L’absence de virgule chez Marie-Hélène Lafon

Dans l’excellent roman His­toire du fils de Marie-Hélène Lafon – grande sty­liste, dont j’avais déjà beau­coup aimé Nos vies –, on trouve un usage fré­quent de l’absence de vir­gule, qui me paraît inté­res­sant. Cela a pour fonc­tion de grou­per des mots en un tout cohé­rent, pen­sé ou expri­mé sans pause. Cela per­met aus­si de ne pas mul­ti­plier les sépa­ra­tions entre deux élé­ments de phrase déjà sépa­rés par une vir­gule. Voi­ci quelques exemples de ce procédé. 

Pour expri­mer une action continue : 

« […] quand Antoi­nette vivait avec eux à Chan­te­relle, il la fai­sait rire avec ce qu’elle appe­lait ses folies, et elle riait elle riait, elle pleu­rait aus­si du coin des yeux à force de rire tel­le­ment […] » (p. 14)

Quand des sen­sa­tions défilent : 

« Mou­rot patrouille dans les rangs, il ne sent pas bon. Paul hésite, beurre rance poi­reaux vinai­grette vieille soupe, des relents de nour­ri­ture, les stig­mates d’une vie étri­quée, recuite et réchauf­fée. » (p. 29)

Pour don­ner une impres­sion d’ensemble : 

  • « […] un charme qui n’avait pas de nom et qui leur tenait au corps. C’était dans leurs attaches, épaules poi­gnets che­villes, fortes et fines à la fois […] » (p. 31)
  • « Il n’aimait pas ces eaux noires qui creusent des abîmes dans la nuit. Il avait choi­si la lumière le chaud le jour la joie. » (p. 53)
  • Les amis, deux frères noueux noi­rauds énig­ma­tiques, dotés d’un fort accent ita­lien […] (p. 150)

Le pro­cé­dé est par­fois jus­ti­fié dans le texte : 

  • « La ques­tion le sai­sit ; il sent, avec ses jambes ses bras son ventre, qu’elle est trop grande pour lui. Il se débat, il pense à la gram­maire que le maître d’école leur apprend. Il aime l’école le maître la gram­maire, et les autres matières, il est d’accord pour tout. » (p. 60)
  • « Il devint atten­tif à la voix, grave voi­lée chaude moi­rée velou­tée. Il épui­sa ses adjec­tifs. » (p. 38)
  • « […] elle n’avait jamais été enceinte, pour­quoi main­te­nant ; et de cet homme, elle hési­tait sur le mot, homme jeune homme amant gaillard voyou, elle hési­tait sur le mot mais se ren­dait à l’évidence ; de tous les mâles qui avaient tra­ver­sé sa vie, Paul Lachalme était le moins capable de faire un père […] » (p. 77)
  • « Elle avait jeté d’un seul élan, comme on récite un poème devant le maître et la classe, sans le regar­der, sans res­pi­rer, et sans bou­ger, le corps vrillé, ta mère m’a dit hier pour ton père, il s’appelle Paul Lachalme il est né en 1903 il a qua­rante-sept ans seize ans de moins qu’elle ils se sont connus à Aurillac au lycée de gar­çons il est avo­cat il vit à Paris bou­le­vard Ara­go dans le qua­tor­zième arron­dis­se­ment au 34 il a une mai­son et des biens de famille un hôtel des terres à Chan­te­relle dans le Can­tal. » (p. 54)

Autre exemple de phrase jetée : 

« Il chan­ce­lait, elle l’avait sai­si aux épaules, ils étaient de même taille. Elle avait enfon­cé en lui l’éclat cru de ses yeux clairs, elle avait dit, d’une voix presque rieuse, recou­chez-vous jeune homme on est presque tou­jours ban­cal sur trois jambes. » (p. 39)

Un der­nier exemple, où le pro­cé­dé est employé deux fois de suite : 

« […] une après-midi qui comp­te­ra dans sa vie, il le sait il le sent, c’est un aiguillage une fron­tière un seuil. » (p. 160)


Marie-Hélène Lafon, His­toire du fils, Buchet-Chas­tel, 2020, 170 pages, récom­pen­sé du prix Renaudot.

Ne pas répéter la préposition, quand est-ce un problème ?

Tu ne dis­po­se­ras que d’une pen­de­rie, une com­mode et un casier métallique. 

Cela fai­sait un moment que je sou­hai­tais me pen­cher sur la ques­tion de la répé­ti­tion des pré­po­si­tions. En effet, je suis régu­liè­re­ment confron­té à des phrases qui, à force de sim­pli­fi­ca­tion, en deviennent dif­fi­ciles à déchif­frer, voire gram­ma­ti­ca­le­ment incorrectes. 

Les règles étant connues de tout bon cor­rec­teur, je me conten­te­rai de ren­voyer vers l’article de la Vitrine lin­guis­tique et vers Gre­visse, aux para­graphes « Répé­ti­tion des pré­po­si­tions dans la coor­di­na­tion » (1043 ) et  « hors de la coor­di­na­tion » (1044). — Sur un sujet appro­chant, lire aus­si le para­graphe 576 « Répé­ti­tion du déter­mi­nant dans la coor­di­na­tion » (ex. : Les offi­ciers, sous-offi­ciers et sol­dats). 

Mon but ici n’est pas d’être exhaus­tif, mais de sen­si­bi­li­ser aux cas où il fau­drait mon­trer le plus de vigilance. 

Je rap­pelle la règle prin­ci­pale : « En géné­ral, les pré­po­si­tions à, de et en se répètent devant chaque mot d’une énumération. »

Cela n’a pas tou­jours été le cas. « […] cette règle n’existait pas au xvie siècle, et l’écrivain n’avait alors qu’à consul­ter là-des­sus son goût et son oreille. Une por­tion de cette liber­té durait encore dans le xviie siècle », écrit Lit­tré, s.v. de.

Ain­si, dans le théâtre clas­sique, on trouve notam­ment : Reduit à te déplaire ou souf­frir un affront (Cor­neille, Cid, III, 4). 

