Le correcteur, “ennemi du journaliste”, pour Delphine de Girardin

Delphine de Girardin caricaturée par "Le Charivari" en 1848.
Del­phine de Girar­din cari­ca­tu­rée par Le Cha­ri­va­ri en 1848.

Au xixe siècle, si l’on vou­lait écrire et sur­tout être publiée, il valait mieux prendre un nom d’homme, fût-on la femme du patron. Pour signer son « Cour­rier de Paris » dans le quo­ti­dien de son mari, « Mme Émile de Girar­din », pré­nom­mée Del­phine, avait choi­si le pseu­do­nyme du vicomte Charles de Lau­nay. Tant qu’à faire !

Mais fal­lait-il que mon­sieur le vicomte soit si dur avec le pauvre cor­rec­teur ? Après Bar­bey d’Aurevilly qui vou­lait l’abattre comme un chien (voir mon pré­cé­dent article), le voi­là dési­gné comme « enne­mi du jour­na­liste ». Lisez plutôt :

« Chaque ani­mal a son enne­mi natu­rel, savoir : un être plus fort que lui, qui vit à ses dépens, qui le guette, qui le pour­suit, qui le tue et qui le mange ; et man­ger son enne­mi, c’est réel­le­ment vivre à ses dépens. La mouche a pour enne­mie l’araignée ; la colombe a pour enne­mi le vau­tour ; la bre­bis, le loup ; la sou­ris, le chat, et le chat, le mar­chand de peaux de lapin ; puis, au moral, la femme a pour enne­mi l’homme, l’homme a pour enne­mi le démon, le peuple a pour enne­mi le phi­lan­thrope, le gou­ver­ne­ment a le publi­ciste, le poëte a le jour­na­liste, et le jour­na­liste a le correcteur. 

« Or, de tous les enne­mis, le cor­rec­teur est le plus dan­ge­reux, car il n’y a aucun recours contre sa négli­gence ; la veille on ne peut pré­voir ses coups, le len­de­main on ne peut gué­rir ses bles­sures. L’errata est per­mis à l’auteur, l’auteur a un droit de car­ton1 qui le console et le jus­ti­fie ; le feuille­to­niste n’a rien pour se défendre : la bêtise qu’on lui fait dire lui reste, l’intelligence du lec­teur est son unique ressource. 

« Mais encore il est des fautes inex­pli­cables que le lec­teur le plus intel­li­gent ne peut devi­ner ; ain­si l’erreur sui­vante s’étalant dans les graves colonnes du Moni­teur : “Le ministre des affaires étran­gères a obte­nu vingt mille francs pour le cho­co­lat à la vanille.” Quel abus ! vingt mille francs de cho­co­lat pour un seul minis­tère ; il y avait de quoi sou­le­ver le pays, ame­ner une révo­lu­tion ; au lieu de cela, il fal­lait lire : “vingt mille francs pour le consu­lat de Manille !” »

L’erreur paraît certes gros­sière, mais on ignore quel gri­bouillis à la plume a tenu lieu de copie pour notre infor­tu­né confrère.

La Presse, 27 juillet 1837.


  1. Feuillet impri­mé après coup des­ti­né à rem­pla­cer, dans un volume, un pas­sage à modi­fier ou à cor­ri­ger (TLF). ↩︎

Un auteur en colère (contre le correcteur) peut être dangereux

Jules Bar­bey d’Au­re­vil­ly pho­to­gra­phié par Nadar.

Les cor­rec­teurs sont rare­ment mena­cés de mort dans l’exercice de leur tra­vail, et c’est heu­reux. Cer­tains auteurs, plus sour­cilleux et colé­riques que les autres, laissent cepen­dant explo­ser leur mécontentement. 

Vous connais­sez peut-être la phrase de Mark Twain : « Hier [mon édi­teur] m’a écrit que le cor­rec­teur de l’imprimerie amé­lio­rait ma ponc­tua­tion, et j’ai télé­gra­phié l’ordre qu’on le des­cende sans lui lais­ser le temps de faire sa prière1. »

Eh bien, nous avons le pen­dant par­mi ses contem­po­rains fran­çais : « Je tue­rais un cor­rec­teur d’épreuves qui fait des fautes, comme un chré­tien tue­rait un chien turc », a écrit Jules Bar­bey d’Aurevilly à son ami Guillaume-Sta­nis­las Trébutien. 

Il faut dire que « […] tout en col­la­bo­rant pen­dant de longues années à des jour­naux, [Bar­bey] a infa­ti­ga­ble­ment ins­truit le pro­cès du jour­na­lisme ». Et « [m]aintes lettres […] témoignent de son irri­ta­tion lorsqu’il découvre qu’une main non­cha­lante ou mal­ha­bile a intro­duit des fautes dans son article, lors de l’impression ».

Ain­si, il écrit à Hec­tor de Saint-Maur, à pro­pos des typo­graphes du Consti­tu­tion­nel : « Je viens de me mettre dans une colère de Duc de Bour­gogne en reli­sant mon article de ce matin, ils m’ont éclo­pé une phrase en oubliant un qui, et man­qué une date. »

On peut com­prendre son aga­ce­ment, sou­la­gés tout de même qu’il ait pré­fé­ré la plume au pistolet.

Source : Bar­bey d’Aurevilly jour­na­liste, articles et chro­niques choi­sis et pré­sen­tés par Pierre Glaudes, GF Flam­ma­rion, 2016.


  1. « Yes­ter­day Mr. Hall wrote that the prin­ter’s proof-rea­der was impro­ving my punc­tua­tion for me, & I tele­gra­phed orders to have him shot without giving him time to pray », 1889 — www.twainquotes.com. ↩︎

Dans un journal, une correction regrettable amuse Jean Yanne

Il arrive que, par mégarde, le cor­rec­teur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savou­reuse, qui l’a fait rire.

couverture du livre "J'me marre" de Jean Yanne, Le Cherche midi, 2003.

« Outre les coquilles, ce que je trouve savou­reux dans la presse, c’est l’erreur qui se pro­duit entre le moment où le jour­na­liste écrit son article et le moment où il est impri­mé. Parce que c’est dans cet inter­valle que sévissent les cor­rec­teurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trou­vée, c’est dans un jour­nal bre­ton. Le jour­na­liste avait écrit SE pour sud-est, en abré­gé. Le début de son article était : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de sud-est.” Pas­sé dans les mains du cor­rec­teur, c’est deve­nu, une fois impri­mé : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de Son Émi­nence.” Je sais bien que la Bre­tagne est un pays catho­lique, mais là, j’me marre ! »

Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [post­hume].

PS — L’exemple est amu­sant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été gla­né, il y avait encore un cor­rec­teur dans ce jour­nal. C’est l’habitude de s’en prendre au cor­rec­teur qui est ancienne.

☞ Voir aus­si « “Dis­trac­tions de cor­rec­teur”, une rubrique des années 1850 ».

“Les gens qui écrivent aux journaux”, article satirique de 1860

Titre du journal "Le Charivari", 23 octobre 1860

Les gens qui prennent la plume, ano­ny­me­ment ou non, pour se plaindre de leur jour­nal, en par­ti­cu­lier de ses man­que­ments à telle ou telle règle de gram­maire, ce n’est pas une nou­veau­té. Le Cha­ri­va­ri (1832-1937), jour­nal sati­rique, s’en amuse le 23 octobre 1860, en ima­gi­nant le coup de sang d’un lec­teur, pré­lude à la rédac­tion de sa lettre.

LES GENS QUI ÉCRIVENT AUX JOURNAUX.

