Delphine de Girardin caricaturée par Le Charivari en 1848.
Au xixe siècle, si l’on voulait écrire et surtout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Courrier de Paris » dans le quotidien de son mari, « Mme Émile de Girardin », prénommée Delphine, avait choisi le pseudonyme du vicomte Charles de Launay. Tant qu’à faire !
Mais fallait-il que monsieur le vicomte soit si dur avec le pauvre correcteur ? Après Barbey d’Aurevilly qui voulait l’abattre comme un chien (voir mon précédent article), le voilà désigné comme « ennemi du journaliste ». Lisez plutôt :
« Chaque animal a son ennemi naturel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le poursuit, qui le tue et qui le mange ; et manger son ennemi, c’est réellement vivre à ses dépens. La mouche a pour ennemie l’araignée ; la colombe a pour ennemi le vautour ; la brebis, le loup ; la souris, le chat, et le chat, le marchand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour ennemi l’homme, l’homme a pour ennemi le démon, le peuple a pour ennemi le philanthrope, le gouvernement a le publiciste, le poëte a le journaliste, et le journaliste a le correcteur.
« Or, de tous les ennemis, le correcteur est le plus dangereux, car il n’y a aucun recours contre sa négligence ; la veille on ne peut prévoir ses coups, le lendemain on ne peut guérir ses blessures. L’errata est permis à l’auteur, l’auteur a un droit de carton1 qui le console et le justifie ; le feuilletoniste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lecteur est son unique ressource.
« Mais encore il est des fautes inexplicables que le lecteur le plus intelligent ne peut deviner ; ainsi l’erreur suivante s’étalant dans les graves colonnes du Moniteur : “Le ministre des affaires étrangères a obtenu vingt mille francs pour le chocolat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de chocolat pour un seul ministère ; il y avait de quoi soulever le pays, amener une révolution ; au lieu de cela, il fallait lire : “vingt mille francs pour le consulat de Manille !” »
L’erreur paraît certes grossière, mais on ignore quel gribouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infortuné confrère.
La Presse, 27 juillet 1837.
Feuillet imprimé après coup destiné à remplacer, dans un volume, un passage à modifier ou à corriger (TLF). ↩︎
Jules Barbey d’Aurevilly photographié par Nadar.
Les correcteurs sont rarement menacés de mort dans l’exercice de leur travail, et c’est heureux. Certains auteurs, plus sourcilleux et colériques que les autres, laissent cependant exploser leur mécontentement.
Vous connaissez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon éditeur] m’a écrit que le correcteur de l’imprimerie améliorait ma ponctuation, et j’ai télégraphié l’ordre qu’on le descende sans lui laisser le temps de faire sa prière1. »
Eh bien, nous avons le pendant parmi ses contemporains français : « Je tuerais un correcteur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chrétien tuerait un chien turc », a écrit Jules Barbey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Stanislas Trébutien.
Il faut dire que « […] tout en collaborant pendant de longues années à des journaux, [Barbey] a infatigablement instruit le procès du journalisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irritation lorsqu’il découvre qu’une main nonchalante ou malhabile a introduit des fautes dans son article, lors de l’impression ».
Ainsi, il écrit à Hector de Saint-Maur, à propos des typographes du Constitutionnel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bourgogne en relisant mon article de ce matin, ils m’ont éclopé une phrase en oubliant un qui, et manqué une date. »
On peut comprendre son agacement, soulagés tout de même qu’il ait préféré la plume au pistolet.
Source : Barbey d’Aurevilly journaliste, articles et chroniques choisis et présentés par Pierre Glaudes, GF Flammarion, 2016.
« Yesterday Mr. Hall wrote that the printer’s proof-reader was improving my punctuation for me, & I telegraphed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎
Il arrive que, par mégarde, le correcteur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savoureuse, qui l’a fait rire.
« Outre les coquilles, ce que je trouve savoureux dans la presse, c’est l’erreur qui se produit entre le moment où le journaliste écrit son article et le moment où il est imprimé. Parce que c’est dans cet intervalle que sévissent les correcteurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trouvée, c’est dans un journal breton. Le journaliste avait écrit SE pour sud-est, en abrégé. Le début de son article était : “Le navire a quitté le port à 14 heures, poussé par un léger vent de sud-est.” Passé dans les mains du correcteur, c’est devenu, une fois imprimé : “Le navire a quitté le port à 14 heures, poussé par un léger vent de Son Éminence.” Je sais bien que la Bretagne est un pays catholique, mais là, j’me marre ! »
Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [posthume].
PS — L’exemple est amusant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été glané, il y avait encore un correcteur dans ce journal. C’est l’habitude de s’en prendre au correcteur qui est ancienne.
Les gens qui prennent la plume, anonymement ou non, pour se plaindre de leur journal, en particulier de ses manquements à telle ou telle règle de grammaire, ce n’est pas une nouveauté. Le Charivari (1832-1937), journal satirique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en imaginant le coup de sang d’un lecteur, prélude à la rédaction de sa lettre.
LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.
Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pourquoi j’éliminerais au profit de la capitale de notre beau pays la province, cette terre privilégiée des maniaques et des ridicules.
