SR et correcteurs au “Petit Journal”, 1938

Le secrétaire de rédaction annote les dépêches et la copie qu'il vient de recevoir

« On tire une épreuve de ce pre­mier jet (comme la créa­tion spi­ri­tuelle, la créa­tion méca­nique implique des retouches) et on trans­met cette épreuve aux cor­rec­teurs. 
Pen­chés sous des fais­ceaux de lumière, comme des arti­sans sous la lampe, les cor­rec­teurs confrontent l’épreuve qu’ils viennent de rece­voir avec le texte ori­gi­nal. Confrontent. Il fau­drait écrire : recons­ti­tuent. Gloire à eux qui arrivent à faire par­ler les pattes de mouches, à décou­vrir des clar­tés dans des textes plus impé­né­trables que les énigmes du Sphinx…
Conscien­cieu­se­ment, ils redressent les petites entorses à l’orthographe, ils res­ti­tuent au papier les para­graphes oubliés et — confes­sons-le — sou­vent ils redonnent un sens à la pen­sée de l’auteur qui a écrit trop vite et oublié le verbe qui asseyait la phrase… 
La tâche accom­plie, ils redonnent l’épreuve au chef prote.

Correcteurs, grands redresseurs de torts…

« Après cette retouche, ce fil­trage sup­plé­men­taire, voi­ci le “papier” avec son titre dans sa forme défi­ni­tive. Il quitte la réunion [sic, rédac­tion ?] pour gagner le marbre. 
Le marbre est une longue table d’acier (elle était de marbre dans les anciennes impri­me­ries) sur laquelle on “monte” les pages. 
Les articles, revus et cor­ri­gés, se groupent près des formes, ces cadres d’acier qui épousent la “forme” des pages et retrouvent, cli­chées, les pho­to­gra­phies que le secré­taire de rédac­tion a choi­sies pour illus­trer ses articles. 
Les articles spor­tifs sont ain­si ras­sem­blés près de la forme des sports… Les articles de tête, près de la forme de la “une” : la pre­mière page.

Les secrétaires de rédaction composent les pages

« Les secré­taires de rédac­tion — cha­cun res­pon­sable d’une page — sont à leur poste devant leur forme… 
Et le mon­tage com­mence… 
Dis­po­sant ses cli­chés, ses titres gras ou maigres, selon l’importance qu’il leur assigne en indi­quant leurs carac­tères, le secré­taire, len­te­ment, éla­bore son chef-d’œuvre. 
Il essaye de faire chan­ter tout cet uni­vers qu’on lui a appor­té, de don­ner une forme har­mo­nieuse à ces lourdes colonnes de plomb, de com­po­ser un poème vivant avec des lignes, des filets, des traits pleins. 
Il a pré­vu une maquette. 

« Les négo­cia­tions de M. Eden sur deux colonnes, en tête. Bon. Mais, à la der­nière minute, M. Spaak ne sera pas reçu par M. Eden. Toutes les négo­cia­tions de M. Eden, subi­te­ment, perdent de leur impor­tance. Et deux colonnes en tête, c’est beau­coup trop… 
La maquette — toute une soi­rée de réflexion et de com­po­si­tion — ne tient plus… M. Eden a tout gâché. 

« — Vite ! très vite ! — l’heure inexo­rable du pre­mier train qui doit empor­ter l’édition approche — il faut impro­vi­ser une autre maquette. 
Et sou­vent, grâce à une trou­vaille de der­nière heure, la page se pré­sen­te­ra dans sa per­fec­tion, équi­li­brée comme la rai­son, heu­reuse comme la ligne du Temple antique, dans la lumière bleue de l’Acropole… 

Un dernier coup d'œil à la morasse

« — Vite une morasse !
Un peu d’encre, une feuille blanche. Quelques coups de brosse éner­giques. Voi­ci à la lettre, le pre­mier tirage : l’exemplaire no 1.
Le secré­taire de rédac­tion contemple cette morasse comme la fille bien-aimée de ses efforts et de sa pen­sée. Il la scrute du regard pour voir si elle est digne de lui, si une erreur, dans un titre ou dans une légende, ne l’obligerait pas demain à la renier… 

« Tout va bien. Ce titre est clair comme une aurore. Celui en “romain”, sur un papier rela­tif à l’Italie, appa­raît mas­sif et ordon­né, comme un défi­lé de che­mises noires. 
C’est par­fait. En avant !
— Cha­riot ! 
Déjà, voi­ci que s’avance, en grin­çant, pous­sée par des bras mus­clés, cette petite table d’acier que le secré­taire de rédac­tion accueille tou­jours avec le sou­rire, car elle emporte son œuvre… annonce sa libération. » 

Titre Une journée au "Petit Journal"

René Armand, « Une jour­née au “Petit Jour­nal” », Le Petit Jour­nal, 1er février 1938, p. 1-2.