Paris est plein d’originaux ; quand je dis Paris, je ne vois pas pour­quoi j’éliminerais au pro­fit de la capi­tale de notre beau pays la pro­vince, cette terre pri­vi­lé­giée des maniaques et des ridicules.

Donc, repre­nons et disons avec plus de véri­té : Paris et la pro­vince sont bour­rés d’excentriques. Par­mi cette grande famille aus­si nom­breuse que celle d’Ismaël, de biblique mémoire, une varié­té assez curieuse à étu­dier, c’est celle des gens qui écrivent aux journaux.

Ces agréables mono­manes passent leur temps à ana­ly­ser lettre par lettre, phrase par phrase, ali­néa par ali­néa les articles de leur feuille ou des feuilles en général.

Et alors, quand le cor­rec­teur a par négli­gence lais­sé pas­ser une vir­gule en plus ou un point en moins, ils s’emparent de la plume et sur le champ [sic] expé­dient une bonne lettre ano­nyme qui a la pré­ten­tion de tan­cer ver­te­ment le jour­na­liste pris en fla­grant délit d’erreur grammaticale.

Pour l’instruction des masses, voi­ci à peu près de quelle façon se passe cette scène dans le café du cor­res­pon­dant puriste :
— Ah ! s’écrie ledit cor­res­pon­dant avec un cri de joie.
— Qu’est-ce ? fait un domi­no­tier inquiet.
— Encore une faute !
— Aux domi­nos ?
— Non, dans le jour­nal. Ces jour­na­listes, ma parole d’honneur, sont des ânes qu’on devrait ren­voyer tous à l’école pour faire un exemple.
— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
— Deman­dez-moi ce que celui-ci ne fait pas plu­tôt. On n’a pas idée de sem­blable igno­rance. Mon fils qui a dix ans, Guguste enfin, est bien jeune, n’est-ce pas ?
— Dame ! à dix ans…
— Eh bien, s’il écri­vait l’orthographe de cette façon, je le ferais par­tir pour les colo­nies.
— Vrai­ment.
— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Un écri­vain, un homme qui est payé des prix fous pour écrire un mau­vais article par jour, un poète man­qué qui s’enrichit à tra­cer des lignes noires sur du papier blanc et ce à nos dépens, ne se donne même pas la peine d’apprendre la gram­maire, c’est révol­tant… et une chose qui m’étonne, c’est que le gou­ver­ne­ment souffre cela.
— Mais qu’a-t-il donc mis ?
— Com­ment écri­vez-vous pain de sucre ?
P, a, i, n, pain.
— Très bien, pain avec un n. Eh bien, regar­dez, il a mis paim.
— Où ça ?
— Ici, à gauche.
— C’est vrai, il a écrit paim.
— Il y a paim, inoui, inoui [sic] !
— Quels ignares que ces journalistes !

Ici le cor­res­pon­dant montre la feuille à tous les habi­tués, et quand tous ces hono­rables mono­manes se sont convain­cus que pain a pris un m sous la plume du mal­heu­reux fol­li­cu­laire, le Chris­tophe Colomb des coquilles demande d’une voix triom­phante une plume et du papier au gar­çon.
— Qu’allez-vous faire ?
— Lui don­ner gra­tis une leçon, il la mérite bien ; au reste il la mérite tous les jours, mais je ne me las­se­rai pas de le lui reprocher.

Auteur, cesse d’errer et je cesse d’écrire.

Le Cha­ri­va­ri, 23 octobre 1860.

Correcteur par nécessité, dans un roman des années 1930

couverture du roman "En route pour la vie", de Bertrande Rouzès, 1937

Dans un roman édi­fiant des années 1930, Hen­ri Ser­gier, fils d’une riche famille de la capi­tale, doit révé­ler à sa mère « des choses assez pénibles » à pro­pos de Richard Bel­le­court, « un de [s]es meilleurs cama­rades de col­lège » (l’é­ta­blis­se­ment pri­vé catho­lique Sta­nis­las). Pour avoir pla­cé toute sa for­tune dans des mines pétro­li­fères, « [s]on père s’est rui­né et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponc­tua­tion dans les dia­logues sont d’origine.)

[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse maté­rielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état phy­sique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le recon­naître, maman ! Il est en train de gâcher bête­ment sa jeu­nesse et sa san­té à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bel­le­court pos­sé­daient une impri­me­rie fort bien acha­lan­dée, rue Jacob. Cette impri­me­rie a, natu­rel­le­ment, été ven­due par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les pro­prié­taires actuels — d’affreux mer­can­tis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans res­sources, était allé leur pro­po­ser ses com­pé­tences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me sou­ve­nir qu’il secon­dait son père dans la direc­tion de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occu­per, après la débâcle, un poste de confiance dans cette mai­son qui n’était plus la sienne, mais, sous pré­texte que les affaires mar­chaient moins bien, et qu’ils pou­vaient tout diri­ger par eux-mêmes, ils lui ont pro­po­sé, ain­si qu’on jette un os à un chien affa­mé, un vul­gaire emploi de cor­rec­teur !…
Qu’est-ce au juste que ce métier ?
Celui d’un bon ouvrier typo­graphe qui aurait reçu, à l’école pri­maire, une ins­truc­tion pas­sable. Si tu avais vu le pauvre sou­rire de Richard, quand il m’a expli­qué qu’il suf­fi­sait, pour être cor­rec­teur, « de pos­sé­der une bonne orto­graphe [sic], de connaître les signes conven­tion­nels de l’imprimerie, et, par-des­sus tout, d’être très méti­cu­leux, très atten­tif, afin de ne pas lais­ser pas­ser de « coquilles »…
« Méti­cu­leux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impé­tueux, cet indé­pen­dant, il est deve­nu méticuleux !…

“Un Richard absolument méconnaissable”

« Tu ne peux com­prendre, maman, quelle impres­sion cela m’a causé[e] de le trou­ver dégui­sé en prote, dans un affreux réduit com­pa­rable à un cachot, pre­nant jour sur une cour nau­séa­bonde, par une lucarne haut per­chée et plein d’une écœu­rante puan­teur de plomb fon­du qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était pen­ché au-des­sus d’une table gros­sière, macu­lée de taches, sur laquelle des pape­rasses s’éparpillaient. Une cent bou­gies1 répan­dait sur les épreuves typo­gra­phiques son aveu­glante clar­té. Et c’est cette clar­té qui m’a tout d’abord mon­tré un Richard abso­lu­ment mécon­nais­sable. Ses yeux étaient enfon­cés dans les orbites, ses joues creu­sées et cada­vé­riques et, quand, de sur­prise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeu­rées voû­tées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le pei­ner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répon­du d’un ton rési­gné. C’est for­cé qu’on s’anémie ici, dans le voi­si­nage de la fon­deuse2.
« — Mais pour­quoi ne t’a-t-on pas ins­tal­lé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je deman­dé.
« — Impos­sible ! Le cor­rec­teur doit demeu­rer à proxi­mi­té immé­diate des ate­liers. Cet esca­lier que tu vois y conduit direc­te­ment.
« — Alors, pour­quoi as-tu accep­té ça ?
« — Parce que je ne trou­vais pas autre chose, par ces temps dif­fi­ciles.
« — Com­ment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il sou­riait avec une amer­tume qui fai­sait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons pour­suivre cette conver­sa­tion à l’air libre.
« — Impos­sible. Il faut attendre midi. Je suis appoin­té à la semaine et ne puis dis­po­ser de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air sou­mis et mélan­co­lique des gens qui tra­vaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai sou­vent remar­qué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quit­té le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voi­sin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]

Ber­trande Rou­zès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.

