« On tire une épreuve de ce premier jet (comme la création spirituelle, la création mécanique implique des retouches) et on transmet cette épreuve aux correcteurs. Penchés sous des faisceaux de lumière, comme des artisans sous la lampe, les correcteurs confrontent l’épreuve qu’ils viennent de recevoir avec le texte original. Confrontent. Il faudrait écrire : reconstituent. Gloire à eux qui arrivent à faire parler les pattes de mouches, à découvrir des clartés dans des textes plus impénétrables que les énigmes du Sphinx… Consciencieusement, ils redressent les petites entorses à l’orthographe, ils restituent au papier les paragraphes oubliés et — confessons-le — souvent ils redonnent un sens à la pensée de l’auteur qui a écrit trop vite et oublié le verbe qui asseyait la phrase… La tâche accomplie, ils redonnent l’épreuve au chef prote.
« Après cette retouche, ce filtrage supplémentaire, voici le “papier” avec son titre dans sa forme définitive. Il quitte la réunion [sic, rédaction ?] pour gagner le marbre. Le marbre est une longue table d’acier (elle était de marbre dans les anciennes imprimeries) sur laquelle on “monte” les pages. Les articles, revus et corrigés, se groupent près des formes, ces cadres d’acier qui épousent la “forme” des pages et retrouvent, clichées, les photographies que le secrétaire de rédaction a choisies pour illustrer ses articles. Les articles sportifs sont ainsi rassemblés près de la forme des sports… Les articles de tête, près de la forme de la “une” : la première page.
Les secrétaires de rédaction composent les pages
« Les secrétaires de rédaction — chacun responsable d’une page — sont à leur poste devant leur forme… Et le montage commence… Disposant ses clichés, ses titres gras ou maigres, selon l’importance qu’il leur assigne en indiquant leurs caractères, le secrétaire, lentement, élabore son chef-d’œuvre. Il essaye de faire chanter tout cet univers qu’on lui a apporté, de donner une forme harmonieuse à ces lourdes colonnes de plomb, de composer un poème vivant avec des lignes, des filets, des traits pleins. Il a prévu une maquette.
« Les négociations de M. Eden sur deux colonnes, en tête. Bon. Mais, à la dernière minute, M. Spaak ne sera pas reçu par M. Eden. Toutes les négociations de M. Eden, subitement, perdent de leur importance. Et deux colonnes en tête, c’est beaucoup trop… La maquette — toute une soirée de réflexion et de composition — ne tient plus… M. Eden a tout gâché.
« — Vite ! très vite ! — l’heure inexorable du premier train qui doit emporter l’édition approche — il faut improviser une autre maquette. Et souvent, grâce à une trouvaille de dernière heure, la page se présentera dans sa perfection, équilibrée comme la raison, heureuse comme la ligne du Temple antique, dans la lumière bleue de l’Acropole…
« — Vite une morasse ! Un peu d’encre, une feuille blanche. Quelques coups de brosse énergiques. Voici à la lettre, le premier tirage : l’exemplaire no 1. Le secrétaire de rédaction contemple cette morasse comme la fille bien-aimée de ses efforts et de sa pensée. Il la scrute du regard pour voir si elle est digne de lui, si une erreur, dans un titre ou dans une légende, ne l’obligerait pas demain à la renier…
« Tout va bien. Ce titre est clair comme une aurore. Celui en “romain”, sur un papier relatif à l’Italie, apparaît massif et ordonné, comme un défilé de chemises noires. C’est parfait. En avant ! — Chariot ! Déjà, voici que s’avance, en grinçant, poussée par des bras musclés, cette petite table d’acier que le secrétaire de rédaction accueille toujours avec le sourire, car elle emporte son œuvre… annonce sa libération. »
René Armand, « Une journée au “Petit Journal” », Le Petit Journal, 1er février 1938, p. 1-2.
À propos du style journalistique, deux citations historiques sont restées célèbres.
La première est due à Georges Clemenceau, alors rédacteur en chef (1903-1906) de L’Aurore. Plusieurs variantes circulent, mais il s’agissait sans doute d’une circulaire adressée aux rédacteurs du journal, formulée ainsi :
« Faites des phrases courtes. Vous ne devez pas oublier qu’une phrase se compose d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. Ceux qui voudront user d’un adjectif passeront me voir dans mon bureau. Ceux qui emploieront un adverbe seront foutus à la porte. »
Clemenceau avait son franc parler. Parmi les nombreuses citations qu’il nous a laissées, celle-ci est particulièrement savoureuse : « Donnez-moi quarante trous du cul et je vous fais une Académie française. » On voit que la « vieille dame du quai Conti » était déjà tenue en haute estime !
“Le Temps”, fruit d’une volonté de sérieux et de qualité
L’autre phrase souvent citée à propos de l’écriture journalistique est due à Adrien Hébrard. Qui ça ?
« Adrien Hébrard [1833-1914] s’efface derrière son œuvre et les historiens contemporains doivent se contenter de quelques renseignements signalétiques » (J.-G. Padioleau1). S’il fut longtemps sénateur de la Haute-Garonne (1879-1897), il n’est monté qu’une fois à la tribune. On sait aussi que, doué en affaires, il investit dans les travaux publics, l’électricité, le téléphone, la métallurgie, et mourut très riche (Wikipédia).
Surtout, pour ce qui nous concerne ici, il dirigea le quotidien Le Temps de 1871 à sa mort, en 1914, et en fit une puissance politique et financière.
En 1861, en lançant Le Temps, Auguste Nefftzer en avait annoncé le principe directeur : « De la mission d’éducation publique que nous assignons à la presse, notre programme découle tout naturellement. […] nous devrons nous attacher à solliciter le libre raisonnement de nos concitoyens et […] nous chercherons moins à leur inculquer une opinion toute faite qu’à les mettre en état de s’en former par eux-mêmes » (P. Éveno2).
Sérieux et qualité étaient donc au programme.
Dix ans plus tard, Nefftzer laissa la direction du journal au rédacteur en chef Adrien Hébrard, dont le mot d’ordre fut plus succinct : « Surtout, faites emmerdant ! »
« Expression d’une recherche presque maniérée de l’austérité, mais aussi réaction salutaire contre la vulgarité ou la facilité des nouveaux grands de la presse quotidienne (Le Petit Parisien, Le Journal) et le sensationnalisme agressif et diffamatoire du Matin […] » (Encyclopædia Universalis3).
Peut-être était-ce aussi « pour inciter sa rédaction à creuser les sujets au risque de déplaire, sans crainte de lasser » (O. Maniette4).
Quotidien républicain et conservateur, Le Temps se saborda pendant la Seconde Guerre mondiale, le 30 novembre 1942. « Ses locaux réquisitionnés et son matériel saisi à la Libération permettent le lancement le 18 décembre 1944 du Monde qui le remplace comme organe de référence » (BNF5).
