« À Genevieve, mon amour, ma muse, ma correctrice, ma relectrice, ma dialoguiste, ma claviste, celle qui me supporte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop souvent à mon profit. Ton nom mériterait de figurer sur la couverture de ce livre autant que le mien1. »
Ils ne sont plus rares, aujourd’hui, les auteurs qui remercient (comme Martin Michaud, ci-dessus), dans leurs livres, une parente ou une compagne pour les bons soins qu’elles ont portés à leurs écrits.
Balzac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et surtout Lamartine, dont l’épouse dévouée, Elisa, s’est épuisée pour la gloire du poète.
Surtout connue pour avoir protégé la mémoire de son frère en publiant une biographie de ce dernier après sa mort2, Laure Surville (1800-1871) ne s’est pas arrêtée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er septembre 19003.
Laure Surville, sœur cadette de Balzac.
« Comment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Balzac emmenait un soir au bal de l’Opéra, et qui une autre fois travaillait avec lui à ses livres, la collaboratrice de ses premiers romans, la correctrice des derniers, à qui il recommandait ainsi son Médecin de campagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sembleront mauvais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »
Édith Marois, docteure ès lettres, chercheuse à l’université François Rabelais de Tours, fournit quelques précisions4 :
« Si Laure Surville n’est pas entrée dans la postérité en tant qu’écrivaine, sa collaboration, même modeste, même simplement consultative, à l’œuvre de son frère est attestée par leur correspondance. En octobre 1833, peu de temps avant la publication du Médecin de campagne, Honoré sollicite ses remarques : “corrige bien le Médecin ou plutôt dis-moi tous les endroits qui te sembleront mauvais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase5”. L’année suivante, il la remercie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfutant les critiques qu’elle exprime : “merci des éloges […] je me suis tout bêtement attendri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des ramifications avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère félicitation que j’ai reçue de l’Absolu6”, mais là encore, le livre est déjà imprimé et diffusé… »
On trouvera peut-être d’autres informations sur Laure Surville, correctrice de son frère, dans l’ouvrage de Christine Planté, La petite sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Presses universitaires de Lyon, 2015.
Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérôme, 1849.
On en sait davantage sur Elisa (ou Marianne) de Lamartine (1790-1863), artiste peintre et sculptrice française d’origine britannique : elle s’est usé la santé à corriger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.
« Mme de Lamartine, correctrice d’épreuves. — M. Henri Guillemin, dans le Mercure de France, nous apporte — d’après des documents inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’avoir pu les utiliser — de précieux renseignements sur la vie conjugale de Lamartine et sa femme, que M. Guillemin appelle “la troisième Elvire”. Mme de Lamartine fut une épouse parfaite, exclusivement dévouée à son mari et aux travaux duquel elle apporta une discrète collaboration généralement peu connue.
« Voici à ce propos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adressée à son beau-frère, M. de Montherol : “M. Furne, l’éditeur, est venu de Paris sur le bruit que les Girondins étaient finis, et il a emporté la permission de mettre trois volumes sous presse en janvier, pour paraître en mars, à peu près. « C’est à Paris que le travail des épreuves va être terrible pour moi. Je vais être en lutte continuelle pour obtenir des corrections, dont je n’obtiendrai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une victoire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à corriger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’abondance, abondance miraculeuse, mais qui aurait besoin d’être coordonnée. Les épithètes vont au delà de la pensée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mauvais est anathématisée. Le public n’y met pas le correctif, et blâme l’auteur. Je passerai un mauvais hiver. (Inédit.)” » — Journal des débats politiques et littéraires, 3 août 1934, p. 2.
Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secrétaire de Lamartine, Elisa évoque notamment « le long travail de correction des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en autographes et manuscrits Emmanuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.
« M. de L. parle de partir le 25, lundi de la semaine qui vient. J’espère avoir fait les corrections au moins pour l’exemplaire que je garde et j’espère aussi être mieux portante pour écrire plus nettement celles que je donnerai à l’imprimeur. Il me faudra bien quelqu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très difficiles à tirer. Mais il faudrait quelqu’un aussi poète que vous et aussi minutieux que le grammairien. Je ne pourrais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mauvaise prose […] » [1862].
« […] Un jour à Monceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tombée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est convenu et j’ai substitué une épithète exacte et sans inconvénient. Je lui ai fait observer que je lui rendais service ! Mais il continue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entrevoir par hasard, ou par supercherie quelque chose. C’est si fort une volonté de sa part qu’il donne ses épreuves à porter tout de suite à Jean, au lieu de les donner le soir à un commis qui passe devant l’imprimerie. J’en suis désolée. Si je pouvais seulement causer avec lui sur ce qu’il écrit, je le convaincrais souvent de l’inconvénient de mots qui lui sont échappés […] » [sans date].
« Passez sur la terrasse déserte, devant la façade du château paisible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’agite dans l’intérieur. Dans cette grande chambre aux murs tapissés de rosiers grimpants, desséchés, une femme est dans la tristesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a demandé à Dieu la force des sacrifices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espérances. Elle travaille, sa plume active corrige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamartine (Dentu, 1887, p. 207).
École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, Paris 4e. Carte postale, s.d.
À la suite de mes recherches sur les premières correctrices apparaissant dans les annonces d’emploi (1884-1941), je découvre l’existence d’une école primaire supérieure de jeunes filles, dont certaines élèves pourraient devenir correctrices7. Trois extraits de journaux permettent d’en brosser un tableau assez précis. Cet établissement est aujourd’hui le lycée Sophie-Germain, nom de baptême que l’école a reçu dès 1888.
Plaque de l’école.
« L’école primaire supérieure de jeunes filles de la rue de Jouy [Paris 4e] mérite une mention spéciale. Fondée il y a dix-huit mois [en 1882], dirigée par une femme de grand talent, Mme Blanche Chegaray, cette école rend des services inappréciables, et bientôt, du reste, la Ville en ouvrira une deuxième, exactement semblable, rue des Martyrs.
« Les jeunes filles y sont admises seulement au concours, et lorsqu’elles sortent de l’établissement, après avoir satisfait aux examens — examens des plus sérieux, — elles sont aptes à entrer dans les postes et télégraphes. à être correctrices d’imprimerie, premières dans des maisons de couture, etc. Indépendamment de cela, elles sont dressées aux soins du ménage, et le blanchissage des dentelles, la confection du linge et des vêtements, la cuisine leur sont enseignés par d’habiles professeurs. En un mot, à l’école de la rue de Jouy, les jeunes filles reçoivent une instruction solide et on leur apprend aussi à être de vrai[e]s femmes. […] » — Gil Blas, 4 août 1884
Conditions d’admission et personnel enseignant
« La durée des études est fixée à quatre années : trois années d’études normales et une année d’études complémentaires.
« L’école est gratuite ; elle ne reçoit que des élèves externes.
« Les élèves sont admises à la suite d’un concours. Les jeunes filles qui doivent atteindre l’âge de douze ans révolus au 1er octobre, et qui n’ont pas dépassé à la même date l’âge de quatorze ans, sont seules admises à participer à ce concours.
« Pour le premier concours, devant avoir lieu au moment de l’ouverture de l’école, les jeunes filles devront avoir atteint l’âge de douze ans révolus au 1er janvier 1882. […]
« Le personnel de l’école est ainsi composé : « Une surveillante générale faisant fonctions d’économe, au traitement de 3,400 à 5,000 francs. « Des maîtresses adjointes, chargées de la surveillance des études, des fonctions de répétitrices et pouvant être appelées en outre à faire certains cours, au traitement, de 2,400 à 3,600 fr. « Des professeurs, hommes ou femmes, pour l’enseignement du français et de la lecture, des langues vivantes (anglais et allemand), de l’écriture, de l’arithmétique, de la tenue des livres, de l’histoire et de la géographie, des sciences physiques et naturelles, de la géométrie pratique et du dessin linéaire, de la coupe et de la couture, de la gymnastique, du chant, et en deuxième et troisième année seulement, de la morale, de notions d’économie politique, de législation et d’économie domestique. » — L’Unité nationale, 28 mars 1882
Épreuves du concours
« Le concours comprend des épreuves écrites et des épreuves orales : « 1o Epreuves écrites : Orthographe et écriture. — Arithmétique et applications pratiques de la géométrie. — Dessin linéaire. — Dessin d’ornement. — (La dictée d’orthographe sert d’épreuve d’écriture) ; « 2o Epreuves orales : Histoire de France. — Géographie. — Arithmétique. — Instruction morale et civique.
« Les épreuves écrites sont éliminatoires.
« Nota. — Le conseil municipal de Paris a décidé, en principe, la création, dans chacune des écoles primaires supérieures, d’un certain nombre de bourses d’entretien destinées à venir en aide aux familles qui n’auraient pas les ressources nécessaires pour entretenir leurs enfants pendant la durée des études d’enseignement primaire supérieur. » — La Réforme, 9 octobre 1882
École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, grand amphithéâtre. Carte postale, s.d.
C’est une friandise que je vous propose aujourd’hui, un entrefilet trouvé dans le Figaro du 22 mars 1878. Vous donnera-t-il un peu de gaieté ? C’est mon but, en tout cas.
Le Figaro, 22 mars 1878.
Introduite en seconde position dans le Dictionnaire de l’Académie en 1798, l’orthographe gaîté est donc admise en 1878, date de l’article du Figaro, mais la première, gaieté, est la seule que l’Académie emploie dans ses définitions depuis 1740 : « Avoir de la gaieté. Perdre toute sa gaieté. Reprendre sa gaieté. Montrer de la gaieté. Témoigner une grande gaieté. Il est d’une gaieté folle. Il a de la gaieté dans l’esprit. »
Ces messieurs les correcteurs suivaient donc la préférence de l’Académie.
Précédemment (1694, 1714), l’Académie écrivait gayeté – prononcé en trois syllabes, comme on le voit dans ces vers :
« Mais je vous avouerai que cette gayeté Surprend au dépourvu toute ma fermeté » — Molière, Don Garcie de Navarre ou le Prince jaloux (1661), V, 6.
Ensuite, elle écrira gaieté seul (1718, 1762), choix auquel elle reviendra en 1935.
L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie conserve la seule gaieté, mais précise en bas de définition : « On trouve aussi gaîté » et « Peut s’écrire gaité, selon les rectifications orthographiques de 1990 ».
Dans les faits, gaieté reste nettement majoritaire, gaîté ne se rencontre plus que dans des noms propres (théâtre de la Gaîté) ; gaité n’a pas encore pris.
Ajoutons, pour le plaisir, qu’en 1878 les gaietés désignaient aussi « des paroles ou des actions folâtres que disent ou que font les jeunes personnes ».