☞ Voir aus­si, notam­ment, « Sou­ve­nirs de Jeanne Hum­bert, qui fut cor­rec­trice après la Seconde Guerre ».


  1. Une lampe de cent bou­gies, la bou­gie étant une « ancienne uni­té de mesure d’in­ten­si­té lumi­neuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
  2. L’a­né­mie est, en effet, un des symp­tômes de l’in­toxi­ca­tion au plomb ou satur­nisme. ↩︎
  3. En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’A­ca­dé­mie, pour Veillées soli­taires. ↩︎

Français d’ailleurs et d’autrefois

Quelques res­sources en ligne pour trou­ver des mots et des expres­sions hors du fran­çais stan­dard : régio­na­lismes, fran­co­pho­nie, argot, lan­gage de ban­lieue, fran­çais des siècles passés.

Régionalismes et francophonie

Dic­tion­naire des régio­na­lismes de France (DRF)

Dic­tion­naire des fran­co­phones (DDF)
Dic­tion­naire col­la­bo­ra­tif du fran­çais par­lé dans le monde

Base de don­nées lexi­co­gra­phiques pan­fran­co­phone (BDLP)

La Par­lure
Dic­tion­naire col­la­bo­ra­tif du fran­çais qué­bé­cois parlé

Usi­to
Dic­tion­naire du fran­çais par­lé en usage au Québec

Dic­tion­naire his­to­rique du fran­çais qué­bé­cois (DHFQ)

Argot et langage de banlieue

Bob, dic­tion­naire d’ar­got, de fran­çais fami­lier et populaire

Dic­tion­naire de la zone
Tout l’argot des banlieues

Weshi­pé­dia
Le dico mul­ti­mé­dia des lan­gages du quartier

Dic­tion­naire banlieues

Français d’autrefois

Le Lit­tré
Monu­ment lexi­co­gra­phique du XIXe siècle, c’est sur­tout un dic­tion­naire du fran­çais des XVIIe et XVIIIe siècles.

Dic­tion­naires d’au­tre­fois (ATILF)
Recherche simul­ta­née dans sept dic­tion­naires du XVIIe au XXe siècle

Nénu­far
Le Petit Larousse illus­tré de 1905 à 1948

☞ Voir aus­si Res­sources en ligne sur la langue fran­çaise.

Prosper Marchand (1678-1756), ancien libraire devenu correcteur

Portrait présumé de Prosper Marchand. Détail du frontispice des "Lettres juives" du marquis d'Argens, La Haye, Paupie, 1738.
Por­trait pré­su­mé de Pros­per Mar­chand1. Détail du fron­tis­pice des Lettres juives du mar­quis d’Ar­gens, La Haye, Pau­pie, 1738.

J’avais déjà ins­crit le libraire-biblio­graphe Pros­per Mar­chand (1678-1756) dans mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices, sur la foi d’un article de Wiki­pé­dia. Quand j’ai appris l’existence des tra­vaux de Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, j’ai pen­sé me les pro­cu­rer. Bien m’en a pris : j’y ai trou­vé une foule d’in­for­ma­tions sup­plé­men­taires, dont je résume ici l’essentiel. 

Né à Saint-Ger­main-en-Laye, Pros­per Mar­chand étu­die les langues anciennes et, à l’âge de 15 ans, opte pour la librai­rie2. Mais il se conver­tit peu à peu à la reli­gion réfor­mée et, en 1709, est contraint de fuir aux Pays-Bas, où il s’installe comme libraire, d’a­bord à La Haye, puis à Amster­dam, enfin à Rotterdam. 

Selon toute vrai­sem­blance, Mar­chand fut atti­ré dans cette ville [Rot­ter­dam] par les libraires Fritsch et [Michel] Böhm. Gas­pard Fritsch […] connais­sait Mar­chand depuis son arri­vée dans les Pro­vinces-Unies et avait ample­ment eu le loi­sir d’apprécier ses qua­li­tés. Fritsch et Böhm prennent Mar­chand à leur ser­vice et lui confient, entre autres, l’édition des Œuvres de Pierre Bayle3.

Les divers tra­vaux pour Fritsch et Böhm, puis pour Böhm et Charles Levier,  l’occupent jusqu’en 17204. Après un séjour en Angle­terre, il s’ins­talle à La Haye. « Il s’y livre à des tra­vaux per­son­nels mais loue éga­le­ment ses ser­vices aux libraires qui lui en font la demande5. »

La plu­part des grands édi­teurs hol­lan­dais publiant en fran­çais n’a­vaient de cette langue qu’une tein­ture plus ou moins pro­non­cée. Il leur fal­lait donc s’en­tou­rer de let­trés fran­çais capables de les secon­der à la fois dans le choix des manus­crits et dans le contrôle de la pure­té de la langue6.

Pour cer­tains auteurs, il se charge aus­si de choi­sir un édi­teur et de négo­cier la ces­sion du manus­crit. Ses com­man­di­taires lui laissent une « entière liber­té7 », y com­pris celle « d’ap­por­ter des modi­fi­ca­tions de forme ou même de fond au texte ini­tial8 ». Son nom « n’ap­pa­raît pour­tant nulle part dans les ouvrages pla­cés par lui et dont il sur­veilla l’é­di­tion9 ». « Mar­chand demande quel­que­fois la per­mis­sion expresse de l’au­teur avant de se déci­der à une cer­taine modi­fi­ca­tion mais il se voit sou­vent for­cé d’in­ter­ve­nir sur le champ [sic] et de son propre chef10. »

[Il] effec­tue les modi­fi­ca­tions qui lui paraissent néces­saires en s’ap­puyant sur le ‘pou­voir abso­lu’ que lui ont lit­té­ra­le­ment confé­ré ses cor­res­pon­dants. Après avoir approu­vé une cer­taine cor­rec­tion, [Mathu­rin Veys­sière de] La Croze pour­suit : ‘Si vous en trou­vez d’autres à faire, je les approuve d’a­vance, et j’a­ban­donne le tout à vôtre pru­dence et vôtre dis­cré­tion11’. […]

« Si la plu­part des auteurs approuvent hau­te­ment les ‘angé­liques cor­rec­tions’ de Mar­chand, il en est cepen­dant qui ne le ménagent pas. […] L’ac­cu­sa­tion de retran­cher à sa fan­tai­sie ou au contraire d’a­jou­ter trop du sien dans les édi­tions dont il s’oc­cupe pour­sui­vra Mar­chand toute sa vie et n’est pas sans revê­tir une cer­taine gra­vi­té12. »

Épreuve corrigée par Prosper Marchand.
Épreuve cor­ri­gée par Pros­per Mar­chand13. Le fonds Mar­chand « en contient plu­sieurs dizaines, dis­sé­mi­nées dans les liasses14 ».

