem­ment, n’est pas là pour voir ses épreuves, nous avons lais­sé pas­ser une phrase en alle­mand dont la lec­ture a fait bon­dir d’hor­reur les ini­tiés à la langue de Gœthe et de Schiller.

« Et cela parce que MM. les cor­rec­teurs qui, d’ailleurs, n’ont pas volé de souf­fler, vont taqui­ner le gou­jon, et que les cama­rades qui res­tent tra­vaillent pour deux et pour quatre. La besogne s’en ressent.

« Ren­dons au Reichs­tag ce qui est au Reichs­tag… Nous avons impri­mé la fameuse phrase de l’empereur d’Al­le­magne : « Notre ave­nir est sur les eaux » : « Unsire zul­sunft higt auf dem vas­ser. » C’est du java­nais mêlé d’i­ro­quois. Il fal­lait mettre « Unsere Zukunft liegt auf dem Was­ser. » 

« On ne nous y repren­dra pas. »

Une archive de sai­son, trou­vée dans L’Écho de Paris, 10 août 1905.

Guillaume II à la barre du SMS Hohenzollern
Notre timo­nier. Notre ave­nir est sur les eaux (Guillaume II à la barre du S.M.S. Hohen­zol­lern). Deutsche Digi­tale Biblio­thek. 

Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.

Sarcey refuse “Tout vient à point à qui sait attendre”, 1894

Je relève dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, du 22 avril 1894, sous la plume de Fran­cisque Sar­cey (cri­tique lit­té­raire célèbre), les lignes suivantes : 

Francisque Sarcey à la une des "Contemporains", 1881
Fran­cisque Sar­cey à la une des Contem­po­rains, no 41, 1881.

« Je sup­plie le cor­rec­teur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. » 

Noter la pré­po­si­tion à en italique.

S’agit-il d’une note à l’intention du cor­rec­teur qui s’est retrou­vée — par mégarde ou par choix du cor­rec­teur — dans la com­po­si­tion, ou l’auteur a-t-il vrai­ment sou­hai­té qu’elles soient impri­mées ? Le mys­tère demeurera. 

Mais cette insis­tance demande une expli­ca­tion. On la trouve dans le Wik­tion­naire (d’après Del­boulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Roma­nia, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :

« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signi­fiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aus­si, dans un sens com­pa­rable, “tout vient à point qui peut attendre”.

« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fré­quent chez Mon­taigne notam­ment, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru et la locu­tion n’a plus été com­prise qu’au prix de l’insertion de la pré­po­si­tion à, entraî­nant une légère modi­fi­ca­tion du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »

L’auteur s’explique

Dans une lettre à Paul Risch, trans­mise par celui-ci à Ser­gines [pseu­do­nyme d’Adolphe Bris­son] et publiée dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, le 31 mai 1903, Fran­cisque Sar­cey confirme cette explication : 

« 26 juin 1898.

« Mon cher ami,

« J’é­cris tou­jours : « Tout vient à point qui sait attendre. Mais les cor­rec­teurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres.
« Qui, en ce sens, est une vieille for­mule fran­çaise équi­va­lant au si quis des latins.
« Tu en trou­ve­ras deux ou trois exemples au mot qui dans Lit­tré.
« Cette accen­tua­tion ne s’est conser­vée que dans les locu­tions pro­ver­biales.
« Tout vient à point nom­mé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).

« Mes grandes amitiés.

« Tout à toi,
Fran­cisque. »