Inver­se­ment, on répé­tait par­fois la pré­po­si­tion là où elle serait aujourd’hui consi­dé­rée comme fau­tive ou maladroite : 

  • Je ne seray point à d’autre qu’à Valere (Mol. Tart., II, 4).
  • Ce n’est pas de ces sortes de res­pects dont je vous parle, Molière, G. D., II, 3. – cri­ti­qué aujourd’­hui, au motif que dont « en quelque sorte inclut de ». 

Une règle à l’origine incertaine

Pour ten­ter de retrou­ver l’origine de la règle prin­ci­pale, Mau­rice Rou­leau, auteur du blog La Langue fran­çaise et ses caprices, a exa­mi­né cinq gram­maires du xixe siècle. Il en est sor­ti frus­tré : « […] les sources aux­quelles Lit­tré pou­vait s’alimenter sont loin d’être una­nimes sur le sujet. Chaque gram­mai­rien semble y être allé de son ins­pi­ra­tion, de son goût, de son oreille, pour décla­rer qu’il faut faire ceci ou cela. »

Favo­rable à une cer­taine marge de liber­té (il admet, par exemple, Tout dépend de sa volon­té, sa résis­tance phy­sique, son désir de gagner), il en conclut : « Autre­ment dit, on peut faire ce qu’on veut, en autant que1 le texte ne prête pas à confusion. »

Et, en effet, nous le savons, « les pré­po­si­tions autres que à, de, en peuvent ou non se répé­ter. Elle se répètent notam­ment quand on veut don­ner à cha­cun des termes un relief par­ti­cu­lier ou quand ils s’opposent. » 

Un enfant sans cou­leur, sans regard et sans voix (Hugo, F. d’aut., I). 

Un autre blo­gueur, Fora­tor, consi­dère, pour sa part, que la non-répé­ti­tion des pré­po­si­tions conduit à une « prose inver­té­brée », à un « fran­çais de che­wing-gum ». Com­mettre une telle « négli­gence sty­lis­tique » (dont relève, pour lui, le cas que j’ai mis en exergue) est « source de més­in­ter­pré­ta­tions et de contresens ». 

Le phé­no­mène serait récent, pos­té­rieur aux années 1980 en tout cas. « Il s’observe par­tout » ; ce serait même, croit-il, « la faute de fran­çais la plus répandue ».

Comment s’y retrouver ? 

Alors, pour tran­cher entre liber­té du style et rigueur de la gram­maire, quels sont les prin­cipes qui peuvent nous guider ?

Com­men­çons par les cas où la pré­po­si­tion serait obli­ga­toire. (Pour plus de faci­li­té, je syn­thé­tise les para­graphes du Bon Usage sans y mettre de guillemets.)

  • Devant cha­cun des élé­ments d’une com­pa­rai­son : Il est évident qu’elle aime mieux tra­vailler pour nous que pour nos concurrents. 
  • Bien sûr, quand il y a deux com­pa­rai­sons : les dis­putes entre les hommes et entre les femmes / les dis­putes entre les hommes et les femmes. 
  • Pour dis­tin­guer une œuvre com­mune de deux œuvres sépa­rées : les pho­tos de Pierre et Gilles contre les poèmes de Boi­leau et de Mal­herbe
  • Dans une coor­di­na­tion sans conjonc­tion ou avec c’est-à-dire : En vous écri­vant, je m’adresse au confrère, à l’ami. 

La pré­po­si­tion se répète ordi­nai­re­ment : 

  • Avec ni l’un ni l’autre et l’un ou l’autre : avoir affaire à l’un ou à l’autre.
  • Lorsque le der­nier élé­ment d’une locu­tion pré­po­si­tive est à ou de : Cani­veau conseillait tou­jours de mêler de l’eau de vie à l’eau, afin de gri­ser et d’endor­mir la bête, de la tuer peut-être (Mau­pas­sant, C., Bête à Maît’ Bel­homme).

Enfin, après les expres­sions hors, hor­mis et y com­pris, la répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est facul­ta­tive, mais elle est assez fré­quente : Vous enver­rez un accu­sé de récep­tion à tous les can­di­dats, y com­pris à ceux qui ne sont pas admis au concours. 

Inver­se­ment, la pré­po­si­tion ne se répète géné­ra­le­ment pas […] devant des com­plé­ments qui repré­sentent un ensemble ou qui sont unis par le sens : Ce docu­ment est divi­sé en livres, cha­pitres et paragraphes.

C’est un cas qu’on ren­contre fré­quem­ment. Peut-être y a-t-il une marge d’interprétation dans « unis par le sens », ce qui condui­rait aux cas comme celui en exergue. 

Des cas plus problématiques 

Dans les deux longs articles qu’il a consa­crés à cette ques­tion2, Fora­tor donne une foule d’exemples récents (je fais l’é­co­no­mie d’en citer les réfé­rences, car elles sont four­nies sur son blog), détaillant à chaque fois en quoi ils sont pro­blé­ma­tiques, sur le plan séman­tique ou grammatical.

  • Ain­si, il don­na l’accolade à Tim et Tony. L’accolade fut-elle vrai­ment don­née aux deux gang­sters en même temps ? Ce serait curieux. 
  • Une bière ten­due à Anna et moi. Une bière pour deux ou une pour chacun ? 
  • Il était le fils d’un cri­mi­nel. Un tueur. Un tueur vient-il confir­mer un cri­mi­nel ou qua­li­fie-t-il cette fois le fils, qui aurait pris la suite de son père ? 

Plus grave, « cette par­ci­mo­nie ver­bale peut conduire à des cas de pure agram­ma­ti­ca­li­té » : Que faire suite à la perte ou le vol de votre télé­phone mobile ?

Il peut aus­si sem­bler étrange, à tout le moins laxiste, d’abandonner la pré­po­si­tion en cours de route pour la retrou­ver à la fin : […] à sa mine chif­fon­née, son accent bri­tan­nique et aux cou­pures sur ses mains. 