Pour la cor­rec­tion des épreuves, tâche qu’il accom­pli­ra pen­dant « plus de qua­rante ans15 », Mar­chand « applique une méthode de tra­vail soi­gneu­se­ment mise au point et méti­cu­leu­se­ment sui­vie16 ». Méthode sur­pre­nante sur un point pour le cor­rec­teur d’au­jourd’­hui, puis­qu’il ajoute des majus­cules à la plu­part des sub­stan­tifs (à la manière alle­mande), qu’il appelle « les Mots essen­tiels de chaque Phrase17 ». Il s’en explique « dans un brouillon de lettre en date du 23 mars 1724, adres­sée […] à un des­ti­na­taire incon­nu18 » :

Lorsque j’eus réso­lu de me mettre à la Cor­rec­tion, je vou­lus étu­dier les Regles selon les­quelles on doit se conduire dans cette Occu­pa­tion agréable et penible, tant pour la Ponc­tua­tion, que pour la Posi­tion des Accens, et la Dis­tri­bu­tion des Capi­tales. Pour cet effet, j’examinai les Ouvrages de nos Plus habiles Ecri­vains, et les Edi­tions qu’on en regarde commes les meilleurs et les plus éxactes. Mais, bien loin d’en tirer le moindre Secours, je n’acquis que des Doutes et de l’Incertitude. Je les trou­vai tous, non seule­ment très dif­fé­rents les uns des autres, mais même presque tou­jours contraires et oppo­sez à eux-mêmes ; je ne dis pas sim­ple­ment au com­men­ce­ment ou à la fin d’un Volume, mais le plus sou­vent dans la même Feuille, dans le même Feuillet, dans la même Page. […] Pour évi­ter cet Incon­vé­nient, je me suis for­mé un Sis­tème, dans lequel j’ai tâché d’être uni­forme quant aux Capi­tales et clair quant à la Ponc­tua­tion. Ce sont là les deux prin­ci­paux Points, que je me suis pro­po­sé d’y obser­ver ; me gar­dant bien d’y être scru­pu­leux jusqu’à l’Observation de quan­ti­té de Minu­ties fort indif­fé­rentes d’elles-mêmes19.

Liste de corrections à apporter à un ouvrage non identifié.
Liste de cor­rec­tions à appor­ter à un ouvrage non iden­ti­fié20. (Le fichier insé­ré dans l’ar­ticle n’est, hélas, pas lisible.)

Le tra­vail de cor­rec­teur lui paraît « fas­ti­dieux et décou­ra­geant21 », comme il l’é­crit à La Barre de Beau­mar­chais : « Mais en ren­trant chez vous, il y a des épreuves qui vous attendent, épreuves bien nom­mées puisque sou­vent elles servent à éprou­ver notre patience22. »

Il lui est aus­si dif­fi­cile d’en tirer des reve­nus corrects : 

En 1734, Rous­set de Mis­sy demande à Mar­chand d’assurer la cor­rec­tion d’un pério­dique : le libraire [Hen­ri] Scheur­leer le paie­ra tous les trois mois. L’année sui­vante, Rous­set recon­nait que ce tra­vail de cor­rec­tion exige sen­si­ble­ment plus de ‘peine’ qu’il ne rap­porte et pro­met d’améliorer la qua­li­té des épreuves à cor­ri­ger. Le libraire [Pierre] Pau­pie, qui imprime les Amu­se­ments du beau sexe et fait cor­ri­ger les épreuves par Mar­chand, décide uni­la­té­ra­le­ment de réduire le salaire de son cor­rec­teur. Celui-ci s’en plaint à Gas­pard Fritsch et semble même avoir mena­cé de dépo­ser la plume23.

Des auteurs, on ignore même s’il tou­cha « un quel­conque salaire […] pour la cor­rec­tion des manus­crits pla­cés par ses soins24 », la cor­res­pon­dance n’en por­tant aucune mention.

De plus, « entre le sta­tut social du cor­rec­teur d’imprimerie et l’importance qu’auteurs et libraires déclarent accor­der à son tra­vail, la contra­dic­tion est fla­grante25 ». Quand l’un le méprise, l’autre l’es­time « digne d’un meilleur sort et d’une situa­tion plus hono­rable que celle de cor­rec­teur26 ».

Quoi qu’en en soit, ils « sou­haitent vive­ment que Mar­chand se charge de cor­ri­ger leurs édi­tions, pour se féli­ci­ter ensuite du résul­tat27 ». « […] c’est peut-être [Daniel] [d]e La Roque qui […] résu­me­ra le mieux l’opinion de beau­coup, trois ans à peine avant le décès de Mar­chand28 » (lequel a alors 75 ans) :

Je vois que vostre des­sin est de qui­ter la cor­rec­tion, mais je crain mon cher ami que vous n’en soyez pas le maitre, car on aura tou­jours besoin de vous et jamais on ne fera, pen­dant vostre vie, impri­mer quelque bon livre sans que vous ne l’ayez exa­mi­né en toute manière aupa­ra­vant29.

« La tâche du cor­rec­teur est peu glo­rieuse », conclut Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « [m]ais le but pour­sui­vi, lui, n’a plus besoin de conqué­rir ses titres de noblesse : il s’agit de mettre au jour des livres bien impri­més, avec le moins de fautes et d’inconséquences pos­sibles, en un mot des édi­tions qui ne choquent point la vue30. »


  1. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), Leyde, E. J. Brill, 1987, fig. 1, hors texte. ↩︎
  2. Au sens de l’é­poque, c’est-à-dire l’é­di­tion et le com­merce des livres. ↩︎
  3. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 4-5. ↩︎
  4. Et non 1723, comme le dit l’ar­ticle de Wiki­pé­dia. ↩︎
  5. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 5. ↩︎
  6. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », De Gul­den Pas­ser, 56, 1978, p. 81. ↩︎
  7. Ibid., p. 76. ↩︎
  8. Loc. cit. ↩︎
  9. Loc. cit. ↩︎
  10. Loc. cit. ↩︎
  11. Ibid., p. 77. ↩︎
  12. Ibid., p. 77-78. ↩︎
  13. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., fig. 8, hors texte. ↩︎
  14. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, note 94. ↩︎
  15. Ibid., note 14. ↩︎
  16. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 155. ↩︎
  17. Ibid., p. 156. ↩︎
  18. Ibid., p. 155. ↩︎
  19. Cité ibid., p. 155-156. ↩︎
  20. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, p. 80. ↩︎
  21. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 156. ↩︎
  22. Cité loc. cit. ↩︎
  23. Loc. cit. ↩︎
  24. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, « Pros­per Mar­chand, ‘trait d’u­nion’ entre auteur et édi­teur », art. cité, p. 82. ↩︎
  25. Chris­tiane Berk­vens-Ste­ve­linck, Pros­per Mar­chand. La vie et l’œuvre (1678-1756), op. cit., p. 156. ↩︎
  26. Ibid., p. 157. ↩︎
  27. Loc. cit. ↩︎
  28. Loc. cit. ↩︎
  29. Cité loc. cit. ↩︎
  30. Loc. cit. ↩︎

Une rareté : le “Code orthographique” d’Albert Hétrel (1862)

Reliure du "Code orthographique, monographique et grammatical", d'Albert Hétrel (Larousse et Boyer, 1862). Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Reliure du Code ortho­gra­phique, mono­gra­phique et gram­ma­ti­cal, d’Al­bert Hétrel (Larousse et Boyer, 1862). Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Que cache cette reliure usée ? Une rare­té, que la Biblio­thèque des arts gra­phiques (dont le fonds est conser­vé par la biblio­thèque For­ney, à Paris) est presque seule à pos­sé­der : le Code ortho­gra­phique, mono­gra­phique et gram­ma­ti­cal d’Albert Hétrel (ou Hetrel, selon l’in­tro­duc­tion de l’au­teur). Publié par Larousse et Boyer en 1862 (c’est l’é­di­tion que j’ai consul­tée), il a été réédi­té en 1867 et une der­nière fois, sans date. Il fait suite aux abré­gés ortho­gra­phiques du xviiie siècle : Res­taut, Wailly, etc. (☞ voir mon article) et de la pre­mière moi­tié du xixe siècle : Boiste et Laveaux.

