Le métier de correcteur selon Pierre Larousse, 1869

Pierre Larousse assis
Pierre Larousse. Date et source inconnues.

Pour­quoi n’y avais-je pas pen­sé plus tôt ? Dif­fi­cile à manier et à lire sur Gal­li­ca (pages de grand for­mat, huit colonnes com­po­sées en petit corps), l’ar­ticle « cor­rec­teur » du Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle (1866-1876) de Pierre Larousse (1817-1875) four­mille d’in­for­ma­tions. Je le repro­duis donc ici, en élu­ci­dant les nom­breux noms cités. Le ton par moments lyrique est assez sur­pre­nant pour le lec­teur d’au­jourd’­hui, habi­tué à une rédac­tion plus objec­tive dans les ouvrages de réfé­rence, mais Larousse1 admet à la fin du texte « l’intérêt que nous ins­pire la posi­tion pré­caire du cor­rec­teur dans les impri­me­ries ». Offrant un por­trait du cor­rec­teur idéal et la des­crip­tion des dif­fé­rentes étapes de la cor­rec­tion à l’im­pri­me­rie, l’ar­ticle aborde aus­si, sans ambages, les pénibles condi­tions de tra­vail et les four­chettes de salaire. J’y ai ajou­té des inter­titres, et je l’ai com­plé­té par l’en­trée « cor­rec­tion ».

Définition liminaire

cor­rec­teur, trice s. m. (kor-rek-teur, tri-se — lat. cor­rec­tor ; de cor­ri­gere, cor­ri­ger). […]

— Typ. Toute per­sonne qui est char­gée habi­tuel­le­ment, soit dans une impri­me­rie, soit dans une librai­rie2, soit dans un bureau de publi­ca­tions quel­conque, de cor­ri­ger les fautes typo­gra­phiques, gram­ma­ti­cales et lit­té­raires qui se trouvent sur les épreuves de toute espèce d’impressions est un cor­rec­teur

Distinguer le prote du correcteur

Les per­sonnes étran­gères à l’imprimerie confondent sou­vent le cor­rec­teur avec le prote, quoique leurs fonc­tions soient com­plè­te­ment dis­tinctes. Nous ver­rons plus loin quelle est la cause de cette confusion. 

Le prote est le repré­sen­tant immé­diat du maître impri­meur : il dirige et admi­nistre l’établissement, reçoit les auteurs et traite avec eux, embauche, débauche le per­son­nel atta­ché à l’imprimerie, dis­tri­bue la besogne, véri­fie les bor­de­reaux, fait la banque (paye), etc. 

Le cor­rec­teur n’a pas (à moins d’une délé­ga­tion spé­ciale) à s’immiscer dans l’administration indus­trielle : il est le repré­sen­tant de la lit­té­ra­ture et de la science dans l’imprimerie. Son dépar­te­ment est du domaine de l’intelligence pure. Il n’est pla­cé sous la direc­tion du prote que comme fai­sant par­tie du per­son­nel de l’usine typo­gra­phique. Dans l’exercice propre de ses fonc­tions, il est le seul juge ou, tout au moins, le juge le plus com­pé­tent des conces­sions à faire aux écri­vains sous le rap­port de ce qu’on appelle, en terme d’imprimerie, la marche à suivre pour chaque ouvrage, ce qui com­prend des détails infi­nis : ponc­tua­tion, capi­tales, divi­sions des mots, choix des carac­tères à employer pour les titres sui­vant leur impor­tance, etc.

Il y avait autre­fois très-peu de cor­rec­teurs spé­ciaux, c’est-à-dire se livrant exclu­si­ve­ment à la cor­rec­tion des épreuves3. Presque tous les protes, à défaut du maître impri­meur, se char­geaient de ce soin (telle est l’origine de la confu­sion que font fré­quem­ment entre le prote et le cor­rec­teur les per­sonnes étran­gères à la pro­fes­sion) ; il en est même encore ain­si dans beau­coup de petites impri­me­ries, sur­tout en pro­vince, où l’on voit le maître impri­meur cumu­ler les fonc­tions de patron, de prote, de cor­rec­teur, voire même4 de com­po­si­teur et d’imprimeur.

Quand des besoins nou­veaux et impé­rieux, nés du déve­lop­pe­ment extra­or­di­naire de l’imprimerie, se révé­lèrent, le prote, débor­dé par la mul­ti­pli­ci­té de ses attri­bu­tions, dut cher­cher à se déchar­ger d’une par­tie de l’énorme res­pon­sa­bi­li­té qu’elles entraî­naient : il aban­don­na tout ce qui concerne la cor­rec­tion des épreuves, deve­nue incom­pa­tible avec sa pré­sence presque constante à l’atelier et la sur­veillance qu’il y doit exer­cer. Ce jour-là naquit le cor­rec­teur tel qu’il existe aujourd’hui.

Il arrive quel­que­fois qu’un maître impri­meur, n’ayant pas du tra­vail en quan­ti­té suf­fi­sante pour occu­per un cor­rec­teur atti­tré, choi­sit, pour en rem­plir l’office, un com­po­si­teur expé­ri­men­té et pos­sé­dant une cer­taine dose d’instruction. Tout en recon­nais­sant que la force des cir­cons­tances seule amène presque tou­jours le patron à créer ces posi­tions hybrides, nous n’hésitons pas à for­mu­ler le vœu de les voir dis­pa­raître le plus promp­te­ment possible.

Mais, dans les mai­sons d’une véri­table impor­tance, la lec­ture des épreuves est confiée à un ou à plu­sieurs cor­rec­teurs spéciaux. 

Fonctions du correcteur

Quelles sont les fonc­tions du cor­rec­teur ? Nous ne sau­rions en don­ner une meilleure défi­ni­tion que celle qui va suivre, et que nous extra­yons d’une Lettre adres­sée à l’Académie fran­çaise par la Socié­té des cor­rec­teurs des impri­me­ries de Paris (juillet 1868) : « Les fonc­tions du cor­rec­teur sont très-com­plexes. Repro­duire fidè­le­ment le manus­crit de l’écrivain, sou­vent défi­gu­ré dans le pre­mier tra­vail de la com­po­si­tion typo­gra­phique ; rame­ner à l’orthographe de l’Académie la manière d’écrire par­ti­cu­lière à chaque auteur, don­ner de la clar­té au dis­cours par l’emploi d’une ponc­tua­tion sobre et logique ; rec­ti­fier des faits erro­nés, des dates inexactes, des cita­tions fau­tives ; veiller à l’observation scru­pu­leuse des règles de l’art ; se livrer pen­dant de longues heures à la double opé­ra­tion de la lec­ture par l’esprit et de la lec­ture par le regard, sur les sujets les plus divers, et tou­jours sur un texte nou­veau où chaque mot peut cacher un piège, parce que l’auteur, empor­té par sa pen­sée, a lu non pas ce qui est impri­mé, mais ce qui aurait dû l’être : telles sont les prin­ci­pales attri­bu­tions d’une pro­fes­sion que les écri­vains de tous les temps ont regar­dée comme la plus impor­tante de l’art typographique. »

Cette der­nière asser­tion, dont per­sonne ne contes­te­ra la véri­té5, est sur­tout jus­ti­fiée par les exemples du pas­sé. À l’origine de l’imprimerie, tous ceux qui se livraient au tra­vail de la cor­rec­tion étaient des savants de pre­mier ordre : les labeurs de l’imprimerie se bor­nant presque exclu­si­ve­ment à la repro­duc­tion des poëtes6 et des his­to­riens grecs et latins, des écri­vains reli­gieux et des livres saints sur­tout, les cor­rec­teurs, les com­po­si­teurs eux-mêmes, étaient presque tous des gra­dés de l’Université, des maîtres ès arts ; il en était ain­si, bien enten­du, du maître impri­meur qui cher­chait, lui aus­si, dans l’exercice de sa pro­fes­sion, bien plus l’occasion inces­sante de satis­faire son goût pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité et sa curio­si­té lit­té­raire que le moyen d’édifier une grande for­tune7.

Savants d’autrefois

C’est ici le lieu de rap­pe­ler les noms des savants qui ont exer­cé les fonc­tions de cor­rec­teur dans les impri­me­ries les plus célèbres. Cédons la parole à un homme qui jouit, en ces matières, de l’autorité la plus incon­tes­table. Voi­ci com­ment s’exprimait M. Ambroise-Fir­min Didot [sic, Ambroise Fir­min-Didot] dans son dis­cours d’installation comme pré­sident hono­raire de la Socié­té des cor­rec­teurs, le 1er novembre 1866 :

« Je me bor­ne­rai à citer, par­mi les plus illustres cor­rec­teurs, Érasme, qui, à Venise, aidait Alde dans la cor­rec­tion de ses épreuves, puis à Bâle Fro­ben et Amer­bach, chez qui Fro­ben lui-même avait été cor­rec­teur. Je cite­rai aus­si, dans les célèbres impri­me­ries de Plan­tin à Anvers et de Trech­sel à Lyon, Fran­çois Raphe­lenge, qui aima mieux res­ter cor­rec­teur chez Plan­tin que d’aller occu­per à Cam­bridge la chaire de pro­fes­seur de grec, à laquelle son mérite l’avait appe­lé, et Josse Bade, qui, après avoir pro­fes­sé avec tant de dis­tinc­tion les belles-lettres à Lyon, fut cor­rec­teur chez Trech­sel, dont il devint le gendre, comme Raphe­lenge fut celui de Plan­tin. Je rap­pel­le­rai aus­si la mémoire de ces illustres Hel­lènes échap­pés avec leurs manus­crits à la bar­ba­rie des Turcs après la chute de l’empire grec, Las­ca­ris, Cal­lier­gi, Musu­rus, qui vinrent se réfu­gier chez Alde l’ancien et le secon­dèrent dans ses grands tra­vaux. À Paris, je cite­rai Fré­dé­ric Syl­burg, ce savant cor­rec­teur d’une impri­me­rie non moins illustre, non moins savante, celle de Hen­ri Estienne. Après de tels noms, je n’oserais men­tion­ner l’imprimerie pater­nelle, si, depuis trente ans, mon digne ami M. Düb­ner n’avait pas consa­cré tous ses moments, toute sa science, à me secon­der dans mes publi­ca­tions les plus impor­tantes, le The­sau­rus Græcæ lin­guæ et ma Biblio­thèque des auteurs grecs. Par­mi ceux qui ont concou­ru au der­nier de ces deux monu­ments que je m’honore d’avoir éle­vés aux lettres grecques, je suis heu­reux de citer encore le savant hel­lé­niste, M. Charles Mül­ler. De tout temps l’imprimerie a été l’asile des talents mécon­nus ou éprou­vés par la for­tune, qui sont venus prendre rang par­mi les cor­rec­teurs d’épreuves aus­si bien que par­mi les com­po­si­teurs. Pour ne par­ler que de ceux que j’ai connus, le sou­ve­nir de Rœde­rer8 et de Béran­ger se pré­sente à ma mémoire, et ma famille se rap­pelle encore l’abbé de Ber­nis, qui lisait des épreuves chez mon bis­aïeul Fran­çois Didot. »

Cette liste serait incom­plète si à tous ces noms nous négli­gions d’ajouter celui du plus pro­fond pen­seur et du plus grand écri­vain de notre époque : nous avons nom­mé P.-J. Prou­dhon, qui a exer­cé, lui aus­si, pen­dant long­temps, les fonc­tions de cor­rec­teur à Besan­çon et à Paris.

Quand des savants et des let­trés de cet ordre n’ont pas dédai­gné de cor­ri­ger des épreuves, qui ne trem­ble­rait de leur suc­cé­der ? Car on aurait mau­vaise grâce à nous objec­ter que le temps de l’imprimerie savante est pas­sé, et que plus n’est besoin pour le cor­rec­teur de ces apti­tudes qu’il devait pos­sé­der autre­fois. Si les ouvrages de lit­té­ra­ture latine et grecque, si les édi­tions curieuses d’auteurs anciens, si les tra­duc­tions à glose savante sont pas­sés de mode, la tâche du cor­rec­teur n’a pas ces­sé pour cela d’être ardue et déli­cate : la grande varié­té des livres qui s’exécutent dans une impri­me­rie semble exi­ger, pour la cor­rec­tion des épreuves, des ency­clo­pé­distes, c’est-à-dire des hommes pos­sé­dant l’universalité des connais­sances humaines. Tel est le carac­tère le plus frap­pant de la pro­fes­sion de cor­rec­teur à notre époque. Mal­heu­reu­se­ment, les savants de ce mérite sont rares, et force est bien au maître impri­meur de se conten­ter la plu­part du temps d’hommes chez qui le soin, l’attention, une connais­sance pro­fonde des règles et des dif­fi­cul­tés typo­gra­phiques, une longue habi­tude de la pro­fes­sion, le tout joint à un fonds d’instruction solide, sont des garan­ties suf­fi­santes pour la pure­té du texte des livres qui sortent de leurs mains.

Ce qu’un bon correcteur doit savoir

Il est bon qu’un cor­rec­teur ait été com­po­si­teur, ou tout au moins qu’il se soit fami­lia­ri­sé par la pra­tique, avec tout le maté­riel de l’imprimerie et l’ensemble des opé­ra­tions typo­gra­phiques, puisqu’il doit juger en der­nier res­sort de la bonne ou de la mau­vaise exé­cu­tion du tra­vail : si les mots sont régu­liè­re­ment espa­cés et cou­pés au bout des lignes selon les règles de la tra­di­tion ou de l’étymologie ; si l’emploi de l’italique est judi­cieux ; si la com­po­si­tion ne ren­ferme pas des lettres d’œils dif­fé­rents ; si les vers sont ren­fon­cés sui­vant les exi­gences de la mesure et de la pro­so­die ; si les titres sont bien cou­pés et bien blan­chis ; si les pages sont rigou­reu­se­ment de la même lon­gueur, etc.

Une connais­sance appro­fon­die de la langue fran­çaise, au point de vue théo­rique aus­si bien qu’au point de vue pra­tique, est indis­pen­sable au cor­rec­teur. Il doit éga­le­ment connaître les divers sys­tèmes d’orthographe, pour être en mesure de pré­mu­nir les auteurs contre les méthodes fan­tai­sistes ou arbi­traires qu’ils seraient ten­tés d’adopter, et pou­voir les ral­lier à l’orthographe de l’Académie, qui est incon­tes­ta­ble­ment la meilleure, mal­gré les erreurs et les desi­de­ra­ta qu’on signale dans son Dic­tion­naire. Il doit savoir le grec et le latin de façon à pou­voir au moins tra­duire Démos­thène et Cicé­ron ; enfin, la connais­sance d’une langue moderne, l’anglais et l’allemand sur­tout, devient de jour en jour plus néces­saire pour lui : le temps approche, nous le croyons, où, grâce à la mul­ti­pli­ci­té des rap­ports inter­na­tio­naux, la connais­sance de ces deux langues, déjà par­lées sur les trois quarts du globe, sera exi­gée du cor­rec­teur

Mais ces connais­sances ne sont pas les seules que doive pos­sé­der le cor­rec­teur : il doit avoir étu­dié avec fruit l’histoire uni­ver­selle, la géo­gra­phie, la bota­nique, la zoo­lo­gie, la paléon­to­lo­gie, assez de méde­cine pour pos­sé­der la langue médi­cale, et de juris­pru­dence pour com­prendre la langue du droit. 

D’immenses lec­tures d’ouvrages de tout genre lui sont indis­pen­sables pour acqué­rir une tein­ture des sciences, des arts, des métiers, afin de pou­voir com­prendre la signi­fi­ca­tion des termes tech­niques et s’apercevoir quand l’un d’eux a été tron­qué par l’auteur ou par le com­po­si­teur, ou de pou­voir les lire dans une copie mal écrite ; car le cor­rec­teur (et c’est là l’une des plus grandes dif­fi­cul­tés de la pro­fes­sion), le cor­rec­teur, disons-nous, est obli­gé de lire, à pre­mière vue, les écri­tures les plus indé­chif­frables : tout le monde sait que les auteurs, à notre époque de pro­duc­tion fié­vreuse, pres­sés par le temps, sont contraints d’écrire avec une extrême rapi­di­té, dont le moindre incon­vé­nient est de défor­mer plus ou moins leur écri­ture. Peut-être aurions-nous le droit de mettre en par­tie sur le compte d’une négli­gence égoïste et cou­pable ce que nous venons d’attribuer au besoin de pro­duire vite.