Je vous souhaite donc, en ce dimanche, d’avoir de la gaieté ou de faire de petites gaietés.
PS – Les correcteurs auront noté, au passage, que la confusion mise à/au jour avait déjà cours.
Le talentueux et non moins sympathique Jean Teulé vient, hélas, de nous quitter prématurément. Cette triste actualité est venue me rappeler que, peu de temps après sa publication, j’avais ébauché un article inspiré d’un de ses derniers livres, Crénom, Baudelaire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dandys. Personnalité insupportable, le poète l’était aussi par ses exigences infinies à l’égard de son éditeur parisien, Auguste Poulet-Malassis, un des grands éditeurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trouvait à Alençon, dans l’Orne.
Poulet-Malassis.
La Bibliothèque nationale a gardé trace des épreuves des Fleurs du mal corrigées par Baudelaire8 – le manuscrit original, lui, n’a jamais été retrouvé. Jean Teulé s’en amuse dans les chapitres 41 à 56 (de la livraison du dernier poème composant le recueil jusqu’à la signature du bon à tirer). Les deux typographes commis à la composition de ses vers, qu’il prénomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indéfiniment leurs formes – et de se faire « engueuler ».
Ainsi, dans « La Fontaine de sang », Baudelaire se plaint qu’on ait composé capiteux au lieu de captieux. Denis reconnaît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai compris. Il n’est pas obligé de m’en coller une tartine et de saloper le haut de la feuille avec des gribouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)
Un des très artistiques deleatur tracés par Baudelaire (BNF).
De plus en plus excédés, voire au bord de l’épuisement, les deux typographes le mentionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne fulmine : « J’ignore si c’est la berlue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me renvoie cette page et il y a toujours quelque chose à modifier ! Je vais le faire savoir aux deux éditeurs9. En plus du journal local, la composition et l’impression des formulaires de la préfecture nous suffisaient bien… Pourquoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)
En effet, comme le raconte Claude Pichois10, spécialiste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de placards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves contenant des questions comme des imprécations. Rarement, imprimeur fut plus maltraité par un auteur et il ne fallait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malassis portait à Baudelaire pour que n’intervînt pas la rupture. »
“Un Sisyphe de l’écriture”
En 2015, les Éditions des Saints-Pères ont publié un fac-similé des précieuses épreuves annotées, illustré par treize dessins inédits d’Auguste Rodin.
Extrait des épreuves des Fleurs du mal éditées en fac-similé par les Éditions des Saint-Pères.
« Dans ce document manuscrit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Baudelaire apparaît comme un Sisyphe de l’écriture, abandonnant douloureusement l’œuvre de sa vie et cherchant, dans les incessants remaniements de son texte, une forme de perfection esthétique. Des notes à l’attention de son éditeur alertent le lecteur sur le type de relations – teintées d’agacement ! – qui unissaient Baudelaire à Poulet-Malassis. Le poète, déçu par le copiste ayant recopié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigilant que de coutume…
« Avant de donner son “bon à tirer” définitif, Baudelaire retravaille plusieurs fois son recueil. Il remanie plusieurs fois l’architecture générale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chronologique de leur écriture. Il rectifie, se reprend, rature, sollicite l’avis de son éditeur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraîtra jamais, tant Baudelaire peine à terminer ses corrections. »
Sur la page de garde, Poulet-Malassis (que son ami poète appelle « Coco mal perché ») se plaint : « Mon cher Baudelaire, voilà 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir imprimé cinq feuilles. »
« Je tiens absolument à cette virgule », note de Baudelaire, page 6 des épreuves des Fleurs du mal (BNF).
« On découvre un Baudelaire tatillon, défenseur de la virgule, de l’accent aigu plutôt que de l’accent grave, de l’usage ou non de l’accent circonflexe. Dans la marge de “Bénédiction”, un des premiers poèmes du recueil, Baudelaire s’interroge ainsi sur le mot blasphême tel qu’il est imprimé sur l’épreuve à corriger. “Blasphême ou blasphème ? gare aux orthographes modernes !” met-il en garde » (Livres Hebdo11).
« Blasphêmes ou blasphèmes ? gare aux orthographes modernes ! » ; « poëte / poète ? » ; « on écrit généralement frimas [composé frimats], et hasardeux. Sont-ce des orthographes voulues par vous ? » Trois hésitations graphiques de Baudelaire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 11, 14 et 147.« Chariot / charriot ? » Autre hésitation graphique de Baudelaire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.
“Les correcteurs qui font défaut”
« Poulet-Malassis avait une chance, explique Claude Pichois : Baudelaire ne pouvait pas se rendre à Alençon, retenu qu’il était à Paris par la publication des Aventures d’Arthur Gordon Pym dans Le Moniteur universel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit maritime et fantastique de Poe donne beaucoup de “tintouin” au traducteur. Sinon, il ne se serait pas privé d’intervenir à l’imprimerie même dans la composition, liberté ou licence parfois accordée à l’auteur puisque la composition était manuelle. »
« Grande attention pour ces corrections », note de Baudelaire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.
« La seconde édition (1861), raconte aussi Claude Pichois, fut imprimée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entretenu de bonnes relations et qui, sans doute, ne lui permettait pas d’accéder fréquemment à ses ateliers. Baudelaire se plaint d’avoir trouvé “de grosses négligences” dans les épreuves :
Dans cette maison-là, c’est les correcteurs qui font défaut. Ainsi, ils ne comprennent pas la ponctuation, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aussi des lettres cassées, des lettres tombées, des chiffres romains de grosseur et de longueur inégale12.
Cette critique, qu’on trouve dans une lettre à Poulet-Malassis, est un éloge indirect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souffrir des remarques, interventions, corrections du poète. »
« Le déroulement de cette publication nous reste inconnu, précise Andrea Schellino13, puisque ni les échanges épistolaires entre Baudelaire et Poulet-Malassis, ni les épreuves de cette seconde édition des Fleurs du mal n’ont été conservés. Une lettre que Baudelaire envoie le 20 novembre 1860 au correcteur Rigaud laisse entrevoir que le poète-éditeur n’avait pas réduit ses exigences :
Je serai bientôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des virgules, de retourner des lettres, de rétablir des mots dans les épreuves que vous me retournez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sornettes pour Sonnettes, italiens pour citadins, je vous trouve vraiment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs14.
L’œil de Baudelaire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fautive que l’édition de 1857.
« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Baudelaire, pour avoir associé si étroitement la création et, au sens noble du terme, la fabrication des livres », conclut Claude Pichois.
Je cite, ci-dessous, trois longs extraits d’Histoire d’un livre (1857), petit ouvrage signé de Jean-Bernard Mary-Lafon, historien, linguiste et dramaturge français (1810-1884). L’auteur se propose de démontrer, à un certain Jean Duval, ancien procureur, et à ses six fils, dont l’un souhaite devenir auteur, que rien n’est plus beau ni plus utile que la carrière d’homme de lettres. Du désir d’être publié à la mise en vente du livre, en passant par les divers ateliers de l’imprimerie, se déroule un aimable récit, volontairement décousu, mêlé de références puisées dans divers ouvrages, dont les Études pratiques et littéraires sur la typographie publiées vingt ans plus tôt par l’imprimeur Georges-Adrien Crapelet. Il y est bien sûr question des correcteurs, notamment à travers deux anecdotes historiques que Mary-Lafon se délecte à raconter…
Une visite de l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers
« […] je vous peindrai mal l’impression profonde que je rapportai d’une visite faite, en compagnie d’un linguiste célèbre, dans l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers. C’était le 3 mai 183615 ; le soleil faisait jaillir à travers la brume matinale ces doux rayons d’or qu’aimait tant Rubens. J’attendais depuis une heure avec mon collègue sur la place Vendredi, lorsqu’un homme de bonnes manières, que je sus depuis être un descendant de Plantin, par les femmes, nous introduisit dans le vieil édifice. L’atelier, construit en 1554, est plein de débris poudreux, que nous considérions comme autant de reliques. Il y a là deux presses du temps, cinquante à soixante composteurs en bois, de vieilles galées, des manches de pointes, un trépied et une chaise en bois tors. Nous passâmes ensuite dans le bureau de Plantin, dont les registres et les livres de comptes et d’affaires sont encore rangés sur les tablettes, comme s’il venait de sortir. À côté s’ouvre le cabinet des correcteurs.
La salle des correcteurs du musée Plantin-Moretus, à Anvers, de nos jours. DR.
Juste Lipse par Rubens (Les Quatre Philosophes [détail], vers 1615).
Figurez-vous une assez grande pièce, tendue en cuir doré, avec de ces beaux dessins de la Renaissance, à peine effacés par le temps. Le jour y est superbe, et tout a si fidèlement gardé le cachet du passé qu’en m’approchant du bureau, et fermant les yeux, il me sembla que j’étais derrière Juste Lipse16, courbé sur les épreuves, et que j’entendais ce bon, ce digne Corneille Kilian17, le phénix des correcteurs morts et vivants, murmurer, en se frottant les mains, cette petite satire que je vous traduis du latin :
Nous corrigeons des livres les erreurs, Et nous notons les fautes des auteurs ; Mais un brouillon, que la fureur d’écrire Pour nos péchés dans les lettres attire, De ce bel art faisant un vil métier, Souille la plume et tache le papier. Loin de lécher son ourson, il s’empresse De le jeter dans les bras de la presse ; Et si l’on rit de son avortement, Voilà ce sot de furie écumant. Tout aussitôt il s’en prend pour excuse Au correcteur : c’est lui seul qu’il accuse. — Eh ! mon ami ! laisse le correcteur Débarbouiller les marmots de l’auteur ! C’est bien assez que ce pauvre homme-lige Soit l’ennemi de tous ceux qu’il corrige !…
De ce cabinet, où Corneille Kilian expurgea des épreuves pendant cinquante ans, ce qui suffit, et au delà, pour faire pardonner sa boutade en vers latins contre les brouillons du temps, on nous fit passer dans la salle des ornements typographiques. […] » (p. 47-49)
Récriminations éternelles des auteurs
« Imprimeur corrigeant une épreuve ». Gravure illustrant un extrait du livre de Mary-Lafon publié dans Musée des familles. Lectures du soir, 1849-1850.
« La correction des épreuves est à l’imprimerie ce que l’âme est au corps, ce que la vue est à l’homme. Un fou et un aveugle, en effet, peuvent seuls donner l’idée d’une épreuve corrigée imparfaitement ou sans intelligence. Suivez-moi dans le cabinet relégué au fond de l’imprimerie, et regardez discrètement. Un enfant de Paris, à mine éveillée et mutine sous son tricorne de papier, est là, debout, lisant la copie à haute voix, tandis que le correcteur, courbé, à son bureau, sur l’épreuve, suit attentivement et l’arrête pour noter chaque faute.