Page de titre du "Code orthographique" d'Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Page de titre du Code ortho­gra­phique d’Al­bert Hétrel. Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Selon Hétrel, il s’agit là d’une « nou­velle méthode don­nant immé­dia­te­ment la solu­tion de toutes les dif­fi­cul­tés de la langue fran­çaise », « ima­gi­née d’a­bord pour l’u­sage pro­fes­sion­nel de l’au­teur, qu’une longue expé­rience lui a prou­vé être infaillible et répondre à tous les besoins ». En effet, « le cor­rec­teur, […] par pro­fes­sion est obli­gé de connaître imper­tur­ba­ble­ment toutes les espèces de difficultés ».

« […] pen­dant une ving­taine d’an­nées pas­sées à cor­ri­ger des épreuves, M. Hetrel a soi­gneu­se­ment pris note des cas dou­teux, à mesure qu’ils se pré­sen­taient dans ses lec­tures. Étu­diant sans cesse les dic­tion­naires, les gram­maires, etc. etc., cher­chant des exemples dans les écri­vains les plus célèbres et com­pa­rant entre elles les diverses auto­ri­tés en matière d’or­tho­graphe et de lan­gage, il s’est enfin arrê­té aux solu­tions qu’il publie aujourd’­hui. Ses tablettes se sont rem­plies peu à peu, jour par jour ; et depuis long­temps non-seule­ment elles lui suf­fisent pour son tra­vail quo­ti­dien, mais elles rem­placent fort avan­ta­geu­se­ment tout le bagage lexi­co­lo­gique et gram­ma­ti­cal qui encom­brait autre­fois son bureau. »

En publiant ses notes per­son­nelles, son objec­tif est de faire gagner du temps et de l’argent aux col­lé­giens, aux hommes de lettres, aux typo­graphes, aux cor­rec­teurs (aux­quels « la mémoire fait sou­vent défaut »), aux impri­meurs et aux étran­gers qui apprennent notre langue. 

Double page à la lettre B. "Code orthographique" d'Albert Hétrel. Exemplaire de la Bibliothèque des arts graphiques (bibliothèque Forney).
Double page à la lettre B. Code ortho­gra­phique d’Al­bert Hétrel. Exem­plaire de la Biblio­thèque des arts gra­phiques (biblio­thèque Forney).

Je sais peu de chose sur l’auteur. Il publie ce livre après « une longue car­rière de cor­rec­teur d’im­pri­me­rie », notam­ment de La Presse1, quo­ti­dien lan­cé en 1836 par Émile de Girar­din. L’ouvrage est pré­cé­dé d’une lettre de son patron, dans laquelle celui-ci admet : « À peine gagnez-vous quinze cents francs par an en pâlis­sant dix heures par jour sur la cor­rec­tion des épreuves qui vous sont confiées. » Soit cinq francs par jour2.

Girar­din le remer­cie aus­si du « soin [qu’il a] appor­té à la cor­rec­tion des épreuves de la der­nière édi­tion des Œuvres com­plètes de l’au­teur de Made­leine et des Lettres pari­siennes, de Cléo­pâtre et de Lady Tar­tuffe, de Napo­line et de La joie fait peur ». Ce mys­té­rieux « auteur » n’est autre que Del­phine de Girar­din (1804-1855), sa pre­mière femme (il s’est rema­rié en 1856). 

À son tour, en 1867, pour remer­cier son patron d’avoir favo­ri­sé l’im­pres­sion de son Code ortho­gra­phique, réédi­té cette année-là, Albert Hetrel (cette fois, sans accent aigu) publie chez Michel Lévy frères des Pen­sées et maximes extraites des œuvres d’Émile de Girar­din. Leur auteur est « expli­qué par lui-même » dans une longue intro­duc­tion (64 pages).

Émile de Girardin, "Pensées et maximes" extraites des œuvres de M. Émile de Girardin par Albert Hetrel (Michel Lévy frères, 1867).
Émile de Girar­din, Pen­sées et maximes extraites des œuvres de M. Émile de Girar­din par Albert Hetrel (Michel Lévy frères, 1867).

D’après Le Figa­ro du 16 octobre 1864, on doit aus­si à Albert Hétrel un ouvrage inti­tu­lé Les Plumes du paon, dont je ne trouve pas trace. 

Annon­çant la paru­tion du Code ortho­gra­phique, le jour­nal Le Lan­nion­nais (cité par Le Guten­berg, le 1er octobre 1861) a écrit :

« Dans ce nou­veau tra­vail, il a conden­sé, sui­vant un ordre métho­dique et simple, la sub­stance de nos meilleurs dic­tion­naires, et en par­ti­cu­lier de celui de l’Académie. Avec ce livre qui ne coû­te­ra que 3 fr. aux sous­crip­teurs, et 3 fr. 50 c. aux non-sous­crip­teurs, on s’épargnera pour plus de 100 fr. de dic­tion­naires et une perte de temps consi­dé­rable qui sou­vent reste sans résul­tat. Dans cette œuvre toute pra­tique, où la théo­rie ne marche qu’appuyée sur les faits, on trou­ve­ra consi­gnées les recherches minu­tieuses, les obser­va­tions de plus de dix années, non d’un théo­ri­cien gram­ma­ti­cal, mais d’un homme qui a vu pas­ser et repas­ser sous ses yeux les épreuves à cor­ri­ger des tra­vaux de nos plus grands écri­vains dans tous les genres. »

☞ Voir aus­si « Ouvrages écrits par ou pour les cor­rec­teurs ».


  1. D’a­près Le Lan­nion­nais, cité par Le Guten­berg, le 1er octobre 1861. ↩︎
  2. À la même époque, M. Dutri­pon en touche quatre. « Notre salaire quo­ti­dien varie de 5 à 6 francs, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amé­lio­ra­tion dans notre sort […] », écrit aus­si Cyrille Pignard en 1867. ↩︎

Pierre Vidal-Naquet, correcteur bénévole du “Monde”

Couverture du livre de François Dosse "Pierre Vidal-Naquet, une vie", La Découverte, 2020

Ma consœur Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), m’a gen­ti­ment trans­mis un extrait de la bio­gra­phie de Pierre Vidal-Naquet (1930-2006), his­to­rien spé­cia­liste de la Grèce ancienne et intel­lec­tuel enga­gé. Y est men­tion­né un épi­sode peu connu : il fut « cor­rec­teur à titre béné­vole du Monde ». Fran­çois Dosse raconte :

Lorsque le spé­cia­liste de l’histoire antique Mau­rice Sartre fait son entrée en juin 1996 au Monde des livres, il s’entend dire : « On a un cor­rec­teur béné­vole qui nous télé­phone dès qu’il repère une coquille. » Ce cor­rec­teur n’est autre que Pierre Vidal-Naquet, qui télé­phone en effet régu­liè­re­ment au jour­nal pour signa­ler la moindre erreur. Très récep­tif et réac­tif sur les ques­tions d’actualité, Vidal-Naquet est un dévo­reur de presse. Il lit chaque jour Le Monde dans ses deux édi­tions, mais aus­si Le Figa­ro et France-Soir […].

Deve­nus amis en mai 1960 à l’oc­ca­sion d’un pro­cès en dif­fa­ma­tion inten­té par le comi­té Audin (acteur de la lutte anti­co­lo­niale en métro­pole, auquel appar­tient l’his­to­rien) contre La Voix du Nord, Pierre Vidal-Naquet et Robert Gau­thier, rédac­teur en chef adjoint du jour­nal, par­tagent « une même exi­gence tatillonne, un même sou­ci de la per­fec­tion ».