Dans les impri­me­ries où se font en grand nombre des ouvrages spé­ciaux, comme les livres de lit­té­ra­ture étran­gère, les trai­tés scien­ti­fiques, mathé­ma­tiques, etc., il est indis­pen­sable, pour leur bonne exé­cu­tion, de s’attacher des cor­rec­teurs pos­sé­dant des connais­sances et des apti­tudes spé­ciales ou ayant étu­dié sérieu­se­ment ces matières. La com­po­si­tion des livres trai­tant de sciences exactes, sur­tout de l’algèbre, de l’analyse mathé­ma­tique, de la chi­mie, de la phy­sique, etc., offre des dif­fi­cul­tés si nom­breuses et est sou­mise à une mul­ti­pli­ci­té de règles telle, que le cor­rec­teur auquel ces lec­tures sont confiées doit être rom­pu à ce genre de tra­vaux, et avoir fait des études, élé­men­taires au moins, dans cette direc­tion s’il tient à rem­plir digne­ment sa mission.

Pour nous résu­mer, disons que le bon cor­rec­teur, le cor­rec­teur com­plet, est celui qui, à un fonds d’instruction solide, joint une connais­sance éten­due des règles et des tra­vaux typographiques.

Le cor­rec­teur, quel qu’il soit, qui ne rem­plit que l’une des deux par­ties de ce pro­gramme, doit tout faire pour acqué­rir celle qui lui fait défaut, sous peine de n’être pas à la hau­teur de sa tâche.

Conditions matérielles à revoir

Mais il ne suf­fit pas qu’un cor­rec­teur ait toutes les connais­sances néces­saires pour rem­plir conve­na­ble­ment ses dif­fi­ciles fonc­tions : l’absence de cer­taines condi­tions maté­rielles nuit infailli­ble­ment à la qua­li­té de son tra­vail. C’est ain­si qu’il devrait avoir à sa dis­po­si­tion une biblio­thèque choi­sie ; et pour­tant, chose triste à dire ! il a sou­vent de la peine à obte­nir du maître impri­meur l’exemplaire du Dic­tion­naire de l’Académie dont il ne peut se pas­ser. Par­mi les livres qui ont leur place mar­quée dans la biblio­thèque du cor­rec­teur, nous cite­rons le Dic­tion­naire de l’Académie et son Com­plé­ment, le Dic­tion­naire d’histoire et de géo­gra­phie de Dézo­bry et Bache­let ; le Dic­tion­naire des lettres et le Dic­tion­naire des sciences du même édi­teur ; le Dic­tion­naire des contem­po­rains de Vape­reau ; l’Erra­ta du Dic­tion­naire de l’Académie de Pau­tex ; le Code ortho­gra­phique d’Hétrel9 ; le Guide du cor­rec­teur et du com­po­si­teur de M. Tas­sis10 ; le Guide pra­tique du com­po­si­teur de M. Théo­tiste Lefèvre ; le Dic­tion­naire des postes, le dic­tion­naire latin, le dic­tion­naire grec et ceux des prin­ci­pales langues de l’Europe, alle­mand, anglais, espa­gnol et ita­lien, etc. Mais le livre qui sera par excel­lence le livre du cor­rec­teur, celui qui, dès sa pre­mière livrai­son, a été appe­lé à lui rendre les plus grands ser­vices, par la rai­son qu’à lui seul il peut tenir lieu de presque tous les autres, et qu’il est la mine la plus féconde de ren­sei­gne­ments de omni re sci­bi­li et qui­bus­dam aliis11, c’est à coup sûr le Grand Dic­tion­naire, auquel nous avons l’honneur de col­la­bo­rer en ce moment.

Il est d’autres condi­tions maté­rielles d’une grande impor­tance qui font le plus sou­vent défaut au cor­rec­teur ; nous vou­lons par­ler des condi­tions que devrait rem­plir le local où il passe les longues heures de la jour­née typo­gra­phique. Or, disons-le, au risque de sou­le­ver les colères de ceux qu’atteindra la véri­té, il est impos­sible de trai­ter un employé, d’ailleurs indis­pen­sable, avec autant de sans-gêne que les maîtres impri­meurs en géné­ral, et ceux de Paris en par­ti­cu­lier, traitent leurs cor­rec­teurs sous ce rap­port. À l’homme dont le labeur inces­sant exige la plus vive lumière, le calme le plus abso­lu, échoit infailli­ble­ment le coin de l’atelier le plus obs­cur, le plus bruyant, le plus dépour­vu de ce confor­table élé­men­taire qu’exige un long séjour dans la posi­tion assise. Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs

Correcteurs en première et en seconde

Dans les impri­me­ries impor­tantes, on dis­tingue deux sortes de cor­rec­teurs : les cor­rec­teurs en pre­mière et les cor­rec­teurs en seconde.

Le cor­rec­teur en pre­mière est char­gé de col­la­tion­ner sur l’épreuve, soit seul, soit avec un teneur de copie, le manus­crit de l’auteur ou la feuille impri­mée qui sert de copie, et de signa­ler en marge de cette épreuve les omis­sions (dites bour­dons), les doubles emplois (dits dou­blons), les fautes typo­gra­phiques de tout genre, les fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion pro­ve­nant du fait de l’auteur ou du compositeur.

De l’importance des signes de correction

Pour indi­quer les fautes à cor­ri­ger, le cor­rec­teur emploie des signes spé­ciaux. Le Grand Dic­tion­naire va offrir à ses lec­teurs le pro­to­cole pour la cor­rec­tion des épreuves. Nous devons la com­mu­ni­ca­tion de ce pré­cieux cli­ché à l’obligeance de M. Théo­tiste Lefèvre, ancien prote chez MM. Fir­min Didot, qui a bien vou­lu l’extraire pour nous de son remar­quable Guide pra­tique du com­po­si­teur d’imprimerie. Il fal­lait ici des signes tout par­ti­cu­liers, qui n’existent dans aucune impri­me­rie, par cet excellent motif qu’ils n’ont aucune rai­son d’existence, puisqu’il s’agit sim­ple­ment, dans l’espèce, des signes conven­tion­nels ser­vant à indi­quer au com­po­si­teur les fautes typo­gra­phiques qu’il a com­mises. Les expli­ca­tions que nous allons don­ner vont ini­tier nos lec­teurs aux mys­tères de la com­po­si­tion et de la correction.

Un feuillet manus­crit est remis au com­po­si­teur ; celui-ci livre la page com­po­sée au pres­sier, qui en tire une épreuve, laquelle va au bureau du cor­rec­teur. Le com­po­si­teur a levé ses lettres avec une telle rapi­di­té, qu’il en résulte des fautes de toute nature : lettres à sub­sti­tuer ; mots à chan­ger ; lettres ou mots à ajou­ter, à sup­pri­mer, à retour­ner, à trans­po­ser ; lignes à trans­po­ser ; petites, grandes majus­cules ; mots à sépa­rer et à rap­pro­cher ; mots cou­pés à tort, qu’il faut réunir ; lettres gâtées à rem­pla­cer ; lettres à redres­ser, à net­toyer ; lignes à ren­trer, à sor­tir, à rema­nier, à rap­pro­cher, à sépa­rer, à espa­cer, à rega­gner ; lettres d’un autre œil (c’est-à-dire d’un type plus gros ou plus petit) à sub­sti­tuer ; ali­néas à faire, à sup­pri­mer ; espaces et inter­lignes à bais­ser ; bour­dons (omis­sions) à com­po­ser ; dou­blons (redou­ble­ments) à sup­pri­mer, etc.

L’amalgame de toutes ces fautes pro­duit par­fois une sorte de gri­moire où l’auteur lui-même a de la peine à se recon­naître. Par exemple, il avait écrit : Aux deux amants, et il lit avec stu­pé­fac­tion O Deus amen ! Que va faire le cor­rec­teur ? Va-t-il man­der le com­po­si­teur dans son bureau, et lui expli­quer de vive voix les cor­rec­tions à opé­rer ? Ces conver­sa­tions ne seraient pas à leur place dans une impri­me­rie. Voi­là donc le cor­rec­teur obli­gé d’indiquer, à la plume et en marge de l’épreuve, tous les chan­ge­ments néces­saires. S’il emploie le lan­gage ordi­naire, les cor­rec­tions l’emporteront sur la copie pri­mi­tive, et on tom­be­ra ain­si de Cha­rybde en Scyl­la. Il fal­lait donc créer un lan­gage conven­tion­nel, une sorte d’algèbre, une sté­no­gra­phie, enfin quelque chose de bref, de pré­cis, de laco­nique, d’universel, disant beau­coup de choses en très-peu de mots, mul­ta pau­cis. C’est jus­te­ment la clef de ces signes que nous met­tons ici entre les mains de nos lec­teurs. Il suit de là que, si jamais une grève venait à son tour à se pro­duire au sein de cette pha­lange d’hommes aus­si labo­rieux et savants que modestes, le Grand Dic­tion­naire ne ver­rait pas pour cela chô­mer ses cinq puis­santes machines ; il n’aurait qu’à s’adresser au pre­mier venu de ses dix mille sous­crip­teurs, ce qui pour­rait être consi­dé­ré, par quelque lec­teur malin, comme un acte d’égoïsme de sa part : Hon­ni soit qui mal y pense !

Protocole pour la correction des épreuves

Mais reve­nons au cor­rec­teur en première. 

La lec­ture en pre­mière se fait soit sur des épreuves en paquets, soit sur des épreuves en pla­cards, soit sur des épreuves en feuilles. (V., pour l’explication de ces mots, l’article com­po­si­tion typo­gra­phique.) Dans ce der­nier cas, le cor­rec­teur en pre­mière com­mence par véri­fier la réclame de la feuille (c’est-à-dire par s’assurer que le com­men­ce­ment de cette feuille se lie par­fai­te­ment à la fin de la feuille pré­cé­dente), puis il véri­fie la ou les signa­tures, c’est-à-dire les chiffres pla­cés au bas de cer­taines pages, sui­vant les for­mats, pour ser­vir de points de repère à la bro­chure et à la reliure ; il doit ensuite véri­fier les folios, les titres cou­rants, etc., et ins­crire le nom de chaque com­po­si­teur en marge de l’épreuve, en tête de sa composition.

Contre l’emploi d’un teneur de copie

Les épreuves se lisent d’ordinaire à deux : l’employé qui seconde le cor­rec­teur s’appelle teneur de copie, parce que c’est lui qui lit à haute voix sur le manus­crit de l’auteur ou la copie, en géné­ral, qu’il a entre les mains, tan­dis que le cor­rec­teur suit sur l’épreuve et marque les fautes qu’il rencontre.

On choi­sit ordi­nai­re­ment pour teneur de copie un appren­ti com­po­si­teur, dans le but de lui faci­li­ter le déchif­fre­ment des manus­crits, connais­sance indis­pen­sable quand il sera deve­nu ouvrier. On a géné­ra­le­ment à se louer de ce mode de lec­ture, quand l’apprenti est soi­gneux, docile et intel­li­gent ; mais il faut y renon­cer s’il ne rem­plit pas ces condi­tions, et, dans tous les cas, le cor­rec­teur ne doit jamais oublier la res­pon­sa­bi­li­té qui lui incombe ; sa méfiance à l’égard d’un aide inex­pé­ri­men­té doit tou­jours être en éveil, et, au moindre doute, il doit véri­fier lui-même sur la copie.

On a essayé aus­si de confier la tenue de la copie à un com­po­si­teur vieilli dans le métier, qui ne trou­vait plus, par suite de l’affaiblissement de sa vue, qu’un salaire insuf­fi­sant dans la com­po­si­tion. Cette ten­ta­tive a été aban­don­née presque par­tout comme trop oné­reuse pour les maîtres impri­meurs, et parce qu’elle enle­vait aux appren­tis l’occasion de se dres­ser à la lec­ture des mau­vais manus­crits. Quelques per­sonnes ont avan­cé que le sur­croît de dépense qui résul­te­rait, pour la mai­son, de ce mode de lec­ture, serait lar­ge­ment com­pen­sé par la meilleure qua­li­té du tra­vail. Nous ne le pen­sons pas, et nous pen­chons pour la lec­ture par le cor­rec­teur seul, col­la­tion­nant lui-même la copie sur l’épreuve. Mais, il faut le recon­naître, cette lec­ture demande un temps beau­coup plus long que la lec­ture à l’aide d’un teneur de copie, et elle ne peut guère être adop­tée que dans les mai­sons qui tiennent à pro­duire de bons et beaux livres. Dans les impri­me­ries à jour­naux, et, en géné­ral, pour toutes les impres­sions qui demandent à être faites avec la plus grande rapi­di­té, ce der­nier mode de lec­ture serait impra­ti­cable. Mais, nous le répé­tons, pour les tra­vaux sérieux et excep­tion­nel­le­ment dif­fi­ciles, il faut y recou­rir, sous peine de mettre au jour des œuvres incor­rectes et mal digérées.

La lec­ture en seconde se fait sans teneur de copie. Ordi­nai­re­ment on en charge un cor­rec­teur autre que celui qui a lu la pre­mière épreuve, atten­du que ce chan­ge­ment de lec­teur consti­tue par lui-même une garan­tie de plus.

Lecture en bon (à tirer)

Les épreuves en seconde, avant d’être remises au cor­rec­teur, ont été envoyées à l’auteur pour qu’il y indi­quât les cor­rec­tions qu’il juge­rait à pro­pos de faire. Elles sont lues, au retour, par le cor­rec­teur en seconde, qui signale les fautes de toute nature échap­pées à l’attention de l’auteur. Comme ces épreuves sont ordi­nai­re­ment revê­tues du bon à tirer de l’auteur, cette lec­ture est dési­gnée sous le nom de lec­ture en bon à tirer, ou sim­ple­ment lec­ture en bon

Le domaine de la cor­rec­tion en seconde est beau­coup plus vaste que celui de la cor­rec­tion en pre­mière. Tan­dis que celle-ci doit se bor­ner à la repro­duc­tion stricte du manus­crit, moins les fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion, le cor­rec­teur en seconde doit remettre sur leurs pieds les phrases boi­teuses ; faire dis­pa­raître, en modi­fiant le plus légè­re­ment pos­sible la rédac­tion ori­gi­nale, les fautes de fran­çais que l’auteur a lais­sées sub­sis­ter ; rec­ti­fier ou ame­ner l’auteur à rec­ti­fier les faits qui seraient en contra­dic­tion avec la véri­té his­to­rique, les ana­chro­nismes ; en un mot, cor­ri­ger les imper­fec­tions de style et de rédac­tion qui échappent même à l’écrivain le plus soi­gneux et le plus atten­tif. Il est presque super­flu d’ajouter que cette tâche ne peut être bien rem­plie qu’à la condi­tion essen­tielle pour le cor­rec­teur de s’assimiler com­plè­te­ment les idées et le but de l’auteur.

Beau­coup de tact, une grande habi­tude du manie­ment de la langue, une connais­sance pro­fonde de ses res­sources, une déli­ca­tesse de touche qui doit réus­sir à rendre imper­cep­tibles à l’œil même de l’auteur les chan­ge­ments jugés néces­saires dans sa rédac­tion, enfin l’art dif­fi­cile de per­sua­der à l’écrivain que les modi­fi­ca­tions appor­tées à son œuvre émanent de lui-même : telles sont les prin­ci­pales qua­li­tés du cor­rec­teur en seconde. 