Si vous voulez maintenant connaître le résultat de cette première expurgation, hâtons-nous d’accompagner l’épreuve chez l’auteur, et de lui demander ce qu’il en pense… Notre question est à peine formulée que celui-ci répond furieux :
« C’est une espèce de gâteau de plomb à donner mille indigestions littéraires. Vous trouvez dans vos lignes sentimentales des refrains de vaudeville et des débris de conversations les plus grotesques. L’idée écartelée en pages, parquée en lignes, dissipée en mots, hachée par la justification, l’idée qui souriait encore pleure. Elle trouve sa cellule si étroite ! elle se frappe aux barreaux de sa cage18. »
Joachim du Bellay (1522-1560).
Et ne croyez pas que ces plaintes datent d’hier ; elles sont aussi vieilles que l’imprimerie elle-même. Voici, par exemple, un auteur du seizième siècle, Joachim du Belloy, qui s’écriait en 1561 [sic, il est mort l’année précédente] : « Si tu trouves, amy lecteur, quelque faute en l’impression, tu ne t’en dois prendre à moi, qui m’en suis rapporté à la foy d’autruy. Puis, le labeur de la correction est une œuvre telle que tous les yeux d’Argus19ne suffiroient pas pour y voir les fautes qui s’y trouvent. »
Le cardinal Duperron20 ne se plaignit pas, vingt-six ans plus tard, avec moins d’amertume. « Il faut, disait-il, mettre ordre aux imprimeurs ; en ma harangue ils ont imprimé les barbares Grecs, au lieu de barbares Gètes. Ils appellent barbare la nation la plus polie qui ait jamais été ! »
Aussi le grave et savant docteur Hornschuch21, qui corrigeait, en 1608, à Leipsick22, donne à ses confrères de terribles instructions. « Le correcteur, dit-il, doit éviter avec le plus grand soin de s’abandonner à la colère, à la tristesse, à la galanterie, enfin à toutes les émotions vives. Il doit surtout fuir l’ivrognerie ; car y a-t-il un être dont la vue soit plus troublée que cet idiot qui transformait Diane en grenouille : Dianam in ranam ! »
Anecdote sur un correcteur trop investi dans son travail
Page de titre du livre de Conrad Zeltner, 1716.
N’est-il pas vrai qu’en écoutant ces bons conseils on est tenté de parodier le mot de Figaro ? Aux vertus, en effet, que le docteur Hornschuch exige de ses confrères, combien trouverait-on d’imprimeurs, aujourd’hui, dignes d’être correcteurs ?… Je sais bien qu’en me déroulant la glorieuse liste des cent correcteurs illustrés par Conrad Zeltner23, l’excellent Germain dirait, s’il pouvait me répondre, que cette noble profession était embrassée autrefois avec un enthousiasme qui rendait la pratique de toutes les vertus plus facile et tous les sacrifices légers. Et il ne manquerait pas de me citer, après ce Kilian, qu’on vit si délicieusement occupé pendant un demi-siècle à la correction des épreuves, le trait de Frédéric Morel24, petit-neveu de Robert Estienne, qui corrigeait, à ce qu’il parait, une tierce, lorsqu’on vint l’avertir que sa femme allait fort mal. « Un moment, » dit-il à la servante. Ce moment fut si long que le médecin crut devoir se rendre lui-même dans son cabinet pour lui dire de se hâter s’il voulait voir encore sa femme vivante. « Je n’ai plus, répondit-il, que deux mots à écrire. » Quelques instants après, on frappa à la porte du cabinet : mais, cette fois, c’était l’homme de Dieu qui venait lui annoncer que l’infortunée était morte. « J’en suis marri, reprit-il tranquillement en se remettant à son épreuve, c’était une bonne femme ! »
À ce trait historique, les six frères Duval protestèrent à la fois par un cri d’incrédulité. — Vous doutez de ce fanatisme ? — Oui, c’est impossible ! crièrent-ils. comme on fait dans l’Ariége, c’est-à-dire à tue-tête. — Ah ! vraiment ? Et que diriez-vous si je trouvais l’équivalent, sans remonter plus haut que la fin du dernier siècle ? — C’est impossible.
“Un homme dont je suis fier” ou le travail avant tout (bis)
— Écoutez donc : En l’an de grâce 1773, le salon d’Antoine Stoupe25, successeur de Le Breton26, imprimeur ordinaire du Roi, était brillamment illuminé. Le maître imprimeur, comme se qualifiaient modestement les typographes de ce siècle, avait voulu célébrer chez lui la noce de son correcteur Charles Crapelet27. La mariée était si belle, avec sa robe blanche et sa guirlande dont les paillettes étincelaient aux lumières sur sa tête poudrée avec art, ses yeux bleus se baissaient avec une candeur si douce, que toutes les femmes se mordaient les lèvres de dépit, tandis qu’en revanche tous les hommes félicitaient l’heureux époux. Celui-ci, à la stupéfaction générale, paraissait rêveur, morose, contraint, et ses regards se portaient plutôt sur la pendule que sur sa nouvelle compagne. Cette préoccupation n’avait échappé à aucun des convives, mais trois personnes semblaient l’épier surtout avec un intérêt particulier : c’était le maître imprimeur, la mariée et une vieille tante de cette dernière, qui, tout en feignant de regarder les grands personnages verts et jaunes de la tapisserie de laine, ne perdait pas un seul des mouvements du jeune époux. À mesure que l’heure avançait, elle voyait avec effroi son front se rembrunir. Minuit sonne enfin ; il n’y tient plus, et sort précipitamment du salon. Or, jugez maintenant de l’émoi des convives, du désespoir de la mariée, quand on ne le vit pas reparaître.
Tous les yeux se tournèrent vers Stoupe qui, rayonnant de joie, aspirait de longues prises de tabac et regardait la place vide d’un air de triomphe. Le père de la mariée lui demanda bientôt le motif de cette étrange disparition. Pas de réponse. La vieille tante répéta la question avec aigreur, il ne parut pas avoir entendu. Enfin, la mariée s’étant jetée à ses pieds tout en larmes, il la releva, et lui mettant au front un baiser paternel : — Réjouis-toi, ma fille, lui dit-il avec enthousiasme, tu as la perle des maris ! — Un homme qui abandonne sa femme le jour de ses noces ! observa aigrement la vieille. — Oui, Madame, répliqua le maître, trop froid pour s’emporter jamais, trop heureux ce soir-là pour s’émouvoir de l’anxiété générale ; c’est un homme dont je suis fier ! Lorsque l’aiguille marquera trois heures, poursuivit-il, Charles rentrera dans ce salon. La mariée soupira, les parents murmurèrent, chacun des amis fit une remarque tout bas, mais on attendit. Comme trois heures sonnaient, le marié rentra effectivement, ainsi que l’avait annoncé Stoupe. — D’où venez-vous ?… fut le cri qui sortit de toutes les bouches. — Je viens de corriger des épreuves attendues par les imprimeurs, dit-il en regardant tendrement sa jeune femme, qui dut être jalouse, à ce moment, de la typographie.
— Et vous garantissez l’anecdote ? — Oui, Messieurs, m’écriai-je avec l’assurance de Stoupe, car le propre fils du héros, C.-A. [sic, Georges-Adrien] Crapelet, défunt mon collègue à la Société impériale des antiquaires de France, m’a raconté vingt fois le fait dans les mêmes termes, et, non content de l’avoir dit à tout le monde, il l’a imprimé sur vélin dans ses Études typographiques28, ouvrage aussi mauvais d’ailleurs que riche en curieuses recherches. — Je n’en doute pas le moins du monde, pour mon compte, me dit alors le bon Duval, mais il me semble que cette digression vous éloigne du but. — Elle m’y ramène au contraire. Ce même Charles Crapelet, dont il était question tout à l’heure, ayant remarqué que, dans la première feuille d’un Télémaque auquel il donnait tous ses soins, on avait imprimé Pélénope pour Pénélope, faillit attenter à ses jours. » (p. 56-64)
De Lord Byron à… Érasme
Il résulte de ces erreurs de correction des récriminations amères et assez bien fondées, quelquefois, de la part des auteurs. « La moindre faute de typographie me tue, écrivait Byron29 à son éditeur ; corrigez, je vous en conjure, si vous tenez à ne pas me voir me couper la gorge. Ah ! je voudrais que le compositeur fût attaché sur un cheval et accolé à un vampire ! »
Érasme (1466?-1566) par Holbein le jeune, en 1523.
Ces malédictions, que les compositeurs et les correcteurs lui rendaient au centuple, car son écriture était si mauvaise qu’il ne pouvait parvenir à la déchiffrer lui-même, l’illustre auteur de Child-Harold30 ne les eût point lancées contre les ouvriers de Murray31 s’il avait pris la peine de surveiller personnellement l’impression de ses œuvres. Il en était ainsi autrefois. Érasme ne rougit pas de se faire le correcteur de ses propres ouvrages, chez Alde l’ancien ; et au commencement de ce siècle on vit le cardinal Maury32 suivre page à page, ligne à ligne, et en quelque sorte mot à mot, l’impression de son Essai sur l’Éloquence de la chaire.
Il ne se passait pas deux jours, dit l’auteur des Études typographiques, sans qu’il vînt à l’imprimerie, montant rapidement les quatre étages, précédé et suivi d’un laquais en livrée. Il était habituellement en longue soutane violette, avec petit camail en dessous rouge, quelquefois en petit manteau. Il allait discrètement se placer dans le rang de son compositeur, et là, il lui donnait toutes les explications nécessaires sur les corrections, ou plutôt sur la rédaction nouvelle du texte, qui a eu jusqu’à dix ou douze épreuves par feuille.
— Tout cela, fit remarquer M. Duval, qui ne perdait jamais l’occasion d’émettre une opinion juste, tout cela dut prendre beaucoup de temps ! — Deux ans, de 1808 à 1810. […] » (p. 65-67)
Mary-Lafon [Mary-Lafon, Jean-Bernard, 1812-1884], Histoire d’un livre, Paris, Parmantier, 1857, 132 p.
Si les portraits, littéraires ou iconographiques, de correcteurs sont rares, les images de leurs locaux de travail le sont plus encore. Aussi suis-je très heureux d’avoir trouvé cette gravure, qui figure l’atelier de correction chez Paul Dupont, à Clichy (Hauts-de-Seine), 12, rue du Bac-d’Asnières, en 1867.