Même un sty­liste recon­nu comme Michel Houel­le­becq s’a­ban­donne à ce genre d’approximation : […] dans Île on a plu­tôt affaire à la médi­ta­tion, les drogues psy­ché­dé­liques, quelques élé­ments de médi­ta­tion hin­doue […]

Ou bien Phi­lippe Sol­lers : De son pré­nom, Lucie sait seule­ment qu’il a un rap­port avec la vue, et une sainte qu’on a invo­qué [sic] beau­coup […]

On pour­rait mul­ti­plier les exemples (lire déjà ceux don­nés par Fora­tor) et ten­ter d’en tirer d’autres ensei­gne­ments, mais je me can­tonne à mon rôle de cor­rec­teur qui réflé­chit à sa pratique. 

On le voit, phrase après phrase, il nous faut nous inter­ro­ger sur leur lisi­bi­li­té. La non-répé­ti­tion de la pré­po­si­tion est-elle ici admis­sible, contri­buant à un style plus léger ? Est-elle là, au contraire, indis­pen­sable à la clar­té du dis­cours ? C’est dans cet espace que nous intervenons. 


“Ce l’est” ou “ça l’est” ?

© Daniel Maghen.

Dans une bande des­si­née que je cor­ri­geais1, j’ai blo­qué sur cette réponse : Je crois que ce l’est. Dans mon esprit, Je crois que ça l’est s’im­po­sait aus­si­tôt. Non que la pre­mière for­mu­la­tion soit fau­tive, mais elle me parais­sait ne pas conve­nir dans la bouche de ce com­mis­saire envoyé au Congo belge.

J’en ai trou­vé confir­ma­tion chez Gre­visse (§ 663) : les formes conjointes (ou faibles) à la 3e per­sonne [du pré­sent de l’in­di­ca­tif] relèvent de la « langue écrite recher­chée ». Défi­ni­tion d’une forme faible : « Forme qui ne peut pas consti­tuer un énon­cé à elle seule, ni être coor­don­née ou modi­fiée (par exemple, les pro­noms ce ou je), à la dif­fé­rence d’une forme forte (par exemple, les pro­noms ceci ou moi).» — Glos­saire de la Grande Gram­maire du fran­çais, s.v. faible

Ce est une forme faible ; cela (ou ça, sa forme réduite) est une forme forte.

On le disait encore chez Molière :

Lucile. N’est-il pas vray, Cleonte, que c’est là le sujet de vostre dépit ? / Cleonte. Oüy, per­fide, ce l’est (Bourg., III, 10).

Ou chez Boi­leau, plus étrange encore pour nous : 

Bru­tus. […] Ne les [= les tablettes] sont ce pas là ? […] / Plu­ton. Ce les sont là elles mesmes (Héros de roman, p. 33). 

Soit, en fran­çais contem­po­rain, ce sont bien elles.

Tou­jours chez Gre­visse (§ 673), j’ai trou­vé, au pas­sage, une autre forme datée, mal­gré l’emploi de ça :

Ça serait-il les cornes du diable que tu as sur tes bâtons, Pat ? / – Je n’en sais trop rien, répon­dit Pat, mais si ça les est, alors c’est le lait du diable que vous avez bu (P. Ley­ris, trad. de J. M. Synge, Îles Aran, p. 148).

Aujourd’hui, on dirait plu­tôt c’est le cas.

Puis j’ai trou­vé confir­ma­tion – et com­plé­ment d’ex­pli­ca­tion – dans une autre source, le Guide de gram­maire fran­çaise pour étu­diants fin­no­phones (en ligne) :

Au pré­sent de l’in­di­ca­tif, la for­me cela est inusi­tée devant le pro­nom le : on évite de dire cela l’est (pour des rai­sons d’euphonie). On uti­li­se donc uni­que­ment ça lest, mê­me dans le code écrit cou­rant (aux au­tres temps, on peut em­ploy­er cela) : La voile, c’est pas­sion­nant. – Oh, oui, ça l’est vrai­ment. — Cela peut être évident pour des spé­cia­listes en mathé­ma­tiques, mais ça l’est moins si l’on cherche à décou­vrir et à comprendre. 

Dans ce cas, dans la langue sou­te­nue, à la place de ça l’est, on peut uti­li­ser le pro­nom ce devant tous les temps simples d’être : Savoir gérer sa res­pi­ra­tion, c’est capi­tal pour la voix chan­tée, ce l’est moins pour la voix par­lée, qui n’exige pas le mê­me gen­re de tenue. — Ce fut, certes, tou­jours dif­fi­ci­le, mais ce l’est cer­tai­nement plus en­co­re aujourd’hui avec la concentra­tion de l’édition. — Était-il indis­pen­sable de démis­sion­ner ? Oui, ce l’était.

Il ne faut tou­tefois pas abu­ser de ce dans cet em­ploi, qui est net­te­ment du style sou­te­nu et peut sem­bler sur­pre­nant dans un style écrit cou­rant, ni mêler la for­me ce et la for­me ça, com­me on le constate assez sou­vent : Le bio­die­sel ? Si ça n’est pas utile pour vous, ce l’est for­cé­ment pour quel­qu’un autour de vous. [Il aurait été pré­fé­rable d’uti­li­ser deux fois ce ou deux fois ça.]


Mon papa est correcteur

Curieux de toute men­tion un peu ori­gi­nale du métier de cor­rec­teur, je me suis pro­cu­ré à la média­thèque locale le livre pour enfants Un trou­pal de che­vals, dont j’a­vais décou­vert l’exis­tence il y a un an1. La jeune pro­ta­go­niste, Méli­sande, a pour papa Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse. Un homme qui passe ses jour­nées enfer­mé « dans le gre­nier amé­na­gé en bureau », épau­lé par « une armée de dic­tion­naires de toutes les tailles et de toutes les cou­leurs […] prêts à être mobi­li­sés au moindre doute », évi­dem­ment pres­sé par l’éditeur à l’approche du bouclage. 

Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse et papa de Mélisande.