Une rémunération insuffisante

Un cor­rec­teur qui rem­plit ces condi­tions est un tré­sor pour une impri­me­rie. Aus­si les lec­teurs du Grand Dic­tion­naire seront-ils éton­nés d’apprendre que géné­ra­le­ment les ser­vices si grands et si pénibles ren­dus par cet homme pré­cieux sont rému­né­rés d’une façon insuf­fi­sante. Le maxi­mum du trai­te­ment des cor­rec­teurs en seconde, dans les mai­sons dites à labeurs, c’est-à-dire dans celles où se font les ouvrages de longue haleine, ne dépasse pas 8 fr. pour dix heures de tra­vail ; et encore ce prix est-il excep­tion­nel : deux ou trois cor­rec­teurs au plus, à Paris, sont arri­vés à ce chiffre de salaire, qui repré­sente à peine une somme annuelle de deux mille deux ou trois cents francs, défal­ca­tion faite des jours fériés, c’est-à-dire à peu près les appoin­te­ments d’un troi­sième de rayon aux Villes de France ou au Bon mar­ché ! La grande majo­ri­té des cor­rec­teurs en seconde touche de 6 à 7 fr. par jour (de 10 heures).

Les cor­rec­teurs en pre­mière gagnent par jour depuis 5 fr. jusqu’à 6 fr. et 6 fr. 50. Nous lais­sons en dehors de cette sta­tis­tique les cor­rec­teurs de jour­naux, qui sont géné­ra­le­ment payés par la rédac­tion, et dont le trai­te­ment, presque tou­jours men­suel, varie de 1,800 à 3,500 fr. par an. Les jour­naux reli­gieux et légi­ti­mistes (la Gazette de Francel’Union, le Monde, l’Uni­vers12) et le Jour­nal offi­ciel sont, paraît-il, ceux qui rétri­buent le plus mai­gre­ment leurs cor­rec­teurs.

Mais arri­vons à la der­nière incar­na­tion du cor­rec­teur.

Vérification de la tierce et révision

Quand toutes les cor­rec­tions ont été faites et que la feuille est sous presse, avant de com­men­cer le tirage, on fait une nou­velle épreuve dite tierce, sur laquelle on véri­fie si les cor­rec­tions du bon à tirer ont été exé­cu­tées, s’il n’a pas été com­mis de nou­velles fautes pen­dant cette exé­cu­tion même, et s’il n’est pas tom­bé de lettres de la forme pen­dant son trans­port à la presse. C’est ordi­nai­re­ment le prote qui exé­cute le tra­vail de la véri­fi­ca­tion ; néan­moins, dans les impri­me­ries consi­dé­rables, où de nom­breuses presses fonc­tionnent du matin au soir, et sou­vent la nuit, un employé spé­cial est char­gé de ce soin : cet employé, géné­ra­le­ment choi­si par­mi les meilleurs typo­graphes, porte le nom un peu ambi­tieux de cor­rec­teur aux tierces.

Quand la tierce est insuf­fi­sante, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée révi­sion, sur laquelle on véri­fie si les cor­rec­tions de la tierce ont été exé­cu­tées, ou bien, pour le cas où l’on aurait fait sous presse un chan­ge­ment ou une trans­po­si­tion de pages, on exa­mine si ce chan­ge­ment, si cette trans­po­si­tion a été bien faite, et si le reste de la feuille n’a pas eu à en souffrir.

Une position précaire

Nous ne pou­vons clore cet article, déjà bien long pour­tant, sans expri­mer encore une fois l’intérêt que nous ins­pire la posi­tion pré­caire du cor­rec­teur dans les impri­me­ries, au point de vue du salaire principalement.

Ce dis­tique, par lequel Cor­neille Kilian, l’un des cor­rec­teurs les plus dis­tin­gués de l’imprimerie Plan­ti­nienne, ter­mi­nait une pièce de vers inti­tu­lée Cor­rec­tor typo­gra­phi­cus :

Erra­ta alte­rius quis­quis cor­rexe­rit, illum
Plus satis invi­diæ, glo­ria nul­la manet13,

ce dis­tique est tou­jours et sera long­temps encore d’actualité.

Comme der­nier ren­sei­gne­ment, disons qu’il existe une socié­té de secours mutuels des cor­rec­teurs des impri­me­ries de Paris, approu­vée par arrê­té du ministre de l’intérieur du 26 juillet 1866.


cor­rec­tion s. f. (kor-rèk-sion — du lat. cor­rec­tio ; de cor­ri­gere, cor­ri­ger). […]

— Typo­gr. Tra­vail du cor­rec­teur qui indique les fautes ou les chan­ge­ments à faire dans une épreuve impri­mée, avant le tirage défi­ni­tif : La cor­rec­tion d’une pre­mière épreuve, d’un bon à tirer, de la tierce. Être char­gé de la cor­rec­tion d’un jour­nal. S’entendre à la cor­rec­tion des épreuves. | Rec­ti­fi­ca­tions, chan­ge­ments indi­qués sur un manus­crit ou une épreuve. Une épreuve char­gée de cor­rec­tions. Mes manus­crits et mes épreuves sont, par la mul­ti­tude des cor­rec­tions, de véri­tables bro­de­ries dont j’ai moi-même beau­coup de peine de retrou­ver le fil. (Cha­teaub.) V. cor­rec­teur.

Article mis à jour le 2 octobre 2023.


Les erreurs de typographie dues au correcteur, 1886

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D’a­vril à novembre 1886, le Bul­le­tin de l’im­pri­me­rie & de la librai­rie a publié en feuille­ton un long article inti­tu­lé « Des erreurs en typo­gra­phie », et pré­sen­té comme suit : « M. J.-B. Prod­homme, cor­rec­teur à l’Imprimerie Natio­nale1, a écrit sur ce sujet une dis­ser­ta­tion com­plète que nous résu­mons ici. Sauf quelques rares appré­cia­tions dont les années ont dimi­nué l’exac­ti­tude, les plaintes et les desi­de­ra­ta qu’il for­mu­lait sont mal­heu­reu­se­ment d’au­tant plus justes que le mal qu’il signa­lait, il y a une ving­taine d’an­nées, est plus grave encore aujourd’­hui. » Prod­homme exa­mine suc­ces­si­ve­ment les « fautes » incom­bant à l’au­teur, à l’é­di­teur, au maître impri­meur, à la copie, au com­po­si­teur ou paque­tier, au met­teur en pages, au prote, à l’é­preuve, à l’ap­pren­ti, à la presse (au sens pre­mier, la machine à impri­mer) et, bien sûr, au cor­rec­teur. Je repro­duis cette der­nière sec­tion, en y ajou­tant des intertitres.

Les qualités d’un bon correcteur

J’ai déjà fait connaître suc­cinc­te­ment les qua­li­tés prin­ci­pales que doit pos­sé­der un cor­rec­teur digne de ce nom.

S’il n’est pas néces­saire qu’il soit un ency­clo­pé­diste, ce qui serait impos­sible, ni un savant de pre­mier ordre, comme l’ont été plu­sieurs des cor­rec­teurs de l’origine de l’imprimerie, qui avaient sou­vent à res­ti­tuer des textes fort alté­rés par les copistes, les talents variés qu’il doit pos­sé­der sont encore assez rares pour que l’on s’é­tonne de voir le peu de consi­dé­ra­tion dont les cor­rec­teurs jouissent auprès des maîtres imprimeurs.

Peu sou­cieux de la cor­rec­tion des textes des ouvrages qu’ils publient, les impri­meurs de nos jours tiennent à avoir des cor­rec­teurs au rabais, faut-il s’é­ton­ner que les livres four­millent de fautes2 ?

Conditions de travail

La posi­tion des cor­rec­teurs est si peu avan­ta­geuse, que la plu­part ne regardent leur pro­fes­sion que comme un pis-aller qu’ils quit­te­ront à la pre­mière occa­sion favo­rable. En effet, ils n’ont aucune chance d’a­van­ce­ment, ils sont tou­jours expo­sés à voir dimi­nuer leurs appoin­te­ments ; jamais ils ne reçoivent le moindre témoi­gnage de satis­fac­tion, et c’est presque un bon­heur pour eux de pas­ser un jour sans rece­voir des reproches ; ils sont les boucs émis­saires de la mai­son, et il ne fau­drait pas qu’ils cher­chassent à se jus­ti­fier, quelque juste et modé­rée que fût leur défense.

Il ne faut donc pas s’é­ton­ner si l’on trouve beau­coup de cor­rec­teurs en pre­mières qui sont trop inha­biles, soit qu’ils n’aient pas de connais­sances lit­té­raires ou scien­ti­fiques assez éten­dues, soit qu’ils ne connaissent pas suf­fi­sam­ment les règles de la typo­gra­phie. Sous ce der­nier rap­port, les met­teurs en pages ins­truits seraient de bons cor­rec­teurs, mais la plu­part per­draient au change, sous le rap­port pécu­niaire, aus­si se montrent-ils peu dis­po­sés à accepter.

Mais ce n’est là qu’un faible échan­tillon des désa­gré­ments qu’un cor­rec­teur subit. 

II est toute la jour­née dans un réduit si étroit et sou­vent si obs­cur, qu’on ne le croi­rait pas des­ti­né à ser­vir d’ha­bi­ta­tion à une créa­ture humaine.

Corriger sans documentation

Le cor­rec­teur aurait besoin d’a­voir à sa dis­po­si­tion une petite biblio­thèque d’ou­vrages scien­ti­fiques et lit­té­raires, et à peine se décide-t-on à lui accor­der un dic­tion­naire de la langue ; s’il en veut d’autres, il est obli­gé de se les pro­cu­rer à ses frais.

Il exis­tait, dans l’ancienne typo­gra­phie, un usage que l’on a bien fait d’a­bo­lir sous cer­tains rap­ports, mais que l’on aurait dû conser­ver sous d’autres. C’étaient les copies de cha­pelle, c’est-à-dire des exem­plaires de chaque ouvrage impri­mé dans la mai­son. Plu­sieurs ouvriers y avaient droit, et le pro­duit que l’on reti­rait de la vente de ces ouvrages était consa­cré à un ban­quet. La vente des ouvrages et le ban­quet ont été abo­lis avec rai­son. Mais ce que l’on aurait bien dû conser­ver, c’est le droit du cor­rec­teur à un exem­plaire de chaque feuille de l’ouvrage, non pas seule­ment pour faire la table3, mais encore pour aug­men­ter sa biblio­thèque, afin qu’il pût avoir le moyen de déve­lop­per chaque jour ses connais­sances, ce qu’il ne peut faire la plu­part du temps, vu sa posi­tion beau­coup trop modeste.

“Au milieu d’un atelier bruyant”

Pour qu’un cor­rec­teur s’ac­quit­tât conve­na­ble­ment de ses fonc­tions, il fau­drait qu’il fût pla­cé dans un lieu iso­lé, loin du bruit, tan­dis que la plu­part du temps il est au milieu d’un ate­lier bruyant. Les cor­rec­teurs ont, en géné­ral, assez de sujets de dis­trac­tion dans les rela­tions obli­gées avec les ouvriers pour le tra­vail, et il est aus­si indigne de leur carac­tère que pré­ju­di­ciable à une bonne lec­ture de se livrer près d’eux à des conver­sa­tions fri­voles ou tout au moins intem­pes­tives.

Physiologie du correcteur 

« Une chose étrange, bizarre et inex­pli­cable, dit M. Bre­ton4, c’est que l’attention la plus sou­te­nue, les soins les plus scru­pu­leux ne puissent pas conduire à l’épuration com­plète d’une épreuve ; on pour­rait même admettre qu’une trop grande ten­sion d’es­prit n’est pas sans incon­vé­nient dans ce genre de tra­vail, en ce qu’elle jette la per­tur­ba­tion dans les centres ner­veux, pro­voque l’afflux du sang vers les régions supé­rieures, cause de l’engourdissement dans toute la péri­phé­rie du crâne, et par suite le trouble de la vue ; ces acci­dents mor­bides se ren­contrent sou­vent chez les cor­rec­teurs, sur­tout aujourd’­hui qu’ils sont astreints à pas­ser dix heures consé­cu­tives, et quel­que­fois davan­tage, dans une espèce d’échoppe que l’on décore du nom de bureau. Là, le cor­rec­teur, atteint déjà mora­le­ment par la nature de son tra­vail, souffre encore phy­si­que­ment de la pos­ture qu’il est obli­gé de tenir : la barre d’a­bord d’un pupitre trop haut, le bord angu­leux d’une table trop basse, lui meur­trissent le tho­rax, et ses heures de tra­vail sont des heures de tor­ture que chaque jour aggrave. »

Un rythme intenable

Non seule­ment on exige du cor­rec­teur de longues heures de tra­vail, mais sou­vent encore on l’oblige à four­nir un cer­tain nombre d’é­preuves par jour ; si, pour lire conscien­cieu­se­ment, il y met un peu plus de temps, il est cou­pable, il n’a pas rem­pli sa tâche.

Quand il est aux pièces5, on le met dans l’alternative, ou de lire trop vite pour gagner de quoi vivre, ou d’employer tout le soin que la cor­rec­tion exige de ses yeux et de son esprit, ce qui est nui­sible à ses inté­rêts ; et on ne lui en sait nul gré, car on dit alors qu’il n’a fait que son devoir.

Subir le teneur de copie

Mais de tous les désa­gré­ments du cor­rec­teur en pre­mières, celui qui, à lui seul, sur­passe tous les autres, c’est la néces­si­té de lire avec un apprenti.

La lec­ture sans teneur de copie est vue de mau­vais œil par les patrons, et cepen­dant elle est infi­ni­ment pré­fé­rable, sous tous les rap­ports, à celle faite avec un apprenti.

Elle est plus exacte, car il peut s’ar­rê­ter dans tous les endroits dif­fi­ciles autant de temps que c’est néces­saire ; elle est réel­le­ment aus­si rapide, car il n’est pas sans cesse obli­gé de lut­ter contre la mau­vaise volon­té, la négli­gence, l’inattention, la fatigue de son teneur de copie. On pré­tend qu’il est plus facile de lais­ser pas­ser des bour­dons quand on lit seul ; c’est plus que dou­teux, vu les causes d’er­reur que je viens d’in­di­quer, et beau­coup d’autres que j’omets.

Lire dans le désordre

Ce qui est éga­le­ment nui­sible à la bonne lec­ture, c’est l’usage qui s’est intro­duit de faire quit­ter une épreuve com­men­cée pour en prendre une autre plus pres­sée. Com­ment l’attention du cor­rec­teur ne serait-elle pas dis­traite si on le fait pas­ser aus­si brus­que­ment d’un sujet à un autre, et cela plu­sieurs fois dans la journée ?

Mais ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, c’est l’habitude que l’on a aujourd’­hui de par­ta­ger la copie en une infi­ni­té de petites cotes, comme on fait pour les jour­naux.

Ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, avons-nous dit, c’est l’habitude de divi­ser la copie en une infi­ni­té de petites cotes6 ; cha­cune d’elles n’est com­po­sée que de dix à douze lignes ; quel­que­fois la der­nière est faite avant la pre­mière, et ain­si des autres, et il faut que cha­cune d’elles soit lue dans l’ordre où elle arrive7. Conçoit-on quelque chose de plus contraire au bon sens qu’une telle lec­ture ? Si au moins, pour en atté­nuer les incon­vé­nients, il était pos­sible de relire la feuille en pages avant de l’envoyer à l’auteur, mais non, il faut tout sacri­fier à la rapi­di­té de la lecture.

Quel­que­fois, lors même que la feuille est en pages, on est si pres­sé de l’envoyer, que le cor­rec­teur est prié d’en faire une lec­ture rapide, comme si l’on pou­vait lire vite et bien. Une telle lec­ture n’a aucune valeur ; cepen­dant, si des fautes nom­breuses res­tent après une telle cor­rec­tion, c’est néces­sai­re­ment le cor­rec­teur qui est cou­pable, car il doit être res­pon­sable de tout, même de ce qu’il fait mal­gré lui.