L’imprimerie connaîtra son apogée dans l’entre-deux guerres avec plus de 1 200 employés. Elle fermera ses portes à la fin des années 1980 (différentes dates sont mentionnées).
Paul Dupont écrit :
« […] nous allons pénétrer dans ces cellules silencieuses que l’on a placées aussi loin que possible du bruit des ateliers. Ceux qui les habitent remplissent une fonction bien difficile, bien pénible, et cependant peu appréciée de ceux mêmes à qui leur concours est indispensable ; car les auteurs et les compositeurs ne leur épargnent ni les plaintes ni les reproches, et les rendent trop souvent responsables de leurs propres méfaits. Entrons dans ces chambres de torture qu’on appelle bureaux des correcteurs. […] ces retraites studieuses ne vous font-elles pas […] songer à celles où s’écoulait la vie de ces hommes qui, renfermés au fond des cloîtres, étaient seuls, autrefois, en possession de la science et de la littérature ? »
Quelles informations en tirer ?
La scène est éclairée par la droite : on suppose une fenêtre hors champ. Un commis ou un apprenti entre en apportant une épreuve. Les correcteurs travaillent en blouse et portent, pour certains, une calotte.
Commis apportant une épreuve ; auteur discutant avec le prote ; correcteurs travaillant sur un pupitre incliné, dos à la réserve de livres imprimés ; à droite, auteur relisant son texte.
Au centre, deux auteurs attablés, en redingote, dont l’un discute avec un autre homme en blouse, peut-être le prote (ou chef d’atelier). Tout à droite, près de la pendule, un autre auteur, debout devant la fenêtre, vérifie son texte. Les imposantes bibliothèques de gauche ressemblent à une réserve d’ouvrages imprimés, destinés à la vente ou à l’expédition. Dans celle de droite, je devine plutôt des archives de l’atelier, éventuellement quelques dictionnaires, même si leur présence est alors loin d’être systématique dans les ateliers. Noter enfin que ces messieurs écrivent encore à la plume d’oie trempée dans un encrier (ces outils n’ont disparu qu’à la fin du xixe siècle). Je ne sais pas pourquoi seuls certains correcteurs disposent d’un pupitre incliné.
C’est, à ce jour, mon interprétation de l’image. Je suis ouvert à d’autres suggestions.
Sortie des ouvriers de l’Imprimerie Paul Dupont, en 1900. Y a-t-il des correcteurs parmi eux ? Carte postale sous licence CC BY-NC-SA.
Paul Dupont, Une imprimerie en 1867, Paris, Paul Dupont, p. 47, 49 et 58.
Je reproduis ci-dessous, in extenso et verbatim, le chapitre VII (« De la lecture des épreuves ») du Traité de la typographie de l’imprimeur Henri Fournier (1800-1888), ouvrage qui a connu trois éditions, en 1825, 1854 et 1870. Les intertitres et le gras sont, bien sûr, de mon fait, ainsi que la note 4.
« De toutes les attributions de la typographie, la lecture des épreuves est sans contredit celle qui exige les soins les plus attentifs ; aussi la correction qui en résulte constitue-t-elle au plus haut point, et dans le sens le plus sérieux, le mérite d’un livre33. Ses autres qualités, celles qui ont rapport à sa composition et à son tirage, peuvent être soumises à la diversité des goûts et des appréciations ; mais la valeur qu’il tire de la pureté de son texte ne saurait lui être contestée, puisqu’elle repose sur des principes universellement reconnus. La composition et le tirage, plus ou moins satisfaisants, n’intéressent le livre qu’au point de vue de la forme ; mais la correction est une question de fond, et la première de toutes. La meilleure édition est donc celle qui présente une entière conformité avec le modèle dont elle est la reproduction, et qu’en outre elle a su dégager des fautes évidentes qu’il pouvait contenir. Mais il est malheureusement vrai de dire que cette perfection n’a presque jamais été atteinte par l’imprimerie34, et que le résultat de ses soins les plus zélés, les plus attentifs, n’a pu être qu’un acheminement plus ou moins avancé vers ce but idéal. Toutefois, si c’est une prétention chimérique que de vouloir donner à un livre une correction irréprochable, si nous sommes condamnés à désespérer de la réussite de nos efforts dans cette voie, faisons en sorte qu’on ne puisse imputer notre insuccès qu’à l’insuffisance de nos facultés, et non à notre insouciance, non à une incurie volontaire et inexcusable.
Une fonction capitale dans l’imprimerie
Le rôle du correcteur (tel est le nom qu’on donne au lecteur d’épreuves) a donc dans l’imprimerie une importance capitale. C’est à ses lumières, à son jugement, à son attention constamment soutenue, nous pourrions ajouter à sa conscience, qu’est confiée une mission dont l’accomplissement exercera une influence décisive sur la renommée d’une édition et des presses qui l’ont produite. Il devra chercher à résoudre tous les doutes qui s’élèveront dans son esprit sur tel point d’orthographe ou de ponctuation, sur telle date, sur tel texte cité, sur tel mot étranger, etc. etc., qui se présenteront dans sa lecture. D’un autre côté, il devra être très-circonspect dans les changements qu’il jugerait utile d’apporter à l’original. S’il se produit en lui quelque hésitation, il agira prudemment en se retranchant derrière le texte de la copie, comme dans un fort inexpugnable, et il pourra se tenir pour assuré que tel écrivain lui saura moins de gré de vingt solutions heureuses qu’il ne lui témoignera d’humeur pour une correction inopportune. Il devra donc s’abstenir, à moins qu’on ne lui ait laissé toute liberté à cet égard, de ces modifications non-seulement de pensée, mais même de style, qui l’exposeraient à se heurter contre un amour-propre d’auteur, dont la susceptibilité, souvent trop vive, est toujours respectable. Dans tous les cas, il doit être très-réservé, nous le répétons, ne rien livrer au hasard, et ne prendre parti qu’avec une entière certitude.
« Le zèle s’est bien refroidi »
Les premiers imprimeurs, dont une des principales tâches était de remédier au travail défectueux des scribes, s’adjoignirent pour la correction de leurs épreuves des érudits du premier ordre. Il s’agissait de rétablir, d’après les manuscrits primitifs, des textes qui avaient subi de nombreuses variantes et de notables altérations. Les hommes les plus savants de l’époque briguèrent souvent l’honneur de concourir à la publication des livres latins, grecs ou hébreux, que l’imprimerie naissante s’occupa de reproduire. Nous pourrions citer Josse Bade, Juste Lipse, Scaliger, Casaubon, Turnèbe et beaucoup d’autres. Depuis lors le zèle s’est bien refroidi, et la profession, en se propageant et en devenant un métier, a dû recruter pour le travail de la correction, soit des typographes, soit des grammairiens ou des humanistes ; mais cette savante pléiade de linguistes et de philologues qui entourèrent le berceau de l’imprimerie ne devait plus désormais s’associer à ses œuvres.
On n’a plus le temps de corriger correctement !
Ce n’est pas que la typographie n’ait rencontré parfois et ne rencontre encore des hommes d’élite se vouant avec ardeur à une tâche pénible et qui ne conduit pas à la renommée. Mais l’imprimerie, ou, comme on dit aujourd’hui, la presse, se trouve dans des conditions qui ne laissent plus au correcteur le temps nécessaire pour une lecture sérieuse. L’activité dévorante avec laquelle l’imprimeur est tenu de produire, et qu’il obtient avec la mécanique, se communique à tous les services de son établissement transformé en usine ; force est au compositeur et au correcteur de suivre ce mouvement accéléré, comme si les facultés physiques et intellectuelles de l’homme pouvaient subir, à l’instar des organes de la machine, l’impulsion de la vapeur. Aussi, quand on est témoin de la précipitation avec laquelle s’exécutent maintenant les impressions, on est surpris de ne pas apercevoir encore plus d’erreurs et de bévues qu’il n’en échappe à la lecture et à la correction des formes.
Ce que le correcteur doit maîtriser
Le correcteur doit posséder la connaissance imperturbable des principes de sa langue, celle de la langue latine et au moins quelques éléments de la langue grecque. Ce fonds d’instruction lui est rigoureusement nécessaire, et la plus longue expérience ne pourrait y suppléer que très-imparfaitement. S’il sait en outre quelques idiomes étrangers, s’il s’est livré à l’étude de quelque science d’un usage habituel, telle que celle du droit ou des mathématiques, il en recueillera le fruit ; il se convaincra, en un mot, que le domaine de ses connaissances ne saurait avoir trop d’étendue35.
De l’importance de connaître la typographie
Parmi les personnes chargées de cet emploi il en est qui sont dépourvues des notions élémentaires de la typographie, soit qu’elles les considèrent comme accessoires, soit qu’elles cherchent à se soustraire aux longueurs et aux dégoûts d’un apprentissage. Quelque riche que soit d’ailleurs la culture de leur esprit, quelque habitude qu’elles acquièrent du travail de la correction, ces qualités remplaceront difficilement en elles la science pratique qui leur aura manqué d’abord.
Si le correcteur ne s’est exercé préalablement à la composition, une foule d’arrangements vicieux et de dispositions contraires au goût échapperont à son inexpérience ; si, au contraire, il s’est familiarisé avec ce travail, il saura faire disparaître toutes les taches qui défigureraient une édition. Ici il rectifiera un espacement irrégulier, là il égalisera des interlignes ; tantôt il ramènera à leur mesure commune des pages longues ou courtes, tantôt il proposera telle autre amélioration que le typographe seul pourra concevoir. Il y a même plus d’un cas où la connaissance du tirage peut donner lieu à d’utiles modifications. Ce n’est donc que la possession de cette double instruction qui peut former un correcteur accompli.
Premières, secondes, tierces
Le premier soin à prendre pour le correcteur lorsqu’il se met à la lecture d’une feuille, c’est de s’assurer de l’exactitude de la signature et des folios, de lire les titres courants, et de vérifier la réclame36 qu’il a inscrite sur la copie en achevant la lecture de la feuille précédente : toutes choses qu’il pourrait perdre de vue s’il ne s’astreignait pas à s’en occuper de prime abord.
Suivant l’usage reçu dans l’imprimerie, les correcteurs les plus nouveaux sont chargés de la lecture des premières épreuves, et c’est aux correcteurs les plus expérimentés qu’est confiée celle des secondes ou des bons à tirer, quoique ces attributions soient quelquefois cumulées ou interverties.
