D’où vient le mot « théâtre » ? Qu’est-ce qu’un « essai » ? Quelle est la différence entre le genre et le registre ? Comment a évolué le sens du mot « poésie » ? De quand date le mot « littérature » ? À quand remonte la forme épistolaire ? Les lettres ont-elles toujours été séparées des sciences ? C’est à des questions de ce genre que répond ce petit livre, très instructif.
On y apprend, notamment, que ce n’est qu’au xixe siècle que l’orthographe est devenue un critère d’embauche des fonctionnaires1 et que la grammaire a cessé d’être « un code qui s’impose à tous » pour devenir « une matière dont on peut jouer » pour « être reconnu comme un grand écrivain ». Ces considérations ne peuvent qu’intéresser le correcteur.
Paul Aron et Alain Viala, Les 100 mots du littéraire, « Que sais-je ? », PUF, 2008 ; 2e éd. mise à jour, 2011.
NB — Ce « Que sais-je ? » synthétise Le Dictionnaire du littéraire (PUF, 2010, 848 pages), dirigé par les mêmes auteurs, auxquels s’était adjoint Denis Saint-Jacques.
« L’orthographe est devenue le critérium de la belle éducation », constate Paul Valéry en 1936 (dans Variété III, p. 281). ↩︎
« Servant au départ de complément partitif, en est devenu un pronom d’appuipour les adjectifs numéraux, les adverbes de quantité, les mots indéfinis, les mots à sens négatif, les expressions désignant une catégorie pourvue de telle ou telle qualité. J’en veux un, cent. J’en connais beaucoup, peu. Il en est certains qui… »
Quelques exemples :
« Il en est certaines [= des expressions], pas habituelles, que tel sujet […], telle circonstance […] font affluer […] à la mémoire du causeur » (PROUST, Rech., t. III, p. 244).
« Tous les sentiments sont dans l’homme, mais il en est certains pourtant que l’on appelle exclusivement naturels, au lieu de les appeler simplement plus fréquents » (GIDE, Le Roi Candaule, Préface, 2e éd.)
« Un essai, par définition, répond à des questions d’actualité. Il en est certains qui restent à jamais d’actualité » (En attendant Nadeau).
En l’absence d’antécédent, en désigne des personnes :
« […] dans le même temps, à gauche, il en est certains qui espèrent écrire maintenant une nouvelle page… » (France Inter).
En peut être remplacé par un nom :
« Il est certains esprits dont les sombres pensées Sont d’un nuage épais toujours embarrassées » (Boileau, L’Art poétique, chant 1).
« De même que les yeux habitués à ne voir que les couleurs douces sont blessés par le grand jour, de même il est certains esprits auxquels déplaisent les violents contrastes » (BALZAC, Le Lys dans la vallée, Pl., t. VIII, p. 942).
« En littérature, en gastronomie, il est certains fruits qu’on mange à pleine bouche dont on a le gosier plein, et si succulents que le jus vous entre jusqu’au cœur » (FLAUBERT, Correspondance, 35, 11 oct. 1839).
« S’il est si difficile d’oublier une femme auprès de laquelle on a trouvé le bonheur, c’est qu’il est certains moments que l’imagination ne peut se lasser de représenter et d’embellir » (STENDHAL, De l’amour, XXXIX bis).
« Il sait qu’il est certaines âmes qu’il n’emportera pas de vive lutte et qu’il importe de persuader » (GIDE, Feuillets, in Journal 1889-1939, Pl., p. 608).
Dehors, une couverture bronze métallisé, saturée de noms d’écrivains ; dedans, une encre brune sur un papier crème, une maquette élégante, agrémentée de portraits d’écrivains, de feuillets manuscrits raturés, de couvertures de livres et de citations en exergue.
Le livre est joliment dédié « à mon ami Pierre Lemaitre, qui n’en aura pas besoin » ainsi qu’à Laurent Greilsamer.