Complexité de la tâche

La trop grande rapi­di­té de la lec­ture n’est pas la seule cause ordi­naire des nom­breuses fautes qui res­tent après une pre­mière lec­ture, cela tient aus­si à ce que l’on exige que le cor­rec­teur exa­mine trop de choses à la fois. Il doit, en lisant, aus­si rapi­de­ment que pos­sible, une feuille d’un ouvrage quel­conque, exa­mi­ner : 1o si tous les mots sont bien ortho­gra­phiés ; 2o s’ils ne contiennent pas quelques coquilles, des lettres retour­nées, des lettres d’un œil8 dif­fé­rent ; 3o s’il y a des dou­blons, des bour­dons ; 4o si le com­po­si­teur ne s’est pas écar­té de sa copie ; 5o s’il a bien eu égard à toutes les addi­tions ou cor­rec­tions de la copie ; 6o s’il a sui­vi une marche régu­lière dans l’emploi des capi­tales et de l’italique ; 7o s’il ne s’est pas écar­té des règles de la typo­gra­phie dans cer­tains cas ; 8o enfin, si la ponc­tua­tion est régu­lière. Et il faut que le cor­rec­teur fasse toutes ces obser­va­tions à la fois, car s’il remet­tait l’examen de cer­tains détails après avoir lu la feuille, elle ne serait pas prête à temps. Tout doit être sacri­fié à la rapi­di­té de l’exécution, une mau­vaise écri­ture ne doit pas prendre plus de temps qu’une écri­ture cal­li­gra­phiée : l’heure s’y oppose. Si on ajoute que, dans la même mai­son, il faut suivre tel sys­tème d’or­tho­graphe dans un ouvrage, et dans un autre, tel autre sys­tème ; que quel­que­fois un auteur ne ponc­tue pas ou ponc­tue mal ; que les com­po­si­teurs, obli­gés de mettre la ponc­tua­tion, n’ont d’autre guide que la rou­tine, et que sou­vent le cor­rec­teur se voit contraint de lais­ser sub­sis­ter une ponc­tua­tion vicieuse, parce qu’elle entraî­ne­rait de trop nom­breuses cor­rec­tions et retar­de­rait l’envoi de l’épreuve, on n’au­ra qu’une faible idée des dif­fi­cul­tés qui se rencontrent.

Pen­dant que le cor­rec­teur est bien appli­qué à son tra­vail, il est inter­rom­pu par la tur­bu­lence de son teneur de copie, par des com­po­si­teurs qui viennent le prier de leur déchif­frer un pas­sage illi­sible, ou lui deman­der des ren­sei­gne­ments sur dif­fé­rents objets.

Une orthographe encore mal fixée

Que ceux qui sont dis­po­sés à jeter la pierre au cor­rec­teur, méditent les réflexions sui­vantes de M. Bre­ton : « La cor­rec­tion n’est pas plus un tra­vail mathé­ma­tique qu’un tra­vail manuel, et, s’il repose sur quelques règles géné­rales,  comme la connais­sance des langues et l’expérience que réclame une bonne exé­cu­tion typo­gra­phique, il est le plus sou­vent sou­mis à l’arbitraire, et ne cède par consé­quent que fort peu à l’habitude. Il ne suf­fit pas, en effet, de pos­sé­der à fond la connais­sance des lettres pour s’ac­quit­ter au mieux de l’emploi de cor­rec­teur, il faut encore avoir acquis une connais­sance par­faite de la typo­gra­phie, c’est-à-dire être bon com­po­si­teur et savoir appré­cier le tra­vail des impri­meurs. Il faut qu’une longue expé­rience de l’imprimerie et de l’impression ait for­mé l’œil et le juge­ment du cor­rec­teur. Il est impos­sible de se faire une idée des mille dif­fi­cul­tés qui se dressent devant celui qui cor­rige une épreuve pour la pre­mière fois. Il est facile d’é­crire, la plume vole, la ponc­tua­tion se sème au hasard, on ortho­gra­phie selon Boiste, Noël, Napo­léon Lan­dais, l’A­ca­dé­mie même ; on n’est point arrê­té par l’emploi rai­son­né des majus­cules, des minus­cules, de l’italique, des points d’in­ter­ro­ga­tion, d’ex­cla­ma­tion, par l’accord des mots entre eux, par l’emploi des guille­mets, des paren­thèses, des traits d’u­nion ; on n’est pas contraint sur­tout et régu­liè­re­ment à l’observation des règles de tel ou tel dic­tion­naire, de celui de l’A­ca­dé­mie, par exemple, vrai laby­rinthe dans lequel viennent se perdre les répu­ta­tions les mieux éta­blies, qui écrit la Bohême avec un accent cir­con­flexe, le Bohème avec un accent grave, le Bohé­mien avec un accent aigu ; séve avec un accent aigu9, fève avec un accent grave ; des pot-au-feu, quand tous les autres écrivent des pots-au-feu, Grand-Sei­gneur avec une capi­tale et une divi­sion, sa sei­gneu­rie sans capi­tale, et mille autres mots entre les­quels l’A­ca­dé­mie éta­blit des dis­tinc­tions bizarres, absurdes, sans comp­ter les nom­breuses excep­tions créées par le caprice du maître, qui n’est pas tou­jours consé­quent avec lui-même, et qui n’en exige pas moins que le cor­rec­teur se conforme tou­jours à sa volonté.

Se conformer au choix de l’auteur

Le cor­rec­teur, au contraire, ne voit autour de lui que dif­fi­cul­tés ou écueils ; il se doit tout entier à l’ob­ser­va­tion reli­gieuse des règles dont les écri­vains s’af­fran­chissent sans scru­pule, et son esprit, ten­du dès la pre­mière page d’un ouvrage, est condam­né à ne pas en perdre de vue un seul ins­tant la marche10, le détail et l’ensemble. Tan­tôt un auteur lui impo­se­ra des prin­cipes géné­raux d’or­tho­graphe ; tan­tôt il l’enfermera dans un laby­rinthe gram­ma­ti­cal qui lui est propre ; les uns vou­dront le t au plu­riel, d’autres le pros­cri­ront11 ; ceux-ci exi­ge­ront encore l’o à l’imparfait12, ceux-là écri­ront tems sans p13, et si, dans une mai­son, trois ouvrages se ren­contrent sou­mis cha­cun à une ortho­graphe par­ti­cu­lière, le cor­rec­teur s’é­pui­se­ra en efforts de mémoire pour satis­faire aux exi­gences de cha­cun, et voyez avec quelle faci­li­té les auteurs éla­borent leurs ouvrages, avec quel lais­ser-aller ils pro­cèdent14. Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc.15, et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’as­sez nom­breuses obser­va­tions sur la langue.

Vol­taire est bien loin d’être le seul écri­vain où l’on ren­contre de ces irré­gu­la­ri­tés. En voi­ci de sem­blables dans une lettre auto­graphe de Mon­tes­quieu, dont je ne donne que le com­men­ce­ment : « Je vous ecris, mon cher confrere, auj’ourd’­huy, ven­dre­di, parce que demain matin je dois aller a la cam­pagne pour tout le jour ; jecri­vis à mon­sieur de Vesis par lex­tra­or­di­naire du mer­cre­di et lui deman­day excuse davoir lais­sé pas­ser deux cour­riers sans lui écrire, etc. »

Je ne parle pas de Mme de Sévi­gné ; tout le monde sait que son ortho­graphe lais­sait beau­coup à désirer. 

Béran­ger, dont le lan­gage est si pur, fut obli­gé de quit­ter l’imprimerie, où il était entré comme appren­ti com­po­si­teur, parce qu’il ne put se far­cir la mémoire des rêve­ries ortho­gra­phiques de la langue fran­çaise.

Il faut donc que les cor­rec­teurs apportent à l’orthographe une atten­tion d’au­tant plus minu­tieuse, que les savants ne sont pas forts sur cet article, qu’ils traitent de baga­telle. En effet, si l’auteur a le génie, la pro­prié­té du style, au cor­rec­teur appar­tient la régu­la­ri­té ortho­gra­phique. Un livre dans lequel les fautes four­millent n’est pas seule­ment un mau­vais livre, une œuvre informe, un sal­mi­gon­dis lit­té­raire, c’est un livre dan­ge­reux. En effet, quoique l’imprimerie ait beau­coup per­du de son ancienne splen­deur, il est encore une foule de gens qui ont une telle foi en toute chose impri­mée, qu’une phrase, quelle qu’elle soit, est pour eux tou­jours logique. Jean Fro­ben, ami d’Érasme, disait : « Un livre où il y a des fautes n’est pas un livre. »

Le sans-faute, objectif inatteignable

S’il est facile d’é­vi­ter l’énorme quan­ti­té des fautes qui déparent beau­coup de nos ouvrages modernes, il est à peu près impos­sible de publier un livre sans fautes. Si le cor­rec­teur s’oc­cupe trop des détails, il laisse pas­ser des fautes gros­sières ; dans le cas contraire, il laisse faci­le­ment filer la coquille, ce qui donne quel­que­fois lieu à de sin­gu­lières bévues. C’est une inat­ten­tion de ce genre qui a cau­sé l’impression de cette sin­gu­lière phrase dans un rituel : « Ici le prêtre ôte sa culotte (calotte) et baise l’autel. »

Sui­vant mon confrère Aug. Ber­nard, cor­rec­teur à l’Imprimerie impé­riale, « les fautes sont pour ain­si dire inhé­rentes à l’imprimerie ; elles naissent sou­vent même du soin que l’on prend de les évi­ter ; et, une fois l’ennemi dans la place, il est bien dif­fi­cile de l’en expul­ser. Si le cor­rec­teur court trop atten­ti­ve­ment après les coquilles, le sens géné­ral du texte lui échappe, et il laisse échap­per de grosses balour­dises ; si, au contraire, il s’at­tache trop au sens, il ne voit que ce qu’il devrait y avoir et non ce qu’il y a. »

Coquilles historiques

Il est si facile de lais­ser échap­per des fautes, même gros­sières, que Boi­leau avait dit d’a­bord dans son Art poé­tique :

Que votre âme et vos mœurs, peints dans tous vos ouvrages, 

sans que ni les com­po­si­teurs, ni les cor­rec­teurs, ni les amis de l’auteur, ni les cri­tiques qui lui étaient le plus hos­tiles, se dou­tassent du solé­cisme, et cette erreur est res­tée dans plu­sieurs édi­tions suc­ces­sives. Cepen­dant, à la fin, un ami de Boi­leau, plus clair­voyant que les autres, la signa­la au poète, qui s’empressa de sub­sti­tuer au vers fau­tif le vers sui­vant, qui est resté :

Que votre âme et vos mœurs, peintes en vos ouvrages.

Une des erreurs lit­té­raires les plus célèbres est celle de l’édition de la Vul­gate par Sixte-Quint. Sa Sain­te­té sur­veilla soi­gneu­se­ment la cor­rec­tion de chaque épreuve ; mais, au grand éton­ne­ment de l’univers catho­lique, l’ouvrage se trou­va rem­pli de fautes. Le livre fit une figure très bizarre avec les cor­rec­tions rap­por­tées, et four­nit des armes aux incré­dules sur l’infaillibilité du pape. La plu­part des exem­plaires furent reti­rés, et l’on fit les plus grands efforts pour n’en pas lais­ser sub­sis­ter. Il en reste cepen­dant encore, grâce au ciel, pour satis­faire la curio­si­té des biblio­manes. À une vente de livres à Londres, la Bible de Sixte-Quint a mon­té à 60 gui­nées (1,562 fr. 82 c.). On s’a­mu­sa sur­tout de la bulle du pon­tife et du nom de l’éditeur dont l’autorité excom­mu­niait tous les impri­meurs qui s’a­vi­se­raient, en réim­pri­mant cet ouvrage, de faire quelque chan­ge­ment dans le texte.

Dom Ger­vaise, qui a écrit la vie de l’abbé Suger, rap­porte, à la page 31 du tome Ier, que, dans un acte de par­tage fait par les reli­gieux de Saint-Denis, ceux-ci exi­geaient, entre autres choses, qu’on leur four­nit onze cents bœufs par an. Quelque idée que l’on ait de la vora­ci­té des moines, quelque nom­breux que fussent ceux de Saint-Denis, encore ne peut-on croire qu’il leur fal­lût onze cents bœufs par an. L’ab­bé Gro­sier, un des rédac­teurs de l’Année lit­té­raire, réso­lut d’é­clair­cir ce fait ; il recou­rut au titre ori­gi­nal, qui prou­va qu’au lieu de onze cents bœufs, il fal­lait lire onze cents œufs. L’er­reur venait du typographe.

Le sati­rique Des­pazes, tom­bé main­te­nant dans l’oubli, avait glis­sé dans ses rimes le nom d’un cer­tain Dabaud. On impri­ma Dubaud. Je ne sais quel chef d’ad­mi­nis­tra­tion qui por­tait ce nom se tint pour offen­sé. II alla trou­ver le poète, qui tâcha inuti­le­ment de se dis­cul­per. Il fal­lut se battre, et le sati­rique mal­en­con­treux fut blessé.

Plaintes des auteurs

Ce que je viens de dire doit suf­fire, ce me semble, pour prou­ver que le métier de cor­rec­teur n’est pas aus­si facile qu’on le sup­pose. Corn. Kilian, cor­rec­teur dis­tin­gué du sei­zième siècle, disait ce qui suit des écri­vains de son temps :  « Notre fonc­tion est de cor­ri­ger les fautes des livres et de rele­ver les pas­sages défec­tueux. Mais un méchant brouillon, empor­té par la rage d’é­crire, fait des com­pi­la­tions sans dis­cer­ne­ment, couvre les feuillets de ratures et souille le papier. Il ne passe pas des années à polir ce tra­vail ; mais il se hâte de faire impri­mer ses rêve­ries par des presses dili­gentes ; et, lorsque des savants pro­clament qu’il écrit en dépit des Muses et d’A­pol­lon, notre brouillon enrage ; il se défend de toutes ses forces et s’en prend au cor­rec­teur. Eh ! cesse donc, lour­daud, d’at­tri­buer au cor­rec­teur un tort qu’il n’a pas. Ce qu’il y a de bien dans ton livre, l’a-t-il gâté ? Désor­mais, débar­bouille toi-même tes petits. »

On dit que Mal­herbe avait d’a­bord rédi­gé ain­si le pas­sage sui­vant de sa belle ode à Duper­rier, sur la mort de sa fille : 

Et Roselle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Roselle, pré­nom assez rare, n’é­tait connu ni du com­po­si­teur ni du cor­rec­teur ; à l’imprimerie on crut devoir faire la cor­rec­tion suivante :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Mal­herbe fut loin de se plaindre d’une aus­si heu­reuse erreur, et peut-être, à l’exemple de ses confrères, aurait-il été dis­po­sé à s’at­tri­buer le mérite de cette cor­rec­tion, si le public n’en avait été ins­truit, je ne sais com­ment. Per­sonne n’i­gnore en effet que, de tout temps, les auteurs ont reje­té leurs bévues sur les impri­meurs, et que, par com­pen­sa­tion, ils ne sont pas fâchés qu’on leur attri­bue les cor­rec­tions faites à l’imprimerie.

Maîtres imprimeurs d’autrefois

On croi­rait que les nom­breuses et gros­sières fautes qui se trouvent dans les ouvrages ne devraient exis­ter que dans ceux qui ont été com­po­sés sur des copies manus­crites ou sur impri­més accom­pa­gnés de nom­breux chan­ge­ments. Il n’en est rien ; on voit sou­vent des ouvrages d’une facile exé­cu­tion, impri­més pour la ving­tième fois et avec le plus grand luxe, n’être point exempts de fautes typographiques.

S’il en est ain­si, com­ment se fait-il donc qu’il y a des ouvrages à peu près cor­rects ? Cela vient de ce qu’il se trouve encore des libraires et des impri­meurs dignes de ce nom, qui ne reculent devant aucune dépense pour atteindre ce but.

Un célèbre libraire étran­ger, avant de publier des œuvres impor­tantes, fai­sait suc­ces­si­ve­ment affi­cher, aux portes de l’Université les feuilles impri­mées, et accor­dait une gra­ti­fi­ca­tion pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui était signa­lée. Les Estienne recou­raient au même moyen pour leurs belles édi­tions. De nos jours, le libraire Tauch­nitz, à Leip­zig, connu par ses édi­tions sté­réo­types d’au­teurs grecs et latins, offrit aus­si une récom­pense pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui serait signa­lée dans ses édi­tions. Chez nous, le libraire Lenor­mant a don­né plu­sieurs fois des primes en livres aux per­sonnes qui lui envoyaient le plus grand nombre d’ob­ser­va­tions sur les cor­rec­tions à faire, et même sur les amé­lio­ra­tions à intro­duire dans les dic­tion­naires latins de Noël. Il est bien peu d’é­di­teurs qui recourent à ce moyen, qu’ils trouvent trop dispendieux.