Donc, reprenons et disons avec plus de vérité : Paris et la province sont bourrés d’excentriques. Parmi cette grande famille aussi nombreuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une variété assez curieuse à étudier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.
Ces agréables monomanes passent leur temps à analyser lettre par lettre, phrase par phrase, alinéa par alinéa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.
Et alors, quand le correcteur a par négligence laissépasser une virgule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expédient une bonne lettre anonyme qui a la prétention de tancer vertement le journaliste pris en flagrant délit d’erreur grammaticale.
Pour l’instruction des masses, voici à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du correspondant puriste : — Ah ! s’écrie ledit correspondant avec un cri de joie. — Qu’est-ce ? fait un dominotier inquiet. — Encore une faute ! — Aux dominos ? — Non, dans le journal. Ces journalistes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait renvoyer tous à l’école pour faire un exemple. — Qu’est-ce qu’ils ont fait ? — Demandez-moi ce que celui-ci ne fait pas plutôt. On n’a pas idée de semblable ignorance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ? — Dame ! à dix ans… — Eh bien, s’il écrivait l’orthographe de cette façon, je le ferais partir pour les colonies. — Vraiment. — C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écrivain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mauvais article par jour, un poète manqué qui s’enrichit à tracer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la grammaire, c’est révoltant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gouvernement souffre cela. — Mais qu’a-t-il donc mis ? — Comment écrivez-vous pain de sucre ? — P, a, i, n, pain. — Très bien, pain avec un n. Eh bien, regardez, il a mis paim. — Où ça ? — Ici, à gauche. — C’est vrai, il a écrit paim. — Il y a paim, inoui, inoui [sic] ! — Quels ignares que ces journalistes !
Ici le correspondant montre la feuille à tous les habitués, et quand tous ces honorables monomanes se sont convaincus que pain a pris un m sous la plume du malheureux folliculaire, le Christophe Colomb des coquilles demande d’une voix triomphante une plume et du papier au garçon. — Qu’allez-vous faire ? — Lui donner gratis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me lasserai pas de le lui reprocher.
Dans un roman édifiant des années 1930, Henri Sergier, fils d’une riche famille de la capitale, doit révéler à sa mère « des choses assez pénibles » à propos de Richard Bellecourt, « un de [s]es meilleurs camarades de collège » (l’établissement privé catholique Stanislas). Pour avoir placé toute sa fortune dans des mines pétrolifères, « [s]on père s’est ruiné et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponctuation dans les dialogues sont d’origine.)
[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse matérielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état physique où cette détresse l’a jeté ! — Que veux-tu dire ? — J’ai eu peine à le reconnaître, maman ! Il est en train de gâcher bêtement sa jeunesse et sa santé à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bellecourt possédaient une imprimerie fort bien achalandée, rue Jacob. Cette imprimerie a, naturellement, été vendue par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les propriétaires actuels — d’affreux mercantis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans ressources, était allé leur proposer ses compétences, sais-tu quelle sorte d’emploi ? — Je crois me souvenir qu’il secondait son père dans la direction de l’imprimerie… — Oui, bien sûr ! Il aurait pu occuper, après la débâcle, un poste de confiance dans cette maison qui n’était plus la sienne, mais, sous prétexte que les affaires marchaient moins bien, et qu’ils pouvaient tout diriger par eux-mêmes, ils lui ont proposé, ainsi qu’on jette un os à un chien affamé, un vulgaire emploi de correcteur !… — Qu’est-ce au juste que ce métier ? — Celui d’un bon ouvrier typographe qui aurait reçu, à l’école primaire, une instruction passable. Si tu avais vu le pauvre sourire de Richard, quand il m’a expliqué qu’il suffisait, pour être correcteur, « de posséder une bonne ortographe [sic], de connaître les signes conventionnels de l’imprimerie, et, par-dessus tout, d’être très méticuleux, très attentif, afin de ne pas laisser passer de « coquilles »… « Méticuleux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impétueux, cet indépendant, il est devenu méticuleux !…
“Un Richard absolument méconnaissable”
« Tu ne peux comprendre, maman, quelle impression cela m’a causé[e] de le trouver déguisé en prote, dans un affreux réduit comparable à un cachot, prenant jour sur une cour nauséabonde, par une lucarne haut perchée et plein d’une écœurante puanteur de plomb fondu qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était penché au-dessus d’une table grossière, maculée de taches, sur laquelle des paperasses s’éparpillaient. Une cent bougies1 répandait sur les épreuves typographiques son aveuglante clarté. Et c’est cette clarté qui m’a tout d’abord montré un Richard absolument méconnaissable. Ses yeux étaient enfoncés dans les orbites, ses joues creusées et cadavériques et, quand, de surprise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeurées voûtées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le peiner. « — Que veux-tu, m’a-t-il répondu d’un ton résigné. C’est forcé qu’on s’anémie ici, dans le voisinage de la fondeuse2. « — Mais pourquoi ne t’a-t-on pas installé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je demandé. « — Impossible ! Le correcteur doit demeurer à proximité immédiate des ateliers. Cet escalier que tu vois y conduit directement. « — Alors, pourquoi as-tu accepté ça ? « — Parce que je ne trouvais pas autre chose, par ces temps difficiles. « — Comment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ? « — Eh oui ! avec tout cela… « — Il souriait avec une amertume qui faisait mal. « — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons poursuivre cette conversation à l’air libre. « — Impossible. Il faut attendre midi. Je suis appointé à la semaine et ne puis disposer de mon temps à ma guise. « Il avait cet air soumis et mélancolique des gens qui travaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai souvent remarqué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro… « J’ai quitté le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voisin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]
Bertrande Rouzès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.