« Ce livre ne vous rendra pas écrivain », prévient l’avant-propos. Il « vous aider[a] seulement à écrire si vous avez en vous le désir, la capacité, la disposition, le coup de menton nécessaires. Car on ne naît pas écrivain ; on le devient. »
L’originalité de ce livre par rapport à tant d’autres, c’est qu’il « est constitué de conseils tirés de centaines d’interviews d’écrivains à travers le monde, ou de leurs propres textes, éclairant leurs techniques, leurs méthodes — ou leur absence de méthode —, leurs échecs, leurs trucs et astuces… »
Se succèdent ainsi la méthode, le plan, le genre, le mode de narration, le style, les personnages, les dialogues, les descriptions, la révision et la correction, le titre et la fin du texte.
On dit parfois que le talent va dans le premier jet et l’art dans les versions ultérieures. Que dire alors du stade de la correction ? On dit souvent qu’il y a des correcteurs pour cela. Ce n’est pas une raison pour se reposer entièrement sur eux. Plus le manuscrit qui leur est remis est « propre », mieux c’est même s’il est évident qu’ils auront toujours à intervenir, c’est-à-dire à vous soumettre leurs relevés d’impropriétés, de barbarismes, de fautes d’accord et d’orthographe, de coquilles, d’inepties, d’incohérences, d’erreurs historiques, d’incompréhensions, de contradictions, d’oublis… Il y faut non seulement une profonde connaissance de la langue et de la syntaxe, mais un œil de lynx. Ils proposent, l’auteur dispose.
Dans le même chapitre, il cite le regretté Jacques Drillon : « La ponctuation appartient à celui qui se relit. » Il raconte que Simenon1 imposa à son éditeur de jeter les épreuves des Anneaux de Bicêtre et d’en faire tirer d’autres parce qu’une virgule avait été déplacée dans la dernière phrase : « Un jour, il ira voir son père, avec Lina. »
Il justifia ainsi sa réaction : sans virgule avant Lina, ils vont à Fécamp naturellement et l’histoire finit bien ; avec virgule, ils y vont également, mais on comprend qu’il y a un problème et l’histoire finit mal. »
Voilà de quoi inciter un « père la virgule » à la modestie !
Écrivain et journaliste, Pierre Assouline enseigne l’écriture à Sciences Po depuis 1998.
Pierre Assouline, Comme écrire, Albin Michel, 2024, 336 pages.
Alors qu’il déménageait de la rue des Italiens à la rue Falguière (du 9e au 15e arrondissement de Paris), le journal Le Monde ne pouvait pas quitter l’immeuble qu’il avait occupé pendant quarante-cinq ans sans en garder quelques souvenirs. Plutôt que de commander un reportage photo, il a confié ce soin à un illustrateur. Nicolas Guilbert a arpenté les locaux vides — du bureau du directeur à la salle des rotatives — et a saisi d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces laissées par leurs occupants.
Dans cette ambiance un peu fantomatique, la place de chaque objet est soigneusement délimitée. Piles de dossiers et documents divers, classeurs suspendus par milliers à la documentation, agendas laissés ouverts, tirages photo épinglés aux murs… le papier est partout. Le matériel — téléphones à cadran, ordinateurs (encore peu nombreux), fax, tubes pneumatiques pour la circulation de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encombrés (la palme revenant à celui de la critique littéraire Nicole Zand) que j’avoue m’être demandé comment on a pu y travailler.
Dans le bureau des correcteurs, au fond, une armoire métallique Douville, bien garnie de dictionnaires. Le Larousse et le Dictionnaire des synonymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trombinoscope (annuaire du monde politique français), un Catalogue général classique du magazine Diapason et des dictionnaires bilingues de Larousse (reconnaissables à leur logo en forme de S). On y aperçoit aussi Le Grand Robert (1971) et même le vieuxLarousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos marqué « Leconte » résiste à mon identification. Je ne connais pas de lexicographe de ce nom1.
