L’absence de virgule chez Marie-Hélène Lafon

Dans l’excellent roman His­toire du fils de Marie-Hélène Lafon – grande sty­liste, dont j’avais déjà beau­coup aimé Nos vies –, on trouve un usage fré­quent de l’absence de vir­gule, qui me paraît inté­res­sant. Cela a pour fonc­tion de grou­per des mots en un tout cohé­rent, pen­sé ou expri­mé sans pause. Cela per­met aus­si de ne pas mul­ti­plier les sépa­ra­tions entre deux élé­ments de phrase déjà sépa­rés par une vir­gule. Voi­ci quelques exemples de ce procédé. 

Pour expri­mer une action continue : 

« […] quand Antoi­nette vivait avec eux à Chan­te­relle, il la fai­sait rire avec ce qu’elle appe­lait ses folies, et elle riait elle riait, elle pleu­rait aus­si du coin des yeux à force de rire tel­le­ment […] » (p. 14)

Quand des sen­sa­tions défilent : 

« Mou­rot patrouille dans les rangs, il ne sent pas bon. Paul hésite, beurre rance poi­reaux vinai­grette vieille soupe, des relents de nour­ri­ture, les stig­mates d’une vie étri­quée, recuite et réchauf­fée. » (p. 29)

Pour don­ner une impres­sion d’ensemble : 

  • « […] un charme qui n’avait pas de nom et qui leur tenait au corps. C’était dans leurs attaches, épaules poi­gnets che­villes, fortes et fines à la fois […] » (p. 31)
  • « Il n’aimait pas ces eaux noires qui creusent des abîmes dans la nuit. Il avait choi­si la lumière le chaud le jour la joie. » (p. 53)
  • Les amis, deux frères noueux noi­rauds énig­ma­tiques, dotés d’un fort accent ita­lien […] (p. 150)

Le pro­cé­dé est par­fois jus­ti­fié dans le texte : 

  • « La ques­tion le sai­sit ; il sent, avec ses jambes ses bras son ventre, qu’elle est trop grande pour lui. Il se débat, il pense à la gram­maire que le maître d’école leur apprend. Il aime l’école le maître la gram­maire, et les autres matières, il est d’accord pour tout. » (p. 60)
  • « Il devint atten­tif à la voix, grave voi­lée chaude moi­rée velou­tée. Il épui­sa ses adjec­tifs. » (p. 38)
  • « […] elle n’avait jamais été enceinte, pour­quoi main­te­nant ; et de cet homme, elle hési­tait sur le mot, homme jeune homme amant gaillard voyou, elle hési­tait sur le mot mais se ren­dait à l’évidence ; de tous les mâles qui avaient tra­ver­sé sa vie, Paul Lachalme était le moins capable de faire un père […] » (p. 77)
  • « Elle avait jeté d’un seul élan, comme on récite un poème devant le maître et la classe, sans le regar­der, sans res­pi­rer, et sans bou­ger, le corps vrillé, ta mère m’a dit hier pour ton père, il s’appelle Paul Lachalme il est né en 1903 il a qua­rante-sept ans seize ans de moins qu’elle ils se sont connus à Aurillac au lycée de gar­çons il est avo­cat il vit à Paris bou­le­vard Ara­go dans le qua­tor­zième arron­dis­se­ment au 34 il a une mai­son et des biens de famille un hôtel des terres à Chan­te­relle dans le Can­tal. » (p. 54)

Autre exemple de phrase jetée : 

« Il chan­ce­lait, elle l’avait sai­si aux épaules, ils étaient de même taille. Elle avait enfon­cé en lui l’éclat cru de ses yeux clairs, elle avait dit, d’une voix presque rieuse, recou­chez-vous jeune homme on est presque tou­jours ban­cal sur trois jambes. » (p. 39)

Un der­nier exemple, où le pro­cé­dé est employé deux fois de suite : 

« […] une après-midi qui comp­te­ra dans sa vie, il le sait il le sent, c’est un aiguillage une fron­tière un seuil. » (p. 160)


Marie-Hélène Lafon, His­toire du fils, Buchet-Chas­tel, 2020, 170 pages, récom­pen­sé du prix Renaudot.