Devant la télé­vi­sion, « il ne cesse de faire des com­men­taires sur la façon cala­mi­teuse dont s’expriment les pré­sen­ta­teurs ». Un cor­rec­teur pas­sion­né, comme beau­coup, aux dépens de l’at­ten­tion due à sa propre fille : 

Chaque hiver, il relit et cor­rige un dic­tion­naire com­plet, de A à Z, de Aba­ca à Zythum, sans sau­ter une seule défi­ni­tion. C’est son tra­vail. En fait, tous les ans, au prin­temps, les édi­tions Labrousse publient la nou­velle édi­tion de leur pres­ti­gieux dic­tion­naire, en y ajou­tant des nou­veaux mots et en modi­fiant cer­taines des défi­ni­tions. Eh bien, mon père, lui, il relit minu­tieu­se­ment le nou­veau dic­tion­naire Labrousse, juste avant qu’il ne soit envoyé à l’imprimerie. 
Papa est cor­rec­teur chez Labrousse. Cor­rec­teur en chef, même. Son bou­lot consiste à s’assurer qu’il ne reste aucune faute. Les fautes de gram­maire, les fautes d’orthographe, les mots qui manquent, les lettres en trop… Abso­lu­ment aucune erreur ne lui échappe. Parce que si le livre qui per­met de ne pas faire de fautes d’orthographe en conte­nait lui-même, ce serait la fin du monde, d’après papa. 
Heu­reu­se­ment, l’humanité a encore de beaux jours devant elle, car mon père a comme un sixième sens pour tra­quer les coquilles, ces petites erreurs sour­noises qui se fondent dans les phrases. Il les flaire à des kilo­mètres. Pas une ne lui échappe, même celles qui se planquent dans les défi­ni­tions obs­cures de vieux mots bis­cor­nus et oubliés que per­sonne ne cher­che­ra jamais. (P. 9-11)

Son acti­vi­té favo­rite, quand il ne tra­vaille pas ? « Relire le Nor­bert, le dic­tion­naire concur­rent du Labrousse, en espé­rant déni­cher une petite coquille ou une approxi­ma­tion gram­ma­ti­cale oubliée. » 

« Che­vals, ça n’existe pas ! » C’est peut-être dans ce genre d’af­fir­ma­tion péremp­toire que l’autrice – ori­gi­naire de Metz, ce qui nous fait un point com­mun – de ce char­mant roman jeu­nesse a pui­sé l’inspiration. « Une courte expé­rience de cor­rec­trice lui a […] per­mis de ren­con­trer toutes sortes de créa­tures indomp­tables », raconte en clin d’œil sa pré­sen­ta­tion à la fin du livre. Elle ima­gine donc des « fautes de gram­maire vivantes » pour nous par­ler du lan­gage. Des che­vals, nom plu­riel sans sin­gu­lier, mais ani­mals bien sin­gu­liers, eux, qui réclament leur défi­ni­tion dans le Labrousse. Cela ne se fera pas sans mal… et, comme tou­jours en France, cela pren­dra une ampleur nationale. 

« Ce n’est tout de même pas la réa­li­té qui doit s’adapter au dic­tion­naire ! » s’exclame l’un des che­vals, rap­pe­lant que des ani­maux qui n’existent pas – le yéti, la licorne – et d’autres qui ont dis­pa­ru – le dodo, le pté­ro­dac­tyle, le tigre à dents de sabre – y ont leur défi­ni­tion. Leur cri mili­tant : « Nous refu­sons qu’une règle de gram­maire nous réduise à la clandestinité ! » 

Au pas­sage, l’autrice fait décou­vrir aux enfants la vie d’un dic­tion­naire, allant jusqu’à évo­quer le sou­ci d’ob­jec­ti­vi­té des rédac­teurs. Méli­sande pré­cise : « Mon père cor­rige seule­ment les fautes, ce n’est pas du tout lui qui écrit les défi­ni­tions. Le choix des nou­veaux mots est confié une équipe de spé­cia­listes de la langue française. » 

L’autrice en pro­fite pour jouer avec la langue – et avec la typo­gra­phie –, mon­trant à ses jeunes lec­teurs qu’on peut s’autoriser, avec bon­heur, à inven­ter des mots. Gron­cho­gne­mel­le­ment, « pas tout à fait des grom­mel­le­ments, pas exac­te­ment des gro­gre­ments ni des ron­chon­ne­ments », puis piaillis­se­ment, « quelque chose entre le piaille­ment et le hen­nis­se­ment ». Pour rican­nis­se­ment, je vous laisse devi­ner. À réa­li­té nou­velle, voca­bu­laire nouveau. 

Une chouette manière de par­ler d’édition et d’un métier mécon­nu aux enfants. 

☞ Lire aus­si La cor­rec­tion expli­quée aux enfants.


Anne Schmauch et Aurore Damant, Un trou­pal de che­vals, Paris, Rageot, 2018.

“Aussitôt passée la porte…”, étude d’un cas de correction 

La ren­contre, dans un mes tra­vaux de relec­ture, de ce cas pro­blé­ma­tique me donne l’occasion, non pas de rédi­ger un savant article de gram­maire – je n’en ai pas la com­pé­tence –, mais de mon­trer com­ment un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel peut être ame­né à réflé­chir pour se tirer d’embarras. 

En lisant cet élé­ment de phrase, ma pre­mière réac­tion a été de sup­pri­mer le e de l’accord au féminin. 

Cepen­dant, la pré­sence de aus­si­tôt a rete­nu mon geste. Pour­quoi donc ? 

J’ai vu deux lec­tures pos­sibles à cette proposition : 

  • comme un rac­cour­ci de aus­si­tôt que nous eûmes pas­sé la porte ;
  • comme une inver­sion de aus­si­tôt la porte pas­sée.

Dans les deux cas, pas­sé est bien un par­ti­cipe pas­sé (accor­dé comme un adjec­tif qua­li­fi­ca­tif dans la seconde lecture). 

Est venue se mêler à mon inter­ro­ga­tion une règle connue des cor­rec­teurs : pla­cé en début de phrase, pas­sé est géné­ra­le­ment per­çu comme une pré­po­si­tion et, ayant per­du sa valeur de par­ti­cipe pas­sé, perd aus­si sa capa­ci­té à s’ac­cor­der avec le nom dont il dépend (le « don­neur d’accord »). 