Sur le bureau lui-même, un plan incliné, à la hauteur réglable, où sont restés un stylo, un trombone et trois épreuves en cours de relecture. Détail intéressant : les épreuves sont imprimées en placard, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations.
On peut remercier Nicolas Guilbert pour son sens de l’observation et la précision de son trait !
Bertrand Poirot-Delpech et Nicolas Guilbert (dessins), Rue des Italiens. Album souvenir, Le Monde/La Découverte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été republié par Le Monde en 2019, cette fois illustré de photos d’archive, pour les 75 ans du journal.
On me suggère Leconte (Jacques) et Cibois (Philippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎
Cet été, je me suis quelque peu lâché sur les acquisitions. Les grands lecteurs savent ce que c’est : de notes de bas de page en bibliographies, de recherches en recommandations, il y a toujours plus de livres à lire, et on s’en réjouit. Bref, j’avais commencé les vacances en réorganisant mes étagères, mais là, clairement, je manque de place. Un détail. « L’important, c’est de les avoir », dirait mon ami Laurent.
Malgré les apparences, cet ensemble ne m’a pas coûté cher. La plupart des titres, je les ai achetés d’occasion, parfois à un euro (via le comparateur de prix Chasse aux livres). Les bibliothèques « désherbent » leur fonds, je complète le mien. Voilà un système économique qui me convient ! J’ai tout de même de la peine pour tous ces livres (et leurs auteurs) qui, manifestement, n’ont pas été ouverts ou si peu.
Terme consacré en bibliothéconomie, le désherbage est une opération « destinée à mettre en valeur les collections disponibles et à offrir des ressources constamment actualisées aux usagers des bibliothèques » (Wikipédia).
Pour ma part, confronté comme elles « à des problèmes récurrents de réorganisation, d’encombrement ou d’impossibilité d’extension », je ne pourrai désherber que lorsque j’aurai terminé mes recherches. Là, je suis en plein dedans. Je vais devoir patienter un peu.
Plus d’informations sur le désherbage dans un PDF de l’Enssib.
« Ce travail-là nous ressemble quand même un peu mieux que tous les autres. » C’est du métier de correcteur que Georges Brassens parle ainsi à son ami Roger Toussenot, dans une lettre de 1948. Il vient de lui annoncer avoir « failli [lui] trouver un emploi […] à Ce soir [grand quotidien communiste, 1937-1953]. Hélas, il aurait fallu y songer plus tôt1. »
Dans l’impasse Florimont (Paris 15e), où il partage le petit logis de Jeanne et Marcel, on ne mange pas tous les jours. Brassens accepte assez stoïquement les aléas de la vie d’artiste, que d’autres avant lui, comme Baudelaire, ont connus. La correspondance, entre Paris et Lyon, avec Toussenot lui est précieuse. « […] tu es l’ami du meilleur de moi-même2 », lui écrit-il joliment. Ou encore : « En regrettant ton absence physique, je ne t’envoie pas notre amitié puisqu’elle réside chez toi, mais je te prie d’en user à ta guise3. »
C’est au siège de cet hebdomadaire anarchiste, quai de Valmy, que le philosophe et le poète se rencontrent. Ils ont alors respectivement 20 et 25 ans. « Brassens propose les articles de Toussenot à la rédaction qui les refuse. N’appréciant pas que l’on “censure”, rectifie ou discute ses choix, il quitte le journal en janvier 1947 », raconte l’éditrice du recueil. Dans l’intimité de sa relation avec Toussenot, Brassens qualifie le journal de « glossaire d’idioties5 » et résume son équipe à « une vingtaine de crétins6 ». Admirateur exigeant des textes de son ami, il lui écrit : « […] je dirai que tout ce que tu fais, tout ce que tu écris vaudrait que l’on créât un journal ou une revue digne de nous. J’y ai songé7. »
À l’été 1948, Henri Bouyé, qui vient de quitter la Fédération anarchiste dont il était secrétaire général, décide de créer un nouveau journal. L’Anarchiste doit démarrer comme mensuel avant de passer hebdomadaire. Brassens accepte d’en être rédacteur en chef, dans l’espoir d’y placer ses propres textes et ceux de Toussenot (« Bouyé devra me subir et te publier intégralement. C’est la condition fondamentale de ma collaboration au journal8 »). Mais, précise-t-il, « je serai surtout chargé de rendre les articles lisibles9 », ce qui ne l’enchante guère : « Mon Dieu, que d’améliorations de copies en perspective ! Ce n’est pas du journalisme, c’est de la correction de devoirs10 ! » Ce journal ne verra pas le jour11.