« Longtemps, Le Monde a été l’héritier [du] jansénisme [d’Adrien Hébrard]. Plus personne n’était là pour enjoindre de “faire emmerdant”, mais le style maison refusait toute frivolité. Du gris partout, du gris à satiété. Telle était la norme dans les années 1950 et 1960 » (Le Monde6).
Aujourd’hui, « Faites des phrases courtes » reste de bon conseil. « Faites emmerdant », je suis moins sûr.
Je cite, ci-dessous, trois longs extraits d’Histoire d’un livre (1857), petit ouvrage signé de Jean-Bernard Mary-Lafon, historien, linguiste et dramaturge français (1810-1884). L’auteur se propose de démontrer, à un certain Jean Duval, ancien procureur, et à ses six fils, dont l’un souhaite devenir auteur, que rien n’est plus beau ni plus utile que la carrière d’homme de lettres. Du désir d’être publié à la mise en vente du livre, en passant par les divers ateliers de l’imprimerie, se déroule un aimable récit, volontairement décousu, mêlé de références puisées dans divers ouvrages, dont les Études pratiques et littéraires sur la typographie publiées vingt ans plus tôt par l’imprimeur Georges-Adrien Crapelet. Il y est bien sûr question des correcteurs, notamment à travers deux anecdotes historiques que Mary-Lafon se délecte à raconter…
Une visite de l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers
« […] je vous peindrai mal l’impression profonde que je rapportai d’une visite faite, en compagnie d’un linguiste célèbre, dans l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers. C’était le 3 mai 18361 ; le soleil faisait jaillir à travers la brume matinale ces doux rayons d’or qu’aimait tant Rubens. J’attendais depuis une heure avec mon collègue sur la place Vendredi, lorsqu’un homme de bonnes manières, que je sus depuis être un descendant de Plantin, par les femmes, nous introduisit dans le vieil édifice. L’atelier, construit en 1554, est plein de débris poudreux, que nous considérions comme autant de reliques. Il y a là deux presses du temps, cinquante à soixante composteurs en bois, de vieilles galées, des manches de pointes, un trépied et une chaise en bois tors. Nous passâmes ensuite dans le bureau de Plantin, dont les registres et les livres de comptes et d’affaires sont encore rangés sur les tablettes, comme s’il venait de sortir. À côté s’ouvre le cabinet des correcteurs.
La salle des correcteurs du musée Plantin-Moretus, à Anvers, de nos jours. DR.
Juste Lipse par Rubens (Les Quatre Philosophes [détail], vers 1615).
Figurez-vous une assez grande pièce, tendue en cuir doré, avec de ces beaux dessins de la Renaissance, à peine effacés par le temps. Le jour y est superbe, et tout a si fidèlement gardé le cachet du passé qu’en m’approchant du bureau, et fermant les yeux, il me sembla que j’étais derrière Juste Lipse2, courbé sur les épreuves, et que j’entendais ce bon, ce digne Corneille Kilian3, le phénix des correcteurs morts et vivants, murmurer, en se frottant les mains, cette petite satire que je vous traduis du latin :
Nous corrigeons des livres les erreurs, Et nous notons les fautes des auteurs ; Mais un brouillon, que la fureur d’écrire Pour nos péchés dans les lettres attire, De ce bel art faisant un vil métier, Souille la plume et tache le papier. Loin de lécher son ourson, il s’empresse De le jeter dans les bras de la presse ; Et si l’on rit de son avortement, Voilà ce sot de furie écumant. Tout aussitôt il s’en prend pour excuse Au correcteur : c’est lui seul qu’il accuse. — Eh ! mon ami ! laisse le correcteur Débarbouiller les marmots de l’auteur ! C’est bien assez que ce pauvre homme-lige Soit l’ennemi de tous ceux qu’il corrige !…
De ce cabinet, où Corneille Kilian expurgea des épreuves pendant cinquante ans, ce qui suffit, et au delà, pour faire pardonner sa boutade en vers latins contre les brouillons du temps, on nous fit passer dans la salle des ornements typographiques. […] » (p. 47-49)
Récriminations éternelles des auteurs
« Imprimeur corrigeant une épreuve ». Gravure illustrant un extrait du livre de Mary-Lafon publié dans Musée des familles. Lectures du soir, 1849-1850.
« La correction des épreuves est à l’imprimerie ce que l’âme est au corps, ce que la vue est à l’homme. Un fou et un aveugle, en effet, peuvent seuls donner l’idée d’une épreuve corrigée imparfaitement ou sans intelligence. Suivez-moi dans le cabinet relégué au fond de l’imprimerie, et regardez discrètement. Un enfant de Paris, à mine éveillée et mutine sous son tricorne de papier, est là, debout, lisant la copie à haute voix, tandis que le correcteur, courbé, à son bureau, sur l’épreuve, suit attentivement et l’arrête pour noter chaque faute.
Si vous voulez maintenant connaître le résultat de cette première expurgation, hâtons-nous d’accompagner l’épreuve chez l’auteur, et de lui demander ce qu’il en pense… Notre question est à peine formulée que celui-ci répond furieux :
« C’est une espèce de gâteau de plomb à donner mille indigestions littéraires. Vous trouvez dans vos lignes sentimentales des refrains de vaudeville et des débris de conversations les plus grotesques. L’idée écartelée en pages, parquée en lignes, dissipée en mots, hachée par la justification, l’idée qui souriait encore pleure. Elle trouve sa cellule si étroite ! elle se frappe aux barreaux de sa cage4. »
Joachim du Bellay (1522-1560).
Et ne croyez pas que ces plaintes datent d’hier ; elles sont aussi vieilles que l’imprimerie elle-même. Voici, par exemple, un auteur du seizième siècle, Joachim du Belloy, qui s’écriait en 1561 [sic, il est mort l’année précédente] : « Si tu trouves, amy lecteur, quelque faute en l’impression, tu ne t’en dois prendre à moi, qui m’en suis rapporté à la foy d’autruy. Puis, le labeur de la correction est une œuvre telle que tous les yeux d’Argus5ne suffiroient pas pour y voir les fautes qui s’y trouvent. »
Le cardinal Duperron6 ne se plaignit pas, vingt-six ans plus tard, avec moins d’amertume. « Il faut, disait-il, mettre ordre aux imprimeurs ; en ma harangue ils ont imprimé les barbares Grecs, au lieu de barbares Gètes. Ils appellent barbare la nation la plus polie qui ait jamais été ! »
Aussi le grave et savant docteur Hornschuch7, qui corrigeait, en 1608, à Leipsick8, donne à ses confrères de terribles instructions. « Le correcteur, dit-il, doit éviter avec le plus grand soin de s’abandonner à la colère, à la tristesse, à la galanterie, enfin à toutes les émotions vives. Il doit surtout fuir l’ivrognerie ; car y a-t-il un être dont la vue soit plus troublée que cet idiot qui transformait Diane en grenouille : Dianam in ranam ! »
Anecdote sur un correcteur trop investi dans son travail
Page de titre du livre de Conrad Zeltner, 1716.