Une lampe de cent bougies, la bougie étant une « ancienne unité de mesure d’intensité lumineuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
L’anémie est, en effet, un des symptômes de l’intoxication au plomb ou saturnisme. ↩︎
En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’Académie, pour Veillées solitaires. ↩︎
Quelques ressources en ligne pour trouver des mots et des expressions hors du français standard : régionalismes, francophonie, argot, langage de banlieue, français des siècles passés.
Portrait présumé de Prosper Marchand1. Détail du frontispice des Lettres juives du marquis d’Argens, La Haye, Paupie, 1738.
J’avais déjà inscrit le libraire-bibliographe Prosper Marchand (1678-1756) dans mon Petit dico des correcteurs et correctrices, sur la foi d’un article de Wikipédia. Quand j’ai appris l’existence des travaux de Christiane Berkvens-Stevelinck, j’ai pensé me les procurer. Bien m’en a pris : j’y ai trouvé une foule d’informations supplémentaires, dont je résume ici l’essentiel.
Né à Saint-Germain-en-Laye, Prosper Marchand étudie les langues anciennes et, à l’âge de 15 ans, opte pour la librairie2. Mais il se convertit peu à peu à la religion réformée et, en 1709, est contraint de fuir aux Pays-Bas, où il s’installe comme libraire, d’abord à La Haye, puis à Amsterdam, enfin à Rotterdam.
Selon toute vraisemblance, Marchand fut attiré dans cette ville [Rotterdam] par les libraires Fritsch et [Michel] Böhm. Gaspard Fritsch […] connaissait Marchand depuis son arrivée dans les Provinces-Unies et avait amplement eu le loisir d’apprécier ses qualités. Fritsch et Böhm prennent Marchand à leur service et lui confient, entre autres, l’édition des Œuvres de Pierre Bayle3.
Les divers travaux pour Fritsch et Böhm, puis pour Böhm et Charles Levier, l’occupent jusqu’en 17204. Après un séjour en Angleterre, il s’installe à La Haye. « Il s’y livre à des travaux personnels mais loue également ses services aux libraires qui lui en font la demande5. »
La plupart des grands éditeurs hollandais publiant en français n’avaient de cette langue qu’une teinture plus ou moins prononcée. Il leur fallait donc s’entourer de lettrés français capables de les seconder à la fois dans le choix des manuscrits et dans le contrôle de la pureté de la langue6.
Pour certains auteurs, il se charge aussi de choisir un éditeur et de négocier la cession du manuscrit. Ses commanditaires lui laissent une « entière liberté7 », y compris celle « d’apporter des modifications de forme ou même de fond au texte initial8 ». Son nom « n’apparaît pourtant nulle part dans les ouvrages placés par lui et dont il surveilla l’édition9 ». « Marchand demande quelquefois la permission expresse de l’auteur avant de se décider à une certaine modification mais il se voit souvent forcé d’intervenir sur le champ [sic] et de son propre chef10. »
[Il] effectue les modifications qui lui paraissent nécessaires en s’appuyant sur le ‘pouvoir absolu’ que lui ont littéralement conféré ses correspondants. Après avoir approuvé une certaine correction, [Mathurin Veyssière de] La Croze poursuit : ‘Si vous en trouvez d’autres à faire, je les approuve d’avance, et j’abandonne le tout à vôtre prudence et vôtre discrétion11’. […]
« Si la plupart des auteurs approuvent hautement les ‘angéliques corrections’ de Marchand, il en est cependant qui ne le ménagent pas. […] L’accusation de retrancher à sa fantaisie ou au contraire d’ajouter trop du sien dans les éditions dont il s’occupe poursuivra Marchand toute sa vie et n’est pas sans revêtir une certaine gravité12. »
Épreuve corrigée par Prosper Marchand13. Le fonds Marchand « en contient plusieurs dizaines, disséminées dans les liasses14 ».