Brassens gardera des sympathies anarchistes, mais ne militera plus jamais. Il est lancé dans la chanson par Patachou en 1952. La correspondance avec « [s]on cher vieux », déclinante depuis la fin de 1951, s’interrompt définitivement, mais le chanteur lui rendra visite à Lyon, durant ses tournées ou en revenant de Sète, en 1953 et 1954. Roger Toussenot mourra à 38 ans, le 31 mai 1964, dans le plus grand dénuement. Brassens paiera ses obsèques. Il ne quittera l’impasse Florimont qu’en 1967.
Brassens a aussi tenté de travailler dans un atelier de reliure, mais « l’autoritarisme » du directeur l’a fait fuir. Il raconte à Toussenot : « Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tranchant que la pipe est un instrument qui sent mauvais de l’avis des clients, et, brochant sur le tout, il m’a intimé ex abrupto l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appelait une facture à un monsieur que je n’avais jamais rencontré et à qui je n’avais pas été présenté. J’aurais fini par l’attraper et le balancer par la fenêtre. J’ai choisi la prudence » (lettre du 10 avril 1949). ↩︎
Une « chanson du correcteur » m’avait curieusement échappé jusqu’ici (☞ voir Chansons du correcteur). Signée d’un certain Legrain, elle nous a été transmise par Eugène Boutmy dans une édition de 1878 de son Dictionnaire de la langue verte typographique, où celui-ci est suivi de Chants dus à la Muse typographique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en manquât une et qu’elle recelât des trésors.)
Deux premières strophes de la chanson Le Correcteur et le Teneur de copie, signée Legrain, s.d. (2e moitié du xixe s. ?)
Quelques explications :
Cette chanson rappelle une pratique aujourd’hui disparue. En relisant les premières épreuves (dites typographiques), le correcteur était assisté d’un teneur de copie (en typographie, la copie désigne le texte destiné à l’impression) : il la « chantait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en prononçant la ponctuation et l’orthographe si nécessaire, notamment les accents. Le correcteur pouvait ainsi vérifier la conformité de la composition avec la copie. On employait à cette tâche soit un apprenti, soit un vieux correcteur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fatiguée pour qu’il corrigeât lui-même.
Le correcteur était souvent un « déclassé1 » : sorti de l’université ou du séminaire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dramaturge, avant de se résoudre à « faire un métier ».
La chanson Le Grenier (dont un vers récurrent est en effet « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), qui fut lui-même typographe. Sur YouTube, on peut l’entendre interprétée par Jean Clément en 1935.
Criraient au lieu de crieraient est une licence poétique (pour gagner un pied).
Enfin, un bourdon est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de paragraphes entiers lors de la composition.
LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE par legrain
Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.