N’est-il pas vrai qu’en écoutant ces bons conseils on est tenté de parodier le mot de Figaro ? Aux vertus, en effet, que le docteur Hornschuch exige de ses confrères, combien trouverait-on d’imprimeurs, aujourd’hui, dignes d’être correcteurs ?… Je sais bien qu’en me déroulant la glorieuse liste des cent correcteurs illustrés par Conrad Zeltner9, l’excellent Germain dirait, s’il pouvait me répondre, que cette noble profession était embrassée autrefois avec un enthousiasme qui rendait la pratique de toutes les vertus plus facile et tous les sacrifices légers. Et il ne manquerait pas de me citer, après ce Kilian, qu’on vit si délicieusement occupé pendant un demi-siècle à la correction des épreuves, le trait de Frédéric Morel10, petit-neveu de Robert Estienne, qui corrigeait, à ce qu’il parait, une tierce, lorsqu’on vint l’avertir que sa femme allait fort mal. « Un moment, » dit-il à la servante. Ce moment fut si long que le médecin crut devoir se rendre lui-même dans son cabinet pour lui dire de se hâter s’il voulait voir encore sa femme vivante. « Je n’ai plus, répondit-il, que deux mots à écrire. » Quelques instants après, on frappa à la porte du cabinet : mais, cette fois, c’était l’homme de Dieu qui venait lui annoncer que l’infortunée était morte. « J’en suis marri, reprit-il tranquillement en se remettant à son épreuve, c’était une bonne femme ! »
À ce trait historique, les six frères Duval protestèrent à la fois par un cri d’incrédulité. — Vous doutez de ce fanatisme ? — Oui, c’est impossible ! crièrent-ils. comme on fait dans l’Ariége, c’est-à-dire à tue-tête. — Ah ! vraiment ? Et que diriez-vous si je trouvais l’équivalent, sans remonter plus haut que la fin du dernier siècle ? — C’est impossible.
“Un homme dont je suis fier” ou le travail avant tout (bis)
— Écoutez donc : En l’an de grâce 1773, le salon d’Antoine Stoupe11, successeur de Le Breton12, imprimeur ordinaire du Roi, était brillamment illuminé. Le maître imprimeur, comme se qualifiaient modestement les typographes de ce siècle, avait voulu célébrer chez lui la noce de son correcteur Charles Crapelet13. La mariée était si belle, avec sa robe blanche et sa guirlande dont les paillettes étincelaient aux lumières sur sa tête poudrée avec art, ses yeux bleus se baissaient avec une candeur si douce, que toutes les femmes se mordaient les lèvres de dépit, tandis qu’en revanche tous les hommes félicitaient l’heureux époux. Celui-ci, à la stupéfaction générale, paraissait rêveur, morose, contraint, et ses regards se portaient plutôt sur la pendule que sur sa nouvelle compagne. Cette préoccupation n’avait échappé à aucun des convives, mais trois personnes semblaient l’épier surtout avec un intérêt particulier : c’était le maître imprimeur, la mariée et une vieille tante de cette dernière, qui, tout en feignant de regarder les grands personnages verts et jaunes de la tapisserie de laine, ne perdait pas un seul des mouvements du jeune époux. À mesure que l’heure avançait, elle voyait avec effroi son front se rembrunir. Minuit sonne enfin ; il n’y tient plus, et sort précipitamment du salon. Or, jugez maintenant de l’émoi des convives, du désespoir de la mariée, quand on ne le vit pas reparaître.
Tous les yeux se tournèrent vers Stoupe qui, rayonnant de joie, aspirait de longues prises de tabac et regardait la place vide d’un air de triomphe. Le père de la mariée lui demanda bientôt le motif de cette étrange disparition. Pas de réponse. La vieille tante répéta la question avec aigreur, il ne parut pas avoir entendu. Enfin, la mariée s’étant jetée à ses pieds tout en larmes, il la releva, et lui mettant au front un baiser paternel : — Réjouis-toi, ma fille, lui dit-il avec enthousiasme, tu as la perle des maris ! — Un homme qui abandonne sa femme le jour de ses noces ! observa aigrement la vieille. — Oui, Madame, répliqua le maître, trop froid pour s’emporter jamais, trop heureux ce soir-là pour s’émouvoir de l’anxiété générale ; c’est un homme dont je suis fier ! Lorsque l’aiguille marquera trois heures, poursuivit-il, Charles rentrera dans ce salon. La mariée soupira, les parents murmurèrent, chacun des amis fit une remarque tout bas, mais on attendit. Comme trois heures sonnaient, le marié rentra effectivement, ainsi que l’avait annoncé Stoupe. — D’où venez-vous ?… fut le cri qui sortit de toutes les bouches. — Je viens de corriger des épreuves attendues par les imprimeurs, dit-il en regardant tendrement sa jeune femme, qui dut être jalouse, à ce moment, de la typographie.
— Et vous garantissez l’anecdote ? — Oui, Messieurs, m’écriai-je avec l’assurance de Stoupe, car le propre fils du héros, C.-A. [sic, Georges-Adrien] Crapelet, défunt mon collègue à la Société impériale des antiquaires de France, m’a raconté vingt fois le fait dans les mêmes termes, et, non content de l’avoir dit à tout le monde, il l’a imprimé sur vélin dans ses Études typographiques14, ouvrage aussi mauvais d’ailleurs que riche en curieuses recherches. — Je n’en doute pas le moins du monde, pour mon compte, me dit alors le bon Duval, mais il me semble que cette digression vous éloigne du but. — Elle m’y ramène au contraire. Ce même Charles Crapelet, dont il était question tout à l’heure, ayant remarqué que, dans la première feuille d’un Télémaque auquel il donnait tous ses soins, on avait imprimé Pélénope pour Pénélope, faillit attenter à ses jours. » (p. 56-64)
De Lord Byron à… Érasme
Il résulte de ces erreurs de correction des récriminations amères et assez bien fondées, quelquefois, de la part des auteurs. « La moindre faute de typographie me tue, écrivait Byron15 à son éditeur ; corrigez, je vous en conjure, si vous tenez à ne pas me voir me couper la gorge. Ah ! je voudrais que le compositeur fût attaché sur un cheval et accolé à un vampire ! »
Érasme (1466?-1566) par Holbein le jeune, en 1523.
Ces malédictions, que les compositeurs et les correcteurs lui rendaient au centuple, car son écriture était si mauvaise qu’il ne pouvait parvenir à la déchiffrer lui-même, l’illustre auteur de Child-Harold16 ne les eût point lancées contre les ouvriers de Murray17 s’il avait pris la peine de surveiller personnellement l’impression de ses œuvres. Il en était ainsi autrefois. Érasme ne rougit pas de se faire le correcteur de ses propres ouvrages, chez Alde l’ancien ; et au commencement de ce siècle on vit le cardinal Maury18 suivre page à page, ligne à ligne, et en quelque sorte mot à mot, l’impression de son Essai sur l’Éloquence de la chaire.
