Une perle repêchée par le correcteur, 1936

Extrait de « Gla­nage à la pêche », un article de trois colonnes sur les perles qu’on trouve dans les jour­naux, comme « Le brave agent reçut un coup de feu qui ne l’atteignit pas » ou « Double sui­cide acci­den­tel par le gaz d’éclairage ». C’est sur­tout l’occasion de mon­trer l’importance du correcteur… 

“Un charmant discours”

Il arrive par­fois qu’un cor­rec­teur empêche la mise en cir­cu­la­tion de cer­taines perles. Témoin le petit fait sui­vant que je garan­tis authentique :

Dans une ville de l’Île-de-France, un chef de cabi­net de pré­fec­ture repré­sen­tait le grand chef du dépar­te­ment au ban­quet annuel d’une socié­té musi­cale. Au cham­pagne, le délé­gué lut un char­mant dis­cours qui fut com­mu­ni­qué à la presse pour être insé­ré dans le compte ren­du. En ter­mi­nant la lec­ture de l’allocution, le cor­rec­teur eut un sou­rire. L’auteur y disait qu’il était un peu musi­cien, puisqu’il avait tou­jours eu un faible pour le tam­bour. Il ter­mi­nait ain­si sa tirade : « Et j’ai tou­jours un regard fervent quand je passe à Paris, devant la sta­tue de Via­la1, le brave petit tam­bour d’Arcole. »

« Sapris­ti ! se dit le lec­teur d’épreuves, je ne suis pas un illu­mi­né quoiqu’étant né un 14 juillet ! Via­la était pour­tant mort lorsqu’il tam­bou­ri­nait à la bataille d’Arcole2 !

Tam­bour d’Ar­cole, sculp­ture de Jean Bar­na­bé Amy, sise à Cade­net (Vau­cluse).

Il fit remar­quer aux auto­ri­tés soi-disant com­pé­tentes qu’il y avait erreur, qu’on se trom­pait d’exécutant. À demi convain­cues, les « lumières » eurent recours au dic­tion­naire du cor­rec­teur, car celui de la mai­son était un petit livre d’écolier à peu près contem­po­rain du per­ce­ment de l’isthme de Suez3. Ce juge suprême four­nit la preuve que Via­la avait été tué en 1793 et que la bataille d’Arcole s’était dérou­lée en 1796. On cou­pa sim­ple­ment l’effet, mais je prends la liber­té de glis­ser un tuyau dans l’oreille du Père Éter­nel : « Sei­gneur, c’est avec dés­in­té­res­se­ment que je vous fais l’offrande de mon idée. Lorsque son­ne­ra l’heure du Juge­ment Der­nier, n’usez donc pas de la trom­pette : faites battre du tam­bour par vos anges, car cet ins­tru­ment est infaillible pour réveiller les morts. »

P. Amblard

Cir­cu­laire des protes, no 428, avril 1936. 


  1. Joseph Agri­col Via­la (1778-1793), figure de la Révo­lu­tion fran­çaise. « En 1822, le sculp­teur Antoine Allier réa­lise un monu­ment gran­deur nature en bronze, repré­sen­tant Joseph Agri­col Via­la nu, ren­ver­sé, la main droite posée sur une hache, le bras gauche agrip­pé à un poteau avec anneau et mor­ceau de corde. À la suite d’un don du musée du Louvre au musée de la ville de Bou­logne-sur-Mer, il a été éri­gé place Gus­tave-Char­pen­tier, dans le fau­bourg de la ville, en juin 1993 » — Wiki­pé­dia.
  2. Le tam­bour d’Ar­cole est André Estienne (1774-1838).
  3. En 1869. Voir article sur Napoleon.org.