Le correcteur de premières doit s’attacher à purger l’épreuve de toutes les fautes typographiques dont la correction incombe aux compositeurs, et qui, n’étant pas relevées par lui, entraîneraient le double inconvénient de passer sous les yeux de l’auteur et de n’être plus corrigées qu’aux frais du maître imprimeur, alors que le compositeur aurait été dégagé de sa responsabilité. Il doit s’attacher scrupuleusement à l’observation de l’unité orthographique37, de la ponctuation, et des règles qui ont pu être spécialement adoptées quant à l’italique, aux grandes capitales, etc., dans l’ouvrage dont il suit la lecture. Il doit surveiller et soutenir l’attention et l’exactitude du teneur de copie, et si ce rôle était mal rempli, mieux vaudrait que le correcteur lût seul en conférant lui-même l’épreuve avec la copie.
C’est au correcteur de secondes qu’est dévolue la tâche plus importante et plus délicate de revoir les feuilles en dernier ressort ; sa lecture est définitive, et c’est d’elle que dépend, sous ce rapport si essentiel, la réputation de l’édition, et même celle de l’établissement ; car une maison peut être jugée sur un seul de ses produits, et non sur leur ensemble. Il doit donc se pénétrer profondément des graves conséquences qui résulteraient de son inattention. Le correcteur de secondes est en position d’exercer avec une utilité très-réelle l’office de critique ; ses observations et ses conseils peuvent être très-profitables à l’auteur ou à l’éditeur du livre qu’il revoit. C’est à lui de se renfermer dans les limites d’une sage réserve, et de prouver qu’il y aurait injustice et ingratitude à lui appliquer la sentence exprimée dans le distique suivant :
Errata alterius quisquis correxerit, illum Plus satis invidiæ, gloria nulla manet38.
Toutes les épreuves d’un ouvrage doivent être lues par le même correcteur ; et celui-ci devra noter sur un carnet l’orthographe de certains noms propres, ou mots peu usuels, qui seraient susceptibles de se représenter dans le livre. Il est de ces ouvrages, irréguliers et arbitraires dans leur composition, ceux notamment qui sont rangés sous la dénomination générique d’ouvrages de ville, dont la correction exige plus particulièrement des notions spéciales de l’art jointes à une critique judicieuse de ses opérations. Comme le prote est, dans une imprimerie, la personne qui doit savoir le mieux apprécier les divers genres de travaux et l’aptitude des hommes placés sous sa direction, il est bon que toutes les épreuves de cette nature passent sous ses yeux. Cette inspection lui fournit d’ailleurs de fréquentes occasions de juger les ouvriers, de connaître le mérite de leurs œuvres, et les soins ou la négligence qu’ils pourraient y apporter.
Les tierces, ou révisions, doivent être confiées à un lecteur attentif ; c’est le dernier et définitif coup d’œil donné à une feuille avant le tirage.
Signes de correction
Les corrections doivent être placées sur la marge, soit intérieure, soit extérieure, celle-ci de préférence, dans le sens horizontal des lignes, et les premières toujours plus rapprochées de l’impression. Elles sont généralement indiquées au moyen d’un trait vertical passé sur l’endroit à corriger, et répété en marge avec la correction à faire. Lorsqu’elles sont en grand nombre sur la même marge, on modifie les signes de renvoi pour les rendre plus distinctes. Quant aux auteurs, ils emploient les indications qui leur conviennent ; toutes sont bonnes, pourvu qu’elles soient claires, c’est-à-dire apparentes et intelligibles.
Cependant, comme il existe des signes de convention adoptés dans l’imprimerie pour les corrections les plus usuelles, et comme ils sont plus connus des ouvriers, nous les avons réunis, afin qu’ils deviennent, s’il est possible, d’un usage général. Le tableau ci-dess[o]us offre, avec la figure de chacun de ces signes, l’exemple du cas auquel il convient d’en faire l’application. »
Fournier, Henri, Traité de la typographie, 3e édition corrigée et augmentée, Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs, 1870, p. 259-268.
Décembre-Alonnier (nom collectif de Joseph Décembre et Edmond Alonnier39) firent paraître au milieu du xixe siècle un savoureux ouvrage dépeignant le monde littéraire parisien, Typographes et gens de lettres. Le chapitre XII est consacré au métier de correcteur et commence par décrire son pitoyable terrain d’action…
[…] sur la lisière de l’imprimerie et de la littérature, servant de transition de l’auteur au typographe, il est un être hybride qui doit résumer toutes les sciences et les traditions de la saine typographie : nous avons nommé le correcteur. L’art n’a dépensé aucune de ses ressources pour embellir le lieu destiné à ses travaux. Le bureau de la correction a été placé dans la partie de l’imprimerie où il ne gêne pas ; or, comme dans une imprimerie toute petite place, tout petit recoin est utilisé, c’est assez dire que le bureau du correcteur n’a aucune de ces commodités qui font le confortable. Aucun ornement ne frappe la vue ; seuls quelques paquets d’épreuves et de gros dictionnaires poudreux s’étalent sur les étagères. Le balai fait rarement son apparition en ce lieu, et l’araignée, retrouvant les beaux jours de l’âge d’or, y file paisiblement les méandres argentés de sa toile et y meurt de vieillesse.
Une vie de galérien
Le correcteur, que certaines gens ont la naïveté de croire un homme indispensable, est pourtant de tous les membres de la grande famille typographique celui que l’on traite avec le moins d’égards et le moins de déférence. Ce galérien, qui consume son existence à pâlir dix heures par jour sur une masse d’épreuves qu’il cherche à purger des fautes faites par les compositeurs et par les écrivains ; ce galérien, représentant non avoué de l’Académie, qui a la pénible mission de faire rentrer dans le droit chemin de la syntaxe et de la grammaire les auteurs que trop disposés à faire l’école buissonnière ; gendarme littéraire, sa vie se passe à saisir en flagrant délit les solécismes et les barbarismes qui s’ébattent dans les productions du jour à son grand désespoir ; eh bien ! cet homme on le considère comme une superflétation40, presque comme un parasite implanté dans une imprimerie comme le gui dans l’écorce du chêne ; on lui marchande volontiers son salaire, car le travail qu’il produit ne peut se supputer par francs et centimes et, commercialement parlant, n’a aucune valeur. Lors de la dernière augmentation accordée aux typographes, les correcteurs d’une maison de second ordre crurent devoir aussi la demander ; le patron leur répondit fort tranquillement qu’il s’étonnait d’une semblable demande de leur part, parce qu’il les payait assez cher pour ce qu’ils lui rapportaient de bénéfices ; que, du reste, il n’avait jamais compris l’utilité des correcteurs, et que s’il en avait encore dans sa maison, c’est uniquement parce qu’il avait eu le tort de suivre les anciens errements typographiques.
« Bouc émissaire de la littérature »
Dans la vie sociale, des récompenses sont décernées à ceux qui se distinguent : le soldat a en perspective la croix d’honneur ou les épaulettes ; l’artiste, les distinctions flatteuses ; le littérateur, les acclamations de la foule ; le général vainqueur, les enivrements du triomphe ; pour le correcteur, il n’est rien ; rien ne vient le stimuler, nul éloge ne le dédommage de ses peines : car, après le pape, il doit être infaillible ! Encore des journaux de notre temps ont-ils relevé notre souverain pontife de cette lourde tâche, mais le correcteur, jamais ! Il ne doit laisser échapper aucune faute, car on le paye pour cela. Il est le bouc émissaire de la littérature, voué aux exécrations de la foule qui le hue ! Et pourtant combien d’auteurs se sont glissés en cachette dans son bureau enfumé et poudreux, et, le chapeau bas, sont venus le supplier de réviser leur manuscrit, le priant de continuer une réputation souvent due à la réclame et à la camaraderie, sauf à dédaigner au grand jour cette collaboration modeste et à jeter au besoin la première pierre.
Rire de lui, un sport journalistique
Du reste, tous ceux qui ont des rapports plus ou moins directs avec l’imprimerie se font un malin plaisir de trouver les fautes que le correcteur aura oubliées : il semble qu’ils se décernent un brevet de haute intelligence et qu’ils disent : « Le correcteur est un homme instruit, que suis-je alors, moi, qui trouve des fautes après lui ? » D’autres perfectionnent : ils inventent des fautes à plaisir, pour avoir l’occasion de manier l’anecdote typographique et de faire pâmer leurs abonnés aux dépens des soi-disant balourdises du correcteur. Ainsi le rédacteur en chef d’un journal, visant à l’esprit, s’amusait à tronquer des mots, à renverser des phrases à dessein dans la copie de petites nouvelles. Le correcteur, quoique souvent fort étonné, par respect pour l’auteur et pour la copie, laissait subsister le tout dans une sainte intégrité. Au numéro suivant, on trouvait invariablement, entre filets, une nouvelle annonçant qu’une bévue du correcteur avait fait dire une chose burlesque tout opposée à la chose sérieuse que l’on avait voulu dire. L’anecdote, bien tournée, désopilait les naïfs lecteurs de l’étincelant journal, qui n’avaient pas ri depuis 1830. Et le candide correcteur avalait cela tout le premier, maudissant sa négligence.
Portrait de « l’homme classique »
Froid et calme, il parle peu ; il évite avec soin de prendre part aux discussions oiseuses qui fourmillent dans les ateliers. Inébranlable dans ses convictions, s’il lui arrive de donner son opinion, il le fait pour l’acquit de sa conscience, mais avec la certitude qu’il ne convaincra personne. Il connaît trop les hommes pour les avoir vus défiler dans son cabinet. Homme de tact, sous sa froideur apparente se cachent une exquise politesse et surtout la crainte de froisser les susceptibilités. A-t-il une observation à faire à un auteur dont l’imagination voyage dans les plaines obscures de l’amphigouri, ou dont l’orthographe et le style se permettent un romantisme par trop échevelé, il enveloppe cette observation d’une telle délicatesse, d’un tel respect, que l’écrivain le plus ombrageux ne saurait s’en formaliser. Ainsi dans une copie de P. Lacroix, l’auteur avait mis : « Le comte de Provence, depuis Charles X. » Le compositeur, qui connaissait son histoire, vit l’erreur, et mit « Louis XVIII ». Le correcteur, respectant la copie, rétablit « Charles X », et quand il envoya l’épreuve, il mit en marge : « Ne serait-ce pas plutôt Louis XVIII ? » Cela est de tradition dans… — j’allais dire l’art ; mais doit-on dire le métier ? — la correction, de ne jamais faire aucun changement, quand même grammaire, syntaxe, bon sens, tout serait outrageusement violé. Le correcteur se contente de mettre en marge du passage délinquant un point d’interrogation41.