Il ne se passait pas deux jours, dit l’auteur des Études typographiques, sans qu’il vînt à l’imprimerie, montant rapidement les quatre étages, précédé et suivi d’un laquais en livrée. Il était habituellement en longue soutane violette, avec petit camail en dessous rouge, quelquefois en petit manteau. Il allait discrètement se placer dans le rang de son compositeur, et là, il lui donnait toutes les explications nécessaires sur les corrections, ou plutôt sur la rédaction nouvelle du texte, qui a eu jusqu’à dix ou douze épreuves par feuille.
— Tout cela, fit remarquer M. Duval, qui ne perdait jamais l’occasion d’émettre une opinion juste, tout cela dut prendre beaucoup de temps ! — Deux ans, de 1808 à 1810. […] » (p. 65-67)
Mary-Lafon [Mary-Lafon, Jean-Bernard, 1812-1884], Histoire d’un livre, Paris, Parmantier, 1857, 132 p.
Extrait de l’Avertissement de l’éditeur aux Mémoires du marquis de Beauvau (1690).
Je retranscris tel quel (dans l’orthographe de l’époque) un texte tiré des Mémoires (posthumes) du marquis de Beauvau (1610?-1684), gouverneur de Charles V de Lorraine. Dans son « Avertissement », l’éditeur évoque les risques de contrefaçon de cet ouvrage, qui a déjà connu d’autres éditions, dont « une copie subreptice, pleine de fautes, & presque inintelligible », et se montre, au passage, peu tendre avec les correcteurs de son temps.
Je donne quelques informations sur l’auteur que j’ai trouvées sur le site d’un libraire d’ancien :
Après avoir pris part, en 1633, à l’expédition des Lorrains en Alsace ; Henri de Beauvau finit par quitter la Lorraine où la situation était intenable à cause des guerres et se rendit à Vienne, où le duc François de Lorraine le chargea de l’éducation des princes Ferdinand et Charles, ses enfants. Il les suivit en Flandres, puis en France et enfin se retrouva en Lorraine en 1662, fut appelé en Bavière en 1668 pour être chargé de l’éducation du Prince électeur. Il ne revint en Lorraine qu’en 1680 et y mourut en 1684. Dans son ouvrage il se montre très instruit des affaires de son temps.
« Pour corriger tout, il auroit falu faire une nouvelle Histoire sur les Memoires de M. de Beauvau. Mais outre qu’on n’avoit pas le temps de s’attacher à cela, on apprehendoit que pendant qu’on seroit occupé à ce travail, quelque autre ne fit imprimer ces Mémoires, & ne les remplit de nouvelles fautes, comme c’est l’ordinaire. On ne sçait que trop les raisons que nous avions de craindre cet accident, & que la plûpart des Correcteurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si necessaire & si utile, n’a rien qui attire les personnes d’esprit. On n’y acquiert ni du bien ni de l’honneur, & cependant il est extrémement penible. Le caractére des Auteurs est ordinairement assez difficile à lire, les Copistes n’entendent point l’Ortographe, les Imprimeurs ne sçavent pas le plus souvent la Langue des Livres sur lesquels ils travaillent : de sorte que quand les Correcteurs sont ignorans, il est presque impossible que les premiéres éditions des Livres ne soient pleines de fautes, & que les secondes qu’on fait en l’absence des Auteurs n’en ayent encore plus. C’est une chose qui a déjà furieusement décrié les impressions de Hollande, & qui achevera de les perdre si l’on n’y prend garde ; je veux dire l’avarice sordide des Libraires, qui les empêche de trouver de bons Ouvriers, parce qu’elle les empêche de les payer. Il est vrai que les Païs Etrangers commencent à ne faire guére mieux ; & il nous vient tous les jours des Livres d’Allemagne & de Paris aussi peu corrects que ceux de Hollande. Si les choses vont à ce train, il n’en faudra pas davantage pour ramener la barbarie & l’ignorance dans nôtre siécle. »
« Avertissement », in Henri de Beauvau, Mémoires du marquis de Beauvau, pour servir à l’histoire de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar, Cologne, Pierre Marteau, 1690, non paginé.
Pour d’autres documents historiques, consulter la liste des articles.
Nicolas Faucier (1900-1992), militant anarcho-syndicaliste, exerça périodiquement le métier de correcteur des années trente à soixante, notamment au Journal officiel1. Dans son livre La Presse quotidienne, publié en 1964, il évoque sur trois pages2 « ce méconnu du grand public, mais qui n’en est pas moins un auxiliaire indispensable à la bonne tenue orthographique du journal ».
Nicolas Faucier. DR.
Pour être un bon correcteur, précise d’emblée notre ancien confrère, il ne suffit pas de « poss[éder] à fond toutes les subtilités de la langue », il faut aussi une « attention soutenue » […]« pour détecter toutes les erreurs grammaticales et aussi typographiques ».
« Des connaissances précises sur tout »
On exige du correcteur qu’il ait « des connaissances précises sur tout »et il doit être doué d’«une mémoire particulièrement active » […] « de manière à ne jamais hésiter et ne pas être obligé de recourir à chaque instant au dictionnaire pour corriger les irrégularités ou répondre à la question posée par le typo ou le rédacteur en chef sur un problème grammatical parfois épineux ».
Moi qui suis habitué, dans les manuels de typographie du xixe siècle, à voir mentionner, en tête des connaissances requises du correcteur, le latin, le grec, le droit ou les sciences, c’est en souriant que j’ai découvert cette adaptation à la presse quotidienne des années soixante, d’autant plus valable aujourd’hui : « Un bon correcteur doit […] posséder des rudiments des langues étrangères les plus usuelles et aussi d’argot. Il doit connaître l’orthographe exacte du nom de la dernière vedette du cinéma, du sport ou de la littérature, le titre du roman ou du film en vogue, etc. »
« Le travail en équipe »
Faucier évoque aussi « le travail en équipe [qui] permet de mettre en commun le savoir de chacun », ce qui, dans le métier, prend souvent la forme d’une question posée « à la cantonade ».
Il faut connaître les discussions souvent passionnées qui s’instaurent entre eux sur certaines particularités de la langue française pour comprendre les scrupules qui assaillent parfois les correcteurs appelés à se prononcer soit sur l’éternel problème des participes, soit sur la formation des mots composés, si bizarrement accouplés, les phrases boiteuses, les coupures en fin de ligne, les néologismes qui pénètrent de plus en plus notre langage avec les découvertes scientifiques, le sport, etc., mélanges d’expressions et de termes empruntés à toutes les langues.
Hélas, se lamente-t-il, malgré les compétences et la conscience professionnelle du correcteur, « on ne lui sait aucun gré de sa vigilance ».