Pour la correction des épreuves, tâche qu’il accomplira pendant « plus de quarante ans15 », Marchand « applique une méthode de travail soigneusement mise au point et méticuleusement suivie16 ». Méthode surprenante sur un point pour le correcteur d’aujourd’hui, puisqu’il ajoute des majuscules à la plupart des substantifs (à la manière allemande), qu’il appelle « les Mots essentiels de chaque Phrase17 ». Il s’en explique « dans un brouillon de lettre en date du 23 mars 1724, adressée […] à un destinataire inconnu18 » :
Lorsque j’eus résolu de me mettre à la Correction, je voulus étudier les Regles selon lesquelles on doit se conduire dans cette Occupation agréable et penible, tant pour la Ponctuation, que pour la Position des Accens, et la Distribution des Capitales. Pour cet effet, j’examinai les Ouvrages de nos Plus habiles Ecrivains, et les Editions qu’on en regarde commes les meilleurs et les plus éxactes. Mais, bien loin d’en tirer le moindre Secours, je n’acquis que des Doutes et de l’Incertitude. Je les trouvai tous, non seulement très différents les uns des autres, mais même presque toujours contraires et opposez à eux-mêmes ; je ne dis pas simplement au commencement ou à la fin d’un Volume, mais le plus souvent dans la même Feuille, dans le même Feuillet, dans la même Page. […] Pour éviter cet Inconvénient, je me suis formé un Sistème, dans lequel j’ai tâché d’être uniforme quant aux Capitales et clair quant à la Ponctuation. Ce sont là les deux principaux Points, que je me suis proposé d’y observer ; me gardant bien d’y être scrupuleux jusqu’à l’Observation de quantité de Minuties fort indifférentes d’elles-mêmes19.
Liste de corrections à apporter à un ouvrage non identifié20. (Le fichier inséré dans l’article n’est, hélas, pas lisible.)
Le travail de correcteur lui paraît « fastidieux et décourageant21 », comme il l’écrit à La Barre de Beaumarchais : « Mais en rentrant chez vous, il y a des épreuves qui vous attendent, épreuves bien nommées puisque souvent elles servent à éprouver notre patience22. »
Il lui est aussi difficile d’en tirer des revenus corrects :
En 1734, Rousset de Missy demande à Marchand d’assurer la correction d’un périodique : le libraire [Henri] Scheurleer le paiera tous les trois mois. L’année suivante, Rousset reconnait que ce travail de correction exige sensiblement plus de ‘peine’ qu’il ne rapporte et promet d’améliorer la qualité des épreuves à corriger. Le libraire [Pierre] Paupie, qui imprime les Amusements du beau sexe et fait corriger les épreuves par Marchand, décide unilatéralement de réduire le salaire de son correcteur. Celui-ci s’en plaint à Gaspard Fritsch et semble même avoir menacé de déposer la plume23.
Des auteurs, on ignore même s’il toucha « un quelconque salaire […] pour la correction des manuscrits placés par ses soins24 », la correspondance n’en portant aucune mention.
De plus, « entre le statut social du correcteur d’imprimerie et l’importance qu’auteurs et libraires déclarent accorder à son travail, la contradiction est flagrante25 ». Quand l’un le méprise, l’autre l’estime « digne d’un meilleur sort et d’une situation plus honorable que celle de correcteur26 ».
Quoi qu’en en soit, ils « souhaitent vivement que Marchand se charge de corriger leurs éditions, pour se féliciter ensuite du résultat27 ». « […] c’est peut-être [Daniel] [d]e La Roque qui […] résumera le mieux l’opinion de beaucoup, trois ans à peine avant le décès de Marchand28 » (lequel a alors 75 ans) :
Je vois que vostre dessin est de quiter la correction, mais je crain mon cher ami que vous n’en soyez pas le maitre, car on aura toujours besoin de vous et jamais on ne fera, pendant vostre vie, imprimer quelque bon livre sans que vous ne l’ayez examiné en toute manière auparavant29.
« La tâche du correcteur est peu glorieuse », conclut Christiane Berkvens-Stevelinck, « [m]ais le but poursuivi, lui, n’a plus besoin de conquérir ses titres de noblesse : il s’agit de mettre au jour des livres bien imprimés, avec le moins de fautes et d’inconséquences possibles, en un mot des éditions qui ne choquent point la vue30. »
Christiane Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand. La vie et l’œuvre (1678-1756), Leyde, E. J. Brill, 1987, fig. 1, hors texte. ↩︎
Au sens de l’époque, c’est-à-dire l’édition et le commerce des livres. ↩︎
Christiane Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 4-5. ↩︎
Et non 1723, comme le dit l’article de Wikipédia. ↩︎
Christiane Berkvens-Stevelinck, Prosper Marchand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 5. ↩︎
Reliure du Code orthographique, monographique et grammatical, d’Albert Hétrel (Larousse et Boyer, 1862). Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Que cache cette reliure usée ? Une rareté, que la Bibliothèque des arts graphiques (dont le fonds est conservé par la bibliothèque Forney, à Paris) est presque seule à posséder : le Code orthographique, monographique et grammatical d’Albert Hétrel (ou Hetrel, selon l’introduction de l’auteur). Publié par Larousse et Boyer en 1862 (c’est l’édition que j’ai consultée), il a été réédité en 1867 et une dernière fois, sans date. Il fait suite aux abrégés orthographiques du xviiie siècle : Restaut, Wailly, etc. (☞ voir mon article) et de la première moitié du xixe siècle : Boiste et Laveaux.
Page de titre du Code orthographique d’Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Selon Hétrel, il s’agit là d’une « nouvelle méthode donnant immédiatement la solution de toutes les difficultés de la langue française », « imaginée d’abord pour l’usage professionnel de l’auteur, qu’une longue expérience lui a prouvé être infaillible et répondre à tous les besoins ». En effet, « le correcteur, […] par profession est obligé de connaître imperturbablement toutes les espèces de difficultés ».