Même si j’en doute, serait-elle éven­tuel­le­ment appli­cable ici ? J’in­ter­roge les dif­fé­rentes sources…

Cer­tains dic­tion­naires de dif­fi­cul­tés (Giro­det, Jouette, Péchoin et Dau­phin) affirment sans nuance que, pla­cé devant, pas­sé est une pré­po­si­tion et reste invariable. 

Tho­mas est déjà plus sub­til : pas­sé est « ordi­nai­re­ment consi­dé­ré comme une pré­po­si­tion et reste invariable ». 

Hanse (art. par­ti­cipe pas­sé 2.1.3) dit qu’« en dehors de l’indication de l’heure [Pas­sé dix heures], on a le choix. Assi­mi­lé à après devant un nom, pas­sé reste sou­vent inva­riable (mieux vaut le lais­ser tel), mais sou­vent aus­si on le traite comme un par­ti­cipe pas­sé ». Après une série d’exemples contra­dic­toires, il conseille tout de même l’invariabilité. 

Géné­ra­le­ment, ordi­nai­re­ment, sou­vent… Le tra­vail du cor­rec­teur est une navi­ga­tion per­ma­nente entre ces écueils. 

Mais, dans tous les exemples don­nés par ces ouvrages de réfé­rence1 – ils pèchent par­fois par manque de pré­ci­sion –, pas­sé est employé seul.  

Il faut donc se tour­ner vers « plus cos­taud » : Le Bon Usage. Grâce au moteur de recherche de l’é­di­tion numé­rique, je trouve que ce cas relève, pour Gre­visse, des « formes mécon­nues ou alté­rées de la pro­po­si­tion abso­lue » (§ 255 ; pour la défi­ni­tion de la pro­po­si­tion abso­lue, voir § 253). 

Com­pa­ra­ti­ve­ment à la forme aus­si­tôt la porte pas­sée, celle qui nous occupe (adv. + par­tic. + nom) fait par­tie des « autres ordres (rare­ment signa­lés) ».

Gre­visse donne alors des exemples confir­mant mon orientation :

  • Mon équi­libre n’est pas encore à ce point assu­ré que je puisse reprendre ma médi­ta­tion aus­si­tôt pas­sée la cause du désar­roi (Gide, Jour­nal, 11 févr. 1916). 
  • Une fois éclai­rée la nature poli­tique du fachisme [sic], une fois déga­gé le carac­tère pro­pre­ment ger­ma­nique de l’hitlérisme, il reste un cer­tain sys­tème idéo­lo­gique et pra­tique (Que­neau, Bâtons, chiffres et lettres, p. 214-215). 
  • Une fois levés les inter­dits […], tout parut plus clair (G. Antoine, dans Clau­del, Par­tage de midi, ver­sion de 1906, p. 7).
  • Une fois tou­chée la plage, il nous lais­sa ran­ger la pirogue (Orsen­na, La gram­maire est une chan­son douce, p. 52). 

Mon choix est tran­ché : je laisse l’ac­cord au féminin. 

Par curio­si­té, et parce que les tra­vaux de relec­ture sont de for­mi­dables occa­sions de pro­gres­ser en langue fran­çaise, j’ai essayé de com­prendre, tou­jours grâce à Gre­visse, la source de cette hési­ta­tion sur l’invariabilité de pas­sé.

§ 429 — Quand le rece­veur pré­cède le don­neur, on observe une ten­dance à lais­ser le rece­veur inva­riable. 
Ce phé­no­mène s’explique par le fait que le locu­teur n’a pas tou­jours pré­sente à l’esprit la par­tie de la phrase qu’il n’a pas encore énon­cée. Des causes par­ti­cu­lières jouent dans cer­tains cas.

§ 259 — L’invariabilité n’est pas obli­ga­toire pour étant don­né (tou­jours anté­po­sé), pour pas­sé, mis à part (qui peuvent être anté­po­sés). 
[…] Pour pas­sé, l’Acad. 2011, après l’ex. Pas­sée la mau­vaise sai­son, ajoute : « Lorsque le par­ti­cipe est pla­cé avant le sujet, il est le plus sou­vent trai­té comme une pré­po­si­tion et reste inva­riable : Pas­sé les délais. »
[…] Pas­sé variable : Pas­sée la période d’hostilité contre « les tra­vaux », il avait mis de bonne foi son espoir dans le retour à la mai­son natale (Colette, Chatte, p. 106). — Pas­sées les courses de feria, il me fau­dra reve­nir (Mon­therl., Bes­tiaires, VIII). — Pas­sés les lourds piliers corin­thiens du por­tique, on se trou­vait dans un ves­ti­bule (Green, Terre loin­taine, p. 33). — Pas­sées les pre­mières minutes, elle ne pleu­re­ra pas (Ces­bron, Sou­ve­raine, p. 69). — Pas­sée la mala­die infan­tile du com­mu­nisme chi­nois, Confu­cius repren­drait sans doute la place qui lui revient (Étiemble, Confu­cius, p. 9). — À la Libé­ra­tion et pas­sés les règle­ments de comptes, nous nous sommes effor­cés […] d’unir toutes les vic­times de l’occupation (Druon, Cir­cons­tances, t. III, p. 589).

En fait, « pas­sé s’accorde assez sou­vent avec le nom qui suit », d’après Le Fran­çais cor­rect2, variante du Grevisse. 

J’ai ma confir­ma­tion : pas­sé ne peut être per­çu comme une pré­po­si­tion que s’il est pla­cé seul en début de phrase. Au pas­sage, j’ai appris à rela­ti­vi­ser la règle de son invariabilité.