Travailler sans dictionnaire
Le correcteur est tenu de connaître tous les termes de physique, de chimie, de zoologie, de médecine, de paléontologie, etc., etc., et pour suffire à tout ce que l’on exige de lui, tous les dictionnaires possibles lui seraient nécessaires ; pourtant c’est tout au plus si on lui accorde le Dictionnaire de l’Académie, et nous affirmerions volontiers que dans la moitié des imprimeries de Paris on ne saurait l’y trouver. Un correcteur nouvellement entré dans une maison où les dictionnaires brillaient par leur absence, s’avisa d’en demander un. « Comment ! lui répondit le patron, votre métier est de connaître le français et vous demandez un dictionnaire ? — Pardon, monsieur, répondit l’homme classique sans se déconcerter, ce sont justement ceux qui ne connaissent pas leur langue qui s’en passent parfaitement. »
L’Académie taquinée
Dans toutes les institutions il y a des dissensions, dans toutes les religions il y a des schismes, dans la correction il en est de même. Les uns, ce sont les jeunes, emportés par la fougue de l’âge et séduits par les théories des novateurs, — il y en a en toutes choses, — méprisent les traditions et corrigent d’après Napoléon Landais42 ou d’après Bescherelle43. Mais les autres, les vieux, revenus des choses d’ici-bas, mûris par l’expérience et comprenant qu’en grammaire comme en politique l’unité de conviction et de foi est nécessaire, corrigent d’après l’Académie, supposant sans doute, sans faire tort à l’esprit des réformateurs, que la docte assemblée, composée de quarante immortels, sans compter ceux qui jouissent de leur privilège aux Champs-Élysées, doit avoir de l’esprit au moins comme quarante. Il gémit bien des inconséquences qui éclatent à chaque page du Panthéon de la langue française ; mais, soldat discipliné, il sait obéir sans murmurer et, héros de la servitude passive, il défend le Dictionnaire de l’Académie contre les attaques indiscrètes des profanes, et même, au besoin, contre celles des académiciens.
Correcteur-académicien : 1-0
Un ministre du dernier règne, dont l’impopularité n’eut d’égale que son extrême intégrité, avait remarqué que diverses corrections qu’il avait indiquées sur ses épreuves n’étaient point exécutées au tirage. Surpris d’une négligence semblable, il s’informa de la cause et apprit que c’était le correcteur qui les avait biffées. Son étonnement augmenta, et il demanda à parler au correcteur. On le conduisit au bureau de la correction. « Pardon, monsieur, dit l’auteur de l’Histoire de mon Temps, je m’aperçois que nous faisons à nous deux le travail de Pénélope ; plus je marque de corrections, plus vous semblez vous obstiner à les supprimer ou à les changer : vous m’obligeriez en m’en faisant connaître la raison. — Mon Dieu, monsieur, répondit le correcteur sans s’émouvoir, la raison est fort simple, elle est vôtre. — Je ne comprends pas. — Vous êtes académicien et vous corrigez d’après une orthographe que vous avez adoptée ; mais moi, qui ne suis qu’un simple mortel, je prends pour guide le Dictionnaire de l’Académie, voilà pourquoi nous ne nous rencontrons jamais. » L’académicien ne dit rien ; mais, prenant le Dictionnaire, il chercha les mots en litige, et vit qu’il s’était trompé. Alors, souriant d’une façon toute courtoise, il s’inclina en disant : « Je reconnais que vous, messieurs les correcteurs, vous êtes les seuls véritables conservateurs de la langue. » Et il se retira.
L’affaire du shako
Mais tous les auteurs ne se rendent pas aussi facilement, et il en est qui se cabrent sous les observations, comme le cheval de manége44 sous le fouet du dresseur. Dans un ouvrage militaire, l’auteur s’obstinait à mettre un c à shako, qui n’en prend pas. Le correcteur, avec autant de patience, le fait enlever ; ce manége se répète plusieurs fois, et il se décide à écrire en marge sur une seconde que l’on envoyait à l’auteur : « Shako ne prend pas le c, voyez le Dictionnaire de l’Académie. » Voici la réponse que reçut cette digne annotation : « Je me f… de l’Académie et du correcteur ; je mets un c à shako, parce que cela me convient d’abord, et ensuite parce qu’en ma qualité de militaire je connais mieux l’orthographe de cette coiffure que qui que ce soit. »
Premier (et dernier ?) lecteur
De même que les petits esprits s’attachent aux petites choses, de même ce sont les écrivains les plus médiocres qui adressent le plus de récriminations au correcteur ; ce sont eux qui font retentir de leurs plaintes les échos d’alentour et qui disent fort sérieusement : « Mon livre ne s’est pas vendu, parce qu’il y avait une faute à la page 39. » Mais ils oublient de parler des fautes de bon sens dont le livre fourmille. C’est pour ces auteurs qu’il semblerait qu’on a créé le correcteur, exprès pour leur donner la certitude d’avoir au moins un lecteur assuré, condamné à ce labeur comme le galérien aux travaux forcés. Combien, sans cela, verraient passer leurs œuvres de l’imprimerie à la fruitière45, après une courte station chez le libraire, sans que nul être humain les ait lues !
Devenir correcteur, « une odyssée »
On comprend, par ce qui précède, que pour qu’un homme d’esprit se décide à faire ce métier il faut qu’il ait passé par de cruelles épreuves, et qu’il ait acquis au rude contact de la vie cette philosophie qui fait tout accepter avec résignation. L’histoire d’un correcteur est toute une odyssée. Quelquefois ce sont des malheurs de famille qui sont venus briser une carrière qui s’ouvrait brillante, en le forçant à interrompre ses études ; ou bien, esprit avide de liberté et d’indépendance, il n’a pu se plier à la discipline ; ou, encore, refusé à quelque examen, il s’est trouvé aux prises avec la nécessité, il a senti qu’il lui fallait travailler pour vivre, et il est entré dans l’imprimerie46. On lui a donné une casse comme à un apprenti, afin qu’il pût s’initier aux premiers principes de l’imprimerie, et, au bout d’un mois, on lui a confié des épreuves à corriger.
La fougue du débutant
Le correcteur qui débute a toujours la manie de vouloir refaire le manuscrit des auteurs, c’est-à-dire de les faire écrire correctement, et cela au grand déplaisir des compositeurs ; il bouleverse toute la ponctuation ; les paquetiers47, pour se venger de ces petites misères involontaires et indirectes, lui décernent le sobriquet de la Virgule, et font malicieusement remarquer les coquilles et les lettres retournées qu’il a laissées passer sur l’épreuve ; car il est aussi impossible en imprimerie de rendre une épreuve correcte que de trouver la quadrature du cercle ; et cela est tellement vrai que tout correcteur qui n’a pas trouvé une faute à marquer sur une épreuve la relit vivement, craignant de l’avoir mal lue la première fois. Lorsque le correcteur est obligé d’aller dans l’atelier, il est sûr d’être accueilli par une foule de questions dans le genre de celles-ci : « Mettez-vous l’u flexe à dévouement ou l’e ? — À tout à l’heure faut-il des divisions ? — Ususfructus, est-ce un seul mot ? — Met-on les deux capitales à conseil d’État ? — Voyez est souligné sur la copie, et vous me le marquez en romain. » Toutes ces questions qui se croisent d’un bout à l’autre de l’atelier n’émeuvent nullement le correcteur, qui se contente de répondre, impassible comme un Terme48 : « Suivez vos copies, nous verrons à l’épreuve. »
« Supplice » de la lecture
Le correcteur a généralement horreur de toute espèce d’étude ; sa journée finie, il n’aspire qu’au repos ; lire pour lui est un horrible supplice ; n’a-t-il pas lieu d’en être plus que dégoûté lorsqu’il use dix heures sur vingt-quatre de sa vie à lire toutes sortes de choses qui lui sont indifférentes, et qu’il a consacré ce temps à déchiffrer des manuscrits hiéroglyphiques dans le goût de ceux de MM. Jules Janin et Gustave Planche ? Le correcteur professe le plus profond mépris pour tout le clinquant de la littérature, et n’a de considération que pour le vrai talent. Parfois il arrive, par un coup du sort, qu’il parvienne à une position brillante : il ne rougira jamais de ses anciens camarades. C’est, croyons-nous, le plus bel éloge que l’on puisse faire de la corporation.
En 1889, Émile Desormes, directeur technique de l’école Gutenberg, à Paris, publie Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles (la 3e édition, de 1895, est téléchargeable à L’Armarium). Sur les 500 pages que compte l’ouvrage, 40 sont consacrées à la lecture des épreuves (p. 260-300). Je reproduis ci-dessous quelques observations qui me semblent toujours intéressantes pour le correcteur, même si la diffusion de codes typographiques49 et de dictionnaires maniables a, depuis lors, considérablement amélioré l’exercice de son métier.
Généralités sur la lecture des épreuves
La lecture des épreuves est un travail des plus ardus, et il n’est pas rare, si la même personne lit en première, en seconde et en revision, qu’elle laisse passer des fautes grossières si elles lui ont échappé une première fois : la fatigue cérébrale que procure la lecture réitérée et attentive d’un même ouvrage ayant pour effet d’habituer à ces fautes l’œil et la pensée elle-même. Il est donc nécessaire, si l’on veut éviter des accidents souvent irrémédiables, de confier à autant de personnes différentes chacune des espèces d’épreuves, heureux même si, en employant ce moyen, on ne laisse rien échapper. Jusqu’à ce jour, on n’est pas encore arrivé à établir pour la correction une marche uniforme, suivie et adoptée par toutes les imprimeries, on s’en éloigne au contraire tous les jours : chaque maison ayant sa manière de tourner les guillemets, de ponctuer, de renfoncer, d’espacer. Les unes veulent l’espace fine avant la virgule50 et les autres la rejettent ; ici on abuse du moins51 et là de la virgule ;52ailleurs, on corrige d’après l’Académie, et, dans la maison d’à-côté, d’après Larousse ; en un mot, autant d’imprimeries, autant de façons différentes de corriger […]
De la ponctuation
La question de la ponctuation est une des plus gênantes à régler, et nous sommes de ceux qui ne reconnaissent pas aux correcteurs le droit de la changer quand ils ont affaire à des auteurs qui ont pour habitude de la mettre sur leur copie, par la raison qu’il est des phrases dont le sens peut changer complètement par le seul déplacement ou l’adjonction d’une virgule. Or, comme le lecteur d’épreuves ne connaît pas la pensée de l’auteur, il est de toute évidence qu’il doit apporter la plus grand circonspection dans le déplacement ou la suppression de la ponctuation s’il n’est pas au courant des habitudes, du caractère, ou du tempérament de l’écrivain. C’est surtout dans la poésie que cette nécessité se fait sentir et que le droit de l’auteur doit être respecté. C’est qu’ils sont nombreux, les exemples que l’on pourrait citer de désagréments survenus à l’imprimeur du fait même des correcteurs ; nous n’en voulons pour preuve qu’une lettre qu’il nous souvient avoir été écrite, en 1875, par Victor Hugo à un célèbre imprimeur qui était son ami, et dans laquelle le maître se plaignait que les correcteurs lui eussent modifié, en bon à tirer, toute sa ponctuation53. Quand un homme comme Victor Hugo se plaint d’un fait pareil, que n’auront pas le droit de dire les nombreux métromanes qui cherchent le chemin de la gloire à la lueur de cet astre puissant ? Il n’en est pas de même si l’auteur donne carte blanche au correcteur, qui devra ponctuer comme il le ferait lui-même. Il nous reste peu de chose à dire de la ponctuation, si ce n’est qu’on ne doit pas abuser des virgules, qui, trop souvent répétées, ont l’inconvénient d’alourdir le style et de fatiguer le lecteur. Il faut pourtant faire une exception en faveur des ouvrages techniques, qui demandent à être lus à tête reposée et offrent une grand difficulté de rédaction à cause des mêmes expressions qui reviennent sous la plume avec une nécessité persistante. Dans ces conditions, les virgules ont pour conséquence d’accentuer la pensée et de rendre intelligibles les passages les plus ardus. Cette distinction, si subtile qu’elle soit, est nécessaire, car il est facile à un correcteur de comprendre qu’on n’écrit par dans le même style un roman de mœurs et un ouvrage sur la mécanique.