« […] pendant une vingtaine d’années passées à corriger des épreuves, M. Hetrel a soigneusement pris note des cas douteux, à mesure qu’ils se présentaient dans ses lectures. Étudiant sans cesse les dictionnaires, les grammaires, etc. etc., cherchant des exemples dans les écrivains les plus célèbres et comparant entre elles les diverses autorités en matière d’orthographe et de langage, il s’est enfin arrêté aux solutions qu’il publie aujourd’hui. Ses tablettes se sont remplies peu à peu, jour par jour ; et depuis longtemps non-seulement elles lui suffisent pour son travail quotidien, mais elles remplacent fort avantageusement tout le bagage lexicologique et grammatical qui encombrait autrefois son bureau. »
En publiant ses notes personnelles, son objectif est de faire gagner du temps et de l’argent aux collégiens, aux hommes de lettres, aux typographes, aux correcteurs (auxquels « la mémoire fait souvent défaut »), aux imprimeurs et aux étrangers qui apprennent notre langue.
Double page à la lettre B. Code orthographique d’Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Je sais peu de chose sur l’auteur. Il publie ce livre après « une longue carrière de correcteur d’imprimerie », notamment de La Presse1, quotidien lancé en 1836 par Émile de Girardin. L’ouvrage est précédé d’une lettre de son patron, dans laquelle celui-ci admet : « À peine gagnez-vous quinze cents francs par an en pâlissant dix heures par jour sur la correction des épreuves qui vous sont confiées. » Soit cinq francs par jour2.
Girardin le remercie aussi du « soin [qu’il a] apporté à la correction des épreuves de la dernière édition des Œuvres complètes de l’auteur de Madeleine et des Lettres parisiennes, de Cléopâtre et de Lady Tartuffe, de Napoline et de La joie fait peur ». Ce mystérieux « auteur » n’est autre que Delphine de Girardin (1804-1855), sa première femme (il s’est remarié en 1856).
À son tour, en 1867, pour remercier son patron d’avoir favorisé l’impression de son Code orthographique, réédité cette année-là, Albert Hetrel (cette fois, sans accent aigu) publie chez Michel Lévy frères des Pensées et maximes extraites des œuvres d’Émile de Girardin. Leur auteur est « expliqué par lui-même » dans une longue introduction (64 pages).
Émile de Girardin, Pensées et maximes extraites des œuvres de M. Émile de Girardin par Albert Hetrel (Michel Lévy frères, 1867).
D’après Le Figaro du 16 octobre 1864, on doit aussi à Albert Hétrel un ouvrage intitulé LesPlumes du paon, dont je ne trouve pas trace.
Annonçant la parution du Code orthographique,le journal Le Lannionnais (cité par Le Gutenberg, le 1er octobre 1861) a écrit :
« Dans ce nouveau travail, il a condensé, suivant un ordre méthodique et simple, la substance de nos meilleurs dictionnaires, et en particulier de celui de l’Académie. Avec ce livre qui ne coûtera que 3 fr. aux souscripteurs, et 3 fr. 50 c. aux non-souscripteurs, on s’épargnera pour plus de 100 fr. de dictionnaires et une perte de temps considérable qui souvent reste sans résultat. Dans cette œuvre toute pratique, où la théorie ne marche qu’appuyée sur les faits, on trouvera consignées les recherches minutieuses, les observations de plus de dix années, non d’un théoricien grammatical, mais d’un homme qui a vu passer et repasser sous ses yeux les épreuves à corriger des travaux de nos plus grands écrivains dans tous les genres. »
D’après Le Lannionnais, cité par Le Gutenberg, le 1er octobre 1861. ↩︎
À la même époque, M. Dutripon en touche quatre. « Notre salaire quotidien varie de 5 à 6 francs, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amélioration dans notre sort […] », écrit aussi Cyrille Pignard en 1867. ↩︎
Lorsque le spécialiste de l’histoire antique Maurice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un correcteur bénévole qui nous téléphone dès qu’il repère une coquille. » Ce correcteur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui téléphone en effet régulièrement au journal pour signaler la moindre erreur. Très réceptif et réactif sur les questions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévoreur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux éditions, mais aussi Le Figaro et France-Soir […].
Devenus amis en mai 1960 à l’occasion d’un procès en diffamation intenté par le comité Audin (acteur de la lutte anticoloniale en métropole, auquel appartient l’historien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gauthier, rédacteur en chef adjoint du journal, partagent « une même exigence tatillonne, un même souci de la perfection ».
Robert Gauthier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, malgré son enseignement universitaire, ses recherches érudites et sa militance pendant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévorer dès parution la première édition du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédaction pour qu’elle la corrige dans la seconde édition de la fin d’après-midi, prenant soin de vérifier si cela a été fait en achetant cette édition : « Robert Gauthier m’en fut reconnaissant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gauthier est submergé de lettres de Vidal-Naquet, sans compter les coups de téléphone, pour signaler telle ou telle scorie dans le quotidien du soir : « Quel lecteur lucide et vigilant vous êtes ! Heureusement que tous ne nous portent pas une amitié si attentive ! Ou malheureusement peut-être, car cela nous inciterait à une plus grande rigueur2. » […] En guise de remerciement, Robert Gauthier considère Vidal-Naquet comme un collaborateur régulier du journal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce climat de confiance qu’il publie son premier article dans Le Monde du 6 mai 1961.
Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Découverte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
Robert Gauthier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎
Dans La Correspondance littéraire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et bibliothécaire Henri Bordier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludovic Lalanne (1815-1898), directeur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédigé ensemble, une dizaine d’années plus tôt, le Dictionnaire de pièces autographes volées aux bibliothèques publiques de la France (Paris, librairie Panckoucke, 1851-1853, que le Dicopathe a récemment présenté dans un article).
Après de longues considérations sur Vaugelas2, les « caprices » de l’usage3 et certains choix de l’Académie4, que je ne retiens pas ici, Bordier s’en prend aux imprimeurs, typographes et correcteurs, par qui on serait passés, selon lui, de l’« anarchie » à la « tyrannie ». On comprend que l’empire exercé, à partir du xixe siècle, par les typographes sur la copie de l’auteur n’a pas été admis sans discussion. Après Victor Hugo5, George Sand6 ou encore Baudelaire7, une autre voix s’élève d’outre-tombe. (Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine.)
Mon cher ami, je te prie de vouloir bien m’accorder une petite place dans le prochain numéro de la Correspondance littéraire. Il y a longtemps que je veux formuler quelques réclamations contre les noirs personnages qui font couler à flots.… non le sang et les larmes, mais seulement l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exercer leur pouvoir avec une rigidité tant soit peu révoltante. […]
“La typographie ne souffre pas la contradiction”
[…] si, dans les régions de l’école et du professorat, l’on doit aux règles établies une obéissance passive, dans les vastes champs de la littérature on peut se mouvoir plus librement et user d’une certaine indépendance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revirements, donc la discussion est ouverte et permanente. Et comment la raison pourra-t-elle réclamer toujours et l’emporter quelquefois, si ce n’est par les changements que les auteurs feront peu à peu prévaloir dans l’usage commun par leur propre exemple ? C’est ce que professe le maître [Vaugelas] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoignage. Il définit l’usage : « La façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des autheurs du temps. » La Cour, si imposante en effet au temps de Vaugelas, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fiction politique ; ce n’est qu’au théâtre, au barreau, à la tribune parlementaire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue parlée ; aussi l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus considérable. Or cette autorité est annihilée en partie par celle des typographes. La typographie s’est faite la gardienne incorruptible de l’usage, mais avec la différence qu’elle ne souffre pas la contradiction.
“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”
Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est certainement le plus préoccupé de la beauté, de la gloire et du perfectionnement de notre langue, le savant imprimeur Henri Estienne qui publia, en 1579, son traité De la précellence du langage françois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typographique de Robert Estienne, son père, dix correcteurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus lointains et qui ne pouvaient se comprendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût parmi eux un correcteur pour le français, et c’est heureux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des correcteurs, armés comme on l’est à présent d’un code du style et de l’orthographe, et spécialement chargés de les pétrifier dans tous les livres passant par leurs mains, nous devrions écrire et parler, en 1861, [à] peu près comme on le faisait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admirateurs passionnés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cousin9, s’en applaudiraient sans doute, mais notre langue serait devenue un instrument insuffisant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.
Portrait d’Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888. Source : bibliothèque de Genève.
“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”
Il n’est pas rare que nos imprimeurs reçoivent des manuscrits remplis de beautés sans doute, mais remplis aussi de fautes contre les règles les plus élémentaires. Au lieu d’en laisser la responsabilité à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obligés à ne rien laisser sortir de leurs maisons qui ne leur paraisse irréprochable. Votre imprimerie, ce à quoi les injonctions politiques du moment contribuent pour beaucoup, se regarde comme solidaire de vos œuvres. Elle a donc des correcteurs qui dans une première lecture de la copie composée soumettent celle-ci à toutes les lois vulgaires de la ponctuation, de l’orthographe, voire même de la grammaire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus commode pour les négligents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc établi dans la typographie française une sorte de discipline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyrannie, que l’on est refusé tout net si l’on désire seulement effacer des capitales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évangile, Ascension) ou modérer le déluge des virgules, à la mode depuis quelque temps. Faire autrement que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déranger les habitudes de notre établissement, et, de plus, c’est compromettre sa renommée. Une discipline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que comporte ce qui n’est que tacite. La chambre des imprimeurs de Paris délibère sur les formes à donner par elle aux œuvres littéraires, et prend des décisions auxquelles tous les imprimeurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de docilité qu’elles sont conçues, l’on peut en être assuré d’avance, dans l’intérêt bien entendu.… de la typographie. Je suppose que c’est à la suite d’une décision de ce genre qu’ont disparu de nos livres ces excellentes manchettes10 qui garnissaient les marges de sommaires, de dates ou d’autres indications précieuses pour le lecteur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beaucoup le metteur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typographie parisienne a décidé qu’elle ne mettrait plus de ponctuation sur les titres11. Cela s’exécute maintenant par toute la France. Louis Perrin, de Lyon, va même jusqu’à y supprimer toute accentuation, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la bibliotheque imperiale. Je ne trouve pas cela mauvais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rapprochât le plus possible de la pure simplicité romaine qui laissait le lecteur accentuer et ponctuer lui-même ; il était forcé de faire attention à ce qu’il lisait. Mais je me demande comment s’arrangeront de l’arrêt nouveau dont je parle les auteurs qui, non sans raison, aiment à développer longuement sur le titre le contenu de leur livre. Comment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour chacun des innombrables volumes de sa Patrologie, un titre de 52 lignes contenant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son imprimerie à lui ? « Gardez-vous des systèmes, mes chers Welches13. » Toute règle absolue est mauvaise par cela seul qu’elle est absolue.