Le “TOP”, référence ancienne du métier du correcteur

"TOP. Toute l'orthographe pratique", d'André Jouette, édition Nathan de 1986
Édi­tion de 1986

Cer­tains cor­rec­teurs, aujourd’­hui retrai­tés, ont eu entre les mains un « Jouette » dif­fé­rent de celui que nous connais­sons aujourd’­hui (☞ lire La biblio­thèque du cor­rec­teur). Il por­tait, au choix de l’é­di­teur, le petit nom de « TOP », abré­via­tion du titre entier : Toute l’orthographe pra­tique. L’ou­vrage a été publié par Nathan (coll. Plu­ri­guides, 765 pages) en 1980.

Portrait d'André Jouette dans la pression quotidienne marnaise en 1996
André Jouette dans la presse mar­naise en 1996

Né le 22 juin 1914 à Allian­celles (Marne), André Jouette a été direc­teur d’é­cole, biblio­thé­caire en chef de la ville de Mar­ra­kech, cor­rec­teur d’é­di­tion spé­cia­li­sé dans les dic­tion­naires et ency­clo­pé­dies. Il est l’au­teur d’une dizaine d’ou­vrages sur la langue, dont La Gram­maire facile du fran­çais (Nathan), Le Savoir-écrire (Solar) et Les Pièges du fran­çais actuel (Mara­bout) ; du Secret des nombres (Albin Michel) et d’une chro­no­lo­gie, Toute l’his­toire (Per­rin).

Couverture de "Ortho" rouge, édition scolaire, d'André Sève, 1946
L’Ortho rouge, sco­laire, de 1946

Dès sa sor­tie, le TOP trou­va sa place dans le petit mar­ché des dic­tion­naires d’or­tho­graphe. Seul réel concur­rent, l’Ortho d’An­dré Sève et Jean Per­rot. Conçu comme ouvrage sco­laire dès 1946, il a été édi­té pour le grand public de 1950 à 1983. Le Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et des dif­fi­cul­tés du fran­çais, de Jean-Yves Dour­non, paraî­tra tout juste un an après celui de Jouette. Le Dic­tion­naire ortho­gra­phique de Bled le sui­vra de quelques années (1987).

Un ouvrage unique en son genre

Couverture de "Ortho. Dictionnaire orthographique et grammatical", d'André Sève et Jean Perrot, 1983
Ortho vert, grand public, 1983

Le « Jouette » leur est net­te­ment supé­rieur en nombre de mots enre­gis­trés (50 000 dans la pre­mière édi­tion, 70 000 ensuite), mais aus­si par la foule d’in­for­ma­tions pra­tiques qu’il leur adjoint et qui lui donne son carac­tère pra­tique. Homme du métier, André Jouette sait quels sont les doutes que doit lever le cor­rec­teur au quo­ti­dien. Il four­nit donc de nom­breux exemples (Ils s’en sont aper­çus ; les deux heures qu’ils ont cou­ru) et expres­sions (L’en­tre­prise change de mains ; l’ou­vrier fati­gué change de main) aptes à nous tirer d’af­faire1. Mais ce n’est pas tout.

Des articles de syn­thèse […] concernent : la gram­maire (avec une étude com­plète sur l’accord du par­ti­cipe pas­sé) ; le voca­bu­laire (des listes métho­diques faci­litent la connais­sance ana­lo­gique du fran­çais) ; les recom­man­da­tions offi­cielles de fran­ci­sa­tion des mots étran­gers ; la pré­sen­ta­tion (ponc­tua­tion, typo­gra­phie…) ; la culture géné­rale (les noms des sept Muses, des trois Grâces…). On trouve éga­le­ment : des tableaux de conju­gai­son com­plets ; des tableaux ana­lo­giques (liste des noms de col­lec­tion­neurs, des noms de femelles et de petits d’animaux, des États avec le nom de leurs habi­tants et de leur mon­naie…). […]2

Un bon accueil critique dès sa parution

J’ai trou­vé une recen­sion de la pre­mière édi­tion, parue dans la revue Com­mu­ni­ca­tions et lan­gage.

Couverture de "TOP. Toute l'orthographe pratique", d'André Jouette, édition originale de 1980
Édi­tion ori­gi­nale, 1980

Le titre de cet ouvrage est à la fois juste et trom­peur. En effet, pour four­nir tout ce qui est néces­saire à une écri­ture sans faute, il fal­lait dépas­ser lar­ge­ment le cadre strict de l’or­tho­graphe. Et c’est bien cela qu’An­dré Jouette a fait.

« T.O.P. » est beau­coup plus qu’un dic­tion­naire ortho­gra­phique (pour­tant cin­quante mille mots et expres­sions s’y trouvent) et qu’un dic­tion­naire de gram­maire (pour­tant tous les points déli­cats sont pas­sés en revue), c’est une somme d’une sur­pre­nante richesse. De la liste des sept cent soixante-huit villes fran­çaises de plus de dix mille habi­tants et des soixante-dix-neuf sous-pré­fec­tures n’at­tei­gnant pas ce nombre aux lois et décrets concer­nant la langue fran­çaise, des gal­li­ca­nismes [sic, gal­li­cismes] à l’é­cri­ture des noms de vins, il est bien dif­fi­cile d’en rendre compte en quelques mots.

Par ailleurs, ce qui frappe tout de suite, c’est le plai­sir que semble avoir pris l’au­teur à nous faire entrer dans les secrets de la langue. Tou­jours pré­cis et rigou­reux, il va jus­qu’à employer une anno­ta­tion spé­ciale dans le cas par­ti­cu­lier où un mot com­po­sé se trouve cou­pé en fin de ligne à la hau­teur du trait d’u­nion… Ain­si, on peut voir écrit :

… porte-
-cou­teau.