Noms dont le pluriel est difficile
Desormes produit sur cinq pages une liste de pluriels de « noms français et étrangers, simples ou composés », justifiant ce soin par le fait qu’« il n’est pas donné à tous les correcteurs de posséder un Larousse, un Littré ou un dictionnaire de l’Académie » (le premier Petit Larousse, en un volume, n’apparaîtra qu’en 1905). Il la commente comme suit.
Les autorités auxquelles nous nous sommes adressé, Larousse et Littré, pour établir cette liste de noms, ne sont pas toujours d’accord avec l’Académie ; mais comment en serait-il autrement quand on voit cette dernière écrire : un panier de raisin et un panier de groseilles ; un balai de plumes et un lit de plume ; une fricassée de poulets, comme si l’on ne pouvait fricasser un seul poulet ; des troncs d’arbre, comme si, lorsqu’il y a plusieurs troncs, il n’y avait pas plusieurs arbres ; un porte-cigares ; un porte-crayon ; des porte-plume, trois mots qui ont entre eux des rapports directs et ne s’en écrivent pas moins de quatre manières différentes ? L’Académie n’écrit-elle pas aussi sirop de groseilles, compote de pommes et gelée de groseille, gelée de pomme ? Loin de nous la pensée de nous insurger contre une institution uniquement composée d’hommes aussi instruits d’éminents, mais comment veut-on qu’un compositeur, qui compte au plus six ans d’école primaire, puisse se reconnaître dans ce dédale de mots dont la nature, le sens et l’emploi sont exactement les mêmes, et qui pourtant sont régis par une orthographe si différente ?
Je n’aborde pas ici les règles typographiques proposées par ce manuel, dont certaines présentent une divergence avec les règles actuelles. Elles feront éventuellement l’objet d’un billet ultérieur.
« La copie (sans le Supplément) comptait 415 636 feuillets. » Ce nombre laisserait songeur – ou effraierait – plus d’un correcteur. Le découvrir m’a donné envie de publier les longs passages ayant trait à la correction figurant dans le récit, par Émile Littré (1801-1881) lui-même, de l’aventure de son gigantesque Dictionnaire de la langue française (plus de dix mille pages, 37 km de texte !).
« Une copie non suffisamment préparée »
Mon désillusionnement s’opéra quand il fallut enfin donner de la copie (c’est le mot technique) à l’imprimerie. Tous les auteurs ne se comportent pas de la même manière à l’égard de la copie. Quelques-uns la livrent telle qu’elle doit demeurer ; elle est du premier coup achevée et aussi parfaite que le veut le talent de chacun ; l’épreuve ne reçoit d’eux que des corrections typographiques ; ils sont la joie du metteur en pages, n’occasionnent ni remaniements ni retards. Auguste Comte et Armand Carrel, parmi ceux que j’ai vus travailler, ont été des modèles en cette manière de faire : tout était si nettement arrêté en leur esprit, qu’ils ne changeaient plus rien ni à la pensée, ni au tour, ni à l’expression. D’autres ne voient dans l’épreuve qu’un brouillon taillable et raturable à merci, et ils le taillent et le raturent ; une nouvelle épreuve arrive, nouvelle occasion de recommencer le travail de la correction, et ils ne parviennent à se satisfaire qu’au prix de plusieurs épreuves et des malédictions du typographe. D’autres enfin tiennent le milieu : ils ne sont ni aussi arrêtés que les premiers, ni aussi flottants que les seconds. J’étais de cette dernière catégorie, avec tendance pourtant à laisser sortir de mes mains une copie non suffisamment préparée. Mais, un jour que sur une épreuve j’avais beaucoup effacé et remanié, M. J.-B. Baillière, qui fut pour mon Hippocrate ce que M. Hachette fut pour mon Dictionnaire, me fit observer que ces ratures et ces remaniements étaient un travail perdu, ennuyeux à l’imprimeur, coûteux à l’éditeur, et qu’il serait préférable pour tout le monde d’achever davantage la copie, et de réserver les remaniements aux cas indispensables. Le raisonnement me parut sans réplique et, comme je suis corrigible, ayant de bonne heure compris qu’il était peu sage de répondre aux suggestions d’amendement « Je suis comme cela, » j’ai depuis toujours eu à cœur, selon la capacité de mon esprit, de conduire au plus près du définitif ma copie, avant de m’en dessaisir. C’était ce que je croyais avoir fait en ce que j’appellerai la première édition manuscrite de mon dictionnaire mais, au faire et au prendre, elle ne fut qu’un canevas.
Les ouvriers demandent une augmentation
[…] Voici comment l’ordre de la besogne était réglé entre moi, mes collaborateurs et mon organe indispensable, le typographe. Je remettais un lot de copie à M. Beaujean. Il le paraphait et l’envoyait à l’imprimerie. Mais je n’ai pas encore dit que cette imprimerie était celle de M. Lahure. M. Hachette l’avait désignée comme grand établissement pour un grand ouvrage. En même temps il s’y était assuré d’un bon metteur en pages et de bons ouvriers. Quand ils eurent sous les yeux un premier échantillon de mon manuscrit, ils refusèrent de s’en charger aux conditions ordinaires de la composition, et ils demandèrent une augmentation de prix, qui leur fut accordée par M. Hachette. Ils n’arguèrent, pour fonder leur réclamation, ni de la mauvaise écriture, ni des ratures, ni des difficultés de lecture mais ils déclarèrent que ce qui accroissait leur besogne et justifiait leur exigence était le vieux français de l’historique, qui ne pouvait être composé couramment comme le reste. Avant de formuler leur demande, ils avaient soumis l’affaire à une sorte de conseil arbitral formé d’ouvriers, qu’ils nomment le Comité, et qui prononça en leur faveur.
« Scrupuleuse attention de mes réviseurs »
En retour du lot de copie, M. Beaujean recevait un premier placard dont il corrigeait les fautes. Avec celui-là l’imprimerie faisait un second placard. M. Beaujean le lisait, le corrigeait derechef, et inscrivait en marge ses observations. C’est ce second placard ainsi annote qui m’était adressé. Il était formé de quatre colonnes de texte, équivalant à quatre colonnes de ce qui est aujourd’hui le dictionnaire.
Ce même second placard était, en même temps qu’à M. Beaujean, envoyé à mes autres collaborateurs et soumis à leur examen. Leurs observations ne négligeaient rien, depuis l’humble faute typographique jusqu’aux points les plus élevés de la langue, de la grammaire, de l’étymologie. Plus d’une fois j’ai frémi en voyant de quelles erreurs, qui m’avaient échappé, j’étais préservé par la scrupuleuse attention de mes réviseurs.
« Refonte de telle ou telle portion de l’article »
Quand j’avais sous la main tous ces matériaux de correction, y compris parfois des notes personnelles que je pouvais avoir recueillies depuis l’envoi de la copie jusqu’à la venue du second placard, je me mettais à la besogne. Je lisais d’abord le placard pour moi et sans consulter le travail de mes collaborateurs, et je le corrigeais à mon point de vue. Puis je prenais M. Beaujean, puis M. Jullien, puis M. Sommer, et après lui M. Despois, puis M. Baudry, puis le capitaine André. Tout allait bien tant que les observations n’exigeaient ni un examen prolongé, ni une rédaction secondaire, ni des additions, ni des retranchements. Mais quand venaient celles qui soulevaient des questions épineuses, ou que je ne pouvais recevoir sans refaire mon texte, alors il me fallait réfléchir longuement pour prendre un parti et mettre résolument la main à la refonte de telle ou telle portion de l’article incriminé. Rien n’était plus laborieux que la correction de certains de ces placards prédestinés. On en jugera quand on saura que maintes fois ils ne quittaient mon bureau qu’accrus d’un cinquième ou d’un quart. Sans doute le plus long était le travail intellectuel qu’ils me demandaient ; mais, ajouterai-je, cette minutie qui, en fin de compte, n’en était pas une ? le travail matériel était long aussi, obligé que j’étais d’ajuster sur le placard notes et bouts de papier, de manière que l’imprimerie pût se reconnaître dans le dédale. Combien de fois, quand j’étais au plus fort de mes embarras, n’ai-je pas dit, moitié plaisantant, moitié sérieux « O mes amis, ne faites jamais de dictionnaire ! » Mais dépit vain et passager ! C’est le cas d’appliquer le dicton picard rapporté par La Fontaine dans sa fable du Loup, la Mère et l’Enfant :
Un tel placard si surchargé en exigeait un nouveau. Je le demandais donc, vérifiais les corrections, et l’adressais ainsi vérifié à M. Beaujean, qui donnait la mise en pages. C’était un grand pas ; il avait coûté beaucoup de labeur, et un labeur tantôt très minutieux, tantôt très relevé.