Quoique l’immense majo­ri­té des édi­teurs tienne à avoir des cor­rec­teurs au rabais, il s’en trouve encore quelques-uns qui agissent tout autre­ment. Un libraire16 de Paris a payé, dit-on, jus­qu’a 48 fr. la feuille la lec­ture d’une col­lec­tion in-32 de clas­siques latins. Il est vrai que les carac­tères employés à cette col­lec­tion étaient infi­ni­ment petits ; mais si, dans des pro­por­tions équi­tables, le maître impri­meur conforme son tarif à cet exemple, il aura droit d’exi­ger de ses cor­rec­teurs beau­coup de temps, de soin et de savoir, et les abus de l’imprimerie dis­pa­raî­tront, en même temps que les erra­ta ces­se­ront de dépré­cier les livres aux yeux du public. 

On assure que P. Didot, à l’exemple de Robert Estienne, pour obte­nir des livres pur­gés de toute erreur, don­nait 3 fr. par chaque faute qui lui était signa­lée ; ce qui n’empêcha pas P. Didot de faire une belle fortune.

Non seule­ment ces dignes édi­teurs, ain­si que leurs hono­rables devan­ciers, ne recu­laient devant aucune dépense pou­vant ame­ner la la plus par­faite cor­rec­tion pos­sible, mais encore ils recou­raient aux pro­cé­dés de lec­ture les plus par­faits. Alde Manuce, entre autres, avait pla­cé cette ins­crip­tion sur la porte de son cabi­net : Ne m’in­ter­rom­pez que pour des choses utiles. Fran­cois Ier lui-même, dans une de ses fré­quentes visites à l’illustre Robert Estienne, son savant ami, lui dit un jour : Res­tez, j’at­ten­drai la fin de votre lec­ture ; et il atten­dit en effet.

De nos jours, P. Didot s’en­fer­mait, pour faire ses lec­tures, dans un cabi­net reti­ré, dont les appar­te­ments voi­sins étaient inha­bi­tés ou silen­cieux. Là, entou­ré d’une biblio­thèque nom­breuse, il lisait debout, à haute voix, arti­cu­lant assez len­te­ment pour que sa vue pût dis­tin­guer les lettres une à une ; une per­sonne qui lui était bien chère sui­vait atten­ti­ve­ment la copie, et ne l’interrompait que lors de besoin abso­lu. Qu’on vint [sic] le deman­der, il n’y était pas, à moins que ce ne fût pour des motifs d’une urgence extrême. Mal­gré le choix préa­lable de très bons com­po­si­teurs, et quoique la pre­mière épreuve, lue avec soin, n’of­frit ordi­nai­re­ment que quelques coquilles, P. Didot fai­sait encore lire une double épreuve par un excellent gram­mai­rien et fort habile typo­graphe, M. Lequien17 ; de plus, les tierces étaient confé­rées18 et relues avec une grande atten­tion. Eh bien ! rare­ment arri­vait-il que dans un exem­plaire tout bro­ché, il ne ren­con­trât encore quelques incor­rec­tions qui néces­si­taient un car­ton19. C’est par de tels moyens que P. Didot a pu annon­cer une édi­tion latine de Vir­gile sans faute, mer­veille peut-être unique en typo­gra­phie, car si les anciens typo­graphes ven­daient des ouvrages sans faute, ils enten­daient par là des ouvrages dans les­quels les fautes n’é­taient ni trop fré­quentes ni trop gros­sières.

Correction insuffisante

Qu’il y a loin de ces belles édi­tions à ces livres au rabais, aus­si incor­rects que des contre­fa­çons ! À quelque bas prix qu’on les cote, ils sont tou­jours ven­dus beau­coup au delà20 de leur valeur. 

Pour la plu­part des ouvrages de ville on se contente ordi­nai­re­ment d’une lec­ture, mal­gré les nom­breuses et gros­sières erreurs qui résultent de cet usage. On fait de même pour les jour­naux quo­ti­diens ; et aujourd’­hui la plu­part des livres sont aus­si peu soi­gnés que les jour­naux. Cepen­dant il serait dans l’intérêt bien enten­du de l’imprimeur ou du libraire de pro­por­tion­ner au moins les soins de la cor­rec­tion au mérite et à la nature de l’ouvrage, c’est-à-dire de réunir tous ses efforts pour faire aus­si cor­rects que pos­sible toute pro­duc­tion trans­cen­dante, tout ouvrage scien­ti­fique ou qui a pour objet le cal­cul, etc.

Il est même des ouvrages où une erreur pré­sen­te­rait de très graves incon­vé­nients, tels sont, par exemple, les trai­tés et manuels phar­ma­ceu­tiques, où un chiffre pour un autre, dans la dose des médi­ca­ments, pour­rait occa­sion­ner la mort ou de funestes accidents.

Employer des correcteurs spéciaux

Non seule­ment les pre­miers impri­meurs tenaient à avoir chez eux des savants de pre­mier ordre, mais ils avaient encore des cor­rec­teurs spé­ciaux pour chaque genre d’ou­vrages : théo­lo­gie, juris­pru­dence, méde­cine, etc. Ne serait-il pas conve­nable que les impri­meurs de nos jours, qui sont à la tête de mai­sons impor­tantes, sui­vissent cet exemple, et que, dans celles où cela ne serait pas pos­sible, on employât, quand cela serait néces­saire, un cor­rec­teur spé­cial pour cor­ri­ger les ouvrages remar­quables com­po­sés sur diverses branches des connais­sances humaines ou écrits en langues étran­gères ? Mais allez donc faire une telle pro­po­si­tion aux typo­graphes de nos jours ; ils vous consi­dé­re­ront comme un rêveur, comme un homme entiè­re­ment étran­ger aux habi­tudes de notre siècle. Peu d’entre eux pous­se­raient l’amour de leur art jusqu’à imi­ter Charles Cra­pe­let, que l’on a vu cor­ri­ger des épreuves la nuit même de ses noces21.

L’auteur n’est pas un correcteur

Si la lec­ture des épreuves pré­sente de si grandes dif­fi­cul­tés pour les per­sonnes qui sont habi­tuées à ce genre de tra­vail, il est facile de pen­ser com­bien est impar­faite celle que font les auteurs, même ceux qui connaissent la typo­gra­phie ; ils ne s’oc­cupent la plu­part du temps que du sens géné­ral, s’en remet­tant pour le reste à l’imprimerie. Quel­que­fois même ils ne tiennent pas compte des endroits sur les­quels le cor­rec­teur attire leur atten­tion. L’au­teur d’un ouvrage sur les juges de paix avait insé­ré dans son trai­té la loi sur l’intérêt de l’argent, et en note, il avait pla­cé deux obser­va­tions, mais les notes dif­fé­raient si peu des ren­vois en marge, que le com­po­si­teur avait intro­duit les notes dans le texte ; j’a­vais deman­dé sur l’épreuve que les notes fussent réta­blies comme elles étaient dans le manus­crit ; le com­po­si­teur n’a pas vou­lu faire cette cor­rec­tion, parce qu’il a pré­ten­du qu’il n’é­tait pas pos­sible de dis­tin­guer les notes du texte. La faute est res­tée au bon à tirer, et, bien qu’elle ait été signa­lée à l’auteur, il n’y a fait nulle atten­tion, et l’ouvrage a paru avec ce texte de loi altéré.

Aujourd’­hui, les fautes typo­gra­phiques ne relèvent plus que de la cri­tique des gens éclai­rés, mal­heu­reu­se­ment trop peu nom­breux. Il n’en était pas de même autre­fois. Les anciennes ordon­nances exi­geaient qu’on réfor­mât par des car­tons les fautes trop consi­dé­rables, et que l’on confis­quât les livres dont la cor­rec­tion avait été visi­ble­ment négli­gée, le tout aux frais des maîtres ou cor­rec­teurs spé­ciaux. Un cor­rec­teur fut fouet­té et chas­sé d’une ville pour avoir mis, dans je ne sais quel mot, une lettre qui le ren­dait mal­son­nant22. De tels cor­rec­teurs, fort rares du reste, devaient sans doute être rétri­bués en conséquence.

Si de telles ordon­nances exis­taient de nos jours, qu’il y aurait peu de livres qui pour­raient évi­ter la condamnation ! 

Comment améliorer la situation

Sans pous­ser le rigo­risme jusque-là, ne pour­rait-on, en amé­lio­rant le sort de ceux qui sont spé­cia­le­ment char­gés de la cor­rec­tion des ouvrages, cher­cher à rele­ver la typo­gra­phie de l’état déplo­rable où elle est tombée ?

Pour­quoi, par exemple, dit M. Bre­ton, rétri­bue-t-on moins un cor­rec­teur en pre­mière qu’un cor­rec­teur en seconde ? Le tra­vail de l’un n’est-il pas aus­si utile que celui de l’autre ? N’est-il pas démon­tré, en effet, que la seconde lec­ture ne sau­rait être par­faite si la pre­mière a été négli­gée ? Cepen­dant, il n’est guère pos­sible qu’elle ne le soit pas quand elle est accom­plie dans les condi­tions que j’ai indi­quées plus haut.

Mais, pour avoir des épreuves bien cor­ri­gées, il ne suf­fi­rait pas que les pre­mières eussent été bien lues avec soin par le cor­rec­teur et cor­ri­gées exac­te­ment sur le plomb par lc com­po­si­teur ; il serait indis­pen­sable qu’elles fussent confé­rées à l’imprimerie avant d’être envoyées à l’auteur, car il est impos­sible de comp­ter sur l’auteur, la plu­part du temps étran­ger au méca­nisme de l’imprimerie, pour véri­fier les cor­rec­tions faites dans la pre­mière épreuve typo­gra­phique, sur­tout lors­qu’il y a des rema­nie­ments, des reports, des trans­po­si­tions, etc., qui ont pu don­ner nais­sance à des erreurs plus consi­dé­rables que les erreurs pre­mières ; et l’on n’est pas tou­jours sûr de rele­ver à la der­nière épreuve typo­gra­phique les fautes nou­velles qui sont ain­si intro­duites, sur­tout lorsque l’on n’a plus à  sa dis­po­si­tion la copie de l’auteur.

Quelques écri­vains recom­mandent, après la lec­ture en pre­mière, de reve­nir sur les pas­sages char­gés de coquilles et autres fautes, car, dans ces pas­sages, la per­cep­tion du sens col­lec­tif a néces­sai­re­ment été sus­pen­due. Cette mesure serait excel­lente ; mais la rapi­di­té avec laquelle on veut que le tra­vail soit exé­cu­té ne le per­met­trait pas.

Il serait bon aus­si que les cor­rec­teurs en pre­mière pussent consul­ter, toutes les fois que cela serait néces­saire, les bons à tirer, pour savoir à quoi s’en tenir sur cer­tains cas embar­ras­sants que pré­sente l’ouvrage, sur la marche adop­tée par les cor­rec­teurs en seconde, qui est celle que l’on a adop­tée défi­ni­ti­ve­ment. Il est sou­vent très dif­fi­cile de se les pro­cu­rer, et d’ailleurs, le temps man­que­rait presque tou­jours pour le faire.

Pour arri­ver à éta­blir une régu­la­ri­té dési­rable dans chaque labeur, on a pro­po­sé deux moyens : 1o Le même cor­rec­teur lirait constam­ment les pre­mières épreuves du même ouvrage ; cela devrait être, mais on s’é­carte sou­vent de cette règle pour avoir ter­mi­né le tra­vail plus vite ; 2o on for­me­rait, par ordre alpha­bé­tique, une sorte de cale­pin, dans lequel on ins­cri­rait cha­cun des mots sur lequel [sic] il peut y avoir doute, car la mémoire la plus heu­reuse ne peut se les rap­pe­ler tous. C’est là un de ces desi­de­ra­ta qui res­te­ront pro­ba­ble­ment à l’état de vœu, les cor­rec­teurs n’ayant pas assez de temps à leur dis­po­si­tion pour le réaliser.

Le cor­rec­teur en seconde, débar­ras­sé du teneur de copie, peut lire avec plus de soin et plus d’at­ten­tion que le cor­rec­teur en pre­mière. C’est lui qui est char­gé de régu­la­ri­ser la marche de l’ouvrage, de signa­ler les erreurs que la pre­mière lec­ture, tou­jours rapide et impar­faite, a lais­sées, ain­si que celles que les com­po­si­teurs ont pu com­mettre en corrigeant.

Si le cor­rec­teur en seconde aper­çoit quelque faute gros­sière échap­pée à l’auteur, il doit la lui signa­ler, quand c’est pos­sible. C’est pour­quoi il serait bien pré­fé­rable de ne pas envoyer la pre­mière d’au­teur immé­dia­te­ment après la cor­rec­tion de la pre­mière typo­gra­phique, mais seule­ment après la lec­ture du cor­rec­teur en seconde. Que de fautes on évi­te­rait par là !

Apres la cor­rec­tion du bon à tirer, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée tierce, parce qu’elle est sou­vent la troisième.

II est essen­tiel de voir la tierce dans l’ordre numé­rique des pages ; par là, on est sûr de décou­vrir un folio faux non mar­qué ou mal réta­bli depuis l’épreuve précédente.

Avant la véri­fi­ca­tion des cor­rec­tions, il faut jeter un coup d’œil rapide sur toutes les pages du bon à tirer, afin de recon­naître si quelque cor­rec­tion a dû occa­sion­ner des reports, et aus­si pour s’as­su­rer s’il existe, à la pre­mière page ou plus loin, quel­qu’une de ces cor­rec­tions signa­lées par l’auteur une fois pour toutes, et que le lec­teur aurait omis de renou­ve­ler dans sa lecture.

Si l’on vise à une entière pure­té du texte, on relit la tierce tout entière après l’avoir véri­fiée ; mais dans tous les cas, il faut relire les folios, les titres cou­rants, les pages char­gées de cor­rec­tions, les lignes rema­niées, trans­po­sées, tom­bées en pâte, puis recom­po­sées, les addi­tions peu nom­breuses, et en entier les tableaux ou ouvrages de ville légers.

Qu’il y ait eu ou non rema­nie­ment, il faut s’as­su­rer si chaque page de la tierce finit et com­mence comme au bon23.

Dans le cas de report, si le met­teur en pages a négli­gé de le mar­quer sur le bon, il faut l’y ajouter.

Si quelque cor­rec­tion ne se montre pas là où elle aurait dû être faite, il ne faut pas se bor­ner à l’indiquer sur la tierce, car une inad­ver­tance, plus ou moins excu­sable, l’aura fait pla­cer dans le voisinage.

Si l’on ne ter­mine pas la véri­fi­ca­tion de la tierce par une nou­velle et entière lec­ture, il faut au moins par­cou­rir atten­ti­ve­ment l’intérieur de chaque page, et sur­tout les bords des lignes ; mais ce qui serait pré­fé­rable, et ce qui ne se fait presque jamais, ce serait de la relire entiè­re­ment, car il est presque impos­sible de trou­ver une seule feuille tirée où il ne reste pas des fautes, même après la lec­ture la plus atten­tive, faite par les hommes les plus habiles. Aus­si a-t-on grand tort de remettre sous presse, sans les relire, les formes conser­vées ; on se contente d’exa­mi­ner les bouts de ligne, pour voir s’il n’est pas tom­bé quelques lettres.

Enfin, quand la tierce est trop char­gée de fautes, il est pru­dent de deman­der une revi­sion, c’est-à-dire une nou­velle épreuve, pour que l’on puisse s’as­su­rer si toutes les cor­rec­tions ont été faites et bien faites.


La féminisation du métier de correcteur : une synthèse

Le cassetin féminin du quotidien suisse "Le Temps". Image tirée du reportage "Les Correctrices de presse sous l’œil des cinéastes" (2018)
Le cas­se­tin fémi­nin du quo­ti­dien suisse Le Temps. Image tirée du repor­tage Les Cor­rec­trices de presse sous l’œil des cinéastes (2018), à voir sur le site du journal.

Chaque fois (ou presque) que je publie un docu­ment ancien mon­trant des cor­rec­teurs au tra­vail, je reçois un com­men­taire s’exclamant qu’il n’y a « pas beau­coup de femmes ». J’ai donc fini par pro­mettre un article sur la ques­tion. Le voici.