Robert Gau­thier trouve en effet avec Vidal-Naquet son alter ego qui, mal­gré son ensei­gne­ment uni­ver­si­taire, ses recherches éru­dites et sa mili­tance pen­dant la guerre d’Algérie, trouve encore le temps de dévo­rer dès paru­tion la pre­mière édi­tion du Monde en kiosque en début d’après-midi, vers 14 heures. Dès qu’il pointe une erreur, il appelle la rédac­tion pour qu’elle la cor­rige dans la seconde édi­tion de la fin d’après-midi, pre­nant soin de véri­fier si cela a été fait en ache­tant cette édi­tion : « Robert Gau­thier m’en fut recon­nais­sant jusqu’à sa mort1. » […] Robert Gau­thier est sub­mer­gé de lettres de Vidal-Naquet, sans comp­ter les coups de télé­phone, pour signa­ler telle ou telle sco­rie dans le quo­ti­dien du soir : « Quel lec­teur lucide et vigi­lant vous êtes ! Heu­reu­se­ment que tous ne nous portent pas une ami­tié si atten­tive ! Ou mal­heu­reu­se­ment peut-être, car cela nous inci­te­rait à une plus grande rigueur2. » […]
En guise de remer­cie­ment, Robert Gau­thier consi­dère Vidal-Naquet comme un col­la­bo­ra­teur régu­lier du jour­nal et lui ouvre ses colonnes. C’est dans ce cli­mat de confiance qu’il publie son pre­mier article dans Le Monde du 6 mai 1961.

Fran­çois Dosse, Pierre Vidal-Naquet. Une vie, La Décou­verte, 2020, p. 433-435.


  1. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, t. 2, Le trouble et la lumière (1955‑1998), Seuil/La Décou­verte, Paris, 1998 ; rééd. en poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 2007, p. 143. ↩︎
  2. Robert Gau­thier, lettre à Pierre Vidal-Naquet, 26 août 1962 (Archives Vidal-Naquet, EHESS). ↩︎

Henri Bordier fustige la “tyrannie typographique” (1861)

Titre de "La Correspondance littéraire" n° 16 du 25 juin 1861.

Dans La Cor­res­pon­dance lit­té­raire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et biblio­thé­caire Hen­ri Bor­dier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludo­vic Lalanne (1815-1898), direc­teur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédi­gé ensemble, une dizaine d’an­nées plus tôt, le Dic­tion­naire de pièces auto­graphes volées aux biblio­thèques publiques de la France (Paris, librai­rie Pan­ckoucke, 1851-1853, que le Dico­pathe a récem­ment pré­sen­té dans un article). 

Après de longues consi­dé­ra­tions sur Vau­ge­las2, les « caprices » de l’u­sage3 et cer­tains choix de l’A­ca­dé­mie4, que je ne retiens pas ici, Bor­dier s’en prend aux impri­meurs, typo­graphes et cor­rec­teurs, par qui on serait pas­sés, selon lui, de l« anar­chie » à la « tyran­nie ». On com­prend que l’empire exer­cé, à par­tir du xixe siècle, par les typo­graphes sur la copie de l’au­teur n’a pas été admis sans dis­cus­sion. Après Vic­tor Hugo5, George Sand6 ou encore Bau­de­laire7, une autre voix s’é­lève d’outre-tombe. (Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’origine.)

Titre original "De la tyrannie typographie. Lettre à M. Ludovic Lalanne."

Mon cher ami, je te prie de vou­loir bien m’accorder une petite place dans le pro­chain numé­ro de la Cor­res­pon­dance lit­té­raire. Il y a long­temps que je veux for­mu­ler quelques récla­ma­tions contre les noirs per­son­nages qui font cou­ler à flots.… non le sang et les larmes, mais seule­ment l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exer­cer leur pou­voir avec une rigi­di­té tant soit peu révol­tante. […]

“La typographie ne souffre pas la contradiction”

[…] si, dans les régions de l’école et du pro­fes­so­rat, l’on doit aux règles éta­blies une obéis­sance pas­sive, dans les vastes champs de la lit­té­ra­ture on peut se mou­voir plus libre­ment et user d’une cer­taine indé­pen­dance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revi­re­ments, donc la dis­cus­sion est ouverte et per­ma­nente. Et com­ment la rai­son pour­ra-t-elle récla­mer tou­jours et l’emporter quel­que­fois, si ce n’est par les chan­ge­ments que les auteurs feront peu à peu pré­va­loir dans l’usage com­mun par leur propre exemple ? C’est ce que pro­fesse le maître [Vau­ge­las] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoi­gnage. Il défi­nit l’usage : « La façon de par­ler de la plus saine par­tie de la Cour, confor­mé­ment à la façon d’écrire de la plus saine par­tie des aut­heurs du temps. » La Cour, si impo­sante en effet au temps de Vau­ge­las, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fic­tion poli­tique ; ce n’est qu’au théâtre, au bar­reau, à la tri­bune par­le­men­taire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue par­lée ; aus­si l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus consi­dé­rable. Or cette auto­ri­té est anni­hi­lée en par­tie par celle des typo­graphes. La typo­gra­phie s’est faite la gar­dienne incor­rup­tible de l’usage, mais avec la dif­fé­rence qu’elle ne souffre pas la contradiction.

“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”

Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est cer­tai­ne­ment le plus pré­oc­cu­pé de la beau­té, de la gloire et du per­fec­tion­ne­ment de notre langue, le savant impri­meur Hen­ri Estienne qui publia, en 1579, son trai­té De la pré­cel­lence du lan­gage fran­çois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typo­gra­phique de Robert Estienne, son père, dix cor­rec­teurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus loin­tains et qui ne pou­vaient se com­prendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût par­mi eux un cor­rec­teur pour le fran­çais, et c’est heu­reux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des cor­rec­teurs, armés comme on l’est à pré­sent d’un code du style et de l’orthographe, et spé­cia­le­ment char­gés de les pétri­fier dans tous les livres pas­sant par leurs mains, nous devrions écrire et par­ler, en 1861, [à] peu près comme on le fai­sait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admi­ra­teurs pas­sion­nés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cou­sin9, s’en applau­di­raient sans doute, mais notre langue serait deve­nue un ins­tru­ment insuf­fi­sant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.

Portrait d'Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888.
Por­trait d’Hen­ri Bor­dier, imp. Lemer­cier & Cie, après 1888. Source : biblio­thèque de Genève.

“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”