Le rédacteur en chef, qui voit la sortie du journal retardée par ses corrections jugées quelquefois intempestives, le typo qui peste contre le « virgulard » qui lui complique l’existence par ses « chinoiseries », l’attendent au tournant. Et les critiques ne lui manqueront pas si, par mégarde, la coquille sournoise échappe à sa sollicitude. […] Cette odieuse coquille, qui s’est insinuée hypocritement au milieu d’un mot, et parfois dans un gros titre, s’étale alors à tous les regards, narguant l’impuissance du correcteur ridiculisé, bafoué, humilié par ses « ennemis héréditaires »: le rédacteur — oublieux des bévues qu’il lui épargne et qui ne se fait pas faute de le blâmer sévèrement ; le typo qui se venge en blaguant — pas toujours avec bienveillance — le pauvre correcteur exposé alors à broyer du noir si l’expérience ne l’a pas encore cuirassé…
Mais l’auteur termine sur une note positive : « Les erreurs que l’on peut qualifier de « monumentales » — et qui ne lui sont pas toutes imputables — sont plus rares qu’on ne le pense et ne sauraient altérer en rien l’harmonie et la bonne humeur qui règnent entre tous. »
Nicolas Faucier, La Presse quotidienne. Ceux qui la font, ceux qui l’inspirent, Paris, Les Éditions syndicalistes, 1964, 343 pages. Chapitres : Avant-propos - Vie et structure d’un grand quotidien - Dans l’imprimerie de presse - Les organisations professionnelles - De Renaudot à la presse moderne - Qu’elle était belle la nouvelle presse sous la clandestinité - Les services annexes, agences de presse, messageries - Perspectives pour une presse ouvrière - La liberté de la presse - Les nouvelles techniques d’information - Les maitres de la presse. Le livre a connu une seconde édition l’année suivante.
Si les portraits, littéraires ou iconographiques, de correcteurs sont rares, les images de leurs locaux de travail le sont plus encore. Aussi suis-je très heureux d’avoir trouvé cette gravure, qui figure l’atelier de correction chez Paul Dupont, à Clichy (Hauts-de-Seine), 12, rue du Bac-d’Asnières, en 1867.
L’imprimerie connaîtra son apogée dans l’entre-deux guerres avec plus de 1 200 employés. Elle fermera ses portes à la fin des années 1980 (différentes dates sont mentionnées).
Paul Dupont écrit :
« […] nous allons pénétrer dans ces cellules silencieuses que l’on a placées aussi loin que possible du bruit des ateliers. Ceux qui les habitent remplissent une fonction bien difficile, bien pénible, et cependant peu appréciée de ceux mêmes à qui leur concours est indispensable ; car les auteurs et les compositeurs ne leur épargnent ni les plaintes ni les reproches, et les rendent trop souvent responsables de leurs propres méfaits. Entrons dans ces chambres de torture qu’on appelle bureaux des correcteurs. […] ces retraites studieuses ne vous font-elles pas […] songer à celles où s’écoulait la vie de ces hommes qui, renfermés au fond des cloîtres, étaient seuls, autrefois, en possession de la science et de la littérature ? »
Quelles informations en tirer ?
La scène est éclairée par la droite : on suppose une fenêtre hors champ. Un commis ou un apprenti entre en apportant une épreuve. Les correcteurs travaillent en blouse et portent, pour certains, une calotte.
Commis apportant une épreuve ; auteur discutant avec le prote ; correcteurs travaillant sur un pupitre incliné, dos à la réserve de livres imprimés ; à droite, auteur relisant son texte.
Au centre, deux auteurs attablés, en redingote, dont l’un discute avec un autre homme en blouse, peut-être le prote (ou chef d’atelier). Tout à droite, près de la pendule, un autre auteur, debout devant la fenêtre, vérifie son texte. Les imposantes bibliothèques de gauche ressemblent à une réserve d’ouvrages imprimés, destinés à la vente ou à l’expédition. Dans celle de droite, je devine plutôt des archives de l’atelier, éventuellement quelques dictionnaires, même si leur présence est alors loin d’être systématique dans les ateliers. Noter enfin que ces messieurs écrivent encore à la plume d’oie trempée dans un encrier (ces outils n’ont disparu qu’à la fin du xixe siècle). Je ne sais pas pourquoi seuls certains correcteurs disposent d’un pupitre incliné.
C’est, à ce jour, mon interprétation de l’image. Je suis ouvert à d’autres suggestions.
Sortie des ouvriers de l’Imprimerie Paul Dupont, en 1900. Y a-t-il des correcteurs parmi eux ? Carte postale sous licence CC BY-NC-SA.
Paul Dupont, Une imprimerie en 1867, Paris, Paul Dupont, p. 47, 49 et 58.
Je reproduis ci-dessous, in extenso et verbatim, le chapitre VII (« De la lecture des épreuves ») du Traité de la typographie de l’imprimeur Henri Fournier (1800-1888), ouvrage qui a connu trois éditions, en 1825, 1854 et 1870. Les intertitres et le gras sont, bien sûr, de mon fait, ainsi que la note 4.
« De toutes les attributions de la typographie, la lecture des épreuves est sans contredit celle qui exige les soins les plus attentifs ; aussi la correction qui en résulte constitue-t-elle au plus haut point, et dans le sens le plus sérieux, le mérite d’un livre1. Ses autres qualités, celles qui ont rapport à sa composition et à son tirage, peuvent être soumises à la diversité des goûts et des appréciations ; mais la valeur qu’il tire de la pureté de son texte ne saurait lui être contestée, puisqu’elle repose sur des principes universellement reconnus. La composition et le tirage, plus ou moins satisfaisants, n’intéressent le livre qu’au point de vue de la forme ; mais la correction est une question de fond, et la première de toutes. La meilleure édition est donc celle qui présente une entière conformité avec le modèle dont elle est la reproduction, et qu’en outre elle a su dégager des fautes évidentes qu’il pouvait contenir. Mais il est malheureusement vrai de dire que cette perfection n’a presque jamais été atteinte par l’imprimerie2, et que le résultat de ses soins les plus zélés, les plus attentifs, n’a pu être qu’un acheminement plus ou moins avancé vers ce but idéal. Toutefois, si c’est une prétention chimérique que de vouloir donner à un livre une correction irréprochable, si nous sommes condamnés à désespérer de la réussite de nos efforts dans cette voie, faisons en sorte qu’on ne puisse imputer notre insuccès qu’à l’insuffisance de nos facultés, et non à notre insouciance, non à une incurie volontaire et inexcusable.