Un correcteur sur certaines épreuves Avec amour chaque faute indiquait. Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves : De tous côtés la marge s’emplissait. « Lis donc ! » dit-il au teneur de copie. Un ronflement répond ; il dit plus bas : « Ta tête grise en paix s’est assoupie, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse, Jours d’espérance et de déceptions, Tu te revois, oubliant ta détresse, Au temps passé de tes illusions. Chaque journée amenait un déboire : Qui veut monter souvent retombe en bas… En ce moment, si tu rêves de gloire, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Mais sur ta lèvre apparaît un sourire : Est-ce un roman dont le style plaira ? Quelque sonnet dont on ne peut médire, Un long poème, un sujet d’opéra ? D’Oreste enfin retraçant les furies, Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas ! On applaudit, on pleure… aux galeries : Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ; On te siffla… Tu dus faire un métier. En notre état, l’usage est qu’un poète Fera toujours un méchant ouvrier : Censurant tout dans ton humeur chagrine De nos grands noms tu fais un faible cas ; Tu blâmerais les vers de Lamartine… Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Repose, ami ; mais demain nos familles Criraient la faim… terminons ce labeur. » Et derechef il marquait des coquilles Quand un bourdon excite sa fureur ! Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire, Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas ! On me versait… Je crois que j’allais boire : Une autre fois ne me réveille pas ! »
Page de titre du Correcteur Typographe de Louis Emmanuel Brossard, t. I : Essai historique, documentaire et technique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
1924 est une date importante pour les correcteurs. Quelqu’un, enfin, leur consacrait un ouvrage complet et sérieux. Il fallait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien correcteur devenu imprimeur, Louis Emmanuel Brossard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1) Le Correcteur Typographe : essai historique, documentaire et technique. D’après lui, « le fond de ce travail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des circonstances et des lectures », que « des loisirs forcés [… l’]ont incité à développer »2.
Brossard déclare avoir « cherché à condenser […] les connaissances indispensables au correcteur, ce travailleur intellectuel dont nous nous honorons d’avoir si longtemps porté le titre ». Dans cette synthèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la définition du correcteur (chapitre premier) et son histoire (II), son instruction (III), ses devoirs (IV), la préparation du manuscrit (V), le code typographique (VI) et les signes de correction (VII), la lecture en premières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la correction des journaux (XI) et, pour finir, la situation morale et matérielle du correcteur (XII).
Le manuscrit a été relu par J. Lemoine, correcteur à l’Imprimerie nationale3.
Comme Brossard rend hommage, avec modestie, à ses nombreux devanciers (auteurs de manuels typographiques, historiens, littérateurs et autres), je dois reconnaître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus difficile à écrire.
Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”
Le second tome, Les Règles typographiques, paraît dix ans plus tard (produit par l’imprimerie que dirige désormais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châtelaudren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce travail fut d’abord « publié, par fractions, dans la Circulaire des Protes5, au cours des années 1925 et suivantes, et servit de base aux travaux de la Commission du Code typographique6 » — lequel paraîtra en 19287.
Ce nouvel ouvrage est bien accueilli par la profession8 :
Tous nos collègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Brossard. Chacun sait la somme de matériaux qu’il a patiemment accumulés, se rapportant à l’exercice de notre chère typographie. Il vient de les coordonner et de les éditer dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divisées en trente-quatre chapitres. C’est assez dire l’importance du travail dont nous annonçons la parution. […] Il nous est impossible d’analyser un aussi important travail dans une courte notice. Qu’il nous suffise de dire que Louis Brossard, en le faisant paraître, a droit à la reconnaissance des typographes présents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand intérêt à ne pas permettre qu’elles tombent dans l’oubli. Le second volume du Correcteur typographe a sa place marquée dans toutes les bibliothèques techniques, comme dans toutes les écoles et cours professionnels du Livre9.
“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”
Mais qui est cette « personnalité injustement oubliée », comme l’écrit Luce Dermigny dans le Dictionnaire encyclopédique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fondamental [… ] fit prendre conscience, dans une perspective historique du problème, des enjeux de la correction des textes » ?