Il n’est pas rare que nos impri­meurs reçoivent des manus­crits rem­plis de beau­tés sans doute, mais rem­plis aus­si de fautes contre les règles les plus élé­men­taires. Au lieu d’en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obli­gés à ne rien lais­ser sor­tir de leurs mai­sons qui ne leur paraisse irré­pro­chable. Votre impri­me­rie, ce à quoi les injonc­tions poli­tiques du moment contri­buent pour beau­coup, se regarde comme soli­daire de vos œuvres. Elle a donc des cor­rec­teurs qui dans une pre­mière lec­ture de la copie com­po­sée sou­mettent celle-ci à toutes les lois vul­gaires de la ponc­tua­tion, de l’orthographe, voire même de la gram­maire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus com­mode pour les négli­gents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc éta­bli dans la typo­gra­phie fran­çaise une sorte de dis­ci­pline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyran­nie, que l’on est refu­sé tout net si l’on désire seule­ment effa­cer des capi­tales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évan­gile, Ascen­sion) ou modé­rer le déluge des vir­gules, à la mode depuis quelque temps. Faire autre­ment que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déran­ger les habi­tudes de notre éta­blis­se­ment, et, de plus, c’est com­pro­mettre sa renom­mée. Une dis­ci­pline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que com­porte ce qui n’est que tacite. La chambre des impri­meurs de Paris déli­bère sur les formes à don­ner par elle aux œuvres lit­té­raires, et prend des déci­sions aux­quelles tous les impri­meurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de doci­li­té qu’elles sont conçues, l’on peut en être assu­ré d’avance, dans l’intérêt bien enten­du.… de la typo­gra­phie. Je sup­pose que c’est à la suite d’une déci­sion de ce genre qu’ont dis­pa­ru de nos livres ces excel­lentes man­chettes10 qui gar­nis­saient les marges de som­maires, de dates ou d’autres indi­ca­tions pré­cieuses pour le lec­teur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beau­coup le met­teur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typo­gra­phie pari­sienne a déci­dé qu’elle ne met­trait plus de ponc­tua­tion sur les titres11. Cela s’exécute main­te­nant par toute la France. Louis Per­rin, de Lyon, va même jusqu’à y sup­pri­mer toute accen­tua­tion, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la biblio­theque impe­riale. Je ne trouve pas cela mau­vais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rap­pro­chât le plus pos­sible de la pure sim­pli­ci­té romaine qui lais­sait le lec­teur accen­tuer et ponc­tuer lui-même ; il était for­cé de faire atten­tion à ce qu’il lisait. Mais je me demande com­ment s’arrangeront de l’arrêt nou­veau dont je parle les auteurs qui, non sans rai­son, aiment à déve­lop­per lon­gue­ment sur le titre le conte­nu de leur livre. Com­ment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour cha­cun des innom­brables volumes de sa Patro­lo­gie, un titre de 52 lignes conte­nant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son impri­me­rie à lui ? « Gar­dez-vous des sys­tèmes, mes chers Welches13. » Toute règle abso­lue est mau­vaise par cela seul qu’elle est absolue.

“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”

Fau­dra-t-il donc pos­sé­der une impri­me­rie pour se per­mettre une opi­nion lit­té­raire contraire à celle des impri­meurs ? Telle est la voie où nous ten­dons. Le zèle, exa­gé­ré selon moi, de la typo­gra­phie, cette hono­rable auxi­liaire des lettres, tend à sub­sti­tuer une classe indus­trielle au sou­ve­rain tri­bu­nal de l’opinion publique que Vau­ge­las avait rai­son d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écri­vain jouis­sait encore d’une cer­taine mesure d’initiative et de liber­té. Les règles, un peu flot­tantes alors, et non point stric­te­ment appli­quées comme elles sont main­te­nant, per­met­taient au lan­gage, par la main du pre­mier venu, de cor­ri­ger, de ten­ter, de hasar­der, de se mou­voir enfin, et d’opérer peu à peu une part des trans­for­ma­tions qui sont la condi­tion vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typo­gra­phie, tout en ban­nis­sant de ses pro­duits les atteintes décla­rées qu’on pour­rait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néo­lo­gismes. La gram­maire ni le dic­tion­naire ne défendent pas qu’un roman­cier fasse deman­der à M. Prud­homme14 com­ment se portent ses demoi­selles15. La typo­gra­phie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.

“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”

Ce grand art typo­gra­phique, cette puis­sance des socié­tés modernes, est essen­tiel­le­ment impropre à aucune direc­tion en matière de lit­té­ra­ture, de langue, de style, de gram­maire, d’orthographe ou même de simple ponc­tua­tion. La rai­son en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plu­tôt en ces dif­fé­rentes rami­fi­ca­tions d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la rai­son a qua­li­té pour se pla­cer à côté de lui, il y a aus­si les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irré­gu­la­ri­té paraî­tra bonne par la manière dont elle sera ame­née, par la place qu’elle occu­pe­ra ; qu’on la trou­ve­ra bonne en un endroit et point en un autre ; tan­dis que la typo­gra­phie ne peut pas admettre de dis­tinc­tions ni de nuances, et qu’elle est en pos­ses­sion de la règle comme d’un grand cou­pe­ret avec lequel il faut qu’elle coupe tou­jours. Voyons com­ment elle agit là où elle est maî­tresse à peu près abso­lue, dans la ponctuation. 

Je lui rends d’abord cette jus­tice, que par la mul­ti­pli­ci­té de ses pro­duits, elle a beau­coup contri­bué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponc­tua­tion logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se ser­vaient de points, de traits, de vir­gules et de beau­coup d’autres signes de ponc­tua­tion qu’ils employaient d’une manière cer­tai­ne­ment utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écri­vain avait son sys­tème, aucun usage géné­ral n’a pu se for­mer jusqu’à ce que la typo­gra­phie popu­la­ri­sât la lec­ture. Long­temps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manus­crits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est par­ve­nu à com­prendre la vir­gule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scin­der, pour le rendre plus clair, cha­cun des membres for­mant le déve­lop­pe­ment logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lec­teur de trou­ver indi­qués les moments où il lui est per­mis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du der­nier siècle, après trois cents ans de tâton­ne­ments, la typo­gra­phie était par­ve­nue à faire une appli­ca­tion saine et satis­fai­sante de ces don­nées du bon sens. Ain­si j’ouvre le pre­mier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à por­tée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de pro­grès à espé­rer dans les arts, si tout se borne à imi­ter les choses faites ; la cri­tique si néces­saire à leur per­fec­tion ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fon­dées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Lau­gier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui per­met­trait plus de dis­po­ser ain­si la suite de ses idées et lui enca­dre­rait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si néces­saire à leur per­fec­tion, » entre deux vir­gules comme étant pro­po­si­tions inci­dentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être far­cis de vir­gules ; il semble que le lec­teur soit recon­nu inca­pable de digé­rer une phrase, si l’aide mater­nelle de la typo­gra­phie ne prend soin de la lui cou­per en tout petits mor­ceaux. Ain­si dans les der­nières pages de Mme Sand impri­mées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases cou­pées ain­si : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la ser­viette sous le bras, ne mon­trait pas trop de mau­vaise volon­té. » — « La toux dis­pa­rut ; mais, peu après, je fus alar­mé de nou­veau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en pas­sant chez M. Buloz18. Cette vir­gule opi­niâtre est encore plus fati­gante, quand la phrase est un peu ondu­leuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prou­vé aujourd’hui, rue de Jéru­sa­lem, en face de la mai­son qui fut le ber­ceau de Vol­taire, Nico­las Boi­leau était le quin­zième enfant d’un père gref­fier.… » Cette phrase paraî­trait moins entor­tillée, si l’on eût jugé à pro­pos de faire éco­no­mie des pre­mière, troi­sième et cin­quième vir­gules qui l’encombrent inuti­le­ment. La pro­po­si­tion inci­dente est un inépui­sable pré­texte à vir­gules ; toute expres­sion qui peut s’isoler dans le dis­cours, notam­ment les adverbes et expres­sions adver­biales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la digni­té de pro­po­si­tion inci­dente et immé­dia­te­ment flan­quée de ses deux petits poteaux. Le mal­heu­reux pro­nom qui, la petite conjonc­tion et, sont faits tous les deux, par leur signi­fi­ca­tion et par leur forme si rapide, pour ser­vir par eux-mêmes de cou­pures dans la phrase ; cela ne suf­fit pas, ils ne comptent plus ; on leur met vir­gule à droite et vir­gule à gauche, indi­quant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent iso­lés ain­si c’est qu’ils font eux-mêmes la fonc­tion de séca­teurs. C’est par le même pro­cé­dé que la paren­thèse, qui de sa nature n’est qu’un séca­teur énorme, se ren­force ordi­nai­re­ment d’une vir­gule finale par­fai­te­ment rédon­dante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhé­rente à la parenthèse.