Une fonction capitale dans l’imprimerie
Le rôle du correcteur (tel est le nom qu’on donne au lecteur d’épreuves) a donc dans l’imprimerie une importance capitale. C’est à ses lumières, à son jugement, à son attention constamment soutenue, nous pourrions ajouter à sa conscience, qu’est confiée une mission dont l’accomplissement exercera une influence décisive sur la renommée d’une édition et des presses qui l’ont produite. Il devra chercher à résoudre tous les doutes qui s’élèveront dans son esprit sur tel point d’orthographe ou de ponctuation, sur telle date, sur tel texte cité, sur tel mot étranger, etc. etc., qui se présenteront dans sa lecture. D’un autre côté, il devra être très-circonspect dans les changements qu’il jugerait utile d’apporter à l’original. S’il se produit en lui quelque hésitation, il agira prudemment en se retranchant derrière le texte de la copie, comme dans un fort inexpugnable, et il pourra se tenir pour assuré que tel écrivain lui saura moins de gré de vingt solutions heureuses qu’il ne lui témoignera d’humeur pour une correction inopportune. Il devra donc s’abstenir, à moins qu’on ne lui ait laissé toute liberté à cet égard, de ces modifications non-seulement de pensée, mais même de style, qui l’exposeraient à se heurter contre un amour-propre d’auteur, dont la susceptibilité, souvent trop vive, est toujours respectable. Dans tous les cas, il doit être très-réservé, nous le répétons, ne rien livrer au hasard, et ne prendre parti qu’avec une entière certitude.
« Le zèle s’est bien refroidi »
Les premiers imprimeurs, dont une des principales tâches était de remédier au travail défectueux des scribes, s’adjoignirent pour la correction de leurs épreuves des érudits du premier ordre. Il s’agissait de rétablir, d’après les manuscrits primitifs, des textes qui avaient subi de nombreuses variantes et de notables altérations. Les hommes les plus savants de l’époque briguèrent souvent l’honneur de concourir à la publication des livres latins, grecs ou hébreux, que l’imprimerie naissante s’occupa de reproduire. Nous pourrions citer Josse Bade, Juste Lipse, Scaliger, Casaubon, Turnèbe et beaucoup d’autres. Depuis lors le zèle s’est bien refroidi, et la profession, en se propageant et en devenant un métier, a dû recruter pour le travail de la correction, soit des typographes, soit des grammairiens ou des humanistes ; mais cette savante pléiade de linguistes et de philologues qui entourèrent le berceau de l’imprimerie ne devait plus désormais s’associer à ses œuvres.
On n’a plus le temps de corriger correctement !
Ce n’est pas que la typographie n’ait rencontré parfois et ne rencontre encore des hommes d’élite se vouant avec ardeur à une tâche pénible et qui ne conduit pas à la renommée. Mais l’imprimerie, ou, comme on dit aujourd’hui, la presse, se trouve dans des conditions qui ne laissent plus au correcteur le temps nécessaire pour une lecture sérieuse. L’activité dévorante avec laquelle l’imprimeur est tenu de produire, et qu’il obtient avec la mécanique, se communique à tous les services de son établissement transformé en usine ; force est au compositeur et au correcteur de suivre ce mouvement accéléré, comme si les facultés physiques et intellectuelles de l’homme pouvaient subir, à l’instar des organes de la machine, l’impulsion de la vapeur. Aussi, quand on est témoin de la précipitation avec laquelle s’exécutent maintenant les impressions, on est surpris de ne pas apercevoir encore plus d’erreurs et de bévues qu’il n’en échappe à la lecture et à la correction des formes.
Ce que le correcteur doit maîtriser
Le correcteur doit posséder la connaissance imperturbable des principes de sa langue, celle de la langue latine et au moins quelques éléments de la langue grecque. Ce fonds d’instruction lui est rigoureusement nécessaire, et la plus longue expérience ne pourrait y suppléer que très-imparfaitement. S’il sait en outre quelques idiomes étrangers, s’il s’est livré à l’étude de quelque science d’un usage habituel, telle que celle du droit ou des mathématiques, il en recueillera le fruit ; il se convaincra, en un mot, que le domaine de ses connaissances ne saurait avoir trop d’étendue3.
De l’importance de connaître la typographie
Parmi les personnes chargées de cet emploi il en est qui sont dépourvues des notions élémentaires de la typographie, soit qu’elles les considèrent comme accessoires, soit qu’elles cherchent à se soustraire aux longueurs et aux dégoûts d’un apprentissage. Quelque riche que soit d’ailleurs la culture de leur esprit, quelque habitude qu’elles acquièrent du travail de la correction, ces qualités remplaceront difficilement en elles la science pratique qui leur aura manqué d’abord.
Si le correcteur ne s’est exercé préalablement à la composition, une foule d’arrangements vicieux et de dispositions contraires au goût échapperont à son inexpérience ; si, au contraire, il s’est familiarisé avec ce travail, il saura faire disparaître toutes les taches qui défigureraient une édition. Ici il rectifiera un espacement irrégulier, là il égalisera des interlignes ; tantôt il ramènera à leur mesure commune des pages longues ou courtes, tantôt il proposera telle autre amélioration que le typographe seul pourra concevoir. Il y a même plus d’un cas où la connaissance du tirage peut donner lieu à d’utiles modifications. Ce n’est donc que la possession de cette double instruction qui peut former un correcteur accompli.
Premières, secondes, tierces
Le premier soin à prendre pour le correcteur lorsqu’il se met à la lecture d’une feuille, c’est de s’assurer de l’exactitude de la signature et des folios, de lire les titres courants, et de vérifier la réclame4 qu’il a inscrite sur la copie en achevant la lecture de la feuille précédente : toutes choses qu’il pourrait perdre de vue s’il ne s’astreignait pas à s’en occuper de prime abord.
Suivant l’usage reçu dans l’imprimerie, les correcteurs les plus nouveaux sont chargés de la lecture des premières épreuves, et c’est aux correcteurs les plus expérimentés qu’est confiée celle des secondes ou des bons à tirer, quoique ces attributions soient quelquefois cumulées ou interverties.
Le correcteur de premières doit s’attacher à purger l’épreuve de toutes les fautes typographiques dont la correction incombe aux compositeurs, et qui, n’étant pas relevées par lui, entraîneraient le double inconvénient de passer sous les yeux de l’auteur et de n’être plus corrigées qu’aux frais du maître imprimeur, alors que le compositeur aurait été dégagé de sa responsabilité. Il doit s’attacher scrupuleusement à l’observation de l’unité orthographique5, de la ponctuation, et des règles qui ont pu être spécialement adoptées quant à l’italique, aux grandes capitales, etc., dans l’ouvrage dont il suit la lecture. Il doit surveiller et soutenir l’attention et l’exactitude du teneur de copie, et si ce rôle était mal rempli, mieux vaudrait que le correcteur lût seul en conférant lui-même l’épreuve avec la copie.