“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”
Faudra-t-il donc posséder une imprimerie pour se permettre une opinion littéraire contraire à celle des imprimeurs ? Telle est la voie où nous tendons. Le zèle, exagéré selon moi, de la typographie, cette honorable auxiliaire des lettres, tend à substituer une classe industrielle au souverain tribunal de l’opinion publique que Vaugelas avait raison d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écrivain jouissait encore d’une certaine mesure d’initiative et de liberté. Les règles, un peu flottantes alors, et non point strictement appliquées comme elles sont maintenant, permettaient au langage, par la main du premier venu, de corriger, de tenter, de hasarder, de se mouvoir enfin, et d’opérer peu à peu une part des transformations qui sont la condition vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typographie, tout en bannissant de ses produits les atteintes déclarées qu’on pourrait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néologismes. La grammaire ni le dictionnaire ne défendent pas qu’un romancier fasse demander à M. Prudhomme14 comment se portent ses demoiselles15. La typographie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.
“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”
Ce grand art typographique, cette puissance des sociétés modernes, est essentiellement impropre à aucune direction en matière de littérature, de langue, de style, de grammaire, d’orthographe ou même de simple ponctuation. La raison en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plutôt en ces différentes ramifications d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la raison a qualité pour se placer à côté de lui, il y a aussi les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irrégularité paraîtra bonne par la manière dont elle sera amenée, par la place qu’elle occupera ; qu’on la trouvera bonne en un endroit et point en un autre ; tandis que la typographie ne peut pas admettre de distinctions ni de nuances, et qu’elle est en possession de la règle comme d’un grand couperet avec lequel il faut qu’elle coupe toujours. Voyons comment elle agit là où elle est maîtresse à peu près absolue, dans la ponctuation.
Je lui rends d’abord cette justice, que par la multiplicité de ses produits, elle a beaucoup contribué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponctuation logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se servaient de points, de traits, de virgules et de beaucoup d’autres signes de ponctuation qu’ils employaient d’une manière certainement utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écrivain avait son système, aucun usage général n’a pu se former jusqu’à ce que la typographie popularisât la lecture. Longtemps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manuscrits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est parvenu à comprendre la virgule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scinder, pour le rendre plus clair, chacun des membres formant le développement logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lecteur de trouver indiqués les moments où il lui est permis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du dernier siècle, après trois cents ans de tâtonnements, la typographie était parvenue à faire une application saine et satisfaisante de ces données du bon sens. Ainsi j’ouvre le premier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à portée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de progrès à espérer dans les arts, si tout se borne à imiter les choses faites ; la critique si nécessaire à leur perfection ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fondées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Laugier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui permettrait plus de disposer ainsi la suite de ses idées et lui encadrerait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si nécessaire à leur perfection, » entre deux virgules comme étant propositions incidentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être farcis de virgules ; il semble que le lecteur soit reconnu incapable de digérer une phrase, si l’aide maternelle de la typographie ne prend soin de la lui couper en tout petits morceaux. Ainsi dans les dernières pages de Mme Sand imprimées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases coupées ainsi : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la serviette sous le bras, ne montrait pas trop de mauvaise volonté. » — « La toux disparut ; mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en passant chez M. Buloz18. Cette virgule opiniâtre est encore plus fatigante, quand la phrase est un peu onduleuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prouvé aujourd’hui, rue de Jérusalem, en face de la maison qui fut le berceau de Voltaire, Nicolas Boileau était le quinzième enfant d’un père greffier.… » Cette phrase paraîtrait moins entortillée, si l’on eût jugé à propos de faire économie des première, troisième et cinquième virgules qui l’encombrent inutilement. La proposition incidente est un inépuisable prétexte à virgules ; toute expression qui peut s’isoler dans le discours, notamment les adverbes et expressions adverbiales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la dignité de proposition incidente et immédiatement flanquée de ses deux petits poteaux. Le malheureux pronom qui, la petite conjonction et, sont faits tous les deux, par leur signification et par leur forme si rapide, pour servir par eux-mêmes de coupures dans la phrase ; cela ne suffit pas, ils ne comptent plus ; on leur met virgule à droite et virgule à gauche, indiquant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent isolés ainsi c’est qu’ils font eux-mêmes la fonction de sécateurs. C’est par le même procédé que la parenthèse, qui de sa nature n’est qu’un sécateur énorme, se renforce ordinairement d’une virgule finale parfaitement rédondante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhérente à la parenthèse.