« Né le 16 octobre 1870 [à Chemillé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Brossard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’imprimerie Deslis10, à Tours, en qualité de correcteur, il devint chef d’atelier [prote] en 1902. Plus tard, il s’établit imprimeur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hallebardier, à Tours11 ; Ménard lui cédera ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite directeur de l’imprimerie de Châtelaudren en 192313. »
Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tailbois14, sans profession, originaire de Saint-Cyr15, qui lui donnera trois enfants, Emmanuel16, Jeanne17 et André18. (Le premier tome du Correcteur Typographe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)
En 1938, « la croix de chevalier de la Légion d’honneur19 [vient] récompenser une œuvre considérable accomplie sans bruit20 ». À cette occasion, la Circulaire des Protes écrit :
Travailleur infatigable autant que modeste et silencieux, dirigeant dans un coin de Bretagne une importante imprimerie dont il a été, croyons-nous, autant l’architecte que l’animateur technique21, notre ami Louis Brossard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’Amicale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre groupement connaissent sa valeur et son savoir, et ils reconnaîtront avec nous que la distinction qu’il vient de recevoir ne pouvait être mieux placée. Qu’il nous soit permis de rappeler à cette occasion que Louis Brossard fut un des premiers artisans du Code typographique et que la documentation qu’il avait établie à ce sujet a servi de base aux travaux de la commission chargée de son élaboration.
Une mort tragique
Hélas, Louis Brossard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pompiers, intoxiqué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incendie dans son imprimerie.
Incendie de l’imprimerie du Petit Écho de la mode, à Chatelauden (Côtes-du-Nord), Le Petit Journal, 9 juin 1939.
La Circulaire des Protes fait un récit détaillé du drame :
Un incendie bénin, dont les causes précises demeurent encore inconnues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un magasin à papier qui servait aussi de réserve de matières et d’ingrédients. La fumée sortant d’un vantail le signale au passant. On alerte le directeur et bientôt, dans le canton breton, toute la foule se précipite vers l’imprimerie, qui est la seule grande industrie du pays… Le foyer trouvé, des lances sont mises en action. Dans l’affolement qui existe toujours un peu en ces cas-là, des bonbonnes d’acides sont cassées, et notamment toute une réserve d’acide nitrique entreposée pour la photogravure, que la fumée empêchait de voir et qui est bousculée par un extincteur de 100 litres monté sur chariot. Les sauveteurs ne prennent pas garde à l’acide qui s’écoule, ils continuent à noyer l’incendie et à déverser la mousse des extincteurs. Le feu est éteint après une heure d’efforts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heureux d’avoir été assez vite maître du fléau. Brossard quitte un des derniers le lieu du sinistre. Et voici qu’un peu plus tard, plusieurs de ceux qui ont combattu l’incendie ressentent quelques malaises, qui prennent bientôt un caractère de gravité telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxiqués graves23.
Employés dans l’imprimerie et intoxiqués eux aussi, Emmanuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.
Le Correcteur Typographe est disponible sur Gallica (t. I, t. II) et sur Wikisource. Bien évidemment, je vous le recommande.
« Pour être admis au grade de chevalier, il faut justifier de services publics ou d’activités professionnelles d’une durée minimum de vingt années, assortis dans l’un et l’autre cas de mérites éminents » — Wikipédia. ↩︎
Couverture de l’Encyclopédie chronologique des arts graphiques (1943), de René Billoux.
Il s’agit donc du moine bénédictin Adrianus Brielis : il a corrigé les épreuves du Psalterium (ou Psautier de Mayence, 1457) et du Psalterium Benedictinum (1459), imprimés par Johannes Fust et Peter Schoeffer, anciens associés de Gutenberg (ils ont rompu avec lui en 1455, après l’édition de la Bible à 42 lignes).