C’est au correcteur de secondes qu’est dévolue la tâche plus importante et plus délicate de revoir les feuilles en dernier ressort ; sa lecture est définitive, et c’est d’elle que dépend, sous ce rapport si essentiel, la réputation de l’édition, et même celle de l’établissement ; car une maison peut être jugée sur un seul de ses produits, et non sur leur ensemble. Il doit donc se pénétrer profondément des graves conséquences qui résulteraient de son inattention. Le correcteur de secondes est en position d’exercer avec une utilité très-réelle l’office de critique ; ses observations et ses conseils peuvent être très-profitables à l’auteur ou à l’éditeur du livre qu’il revoit. C’est à lui de se renfermer dans les limites d’une sage réserve, et de prouver qu’il y aurait injustice et ingratitude à lui appliquer la sentence exprimée dans le distique suivant :
Errata alterius quisquis correxerit, illum Plus satis invidiæ, gloria nulla manet6.
Toutes les épreuves d’un ouvrage doivent être lues par le même correcteur ; et celui-ci devra noter sur un carnet l’orthographe de certains noms propres, ou mots peu usuels, qui seraient susceptibles de se représenter dans le livre. Il est de ces ouvrages, irréguliers et arbitraires dans leur composition, ceux notamment qui sont rangés sous la dénomination générique d’ouvrages de ville, dont la correction exige plus particulièrement des notions spéciales de l’art jointes à une critique judicieuse de ses opérations. Comme le prote est, dans une imprimerie, la personne qui doit savoir le mieux apprécier les divers genres de travaux et l’aptitude des hommes placés sous sa direction, il est bon que toutes les épreuves de cette nature passent sous ses yeux. Cette inspection lui fournit d’ailleurs de fréquentes occasions de juger les ouvriers, de connaître le mérite de leurs œuvres, et les soins ou la négligence qu’ils pourraient y apporter.
Les tierces, ou révisions, doivent être confiées à un lecteur attentif ; c’est le dernier et définitif coup d’œil donné à une feuille avant le tirage.
Signes de correction
Les corrections doivent être placées sur la marge, soit intérieure, soit extérieure, celle-ci de préférence, dans le sens horizontal des lignes, et les premières toujours plus rapprochées de l’impression. Elles sont généralement indiquées au moyen d’un trait vertical passé sur l’endroit à corriger, et répété en marge avec la correction à faire. Lorsqu’elles sont en grand nombre sur la même marge, on modifie les signes de renvoi pour les rendre plus distinctes. Quant aux auteurs, ils emploient les indications qui leur conviennent ; toutes sont bonnes, pourvu qu’elles soient claires, c’est-à-dire apparentes et intelligibles.
Cependant, comme il existe des signes de convention adoptés dans l’imprimerie pour les corrections les plus usuelles, et comme ils sont plus connus des ouvriers, nous les avons réunis, afin qu’ils deviennent, s’il est possible, d’un usage général. Le tableau ci-dess[o]us offre, avec la figure de chacun de ces signes, l’exemple du cas auquel il convient d’en faire l’application. »
Fournier, Henri, Traité de la typographie, 3e édition corrigée et augmentée, Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs, 1870, p. 259-268.
La question esthétique du mélange de signes de ponctuation romains et italiques n’est pas à réserver à « l’homme de goût » (Daupeley-Gouverneur) ou à « quelques lecteurs vétilleux » (Lacroux)… Il suffit de s’y intéresser un peu. Comparons deux polices, Garamond et Cambria :
Polices Garamond (en haut) et Cambria (en bas).
On constate aisément que la rupture de style que constitue le point-virgule romain entre deux mots en italique est plus nette dans une police très cursive comme le Garamond.
On note aussi que le point italique en Cambria est bien dessiné en oblique, contrairement au point romain (ce n’est donc pas toujours « kif-kif »).
De plus, le point italique est placé légèrement plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Garamond ci-contre).
Je pensais confusément que l’exception dont fait souvent l’objet la virgule (ainsi que le point et les points de suspension, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est collée au mot précédent et « accompagne » son mouvement, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trouvé confirmation de cette hypothèse. D’abord, parce que les typographes ont longtemps mis de l’espace avant la virgule (lire Espacement de la ponctuation en français) ; ensuite, parce que l’usage différait selon les imprimeurs (voire selon leurs différents compositeurs ?) ou parfois même à l’intérieur d’un ouvrage.
Quelques exemples
Dans le manuel de A. Frey (18351), la ponctuation, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :
Première ligne : le point-virgule après cursive est en romain. Troisième, quatrième et sixième lignes : la virgule suivant un mot en italique est en romain.
Chez Jules Claye (18742), la ponctuation est oblique quand le texte qui précède est oblique.
Toutes les virgules suivant de l’italique sont composées dans le même caractère.
À la même époque, on trouve à la fois des virgules romaines chez Littré :
Dictionnaire de la langue française, 1873-1874.
et des signes de ponctuation italiques (ici, un point-virgule) chez Flaubert :
Madame Bovary, 2e partie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.
Une règle, enfin
C’est chez G. Daupeley-Gouverneur (18803) que j’ai trouvé une première mention de la règle encore mentionnée dans notre vieux Code typographique4 : « La ponctuation, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, italique après l’italique. »
Lui-même admet déjà répondre en premier lieu à un objectif esthétique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satisfaction du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas toujours avec la raison […] », et il est « forcé d’admettre une exception en faveur des textes traitant spécialement de linguistique […] dans lesquels l’italique vise presque toujours uniquement les mots à l’exclusion de la ponctuation ».
Malgré tout, il souhaiterait voir sa règle unanimement appliquée :
En ce qui concerne l’emploi des virgules italiques, il règne malheureusement, dans la plupart des imprimeries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indifférence de la part du compositeur. L’expérience nous prouve tous les jours combien il est difficile d’atteindre ici la perfection. Le mélange des virgules italiques et des virgules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minutieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera toujours la désolation de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle importance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se présente que deux chemins également faciles à suivre, l’un bon, l’autre mauvais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop souvent soumis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.
Un remède oublié
Grâce à lui, j’ai découvert qu’une solution originale – et perdue depuis – a été imaginée à son époque :
C’est la difficulté d’obvier à ce mélange qui a fait adopter depuis quelque temps, dans certaines fontes, un genre de virgules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait italique. Nous approuvons fort ce système, qui, n’ayant rien de choquant en lui-même, a l’immense avantage de parer à l’inconvénient que nous signalons.
Dans une note, il affirme : « La septième édition du Dictionnaire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été composée entièrement avec des virgules mixtes. » Cela a piqué ma curiosité, qui s’est trouvée en partie déçue, car dès la définition du mot virgule j’ai trouvé un mélange de styles :
Virgule romaine (ou « mixte » ?) après virgule ; virgule italique après « saillie ». La belle ambition de cohérence semble avoir été trompée par le travail des compositeurs…
Pour ma part, afin d’éviter les « caprices du hasard » et le « désordre perpétuel », je recommande, contrairement à Daupeley-Gouverneur, de laisser la ponctuation dans le style du texte principal. La « satisfaction de l’œil », en soi déjà discutable (car si une virgule italique est en cohérence avec le texte italique qui précède, elle est incohérente avec le romain qui suit), me paraît ici moins importante que la rigueur du sens communiqué par la typographie.