Racon­ter la fémi­ni­sa­tion du métier de cor­rec­teur, c’est avant tout replon­ger dans l’histoire de l’éducation des filles et dans l’histoire du tra­vail des femmes. Le cas par­ti­cu­lier des cor­rec­trices ne peut venir que dans un second temps. N’étant pas his­to­rien de for­ma­tion (mais cor­rec­teur, faut-il le rap­pe­ler ?), je me conten­te­rai de four­nir ici des jalons. Je vais ras­sem­bler un fais­ceau d’indices1 plu­tôt que de rédi­ger un récit séquen­tiel. On trou­ve­ra donc ci-des­sous beau­coup de liens et de notes en bas de page. Cha­cun pour­ra y pui­ser à son gré. Je vous prie de consi­dé­rer ce texte comme un tra­vail en cours. Il pour­rait aus­si encou­ra­ger d’anciennes cor­rec­trices à m’apporter leur pré­cieux témoi­gnage. D’a­vance, bienvenue !

Un monde largement méconnu

Rap­pe­lons, pour com­men­cer, que nous igno­rons com­bien nous sommes, nous les cor­rec­teurs. Nous ne l’avons jamais su. D’abord, parce la Sta­tis­tique géné­rale de la France, future Insee (1946), est une inven­tion récente (1840). Ensuite, parce que la cor­rec­tion a tou­jours eu sa part d’amateurs, de béné­voles2, d’employés tran­si­toires (étu­diants3) ou de per­sonnes cher­chant un com­plé­ment de reve­nus (ensei­gnants, notam­ment). Aujourd’­hui encore, la diver­si­té des sta­tuts des cor­rec­teurs (sala­rié, tra­vailleur à domi­cile, entre­pre­neur indi­vi­duel…) empêche de les comptabiliser. 

L’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale des cor­rec­teurs est récente aus­si (1881) et le nombre d’adhérents n’est pas repré­sen­ta­tif de la popu­la­tion géné­rale4

De plus, peu de temps sépare les débuts de l’histoire du tra­vail fémi­nin (années 19605) des débuts de l’his­toire des ate­liers d’imprimerie (années 19706).

« […] les cor­rec­teurs n’ont jamais été pré­ci­sé­ment recen­sés en France » (ACLF). Nous n’en connais­sons donc ni le nombre, ni les divers pro­fils. Les infos les plus récentes dont nous dis­po­sons viennent d’une enquête menée par l’ACLF en mars-juin 2022. Des 490 réponses reçues, il res­sort que 83 % des cor­rec­teurs sont des femmes, plu­tôt urbaines (65 %), très diplô­mées (48 % ont bac+5), exer­çant sous le sta­tut d’in­dé­pen­dante (67 %). On lira à pro­fit le rap­port complet. 

Mais un fait nous éclaire aisé­ment sur la chro­no­lo­gie à venir : la célèbre école Estienne, qui forme aux métiers du livre à Paris, a ouvert ses classes aux gar­çons en 1889, mais n’a accep­té les jeunes filles qu’à par­tir de 1972. 

Pour que les femmes puissent deve­nir cor­rec­trices, il fal­lait trois conditions :

  • qu’elles reçoivent l’éducation néces­saire, au moins jusqu’à 16 ans7 ;
  • qu’elles aient le droit de tra­vailler8 ;
  • que les impri­me­ries les embauchent. 

Il fal­lait aus­si que les femmes soient libres de leurs choix en matière de vie conju­gale et de mater­ni­té, sans oublier l’al­lè­ge­ment de la vie domes­tique par l’élec­tro­mé­na­ger

1. L’éducation des filles

À la veille de la Révo­lu­tion, les femmes étaient anal­pha­bètes à 73 %, contre 53 % des hommes (His­to­Livre). 

Avant la révo­lu­tion indus­trielle, la France est un pays très majo­ri­tai­re­ment rural, et l’éducation des enfants, filles ou gar­çons, n’est pas la prio­ri­té des parents9

Le prin­cipe d’égal accès à l’éducation pour tous n’est éta­bli qu’à la fin du xixe siècle… mais la teneur de l’é­du­ca­tion, elle, reste inégale. 

« Si la loi Camille Sée crée en 1880 un sys­tème d’en­sei­gne­ment secon­daire public des­ti­né aux jeunes filles, il reste dans l’es­prit de ses ini­tia­teurs un ensei­gne­ment typi­que­ment fémi­nin au conte­nu adap­té, plus court que l’en­sei­gne­ment mas­cu­lin et ne don­nant pas accès au bac­ca­lau­réat » (Gal­li­ca10).

L’objectif poli­tique de l’é­du­ca­tion des filles n’est, d’ailleurs, pas de per­mettre aux femmes de travailler.

Le pro­gramme de Camille Sée est on ne peut plus clair : « Il faut choi­sir ce qui peut leur être le plus utile, insis­ter sur ce qui convient le mieux à la nature de leur esprit et à leur future condi­tion de mère de famille, et les dis­pen­ser de cer­taines études pour faire place aux tra­vaux et aux occu­pa­tions de leur sexe. Les langues mortes sont exclues [alors que le latin est encore très deman­dé dans les impri­me­ries] ; le cours de phi­lo­so­phie est réduit au cours de morale ; et l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique est ren­du plus élé­men­taire » (Wiki­pé­dia). 

Pour Jules Fer­ry, « l’école pri­maire peut et doit faire aux exer­cices du corps une part suf­fi­sante pour pré­pa­rer et pré­dis­po­ser […] les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ». Quant au tra­vail manuel, il a pour objec­tif « de leur faire acqué­rir les qua­li­tés sérieuses de la femme de ménage et de les mettre en garde contre les goûts fri­voles ou dan­ge­reux » (Wiki­pé­dia). 

De plus, le chan­ge­ment ne s’o­père pas du jour au len­de­main. 1) « […] les filles sont la plu­part du temps ins­truites par les congré­ga­tions ou les cou­vents ; » 2) « entre la pro­mul­ga­tion de la loi et sa mise en œuvre, il existe aus­si par­fois des délais assez longs » : par exemple, une ville comme Angers n’a ouvert son pre­mier col­lège pour filles qu’en 1913 (Wiki­pé­dia).

Les pre­mières ins­ti­tu­trices étaient par­fois mal consi­dé­rées, voire mal­trai­tées11

En 1924, le pro­gramme sco­laire pour les filles dans le secon­daire rejoint celui des gar­çons et le bac­ca­lau­réat (condi­tion d’accès à l’université) leur est accessible.

La mixi­té des éta­blis­se­ments sco­laires ne se déve­loppe qu’à par­tir des années 1960 (Wiki­pé­dia).

2. Le travail des femmes

« Depuis six mille ans qu’il y a des femmes et qui tra­vaillent12… », on pour­rait pen­ser qu’il y a des cor­rec­trices dans les impri­me­ries depuis longtemps. 

On sait aujourd’hui que le tra­vail fémi­nin était très pré­sent dans la socié­té médié­vale13, mais c’est jus­te­ment à la Renais­sance, période où naît l’impri­me­rie en Europe, que les femmes perdent nombre de métiers qu’elles exer­çaient au Moyen Âge. « Exclues des droits de suc­ces­sion, elles le sont aus­si de nom­breuses cor­po­ra­tions. […] Reje­tées des ate­liers, elles se replient sur le tra­vail à domi­cile qui va pro­li­fé­rer jusqu’au xixe siècle » (Marua­ni, 1985, p. 14). On ver­ra plus loin que ce mou­ve­ment reste actuel.

« La seconde moi­tié du xxe siècle a été por­teuse, dans l’en­semble des pays déve­lop­pés et tout par­ti­cu­liè­re­ment en France, de trans­for­ma­tions sociales majeures pour les femmes : liber­té de l’a­vor­te­ment et de la contra­cep­tion, droit de vote et pari­té, crois­sance spec­ta­cu­laire de la sco­la­ri­té et de l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle » (M. Marua­ni, 2005).

Sans détailler l’histoire du tra­vail des femmes, je vais don­ner quelques dates (d’a­près Hel­lo Work (6 mars 2023) — sauf autre men­tion —, auquel je ren­voie pour l’ex­pli­ca­tion détaillée). 

  • 1907 droit pour les femmes mariées à dis­po­ser de leur salaire 
  • 1909 adop­tion du congé maternité 
  • 1920 « La loi auto­rise les femmes à adhé­rer à un syn­di­cat sans l’au­to­ri­sa­tion mari­tale » (His­to­Livre, p. 5).
  • 1946 fin du salaire féminin
  • 1965 auto­no­mie finan­cière et liber­té de travailler 
  • 1975 inter­dic­tion de la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche
  • 1983 l’égalité pro­fes­sion­nelle comme principe
  • 1986 fémi­ni­sa­tion des noms de métiers (que l’Académie admet en 201914 !).

« La part des femmes dans la popu­la­tion active n’a ces­sé d’augmenter au cours du xxe siècle. Entre 1968 et 1990, le pour­cen­tage de femmes actives en France aug­mente for­te­ment pas­sant de 31 à 43 %. Cela est prin­ci­pa­le­ment dû aux Trente Glo­rieuses et à l’arrivée de la socié­té de consom­ma­tion, mais éga­le­ment au déve­lop­pe­ment de l’instruction des femmes » (Météo­job).

3. L’embauche de femmes dans les imprimeries

Mais à l’imprimerie ce n’était pas gagné. 

S’il y a tou­jours eu des femmes dans les impri­me­ries, c’é­tait dans l’ombre de leur mari ou de leur père15.

Portrait de Madeleine Plantin (musée Plantin-Moretus).
Por­trait de Made­leine Plan­tin (musée Plantin-Moretus).

L’his­toire a rete­nu de belles excep­tions au xvie siècle : Char­lotte Guillard, « deux fois veuve d’imprimeurs, qui diri­gea une impri­me­rie de 1537 à 155716 », ou les filles de Chris­tophe Plan­tin, qui « ont appris à lire et à écrire dès leur plus jeune âge. À cinq ans déjà, elles aidaient à cor­ri­ger les épreuves à l’atelier17. » « Made­leine, la qua­trième, était la plus habile : elle lisait les textes hébreux, syriaques et grecs18. »

Noter aus­si, au prin­temps 1793, le cas de Mme de Bas­tide ouvrant, à Paris, une école typo­gra­phique pour les femmes, qui accueille 60 jeunes femmes. Mais « on n’a plus de nou­velles de l’é­ta­blis­se­ment après avril 1795 sous le Direc­toire » (His­to­Livre, p. 5-6).

1849 Léga­li­sée après dix ans d’exis­tence, la Socié­té de secours mutuels typo­gra­phique pari­sienne adopte « un règle­ment pré­cis pré­voyant notam­ment (art. 116) l’exclu­sion des femmes, pour­tant peu nom­breuses dans la pro­fes­sion » (Jar­rige, p. 211). Une com­mis­sion revien­dra sur cette déci­sion en 1867 (ibid., p. 213).

1855 Pri­mé à l’Exposition inter­na­tio­nale de Paris, le pia­no­type, une des pre­mières machines à com­po­ser, est pré­sen­té « comme pou­vant être serv[i] par du per­son­nel fémi­nin » (Wiki­pé­dia). « Dans La Réforme […], Étienne Ara­go explique sans détour que “l’a­van­tage que cette inven­tion pour­rait offrir aujourd’­hui, ce serait de pou­voir rem­pla­cer les hommes par des femmes [payées moi­tié moins que les hommes] et des enfants” » (Jar­rige, p. 205).

La même année, « on assiste pour la pre­mière fois à l’intro­duc­tion des femmes dans une impri­me­rie pari­sienne » (Jar­rige, p. 213).

1877 « […] dans l’a­te­lier de l’a­gence Havas […] les cinq machines à com­po­ser sont conduites par des femmes (Jar­rige, p. 214).

1881 Une dis­po­si­tion sta­tu­taire de la jeune Fédé­ra­tion du livre recom­mande de « s’opposer par tous les moyens légaux au tra­vail des femmes dans les impri­me­ries »19.

En 1897 appa­raît La Fronde (de Mar­gue­rite Durand), « pre­mier jour­nal fran­çais entiè­re­ment conçu et diri­gé par des femmes ». Il sera « un outil majeur du déve­lop­pe­ment du fémi­nisme en France durant six ans » (His­to­Livre, p. 10-11).

1901 Affaire Ber­ger-Levrault : face à une grève de 90 ouvriers dans son impri­me­rie, à Nan­cy, la direc­tion ins­talle 15 femmes typo­graphes aux postes vacants. Les hommes les consi­dé­re­ront comme des « sar­ra­sines » ou bri­seuses de grève, et l’af­faire res­te­ra long­temps dans les mémoires20.

1912 Affaire Emma Cou­riau : bien qu’elle soit typo­graphe depuis dix-sept ans et payée à l’é­gal d’un homme, son admis­sion à la sec­tion lyon­naise de la Fédé­ra­tion du Livre est refu­sée. De plus, son mari est radié du syn­di­cat21.

« Les femmes ne seront admises qu’en 1919 dans les rangs de la com­po­si­tion, mais au cin­quième des effec­tifs. […] Après la guerre […] on ne pou­vait plus igno­rer leur capa­ci­té de faire le tra­vail des hommes mobi­li­sés, ni pri­ver de res­sources celles dont le mari avait été tué » (Dédame, p. 235). 

« Les évé­ne­ments de 1936 marquent une évo­lu­tion dans l’attitude des ouvriers du Livre à la syn­di­ca­li­sa­tion des femmes, par­ti­cu­liè­re­ment dans les sec­tions pari­siennes : les adhé­sions des femmes sont nom­breuses et elles sont sou­te­nues par les diri­geants syn­di­caux » (His­to­Livre, p. 2).

Comme on le voit, le milieu très « macho22 » de l’im­pri­me­rie a for­te­ment résis­té à l’ar­ri­vée des femmes en son sein.

« Jusqu’au milieu du xxe siècle, le per­son­nel fémi­nin du livre n’était admis qu’aux tâches jugées subal­ternes dont fai­saient par­tie le bro­chage (les pre­miers livres bro­chés datent de 1841) et la fini­tion. Pour­tant, les femmes déployaient une incom­pa­rable dex­té­ri­té dans : le comp­tage des feuilles, la pliure des cahiers, leur encar­tage l’un dans l’autre (ou, au contraire, leur désen­car­tage), leur col­la­tion­ne­ment, leur assem­blage, la cou­ture des dos, leur col­lure ain­si que, dans les ate­liers de presse, le pliage et la mise sous bande adres­sée (à la vitesse de cinq jour­naux à la minute) pour les abon­nés ! » (Dédame, p. 226)

Une linotypiste. Châtelaudren, atelier des linotypistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.
Châ­te­lau­dren, ate­lier des lino­ty­pistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.

Mais dans la seconde moi­tié du xixe siècle, la plu­part de ces tâches seront méca­ni­sées, et « le recours au savoir-faire des femmes étant plus réduit… la pro­fes­sion ten­dit à se mas­cu­li­ni­ser » (ibid.).

Même l’ar­ri­vée de la Lino­type ne par­vient pas à cas­ser le mono­pole mas­cu­lin (Jar­rige, p. 220).

« Dans les années 1910, pour­tant, près de 18 % des ouvriers du Livre sont des ouvrières » (His­to­Livre, p. 4). D’a­près Fré­dé­ric Bar­bier23, elles étaient 6,7 % en 1847.

C’est, en fait, l’ar­ri­vée de la pho­to­com­po­si­tion et de l’in­for­ma­tique, dans les années 1970, qui sera déter­mi­nante. Je vais y reve­nir plus bas. 

Et les correctrices, alors ?

1840 Un jour­na­liste fait état de l’existence d’un ate­lier d’imprimerie entiè­re­ment fémi­nin, cor­rec­tion com­prise, entre Paris et Fon­tai­ne­bleau24.

1869 Pour Pierre Larousse (Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, t. 5), en matière de typo­gra­phie, le cor­rec­teur (« employé char­gé de lire les épreuves et de mar­quer les fautes com­mises soit par le com­po­si­teur, soit par l’au­teur lui-même ») n’a pas de pen­dant féminin.