Pour ache­ver, je ne résiste pas au plai­sir de citer quelques curio­si­tés que l’on ren­contre rare­ment ailleurs. Savez-vous, par exemple, que la phrase « Por­tez ce vieux whis­ky au juge blond qui fume » emploie toutes les lettres de l’al­pha­bet ? ou encore qu’un palin­drome est un diver­tis­se­ment ortho­gra­phique fait d’un mot ou d’une phrase pou­vant se lire de droite à gauche comme de gauche à droite (ain­si, engage le jeu que je le gagne) ? Quel est l’a­ni­mal qui ancoule ? Quelle est la conte­nance de la bou­teille qui porte le nom de sal­ma­na­zar ? Vous trou­ve­rez les réponses res­pec­ti­ve­ment aux articles « ani­maux » (p. 65) et « bou­teille » (p. 111). Enfin, il faut men­tion­ner l’an­nexe inti­tu­lée « On en parle, mais quels sont-ils ? », com­po­sée de plus de soixante rubriques qui donnent aus­si bien les noms des douze sybilles, des pro­phètes de la Bible que ceux des six femmes d’Hen­ry VIII ou des quatre poches de l’es­to­mac des rumi­nants. Un livre de pre­mière uti­li­té qui sort vrai­ment de l’or­di­naire3.

Le suc­cès de cet ouvrage, repris par les Édi­tions Le Robert en 1993, ne s’est jamais démen­ti, comme le montre la régu­la­ri­té des rééditions. 

Sans comp­ter les édi­tions dans les clubs du livre. 


Plus réédi­té depuis la mort de l’au­teur (le 9 novembre 2006, à Chan­tilly, Oise, à 92 ans), le « Jouette » reste à ce jour sans véri­table concur­rent, aus­si je recom­mande à ceux qui ne le pos­sèdent pas encore d’en acqué­rir un exem­plaire d’oc­ca­sion, tant qu’il s’en trouve. 

PS – En 2010, 2011 et 2015, Le Robert a publié, au for­mat de poche, un Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et de dif­fi­cul­tés sans nom d’au­teur sur la cou­ver­ture, ce qui a pu induire en erreur cer­tains ache­teurs. Rédi­gé par Édouard Trouillez et Géral­dine Moi­nard, sous la direc­tion de Domi­nique Le Fur, c’est avant tout un dic­tion­naire d’or­tho­graphe, les déve­lop­pe­ments étant plus rares et plus suc­cincts que chez Jouette ; les enca­drés qua­si inexis­tants. Dans leur pré­face, les auteurs saluent la mémoire de leur pré­dé­ces­seur, dont ils se sont ins­pi­rés, recon­nais­sant « un tra­vail dont l’ex­cel­lence, l’ex­haus­ti­vi­té et le ton inimi­table furent appré­ciés par le grand public comme par les spé­cia­listes de l’écrit ». 

« Inimi­table»… Je dirais plu­tôt « irrem­pla­çable », en tout cas irremplacé.


Le correcteur face à l’auteur médiocre

Tout cor­rec­teur ayant un peu d’ex­pé­rience vous énon­ce­ra cette véri­té : ce sont les auteurs de piètre talent qui montrent le plus de résis­tance à son inter­ven­tion sur leur texte. Nul ne l’a mieux expri­mé que le grand révi­seur qué­bé­cois Jean-Pierre Leroux, avec son humour et son franc-par­ler, dans un article de 1985, « Exer­cices de révi­sion ». Voi­ci l’ex­trait en question.

Curieu­se­ment, les auteurs les plus médiocres sont ceux qui jettent des cris dès qu’on signale dans leurs chefs-d’œuvre une impro­prié­té ou une struc­ture de phrase bran­lante. Ils veulent assi­mi­ler leur igno­rance de la gram­maire et de l’orthographe à une liber­té toute créa­trice. L’effronterie ne cédant en rien à la paresse, ils vont jusqu’à pré­sen­ter leurs tor­chons aux édi­teurs, les­quels édi­teurs en font des livres, les­quels livres s’attirent des éloges, les­quels éloges aident ces fumistes d’auteurs à obte­nir prix, bourses, tour­nées de confé­rences, mais faites qu’on ne me laisse jamais la chance d’approfondir la ques­tion ou de four­nir une liste de noms. (Exer­cice 8. Expli­quez en ver­tu de quoi plus un texte est mal fou­tu, plus l’auteur est soup­çon­neux, plus la révi­sion est ingrate, mal payée, insa­tis­fai­sante, et plus l’éditeur vous met des bâtons dans les roues.) (Exer­cice 9. Expli­quez pour­quoi, lorsqu’un livre est bien révi­sé, les cri­tiques lit­té­raires estiment que l’auteur a du talent et pour­quoi, lorsqu’un livre est mal révi­sé, ils consi­dèrent que l’éditeur n’a pas fait son tra­vail. […] Quant aux auteurs conscien­cieux, baume sur mon cœur endo­lo­ri, ils ne pensent pas que le fait de se ren­sei­gner sur le sens des mots rende le tra­vail d’écriture moins pas­sion­nant. Mieux : ils sont rede­vables au révi­seur qui iden­ti­fie leurs lacunes, leurs tics ; ils pré­fèrent en effet conso­li­der leur ouvrage plu­tôt que leur ego, qui ne se trouve abso­lu­ment pas désho­no­ré d’avoir appris quelque chose.

Leroux, Jean-Pierre, « Exer­cices de révi­sion », Liber­té, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 15-16. URL : <http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1034163/31304ac.pdf>.

☞ Lire aus­si mon article Le Gar­dien de la norme, de Jean-Pierre Leroux.

☞ Lire aus­si « L’af­faire du sha­ko » sui­vi de « Pre­mier (et der­nier ?) lec­teur » dans Défense d’un “être hybride”, le cor­rec­teur, 1864.

De quoi le correcteur doit-il douter ?

Le cor­rec­teur, un pro­fes­sion­nel à l’œil aigui­sé… mais dis­cret. (Foto­me­lia)

Un bon cor­rec­teur doute en per­ma­nence. C’est même sa prin­ci­pale qua­li­té – la maî­trise de la langue fran­çaise et la culture géné­rale étant des pré­re­quis. Mais de quoi doute-t-il au juste ? Eh bien, de tout ou presque. Dans son article « Prête-toi ta plume… et ton cer­veau », l’écrivaine qué­bé­coise Suzanne Robert en donne un aper­çu assez ver­ti­gi­neux, mais réa­liste. Le champ d’in­ter­ven­tion du cor­rec­teur sur un texte est très éten­du. Il doit tout voir, tout régler, mais sans se faire remarquer.