“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”

Ces petits cro­chets qui hérissent de leurs brous­sailles para­sites les pages de la typo­gra­phie actuelle sont encore sup­por­tables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confu­sion ? Com­bien ne ren­contre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-des­sus les­quels nous pas­sons, parce que nous en avons contrac­té l’habitude, mais qui altèrent évi­dem­ment le dis­cours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait col­lec­tion pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démen­ti en disant qu’on trouve par pel­le­tées dans nos livres des phrases ponc­tuées comme celle-ci : « Tan­tôt le navire s’élevait vers le ciel, tan­tôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le som­met de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâ­mable de la seconde vir­gule ne forme-t-elle pas un sens faux en rap­por­tant éga­le­ment aux deux pre­miers membres de la phrase le troi­sième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typo­gra­phie ne nous per­met plus aujourd’hui d’écrire sim­ple­ment : « Phi­lippe roi de Macé­doine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre vir­gules pour tran­quilli­ser sa conscience et lui per­mettre de croire qu’elle est par­ve­nue à nous rendre ces huit mots intel­li­gibles ; elle nous fait donc mettre for­cé­ment : « Phi­lippe, roi de Macé­doine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seule­ment il n’aide à rien, mais que dans une phrase énu­mé­ra­tive il pro­duit un amphi­gou­ri com­plet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Com­minges, Alphonse, Robert, l’évêque de Mar­seille, Ber­nard, l’envoyé du roi, et plu­sieurs autres per­son­nages se réunirent pour juger cette affaire, » on pour­ra défier plus d’un lec­teur de savoir s’il y a là trois per­son­nages nom­més ou s’il y en a six.

“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”

Tous ces traits défec­tueux qu’on peut appe­ler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois aver­tis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire atten­tion, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque impor­tance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des cor­rec­teurs. Ce ne sont guère les écri­vains qui sur­chargent ain­si la ponc­tua­tion. La ponc­tua­tion cepen­dant, ce pré­cieux auxi­liaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme tou­jours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clar­té qu’exigent leurs phrases. Un style lym­pide [sic], franc, lumi­neux comme celui de M. de Lamar­tine, n’a presque pas besoin d’être ponc­tué ; un style savant, fin, déli­cat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponc­tua­tion très-étu­diée ; com­ment leur appli­quer les mêmes pro­cé­dés ? Et cepen­dant la machine gram­ma­ti­cale du typo­graphe fonc­tionne tou­jours de même.

Donc pour la ponc­tua­tion, comme pour le dic­tion­naire, comme pour la gram­maire, comme pour cent autres choses dont je ne par­le­rai pas aujourd’hui, je récla­me­rais un peu de liber­té, un peu de res­pect pour l’initiative indi­vi­duelle. Aus­si j’ai cette confiance, mon cher direc­teur, que ces modestes obser­va­tions aux­quelles j’aurais vou­lu don­ner plus d’étendue et sur­tout joindre de plus nom­breux exemples, pour­ront trou­ver place dans la Cor­res­pon­dance.

HENRI BORDIER.


  1. Publiée à Paris de 1856 à 1865. ↩︎
  2. Gram­mai­rien (1585-1650), et l’un des pre­miers aca­dé­mi­ciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le sou­ve­rain des langues vivantes », « règle adop­tée par l’Académie et sui­vie par les gram­mai­riens modernes », comme le com­mente Bor­dier. ↩︎
  3. Il regrette notam­ment que chère madame ait sup­plan­té ma chère dame et que l’A­ca­dé­mie recom­mande d’é­crire doré­na­vant avec un accent aigu que l’é­ty­mo­lo­gie (d’ore en avant) ne jus­ti­fie nul­le­ment. ↩︎
  4. « […] il y a bien des cas où l’usage adop­té d’abord par le public, puis consa­cré par le Dic­tion­naire et les gram­mai­riens, n’est pas à l’abri de la cri­tique. » ↩︎
  5. « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules […]. » Voir « Vic­tor Hugo nous a-t-il qua­li­fiés de “modestes savants” ? ». ↩︎
  6. « Ces nuances ne sont pas du res­sort des protes [chefs d’a­te­lier, sou­vent confon­dus avec les cor­rec­teurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un par­fait gram­mai­rien et il sait sou­vent beau­coup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aus­si quand nous la savons et que nous y fai­sons inter­ve­nir le rai­son­ne­ment, le prote nous gêne ou nous tra­hit. Il ne doit pas se lais­ser gou­ver­ner par le sen­ti­ment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sen­ti­ment de cha­cun de nous ; mais quand il a à cor­ri­ger nos épreuves après nous, il doit lais­ser à cha­cun de nous la res­pon­sa­bi­li­té de sa ponc­tua­tion comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Loren­ceau, « La ponc­tua­tion au XIXe siècle. George Sand et les impri­meurs », Langue fran­çaise, no 45, 1980, La ponc­tua­tion, p. 50-59. ↩︎
  7. Voir « Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des “Fleurs du mal” ». ↩︎
  8. Sans doute s’a­git-il d’Usta­zade Sil­vestre de Sacy (1801-1879), cri­tique lit­té­raire au Jour­nal des débats, conser­va­teur de la biblio­thèque Maza­rine et aca­dé­mi­cien. ↩︎
  9. Peut-être s’a­git-il de Jules Cou­sin (1830-1899), col­lec­tion­neur de livres et biblio­thé­caire. ↩︎
  10. « Note ou addi­tion com­po­sée en marge d’un texte, sou­vent dans un corps plus petit que celui du texte cou­rant. » (Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, 2005.) ↩︎
  11. Voir « Pas de point à la fin des titres. ». ↩︎
  12. Jacques-Paul Migne (1800-1875), prêtre catho­lique fran­çais, impri­meur, jour­na­liste et édi­teur de livres reli­gieux. ↩︎
  13. Vol­taire, Dic­tion­naire phi­lo­so­phique (1764), s.v. Langues. ↩︎
  14. Per­son­nage cari­ca­tu­ral de bour­geois créé par Hen­ry Mon­nier. Voir Wiki­pé­dia. ↩︎
  15. Dans la pre­mière par­tie, il écrit : « Le petit mar­chand se per­met d’appeler ses pra­tiques des clients [« Clientes, sol­li­ci­teurs, pro­té­gés », NDA], sa bou­tique un maga­sin, et, rou­gis­sant par sot­tise des excel­lents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoi­selle. […] L’usage géné­ral aura-t-il la lâche­té de consa­crer les inven­tions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indis­crète bouf­fis­sure une ving­taine de locu­tions de notre meilleur lan­gage ? Le pro­chain Dic­tion­naire de l’Académie nous le dira, et nous pou­vons, en atten­dant, espé­rer de lui des rigueurs salu­taires. » ↩︎
  16. Voir « Regard d’historien sur la ponc­tua­tion des textes clas­siques ». ↩︎
  17. Marc-Antoine Lau­gier (1713-1769), jésuite deve­nu abbé béné­dic­tin, his­to­rien et théo­ri­cien fran­çais de l’ar­chi­tec­ture du XVIIIe siècle. ↩︎
  18. Fran­çois Buloz (1803-1877) fut prote d’im­pri­me­rie, puis com­po­si­teur d’im­pri­me­rie et cor­rec­teur, avant de deve­nir, en 1831, le direc­teur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
  19. J’a­joute l’i­ta­lique pour plus de lisi­bi­li­té. ↩︎