“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”
Ces petits crochets qui hérissent de leurs broussailles parasites les pages de la typographie actuelle sont encore supportables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confusion ? Combien ne rencontre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-dessus lesquels nous passons, parce que nous en avons contracté l’habitude, mais qui altèrent évidemment le discours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait collection pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démenti en disant qu’on trouve par pelletées dans nos livres des phrases ponctuées comme celle-ci : « Tantôt le navire s’élevait vers le ciel, tantôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le sommet de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâmable de la seconde virgule ne forme-t-elle pas un sens faux en rapportant également aux deux premiers membres de la phrase le troisième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typographie ne nous permet plus aujourd’hui d’écrire simplement : « Philippe roi de Macédoine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre virgules pour tranquilliser sa conscience et lui permettre de croire qu’elle est parvenue à nous rendre ces huit mots intelligibles ; elle nous fait donc mettre forcément : « Philippe, roi de Macédoine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seulement il n’aide à rien, mais que dans une phrase énumérative il produit un amphigouri complet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Comminges, Alphonse, Robert, l’évêque de Marseille, Bernard, l’envoyé du roi, et plusieurs autres personnages se réunirent pour juger cette affaire, » on pourra défier plus d’un lecteur de savoir s’il y a là trois personnages nommés ou s’il y en a six.
“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”
Tous ces traits défectueux qu’on peut appeler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois avertis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire attention, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque importance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des correcteurs. Ce ne sont guère les écrivains qui surchargent ainsi la ponctuation. La ponctuation cependant, ce précieux auxiliaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme toujours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clarté qu’exigent leurs phrases. Un style lympide [sic], franc, lumineux comme celui de M. de Lamartine, n’a presque pas besoin d’être ponctué ; un style savant, fin, délicat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponctuation très-étudiée ; comment leur appliquer les mêmes procédés ? Et cependant la machine grammaticale du typographe fonctionne toujours de même.
Donc pour la ponctuation, comme pour le dictionnaire, comme pour la grammaire, comme pour cent autres choses dont je ne parlerai pas aujourd’hui, je réclamerais un peu de liberté, un peu de respect pour l’initiative individuelle. Aussi j’ai cette confiance, mon cher directeur, que ces modestes observations auxquelles j’aurais voulu donner plus d’étendue et surtout joindre de plus nombreux exemples, pourront trouver place dans la Correspondance.
Grammairien (1585-1650), et l’un des premiers académiciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le souverain des langues vivantes », « règle adoptée par l’Académie et suivie par les grammairiens modernes », comme le commente Bordier. ↩︎
Il regrette notamment que chère madame ait supplanté ma chère dame et que l’Académie recommande d’écrire dorénavant avec un accent aigu que l’étymologie (d’ore en avant) ne justifie nullement. ↩︎
« […] il y a bien des cas où l’usage adopté d’abord par le public, puis consacré par le Dictionnaire et les grammairiens, n’est pas à l’abri de la critique. » ↩︎
« Ces nuances ne sont pas du ressort des protes [chefs d’atelier, souvent confondus avec les correcteurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un parfait grammairien et il sait souvent beaucoup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aussi quand nous la savons et que nous y faisons intervenir le raisonnement, le prote nous gêne ou nous trahit. Il ne doit pas se laisser gouverner par le sentiment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sentiment de chacun de nous ; mais quand il a à corriger nos épreuves après nous, il doit laisser à chacun de nous la responsabilité de sa ponctuation comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Lorenceau, « La ponctuation au XIXe siècle. George Sand et les imprimeurs », Langue française, no 45, 1980, La ponctuation, p. 50-59. ↩︎
Sans doute s’agit-il d’Ustazade Silvestre de Sacy (1801-1879), critique littéraire au Journal des débats, conservateur de la bibliothèque Mazarine et académicien. ↩︎
« Note ou addition composée en marge d’un texte, souvent dans un corps plus petit que celui du texte courant. » (Dictionnaire encyclopédique du livre, 2005.) ↩︎
Personnage caricatural de bourgeois créé par Henry Monnier. Voir Wikipédia. ↩︎
Dans la première partie, il écrit : « Le petit marchand se permet d’appeler ses pratiques des clients [« Clientes, solliciteurs, protégés », NDA], sa boutique un magasin, et, rougissant par sottise des excellents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoiselle. […] L’usage général aura-t-il la lâcheté de consacrer les inventions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indiscrète bouffissure une vingtaine de locutions de notre meilleur langage ? Le prochain Dictionnaire de l’Académie nous le dira, et nous pouvons, en attendant, espérer de lui des rigueurs salutaires. » ↩︎
Marc-Antoine Laugier (1713-1769), jésuite devenu abbé bénédictin, historien et théoricien français de l’architecture du XVIIIe siècle. ↩︎
François Buloz (1803-1877) fut prote d’imprimerie, puis compositeur d’imprimerie et correcteur, avant de devenir, en 1831, le directeur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
J’ajoute l’italique pour plus de lisibilité. ↩︎