[…] Le révi­seur-cor­rec­teur doit non seule­ment pos­sé­der une connais­sance exhaus­tive de la langue fran­çaise — ce qui est la moindre des choses —, mais il doit de plus — ce qui en éton­ne­ra plu­sieurs — être nan­ti d’un amour inébran­lable pour cette langue et, sur­tout, d’un pro­fond sens du doute. Dou­ter de tout, d’un accent, d’un accord, de l’exactitude d’un terme, d’une date, d’un sigle, d’un nom de ville étran­gère, d’un sub­jonc­tif, de la logique d’une pen­sée, etc. Métier d’incertitude ! Tout véri­fier, son­der, cor­ro­bo­rer. Savoir lire avec un œil de lynx et un esprit scien­ti­fique. Culti­ver l’intuition, l’acuité, l’attention, la concen­tra­tion, la logique, la patience. Savoir écrire, récrire, refor­mu­ler, réor­ga­ni­ser. Noter les redon­dances, les répé­ti­tions, les contra­dic­tions, les digres­sions. Adou­cir ici, ren­for­cer là, uni­for­mi­ser le tout, cla­ri­fier, refondre le cha­pitre, réunir les para­graphes, les scin­der. Res­pec­ter le « style » de l’auteur et com­prendre sa « pen­sée » éche­ve­lée, ou étroite, ou confuse, ou sim­ple­ment incom­pré­hen­sible ; com­prendre l’incompréhensible. Suivre à la trace l’auteur, son pro­pos, sa démarche, son ton, qu’il ait ou non (ce qui arrive plus sou­vent qu’on ne le croit) accep­té de dis­cu­ter avec le révi­seur de cer­tains points obs­curs de son texte. Deve­nir l’auteur, s’insérer en lui, puis le rehaus­ser, le repeindre, le rendre par­fait dans son genre. Rendre Dieu plus sem­blable à lui-même en éli­mi­nant les défauts, les erreurs, les méprises — car l’éditeur accepte plus ou moins n’importe quoi, sachant que son brave répa­re­ra tous les dégâts. Réduire à 300 pages un manus­crit de 600 pages ; refaire une biblio­gra­phie de 150 titres pour les­quels l’auteur a omis d’indiquer l’année de publi­ca­tion ou le lieu de l’édition, ou de pré­ci­ser s’il s’agit d’un article, d’une mono­gra­phie, d’un rap­port, etc. ; savoir en quelle année fut éta­bli le pont aérien vers Ber­lin ou de quelle sub­stance miné­rale est fait le rocher Per­cé ; scru­ter les équa­tions algé­briques ; véri­fier la topo­ny­mie d’une région ou l’orthographe de noms nor­vé­giens ; faire les conver­sions métriques ; s’assurer de l’exactitude d’un jeu-ques­tion­naire ou de la cohé­rence d’un roman poli­cier ; recons­truire un tableau de don­nées ; récrire l’envolée phi­lo­so­phique d’un grand pen­seur ; refaire le pas­sage cru­cial d’un roman de déses­poir, etc. Le révi­seur-cor­rec­teur vit une exis­tence de pré­da­teur, tou­jours à l’affût, tenant sa culture géné­rale dans la main gauche et ses livres de réfé­rence (dont il défraie lui-même le coût) dans la main droite. […]

Robert, Suzanne, « Prête-moi ta plume… et ton cer­veau », Liber­té, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 7-8. URL : <http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1034163/31303ac.pdf>.

Le correcteur, “taupe de l’édition”

Dans la revue qué­bé­coise Liber­té, sous le titre « Les taupes de l’é­di­tion », ont été réunis en 1985 deux articles savou­reux trai­tant du métier de cor­rec­teur1. Du pre­mier, signé de l’é­cri­vaine Suzanne Robert, je retiens en par­ti­cu­lier le pas­sage ci-des­sous, qui, depuis sa publi­ca­tion, n’a pas pris une ride. 

[…] C’est à ce moment qu’entre en scène notre révi­seur-cor­rec­teur-lin­guis­tique-de-manus­crits. L’éditeur lui remet alors un tor­chon, au mieux un linge troué ou tis­sé à la hâte, en décla­rant : « Voyez ceci, mon brave. Il fau­dra me le répa­rer. Ce ne sera pas long. Rien de grave. Quelques accrocs, tout au plus ». On lui ordonne d’en faire, dans les plus brefs délais, une soie bien tra­mée, dégom­mée, cuite, mon­tée, mou­li­née, souple, d’apparence natu­relle, acces­sible à tous et pour une rému­né­ra­tion déri­soire. Après nuits blanches et épui­se­ments phy­siques et men­taux, le « brave » remet la mer­veille à l’éditeur qui, d’un œil d’expert, regarde de haut le tra­vail ache­vé, reproche à son brave le petit retard qu’il accuse sur le calen­drier d’édition et s’en va pres­te­ment aux salons de l’étage en mur­mu­rant : « Un livre de plus. J’espère qu’il se ven­dra bien ». L’imprimeur se hâte, le cor­rec­teur d’épreuves s’essouffle, l’engrenage va bon train, le livre paraît, les études de mar­ché se confirment et le lec­teur emporte chez lui ce pré­cieux objet que le révi­seur-cor­rec­teur-lin­guis­tique-de-manus­crits a cou­vé, abreu­vé, recons­truit, remo­de­lé, repen­sé, refor­mu­lé, res­sas­sé, récrit, sans même, bien sou­vent, avoir eu droit à un exem­plaire gra­tuit une fois l’ouvrage publié. Sur la cou­ver­ture, sur les pages de titre, dans les jour­naux, sur les affiches, dans les vitrines de librai­ries, à la radio et à la télé brillent les noms de l’auteur et de l’éditeur. Le « brave », quant à lui, retourne à ses caves. […]

Robert, Suzanne, « Prête-moi ta plume… et ton cer­veau », Liber­té, 162 (27, 6), décembre 1985, p. 4. URL : <http://www.erudit.org/culture/liberte1026896/liberte1034163/31303ac.pdf>.