1884 Pre­mières annonces d’emploi de cor­rec­trice, selon mes propres recherches. 

1884, tou­jours : un jour­na­liste du Gil Blas écrit, à pro­pos de l’école pri­maire supé­rieure de jeunes filles de la rue de Jouy (Paris 4e) que ses élèves « sont aptes […] à être cor­rec­trices d’imprimerie. Voir mon article : 

1904 Quand elles se marient, les cor­rec­trices com­mencent à décla­rer leur pro­fes­sion dans les avis publiés dans les jour­naux, là aus­si selon mes propres recherches.

La posi­tion de cer­tains cor­rec­teurs n’est pas plus favo­rable que celle des typo­graphes. Voir la lettre d’Armand Dau­by dans mon article :

Le cor­rec­teur Eugène Bout­my a pré­cé­dem­ment écrit, en 187425 (en seconde posi­tion der­rière le « cor­rec­teur amateur » !) : 

« Le cor­rec­teur femme existe aus­si ; mais cette espèce, du reste très rare, n’apparaît jamais dans l’atelier typo­gra­phique ; on ne l’entrevoit qu’au bureau du patron ou du prote. Nous n’en par­le­rons pas… par galan­te­rie » (p. 48).

« […] nous sommes de l’avis de MM. les typo­graphes qui, plus moraux que les mora­listes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plu­tôt au foyer domes­tique qu’à l’atelier de com­po­si­tion, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordi­naires. […] L’admission des femmes dans la typo­gra­phie a eu un autre résul­tat fâcheux : elle a fait dégé­né­rer l’art en métier. Pour s’en convaincre, il suf­fit d’examiner les ouvrages sor­tis des impri­me­ries où les femmes sont à peu près exclu­si­ve­ment employées » (p. 75-76).

Même Louis-Emma­nuel Bros­sard, en 192426, citant pour­tant les exemples de Char­lotte Guillard et des filles de Plan­tin, et esti­mant « par trop vif et trop radi­cal l’arrêt ren­du par Bout­my », ter­mine son para­graphe sur la ques­tion (3 pages sur 587) ainsi : 

« Il faut évi­ter le « cor­rec­teur femme », la chose est enten­due, mais, quand le mal existe, il n’est pas néces­saire de l’exaspérer par une lutte ouverte ou par le mépris décla­ré […] (p. 131).

On peut voir là un mince progrès… 

L’hon­neur est sau­vé par une voix dis­cor­dante, lors de l’af­faire Emma Cou­riau (voir plus haut), en 1913 :

« Dans La Bataille syn­di­ca­liste, Alfred Ros­mer, cor­rec­teur et chro­ni­queur, écrit : “Il serait temps que les cama­rades aban­donnent la men­ta­li­té anté­di­lu­vienne que leur donne une si étrange concep­tion des rap­ports qui doivent exis­ter entre l’homme et la femme. Est-il si dif­fi­cile d’admettre que la femme peut agir par elle-même et qu’elle a voix au cha­pitre quand il s’agit de régler sa vie et sa des­ti­née”. » (His­to­Livre, p. 5).

Dans les années 1970, la pho­to­com­po­si­tion et l’in­for­ma­tique marquent une révo­lu­tion. C’est un bou­le­ver­se­ment pour les typo­graphes (c’est la fin du plomb), mais aus­si pour les cor­rec­teurs, comme l’a racon­té Claire Clou­zot en 1981 dans un film, L’Homme fra­gile, alors que chez Fran­çois Truf­faut, deux ans plus tôt (L’A­mour en fuite), la cage de verre enfer­mait tou­jours deux hommes au cœur de l’imprimerie.

C’est la socio­lo­gie qui nous enseigne le plus sur cet épi­sode. Dans un livre de 1985 (aujourd’­hui épui­sé), Mar­ga­ret Marua­ni raconte, sur 16 pages, « l’histoire du Cla­vier Enchaî­né », nom qu’elle a don­né à un quo­ti­dien régio­nal sur lequel elle a enquê­té pen­dant quinze ans. Une suc­ces­sion de péri­pé­ties dif­fi­cile à résu­mer en quelques lignes… 

Dans cette rédac­tion, l’entrée de l’ordinateur, en 1969, a été accom­pa­gnée de l’embauche d’une dou­zaine de dac­ty­los (que l’in­for­ma­tique a rebap­ti­sées cla­vistes), qui tra­vaillaient plus vite que les cor­rec­teurs en place tout en étant payées un tiers de moins. « Une pro­fes­sion fémi­nine, déva­lo­ri­sée, déqua­li­fiée et sous-payée s’est créée à côté et en marge des métiers mas­cu­lins. » Au fil des années, entre grève des ouvriers du livre en 1969 (pour obte­nir la garan­tie de leur emploi et le mono­pole sur la jus­ti­fi­ca­tion et la cor­rec­tion des textes) et grève des cla­vistes en 1983 (pour obte­nir éga­li­té de salaire et de condi­tions de tra­vail), les deux camps se sont pro­gres­si­ve­ment rejoints. Deux mondes qu’au départ tout sépa­rait, même un mur… Tout le monde a fini sur le même cla­vier, dans la même conven­tion col­lec­tive (celle des ouvriers du livre) ; les cla­vistes, après une courte for­ma­tion, sont deve­nues cor­rec­trices. Pour les hommes, c’était la peur de la concur­rence et la « fin du métier » ; pour les femmes, un sen­ti­ment de dif­fé­rence et d’exclusion. 

L’histoire du Cla­vier Enchaî­né (par laquelle Mar­ga­ret Marua­ni illustre la construc­tion sociale des dif­fé­rences hommes/femmes dans le monde du tra­vail) s’arrête là. Ce qui suit, dans la presse, pari­sienne en par­ti­cu­lier, ce sont les plans de départ pour la famille des « typos » (lino­ty­pistes, typo­graphes et cor­rec­teurs), peu à peu rem­pla­cée par une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment fémi­nine, moins avan­ta­gée et moins bien payée.

Cepen­dant, la pré­do­mi­nance mas­cu­line chez les cor­rec­teurs a peut-être duré plus long­temps qu’on l’i­ma­gine, à en croire les quelques indices suivants : 

« Quand je suis arri­vée en presse (en 1979), il y avait très peu de femmes. Les quelques cor­rec­trices de l’imprimerie avaient un suc­cès fou », raconte Annick Béjean (dans Repi­ton et Cas­sen). Lire la par­tie de son témoi­gnage que j’ai déjà publiée.

Mais il faut lire aus­si les pages de son récit, tein­té de nos­tal­gie, qui res­ti­tuent un monde dis­pa­ru, celui des typos et de leur mili­tan­tisme vigou­reux (dont l’é­pi­sode le plus mar­quant est la grève du Pari­sien libé­ré, qui dura vingt-huit27 à trente mois28, de 1975 à 1977). 

En 1983, entrant comme jeune typo­graphe à France-Soir, Isa­belle Mon­thier découvre :

« Troi­sième étage. Un grand ate­lier. Des hommes, des hommes par­tout. […]
« Le cas­se­tin (le car­ré ou l’atelier) des cor­rec­teurs. […] Trois femmes envi­ron pour une ving­taine d’hommes » (Repi­ton et Cas­sen, p. 136). 

En mars 1994, l’ARCI (Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, Lau­sanne) déclare encore qu’elle « manque de col­lègues fémi­nines » et lance un appel dans un jour­nal fémi­niste29

Étapes récentes

Jusqu’en 1978 (créa­tion de l’é­cole COFORMA par le Syn­di­cat des cor­rec­teurs30), le métier s’apprenait exclu­si­ve­ment auprès de ses pairs31. Or, com­ment se for­mer à un métier dont l’accès vous est inter­dit ou difficile ? 

Quand elle raconte son entrée à La Croix, chez Bayard Presse (qu’elle appelle Le Cru­ci­fix et Lan­ce­lot), à la fin des années 1970, Vani­na (pseu­do­nyme) écrit :

« […] le choix de recru­ter en prio­ri­té des femmes pour sai­sir et cor­ri­ger les textes n’existe nulle part ailleurs dans la PQN (la presse quo­ti­dienne dite natio­nale, et en fait pari­sienne). […] Les femmes y sont depuis entrées en masse – jusqu’à for­mer au moins la moi­tié des effec­tifs dans les cas­se­tins de cor­rec­tion […] » (p. 24). 

La sai­sie des textes sur micro-ordi­na­teur (milieu des années 1980) par les auteurs eux-mêmes32 ayant fait dis­pa­raître, à leur tour, les cla­vistes, elles ont dû se recon­ver­tir. Cer­taines ont choi­si la cor­rec­tion, comme l’a­vaient déjà fait cer­taines « typotes ». 

Paral­lè­le­ment, cor­rec­teurs et cor­rec­trices sont pous­sés hors des murs des mai­sons d’édition :

Une correctrice travaillant chez elle. Illustration créée avec Midjourney.
Cor­rec­trice tra­vaillant chez elle. Illus­tra­tion créée avec Midjourney.

« […] au début des années 1980 […] le prix tou­jours plus éle­vé du mètre car­ré pari­sien [entre autres rai­sons] incite […] beau­coup d’éditeurs à sup­pri­mer leur ser­vice de relec­ture interne afin de réa­li­ser des éco­no­mies. Ils décident de payer désor­mais à la pige, et à un tarif bien sûr infé­rieur, la pré­pa­ra­tion de copie. Ils chassent donc de leurs murs les lec­teurs-cor­rec­teurs ; et, confron­tés à la menace du chô­mage, cer­tains de ceux-ci acceptent d’être licen­ciés puis réem­bau­chés avec la sous-qua­li­fi­ca­tion de cor­rec­teur à domi­cile. 
« Les cor­rec­teurs déjà pigistes se voient quant à eux pro­po­ser d’effectuer éga­le­ment la pré­pa­ra­tion de copie – selon les modes de rému­né­ra­tion les plus divers, mais tous illé­gaux puisque ce bou­lot n’est pas pré­vu par la conven­tion comme pou­vant se faire à la mai­son. […] » (Vani­na, p. 53).

« Des trans­for­ma­tions struc­tu­relles propres au domaine du livre et de la presse expli­que­raient que les cor­rec­trices soient de moins en moins inté­grées dans les entre­prises : recom­po­si­tions édi­to­riales ; choix bud­gé­taires ciblés ; asso­cia­tions de mai­sons en grandes enti­tés ou rachats ; fusion de cer­tains corps de métier ; abon­dance et sur­charge de la pro­duc­tion édi­to­riale…
« De plus, les évo­lu­tions liées à l’informatisation des métiers sont très cer­tai­ne­ment à prendre en compte, notam­ment l’apparition de la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur (PAO), qui a décloi­son­né des métiers aupa­ra­vant très dis­tincts et hau­te­ment spé­cia­li­sés, et le per­fec­tion­ne­ment des logi­ciels de cor­rec­tion » (ACLF, p. 8). 

La créa­tion de la microen­tre­prise (2008) et le déve­lop­pe­ment du télé­tra­vail (sur­tout depuis la pan­dé­mie de Covid-19) ont fait le reste. 

Cela pousse cer­taines cor­rec­trices à se deman­der si le métier est pré­caire parce que fémi­nin, ou fémi­nin parce que précaire… 

Voi­là, d’a­près mes lec­tures et recherches à ce jour, les fac­teurs expli­quant que le métier de cor­rec­teur, qua­si exclu­si­ve­ment mas­cu­lin durant cinq siècles, pré­sente aujourd’­hui — notam­ment sur les réseaux sociaux — un visage très lar­ge­ment féminin. 

Il y aurait, dans cette his­toire, d’autres aspects à trai­ter, notam­ment la ques­tion de l’hy­giène dans les ate­liers, plus sen­sible encore pour les femmes que pour les hommes, mais je ne peux pas étendre ce texte déjà trop long. Cela fera peut-être l’ob­jet d’un pro­chain article… 

PS — On me sug­gère d’a­jou­ter que, dans la presse, les secré­taires de rédac­tion, métier où les femmes sont aus­si nom­breuses, tend à rem­pla­cer les cor­rec­teurs. J’ai déjà consa­cré un article au métier de « SR ». 


Sources : 

ACLF : « Rap­port d’en­quête “Pro­fes­sion : cor­rec­teur” », juillet 2021.

Dédame, Roger : Les Arti­sans de l’é­crit. Des ori­gines à l’ère du numé­rique, « Rivages des Xan­tons », Les Indes savantes, 2009.

His­to­Livre : n° 28, novembre 2022, consa­cré aux femmes dans l’im­pri­me­rie, Ins­ti­tut CGT d’his­toire sociale du Livre pari­sien (numé­ro pas encore publié sur leur page Cala­méo).

Jar­rige, Fran­çois, « Le mau­vais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la com­po­si­tion méca­nique (France, Angleterre,1840-1880) », Revue d’histoire moderne & contem­po­raine, 2007/1 (no 54-1), p. 193-221. Article que je recom­mande particulièrement.

Marua­ni, Mar­ga­ret : Mais qui a peur du tra­vail des femmes ?, Syros, 1985 (épui­sé) ; (dir.), Femmes, genre et socié­tés, l’é­tat des savoirs, La Décou­verte, 2005. Voir aus­si Tra­vail et emploi des femmes, 5e éd., « Repères », La Décou­verte, 2017.

Repi­ton, Isa­belle et Cas­sen, Pierre, « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, Le Temps des Cerises, 2008.

Vani­na : 35 ans de cor­rec­tions sans mau­vais trai­te­ments, Acra­tie, 2011. 

Sur l’as­pect social du métier aujourd’­hui (état des lieux et moyens de lutte), lire aus­si Goutte, Guillaume, Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té, Liber­ta­lia, 2021.


Débat pour ou contre les “femmes correcteurs” en 1887

Le 9 jan­vier 1887, la revue belge L’Art moderne publie un article pro­po­sant, comme remède à la fai­blesse actuelle des cor­rec­tions en Bel­gique, l’embauche de « femmes cor­rec­teurs d’imprimerie ». L’ex­po­si­tion de cette « thèse » pro­vo­que­ra (au moins) deux réponses, publiées dans la revue au mois de mai sui­vant, l’une d’un cor­rec­teur, l’autre d’une cor­rec­trice. Heu­reux d’avoir pu recons­ti­tuer cette savou­reuse séquence, je la repro­duis inté­gra­le­ment ci-des­sous. On pour­ra noter que chaque par­tie du débat, quelles que soient ses inten­tions, est pri­son­nière de cer­tains des pré­ju­gés de son temps. Mais lais­sons-leur la parole…

Corps professoral de la première école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, dirigée par Isabelle Gatti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives privées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.
Corps pro­fes­so­ral de la pre­mière école laïque pour jeunes filles de Bruxelles, diri­gée par Isa­belle Gat­ti de Gamond, assise au centre, 1902. Archives pri­vées (no 710-7), Archives de la Ville de Bruxelles.

LES FEMMES CORRECTEURS D’IMPRIMERIE

"L'Art moderne, revue critique des arts et de la littérature", 9 janvier 1887.
L’Art moderne du 9 jan­vier 1887, numé­ro lan­çant le débat.

C’est une déso­la­tion que la façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Bel­gique. À diverses reprises nous avons dit qu’il n’y a pas chez nous de bons cor­rec­teurs, à une ou deux excep­tions près, par exemple le véné­rable M. Mac­kin­tosh1, le doyen de la pro­fes­sion, croyons-nous, un sur­vi­vant des grands jours de 18302, modèle de ponc­tua­li­té, de sim­pli­ci­té et d’humour brabançon.

Pour­quoi les femmes qu’on a lan­cées dans les postes, les télé­graphes et les télé­phones, n’embrasseraient-elles pas cette car­rière dont la minu­tie, l’attention, la connais­sance des petites règles de la gram­maire et de la syn­taxe, l’expérience du dic­tion­naire sont les qua­li­tés prin­ci­pales, en exacte équa­tion avec leur nature ? Un homme pense trop à ce qu’il lit : une femme arrive plus aisé­ment à ne voir que la forme, les lettres, à res­ter à la sur­face, à ne se pré­oc­cu­per que de la bro­de­rie typographique.

Être correctrice, “un idéal féminin” ?