L’imprimerie ne se faisait pas attendre, et une première épreuve de mise en page arrivait à M. Beaujean, qui là, lisait, y inscrivait ses observations et me l’envoyait. Autant en faisaient mes autres collaborateurs, qui recevaient aussi cette mise en pages. Ceux qui ont beaucoup imprimé (et je suis du nombre ; honni soit qui mal y pense ; un jour M. Wittersheim, imprimeur et directeur du Journal officiel, que je remerciais de je ne sais quoi, remarqua, qu’un imprimeur devait être gracieux à qui avait tant occupé la presse), ceux, dis-je, qui impriment beaucoup ont éprouvé que bien des choses qui échappent en placard apparaissent visibles dans la mise en pages. Chaque nouvel arrangement a sa lumière. J’étais certainement satisfait, quand cette lumière m’invitait à quelque rectification ou addition de bon aloi mais je l’étais encore plus si aucune modification du texte imprimé ne s’imposait ; car en présence d’un changement nécessaire, mes transes commençaient, tenu que j’étais à me restreindre dans les limites de la composition, et à ne pas occasionner des remaniements toujours difficiles et coûteux, quand ils forcent le cadre d’une mise en pages. La plupart du temps, j’y réussissais à grand renfort de combinaisons et d’artifices de rédaction, comptant les lettres que je supprimais et les lettres par lesquelles je les remplaçais, et heureux quand le total était ce qu’il fallait. Des heures entières s’y employaient ; mais en fin de compte, à force de dextérité, je rendis très rares les cas extrêmes où les remaniements ne purent être évités. Ce que j’ai ainsi consumé d’efforts, de patience, d’ingéniosité et de moments, il y a longtemps que je l’ai pardonné à ces laborieuses minuties ; car, à un point de vue plus général, elles n’ont pas été sans me servir, disciplinant mon esprit enclin aux généralités et l’obligeant à se faire sa provision régulière de faits grands et petits.
« Laborieuses minuties »
Quelque soigneuse que fût l’imprimerie, ces pages étaient, d’ordinaire, trop surchargées pour que je ne tinsse pas à vérifier moi-même si tout était bien comme je l’avais indiqué. Cette vérification faite, j’adressais l’épreuve à M. Beaujean, qui enfin donnait le bon à tirer. Régulièrement il s’écoulait deux mois entre la remise de la copie et ce bon à tirer définitif. L’intervalle était long mais, à voir équitablement les choses, à considérer par combien de mains l’épreuve passait, et à tenir compte des vues et des suggestions de chacun, on jugera qu’il n’était guère possible de demander plus de célérité ni à l’imprimerie, toujours pourvue de besogne, ni à M. Beaujean, cheville ouvrière, ni à moi, réviseur général. Quand il fut bien constaté que telle était la vitesse moyenne, je pus, en faisant l’estimation de l’accroissement de ma copie, calculer approximativement de combien d’années j’aurais besoin (car c’était par années qu’il fallait compter) pour atteindre l’achèvement, à supposer qu’il ne survînt aucune de ces males chances54 sans lesquelles les choses humaines ne vont guère. Je craignais la maladie pour moi ou pour les miens, la perte de papiers égarés, l’incendie ; ce fut la guerre, à laquelle je ne songeais pas, qui m’interrompit. […]
Note supplémentaire. — Le commencement de la copie fut remis à l’imprimerie le 27 septembre 1859, la fin, le 4 juillet 1872. Les premiers mois de 1859 furent employés à des essais de caractères, avec un paquet de copie livré pour ces essais.
La copie (sans le Supplément) comptait 415,636 feuillets. Il y a eu 2,242 placards de composition. Les additions faites sur les placards ont produit 292 pages à trois colonnes. Si le Dictionnaire (toujours sans le Supplément) était composé sur une seule colonne, cette colonne aurait 37,525 m. 28 cent. La composition a commencé régulièrement en septembre 1859 ; le bon à clicher du dernier placard (sans le Supplément) a été donné le 14 novembre 1872 ; ce qui fait une durée de treize ans et deux mois environ.
Je rappelle qu’Alain Rey a écrit une biographie du grand lexicographe, Littré. L’humaniste et les mots, parue pour la première fois chez Gallimard en 1970, rééditée dans une version augmentée en 2008.
Balzac, sa vie et ses œuvres d’après sa correspondance, Paris, Librairie Nouvelle Jaccottet, Bourdilliat & Cie, 1858, réimprimé en 2005 aux éditions de l’Harmattan.
Hugues Rebell, « La Vie amoureuse de Balzac », La Plume, 1er septembre 1900, p. 10.
« Les relations entre Laure Surville et son frère Honoré… de Balzac », in Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Touraine, t. 24, 2011, p. 67-83. PDF en ligne : http://academie-de-touraine.com/Tome_24_files/067-083.pdf
Correspondance, t. 1, 12 octobre 1833. On peut légitimement douter que Balzac aurait eu le temps d’inclure les remarques de Laure car le livre est mis en vente avant la fin de cette année-là (NdA).
Baudelaire, Correspondance, éd. Cl. Pichois et J. Ziegler, « Bibliothèque de la Pléaide », t. II, 1973 (tirage de 1999), p. 127, lettre du 20 janvier 1861.
Article « Baudelaire, éditeur des “Fleurs du mal” », Genesis [En ligne], 53 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 19 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/genesis/6277
Baudelaire, Correspondance, éd. cit., t. II, p. 105-106.
Le musée Plantin-Moretus n'ouvrira qu'en 1877.
1545-1606, philologue et humaniste, a vécu aux Pays-Bas espagnols (aujourd'hui en Belgique).
Cornelis Kiliaan (1528/1530-1607), lexicographe, linguiste, traducteur et poète des Pays-Bas méridionaux. Voir le site du musée Plantin-Moretus.
De La Touche [NdA].
« Dans la mythologie gréco-romaine, Argus (Argos en grec) est un géant. Les Grecs avaient donné à Argus, l’épithète de Panoptès qui signifie « celui qui voit tout », car ce géant avait cent yeux, répartis sur toute la tête (ou sur tout le corps selon certains auteurs). Sur ces cent yeux, il y en avait en permanence une moitié qui dormait et l’autre moitié qui veillait, de sorte qu’il était impossible de tromper sa vigilance. » Récit d'Astrid de Brondeau, guide-conférencière, sur son blog Les Yeux d'Argus.
Jacques Davy du Perron, 1556-1618.
Auteur, en 1608, du premier manuel du correcteur, Orthotypographia. Lire mon article.
Ancienne graphie française de Leipzig.
Johann Conrad Zeltner (1687-1720), auteur de Correctorum in typographiis eruditorum centuria speciminis loco collecta a Johanne Conrado Zeltnero, Nuremberg, 1716.
André-François Le Breton (1708-1779). Voir fiche BNF.
1762-1809.
Études pratiques et littéraires sur la typographie, 1837, sur lesquelles je reviendrai.
Le poète britannique Lord Byron (1788-1824).
Le Pèlerinage de Childe Harold, 1812-1818.
John Murray (1778-1843), imprimeur libraire. Voir fiche BNF.
Jean-Sifrein (ou Siffrein) Maury (1746-1817).
« La correction, la plus belle parure des livres. » (Crapelet.)
On peut justement lui appliquer la pensée exprimée par ces deux vers de Pope : Whosoever thinks a faultless piece to see, Thinks what ne’er was, nor is, nor e’er shall be. « Croire qu’on verra une œuvre exempte de fautes, c’est croire ce qui n’a jamais été, ce qui n’existe pas, et ce qui ne sera jamais. »
Pour donner une idée de l’importance qu’on attachait autrefois aux fonctions du correcteur, et de la responsabilité qui pesait sur lui, nous citerons un édit de François Ier, du 31 août 1539, dont l’article 17 porte : « Se les maistres imprimeurs des livres en latin ne sont savants et suffisants pour corriger les livres qu’ils imprimeront, seront tenuz avoir correcteurs suffisants, sur peine d’amende arbitraire ; et seront tenuz lesdicts correcteurs bien et songneusement de corriger les livres, rendre leurs livres aux heures accoutumées d’ancienneté, et en tout faire leur debvoir ; autrement seront tenuz aux intérestz et dommages qui seroient encouruz par leur faulte et coulpe. » Un autre édit de Louis XIV, daté du mois d’août 1686, renouvelle cette prescription dans les termes suivants : « Les correcteurs sont tenus de bien et soigneusement corriger les livres ; et au cas que par leur faute il y ait obligation de réimprimer les feuilles qui leur auront été données pour corriger, elles seront réimprimées aux dépens des correcteurs. »
« Marque au crayon sur une copie, indiquant l'endroit où il faut reprendre la composition ou la lecture de l'épreuve. » (TLFI.)
C'est le Dictionnaire de l'Académie qui doit prévaloir en imprimerie pour toutes les questions orthographiques. Faute de se soumettre à cette autorité, quoique défectueuse sur certains points, on tomberait bientôt dans des incertitudes et des irrégularités qui engendreraient à cet égard une véritable anarchie.
En relevant les erreurs des autres, vous vous exposez à leur rancune, sans qu’il vous en revienne le moindre honneur.
Cette remarque me laisse dubitatif : si la copie n'a pas été débarrassée de ses fautes et imperfections, à quelle étape l'ouvrage sera-t-il perfectionné ?
Grammairien, lexicographe et romancier (1804-1852), auteur du Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires, publié en 1834 et plusieurs fois réédité.
Louis-Nicolas Bescherelle, dit « Bescherelle l'aîné » (1802-1883), auteur du Dictionnaire national, ou Dictionnaire universel de la langue française, publié en 1845 et plusieurs fois réédité.
Il s'agit sans doute de la marchande de fruits, utilisant les pages comme papier d'emballage. Le terme peut aussi désigner une fromagerie, mais il est d'usage régional (voir Trésor de la langue française).
« Typographe qui compose les lignes et les assemble en paquets avant de les remettre au metteur en pages » — Trésor de la langue française.
« Statue représentant un buste d'homme ou de femme dont la partie inférieure se termine en gaine et qui sert d'ornement dans les jardins ». D'où la locution vieillie être, rester (planté) comme un terme, « rester figé à la même place » — Trésor de la langue française.
Desormes applique l'italique à la ponctuation, haute comme basse, qui suit un mot en italique. Cet usage traditionnel s'est raréfié, au nom de la logique. Voir la Banque de dépannage linguistique, art. Italique et ponctuation.
Sur les conflits entre Hugo et ses correcteurs, lire Anne Nicolas, « Le prix d'une virgule », Langages, 17ᵉ année, no 69, 1983, Manuscrits-Écriture. Production linguistique, dir. Almuth Grésillon et Jean-Louis Lebrave, p. 85-96.
Aujourd'hui on écrirait malchances. Littré emploie volontairement un archaïsme. Voir son propre article.