Correcteur américain comparant la copie et l’épreuve. Lieu et date n.c. Source : Getty Images.
L’avènement de la PAO a provoqué un changement d’époque pour le métier de correcteur. L’article « Correction » de l’Encyclopédie de la chose imprimée du papier à l’écran1 explique bien ce basculement.
Composition : la double saisie
À l’époque du plomb comme lors de l’arrivée de la photocomposition, les matériels utilisés pour la composition étaient d’une utilisation réservée à des personnels longuement et spécialement formés car ces matériels étaient chers, rares, encombrants et d’emploi compliqué. La « saisie » était donc confiée à des professionnels (typographes, linotypistes, clavistes) qui composaient les textes manuscrits confiés par l’auteur… La tâche du correcteur consistait à comparer scrupuleusement la copie originale et l’épreuve pour éviter les bourdons et les doublons, à corriger les fautes d’inattention (coquilles), à contrôler l’observation des règles typographiques (espacements, lézardes…) et la qualité du matériel de composition (lettres abîmées, mélangées, mastics…). Les corrections étaient notées dans les marges de l’épreuve puis exécutées par le même personnel qui avait composé le texte (corrigeage).
PAO : la saisie directe
L’arrivée de la micro-informatique a permis, à partir de 1980, de confier directement aux auteurs, aux écrivains, aux journalistes ou à des dactylographes un matériel de saisie léger, économique, d’utilisation extrêmement simplifiée (comparable à une machine à écrire) et qui produit un fichier informatique directement utilisable pour la mise en page et l’impression. Le correcteur est souvent lui-même équipé d’un micro-ordinateur. Sa tâche de comparaison avec un texte original est supprimée2, mais d’autres sujétions ont été ajoutées à sa tâche. La première, c’est que le professionnel d’imprimerie connaissait bien et appliquait lors de la composition les règles traditionnelles de l’utilisation des italiques, des gras, des lettres supérieures, des espaces spéciales, savait placer les capitales, composer les abréviations, etc., toutes compétences qui ne ressortissent pas de l’éducation du public moyen. Les règles délicates de la langue (accords des participes passés par exemple, emploi des pluriels, traits d’union…) n’échappaient pas non plus à l’opérateur de saisie. L’utilisation d’un micro-ordinateur comme d’une machine à écrire, par un profane sans formation spécialisée, amène également à devoir corriger une bonne partie des signes nécessaires à un français correct (e dans o, c cédille majuscule, capitales accentuées, ligatures, guillemets, puces, tirets…). C’est le correcteur, premier professionnel de la chaîne de fabrication à intervenir après l’auteur, qui est chargé du « nettoyage » du texte, directement lors de la lecture à l’écran, et simultanément de son corrigeage3.
Correcteur travaillant sur écran au New York Times. Date n.c. Source : The New York Times.
Sens et cohérence du texte
Cette rupture sur le plan technique a cependant laissé intacte la partie la plus intéressante du métier :
[…] la fonction la plus noble de la correction, toutes époques confondues, demeure : vérifier que le texte a du sens ! Une légende placée sous la mauvaise photo, une note absente à l’appel, un nombre erroné, un pavé de texte masqué par un dessin, un chapô ajouté en dernière minute sur la page montée et non relu préalablement… et c’est l’article entier qui perd son sens, quelquefois l’ouvrage entier qui perd tout crédit ! Dans la jungle des fautes humaines, informatiques, mécaniques, le dernier maillon de la chaîne du « prépresse », lors de cet ultime contrôle avant bon à tirer, c’est encore le correcteur (qui prend alors le nom de « réviseur »).
« Les correcteurs en pleine action. » Image du Net (DR). Source inconnue.
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les déplorables conditions de travail des correcteurs du xve au xixe siècle1. Il semble malheureusement que le problème ait perduré au xxe siècle. Ainsi trouve-t-on en 1973, dans l’ouvrage d’Yves Blondeau Le Syndicat des correcteurs2, le texte suivant :
L’article 3 de l’annexe technique des correcteurs — convention collective de la presse de 1937 — précise « (…) qu’il est désirable que les correcteurs disposent, lorsque cela est possible, dans chaque imprimerie, d’un local indépendant et spacieux, aéré et, autant que possible, éclairé par la lumière du jour et agencé spécialement pour l’exécution du travail ». Le peu de progrès dans ce domaine est affirmé par la nécessité que les correcteurs ont eue de faire insérer, en les reproduisant mot pour mot, ces quelques lignes dans l’annexe technique de la convention collective de la presse de 1959. Un aperçu des conditions de travail réelles des correcteurs est donné par un article de R. Mangeret3 : « Elles sont légion les imprimeries où, dans une atmosphère irrespirable (odeur de plomb en fusion, fumée de cigarettes, poussières voltigeant au moindre déplacement), souvent au milieu de l’atelier, avec le bruit des linotypes, il (le correcteur) ne doit pas avoir la moindre distraction. L’aération, quand par hasard il occupe une petite pièce, est le plus souvent très mauvaise : pas de fenêtre donnant sur l’extérieur, donc pas de possibilité de renouveler l’air vicié. C’est la lumière clignotante qui éclaire son bureau exigu, c’est la couche de poussière gluante qui recouvre tout : murs, tables, armoires, et toute chose qu’on a l’imprudence de laisser quelque temps à la même place. « Depuis ce journal tristement célèbre pour la décrépitude de ses locaux, où l’on a peur de se retrouver soudain au rez-de-chaussée par les trous que dispense généreusement le plancher vermoulu, où les correcteurs travaillent sur des tables bancales, s’asseyent sur des chaises percées (sic) et où les vitres cassées laissent joyeusement filtrer l’air pur du « Croissant4 », tout cela dans la crasse… « Jusqu’à ce grand quotidien où les vasistas à ras du sol s’entrouvrent sur la cour intérieure pour que les gaz d’échappement des nombreuses voitures et motos manœuvrant sans arrêt asphyxient les correcteurs. Local bien trop petit, système d’aération inefficace, saleté régnant en maîtresse… (…) » […] Aux odeurs, au manque d’air, aux poussières, au bruit, à la vétusté des locaux, s’ajoute, aujourd’hui encore, un éclairage déficient, source d’une fatigue supplémentaire pour les correcteurs.
La « cage de verre » décrite par Georges Simenon en 19715 et filmée par François Truffaut en 19796 est représentative de ces locaux exigus. Ni l’espace ni l’éclairage ne semblent, non plus, bien fameux dans le cassetin recréé par Claire Clouzot en 19817.
L’arrivée de la photocomposition (années 1960), de la PAO (1985) et la loi Évin contre le tabagisme (1991) ont assaini l’air, mais pour ce qui est de l’espace, je peux à mon tour témoigner, ces dernières années, avoir plusieurs fois été relégué dans une petite pièce sans fenêtre ou sur un coin de bureau.
Le télétravail présente au moins l’avantage de pouvoir contrôler ses conditions matérielles de travail.