« On imprime quatre éditions des Lettres de saint Jérôme entre 1468 et 1470 : ces éditions contiennent entre 70 et 130 lettres. La présente édition renouvelée de Peter Schoeffer contient plus de 200 épîtres, organisées thématiquement. Schoeffer fit l’effort de rechercher dans les bibliothèques ecclésiastiques et monastiques des lettres inédites. Il employa pour ce faire Adrianus Brielis, un moine bénédictin de l’abbaye Mons S. Jacobi [abbaye Saint-Jacques de Mayence], qui augmenta le corpus et supervisa les corrections. On connait deux versions ou états du texte, et [l’historienne du livre] Lotte Hellinga a pu montrer qu’environ 150 feuillets (sur 408) ont été réimprimés pour incorporer des corrections. Hellinga a aussi pu trouver des corrections rajoutées à la main, témoin de ce souci de correction et d’amélioration du texte de la part des éditeurs, des imprimeurs et lecteurs avisés. »
Page enluminée des Epistolae (Lettres) de saint Jérôme éditées par Adrianus Brielis, imprimées par Peter Schoeffer en 1470. Exemplaire vendu par Christie’s le 7 juillet 2010.
Adrianus Brielis est mort deux ans plus tard.
Ajoutons, pour l’anecdote, que le Psautier de Mayence contient aussi la première coquille de l’histoire : on lit dans son colophonSpalmorum pour Psalmorum.
P.-S. — Jérôme de Stridon est le saint patron des bibliothécaires et des traducteurs.
Rien de tel que la littérature pour vous plonger dans un milieu que vous n’avez pas connu. Ainsi, dans un roman de 1979, on partage la vie d’un grand quotidien, Paris-Matin, après la guerre d’Algérie. Il est surtout question de sa distribution, car le héros du livre, Maxime Ferral, ancien soldat de métier et mercenaire, est, à cette période de sa vie, inspecteur des ventes du quotidien. Mais voici des extraits où l’on perçoit « l’ambiance enfiévrée de l’atelier », un « bruit de ruche au travail », « des odeurs indéfinissables et subtiles ».
Toutes les linotypes crépitaient en même temps, hachant les mots fugitifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opérateurs, les lignes de caractères tombaient de la fondeuse et s’alignaient sur les plateaux. Les typos, devant les casses, composaient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes disposaient rapidement la composition dans les formes, séparant les colonnes d’interlignes et de filets lestement coupés, à la dimension, dans les lamelles de plomb souple et luisant.
Si le métier de correcteur est mentionné plus loin — le journal est le résultat du « travail obscur et concerté de plusieurs centaines de professionnels, de l’envoyé spécial au correcteur […] » —, c’est apparemment le seul secrétaire de rédaction qui, dans ce journal, vérifie les morasses.
Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse surgissait, première et grossière épure que le secrétaire de rédaction haussait avidement à hauteur d’un regard critique, pour la soupeser, voir son « œil », estimer sa fidélité au modèle. La page était « bonne ». Le secrétaire de rédaction posait un doigt sur un bouton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signalaient que la 7 passait à la prise d’empreinte. Décrassées d’un coup de chiffon imbibé d’essence, les formes, habillées de feutre et de carton mou, glissaient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan surgissait, fouillis de creux et de bosses menus que le clicheur, dans la salle voisine, allait prendre en compte et transformer en métal.
Un autre soir, le journal approchant du bouclage, « l’atelier [est] à demi déserté, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :
À la composition, on faisait la pause. Une linotype qui achevait des corrections crépitait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à propos d’une inversion de légendes. Amédée remettait de l’ordre dans ses casses. Max […] repoussait du pied des épreuves maculées que les balayeurs, au matin, pourchasseraient jusqu’aux poubelles. À la clicherie, les rognures de métal, tombées des clichés brossés, crissaient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arrachaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert réclamait à tue-tête ses corrections pour pouvoir serrer la forme des dernières nouvelles. Dans le vestiaire, on entendait des robinets couler et des rires.
Philippe Ragueneau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.
Cet article a été republié dans HistoLivre no 32 (Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien, décembre 2024, p. 4-5).