On nous assomme de jéré­miades sur la per­sé­cu­tion contre les ins­ti­tu­trices et leur extinc­tion, sui­vant un mot qui res­te­ra célèbre3. Qu’on les emploie à cette fonc­tion : elles pour­ront y uti­li­ser leurs connais­sances. S’asseoir, lire, ne pas déran­ger sa coif­fure, ne pas s’ab[î]mer les mains, pou­voir revê­tir une toi­lette d’une élé­gance simple, cau­ser avec beau­coup d’hommes, être en rap­port avec des artistes-écri­vains, mêler un peu de flir­ta­tion aux quo­ti­diens devoirs, n’est-ce pas un idéal féminin ?

Assu­ré­ment les auteurs eux-mêmes ne s’en plain­dront pas. C’est gen­til d’entendre des frou[s]-frous de robe au milieu des frou[s]-frous du papier.

Allons, mes­de­moi­selles, en cam­pagne. Nous vous atten­dons et vous ferons aimable accueil.

Nous nous sou­ve­nons qu’il y a quelques [sic] vingt ans, au temps de notre prime-jeu­nesse [sic], nous étions une demi-dou­zaine de verts esprits à rédi­ger un jour­nal qui eut assez d’entrain et de verve pour qu’on en parle encore aujourd’hui. Le same­di soir, nous allions revoir notre copie. Dans la grande salle d’une vieille demeure bruxel­loise, nous trou­vions les jeunes filles de la mai­son (de fameux cor­rec­teurs, celles-là !), qui tra­vaillaient avec nous, pim­pantes pour la cir­cons­tance, sou­riantes, met­tant dans nos cau­se­ries de jeunes poli­ti­ciens leurs aper­çus gra­cieux et ingé­nieux, par­ta­geant gaî­ment4 une mince col­la­tion de pain, de fro­mage et de bière, que nous fai­sions à minuit au milieu des pla­cards5 et des plumes dans l’odeur de l’encre d’imprimerie.

Quels bons soirs, quels chers sou­ve­nirs, endeuillis [sic] par des morts, hélas !

Oui, mes­de­moi­selles les ins­ti­tu­trices, en avant. Il faut recom­men­cer ça, pas avec nous, vieillis­sants, mais avec d’autres. Ils sont nom­breux les jeunes lit­té­ra­teurs dignes de vous appro­cher et de vous dire, entre deux articles, qu’ils vous trouvent charmantes.


Réponse d’un correcteur

Note de la revue : « Voir l’Art moderne du 9 jan­vier 1887. Nous repro­dui­sons cette inté­res­sante cri­tique d’après le Feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique, 13e année, no de 1887, p. XI et 3. »

Mon­sieur le Direc­teur,

J’ai lu avec un vif inté­rêt la spi­ri­tuelle bou­tade inti­tu­lée Les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, que repro­duit, d’après votre savant confrère l’Art moderne, votre très inté­res­sant feuille­ton de la Biblio­gra­phie de Bel­gique.

Il y a long­temps que j’ai appe­lé l’attention des impri­meurs, des édi­teurs, des auteurs, sur la façon déplo­rable dont sont cor­ri­gés nos ouvrages.

D’ou vient le mal ? Quel est le remède à y appor­ter ? La ques­tion est plus sérieuse que ne pense le croire l’hu­mo­ris­tique auteur de l’article auquel je réponds et au talent lit­té­raire duquel je m’empresse, d’ailleurs, de rendre un com­plet hommage.

Le mal vient de ce qu’il n’y a plus de cor­rec­teurs chez nous, à de rares excep­tions près.

Pour­quoi n’y en a-t-il plus ? Parce qu’on n’en forme plus ! 

Pour­quoi n’en forme-t-on plus ? Parce que cela coûte trop cher !

Com­men­çons par dire ce que c’est qu’un cor­rec­teur, ou ce que ce devrait être. 

Un correcteur “doit être […] quelque peu universel”

Un cor­rec­teur doit être un homme ins­truit, dou­blé d’un typo­graphe. Il doit connaître à fond la langue, les langues même, être quelque peu poly­glotte, puisqu’il est dans le cas de devoir cor­ri­ger les nom­breuses erreurs qu’il ren­contre jour­nel­le­ment dans les épreuves. Il doit avoir au moins une teinte des sciences, des arts, de tous les sujets, variant à l’infini, qui lui passent sous les yeux (c’est le cas de le dire !). Bref, il doit être, dans la mesure du pos­sible, quelque peu uni­ver­sel, sans être un Pic de la Miran­dole rai­son­nant de omni re sci­bi­li… et qui­bus­dam aliis6. Il doit s’entendre en lit­té­ra­ture et en poé­sie ; il doit connaître ses auteurs, les anciens et les modernes. Il doit être typo­graphe, c’est-à-dire appar­te­nir au métier, être au cou­rant des règles de l’art du com­po­si­teur et de l’imprimeur, — néces­si­té deve­nue d’autant plus iné­luc­table que cet art a bien déchu et que la plu­part des ouvriers qui l’exercent sont mal­heu­reu­se­ment aus­si igno­rants scien­ti­fi­que­ment que pro­fes­sion­nel­le­ment par­lant, parce qu’on met au métier des enfants qui n’ont pas même ache­vé leurs classes pri­maires ; que l’apprentissage, insuf­fi­sant, se fait à la vapeur, et que tout bour­reur de lignes7, le plus sou­vent fort mal­propre, se croit et se pro­clame néces­sai­re­ment bon typographe !

En regard de ces exi­gences de métier indis­cu­tables et qui doivent pré­si­der à la for­ma­tion des bons cor­rec­teurs, pla­çons la situa­tion de fait : qua­si aucun patron ne consen­tant à payer conve­na­ble­ment de tels hommes ; la plu­part des impri­me­ries pri­vées d’un cor­rec­teur, même médiocre ; les impri­meurs se repo­sant du soin de la cor­rec­tion sur les auteurs, qui n’y entendent rien, d’abord comme typo­graphes, ensuite comme écri­vains (car tout auteur n’est pas dou­blé d’un lit­té­ra­teur !), qui, enfin, quand ils savent écrire — ou croient savoir écrire — affec­tionnent, par exemple, cer­taines tour­nures vicieuses, qu’ils caressent parce qu’ils croient avoir don­né le jour à de beaux enfants, qui ne sont que des monstres lin­guis­tiques ou lit­té­raires n’échappant pas au glaive ven­geur d’un habile cor­rec­teur !

Nos impri­meurs sont inca­pables d’un tel sacri­fice : payer conve­na­ble­ment un bon cor­rec­teur ! Dès lors, qui son­ge­ra à se faire cor­rec­teur dans le sens exact du mot, c’est-à-dire avec les qua­li­tés maî­tresses que nous y attachons ?

C’est à nos édi­teurs, aux auteurs eux-mêmes à faire ce sacri­fice intel­li­gent. Mieux leurs livres sont cor­ri­gés, plus ils acquièrent de prix et de valeur. C’est une véri­té qui devrait être com­prise pour le plus grand pro­fit de nos pro­duc­tions natio­nales, qui ont déjà tant de peine à se faire goû­ter chez nous et aux­quelles on ne manque pas d’opposer, comme en l’occurrence de l’article auquel nous répon­dons, « la déso­lante façon dont les cor­rec­tions d’imprimerie se font en Belgique ».

Le remède est-il dans l’appel fait à quelques femmes ins­ti­tu­trices ou bas-bleus8 ? Assu­ré­ment non ! Il y a long­temps que nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin. Arrière ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton ! Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne de l’homme, à nos femmes, à nos filles, à nos sœurs, qui n’ont déjà que trop de peine à gagner leur pain de façon à peu près convenable.

À la femme, lais­sons la famille, les enfants, le ménage et ses sou­cis, avec ses joies intimes aus­si, l’éducation et l’instruction du jeune âge, le dé de la cou­tu­rière, de la tailleuse, de la confec­tion­neuse, — la plume de l’écrivain et du savant, je le concède même.

Mais il ne sau­rait être ques­tion de résoudre le grave pro­blème d’une bonne cor­rec­tion de nos livres par des appels à la galan­te­rie, au flir­tage, au sen­ti­men­ta­lisme, très jolis, — nous ne dédai­gnons pas cela à la place où on le doit ren­con­trer ! — mais qui, loin d’être une occa­sion de cor­rec­tion, ne seraient qu’un appel à de nom­breux faux par [sic, pas] typo­gra­phiques, gram­ma­ti­caux et autres.

Chose bizarre et digne de remarque : tout le monde se croit cor­rec­teur. Une foule d’employés de nos admi­nis­tra­tions, des écri­vains à loi­sirs, des étu­diants, des aspi­rants aux pro­fes­sions libé­rales, des génies incom­pris, des offi­ciers peu for­tu­nés, ou leurs veuves et filles, tout ce monde, papillon­nant autour de nos impri­meurs ou édi­teurs, demande gra­ve­ment des épreuves à cor­ri­ger et s’acquitte… très peu gra­ve­ment de cette besogne.

Portrait d’un dandy correcteur

Victor Capoul, ténor français
Vic­tor Capoul, ténor français.

Nous avons connu un mesu­reur de drap dans un maga­sin de Bruxelles, qui se coif­fait à la Capoul9, por­tait des che­mises décou­pées en car­ré à la gorge, des pan­ta­lons-élé­phant, des escar­pins poin­tus, qui se fai­sait accom­pa­gner par­tout d’un chien que, plus cruel qu’Alci­biade, il avait muti­lé en lui cou­pant les oreilles, qui pas­sa du jour au len­de­main du mètre au maître-impri­meur et cor­ri­geait gra­ve­ment en bon10 ! Le cor­rec­teur offi­ciel de la mai­son décrot­tait, suant sang et eau, à 1 franc l’épreuve. M. X… revoyait, mar­quait une vir­gule à droite et à gauche, et comp­tait 4 francs. Il avait tout fait !

Cor­ri­ger une épreuve, mais ce n’est rien cela ! c’est un badi­nage. Il ne faut pas d’apprentissage : les fautes viennent à vous gra­cieu­se­ment, le sou­rire aux lèvres, l’œil en feu, — comme les femmes cor­rec­teurs d’imprimerie, un heu­reux res­sou­ve­nir ! — se faire prendre au trait mor­dant, acé­ré, jus­ti­cier de votre plume ! Et voi­là la ques­tion résolue.

Eh bien ! non, elle est plus sérieuse que cela, cette ques­tion. Elle appelle une autre solu­tion. Que les édi­teurs se décident à faire un sacri­fice et il se for­me­ra non une pléiade, non une légion de bons cor­rec­teurs, qui ne trou­ve­raient pas à uti­li­ser leurs talents, mais un petit noyau, suf­fi­sant aux besoins de notre pays.

Nous sommes élève du véné­rable M. Mac­kin­tosh, dont parle l’Art moderne avec un res­pect que nous par­ta­geons de tous points. Pen­dant vingt ans, nous avons tra­vaillé à ses côtés, sui­vi ses conseils, pro­fi­té de ses leçons, mar­quées au bon coin : sagesse, expé­rience, éru­di­tion pro­fonde, coup d’œil hors ligne, habi­le­té uni­ver­sel­le­ment appré­ciée et à laquelle nous nous fai­sons un devoir d’amitié et de recon­nais­sance de rendre un écla­tant hom­mage. Oui, ce sont de tels cor­rec­teurs qu’il faut res­sus­ci­ter, avec leurs qua­li­tés sérieuses, pour résoudre une ques­tion plus grave qu’on ne pense.

J’entends dire que ma réponse a les allures d’un plai­doyer pro domo. Qu’on ne s’y trompe point, toutefois.

Ce n’est pas une misé­rable affaire d’intérêt qui est ici en jeu. Il nous est arri­vé sou­vent de consa­crer le pro­duit de nos cor­rec­tions d’épreuves à sou­la­ger des misères de femmes et d’enfants. Mais nous aimions mieux faire cette besogne — par­don : exer­cer cet art ! — assez conve­na­ble­ment, pen­sons-nous, que de la voir gâcher par des mains pro­fanes qui venaient tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’Im­pri­me­rie, — et nous repas­sions à ces mêmes per­sonnes le pro­duit de ce tra­vail qu’elles s’offraient, dans leur inex­pé­rience, à exé­cu­ter, parce que « cor­ri­ger des épreuves, c’est si facile ! » disaient-elles. « Tout le monde peut faire cela ! »

L’art de l’imprimeur n’a que trop péri­cli­té déjà chez nous. Je convie l’Art moderne à tra­vailler avec les amis des belles et bonnes édi­tions à le rele­ver sur des colonnes qui soient plus fermes que les déli­cates épaules de nos jeunes ins­ti­tu­trices et de nos fai­seuses de prose et de vers, — aux grâces des­quelles je rends, d’ailleurs, le plus galant hommage !

Rece­vez, je vous prie, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma plus entière considération.

A. D.
Cor­rec­teur d’imprimerie.

Sous les ini­tiales A. D. se cache vrai­sem­bla­ble­ment Armand Dau­by, cor­rec­teur au Moni­teur belge, né à Bruxelles en 1845, puisqu’il signe la même année un in-8 por­tant le titre Les Femmes cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, à Bruxelles, chez A. Man­ceaux11.


À l’ar­ticle de A. D., la revue a ajou­té le com­men­taire suivant :

Annon­çons, comme suite à l’intéressant article sur les cor­rec­teurs d’imprimerie que nous publions ci-des­sus, qu’on va créer à Bruxelles une école d’apprentissage typo­gra­phique, dans laquelle on s’attachera à for­mer de bons cor­rec­teurs. La durée des cours sera de cinq années, et les typo­graphes qui auront satis­fait à l’examen de sor­tie rece­vront un diplôme. On nous assure que plu­sieurs des prin­ci­paux impri­meurs de Bruxelles se sont déjà enga­gés à n’admettre dans leurs ate­liers que les appren­tis qui jus­ti­fie­ront de leur pré­sence aux cours, les­quels auront lieu le soir à l’École industrielle.

J’i­gnore si cette école a vu le jour.


Une correctrice répond à la lettre du correcteur

Intro­duc­tion de L’Art moderne :

Elle se corse, cette thèse que nous avons posée dans l’Art moderne du 9 jan­vier, et qui fut com­bat­tue dans la lettre signée A. D., repro­duite dans notre numé­ro du 1er mai. Voi­ci Clo­rinde qui entre en lice et vaillam­ment fond sur Tan­crède12. Son bras est fort et adroit, sa plume piquante. Ce tour­noi nous plaît. Bravo !

Bruxelles, le 18 mai 1887.

Mon­sieur le Directeur,

M’est-il per­mis d’émettre à mon tour quelques idées sur « les Femmes cor­rec­teurs d’imprimerie » en réponse à l’article de M. A. D.13 ? Son auteur met tant de hâte et de désin­vol­ture à nous décla­rer toutes inca­pables et incom­pé­tentes en matière de cor­rec­tions que je ne puis m’empêcher de lui deman­der sur quoi il base son opinion.

Pour­quoi cer­taines d’entre nous ne pour­raient-elles pas arri­ver, par l’étude et la pra­tique, à faire de bons cor­rec­teurs ? Que faut-il pour cela ? De l’érudition. Une éru­di­tion tou­chant à tout, s’étendant à tous les sujets, effleu­rant toutes les sciences sans qu’il soit néces­saire de les appro­fon­dir, ce qui serait impos­sible. La seule chose que le cor­rec­teur doive pos­sé­der à fond, c’est la connais­sance de sa langue ; c’est ce qui lui don­ne­ra le plus de peine à acqué­rir et c’est aus­si ce qui lui fait le plus géné­ra­le­ment défaut.

Un bon cor­rec­teur doit, comme le dit M. A. D., être un peu uni­ver­sel ; je le recon­nais, mais il a, en bien des matières, le droit d’être super­fi­ciel. Croyez-vous, par exemple, qu’il faille avoir lu tout Horace et Vir­gile pour cor­ri­ger conve­na­ble­ment les cita­tions latines qui émaillent les dis­cours ou les ouvrages de nos éru­dits ? Ces cita­tions sont d’ailleurs si variées qu’il suf­fi­rait d’en connaître une cin­quan­taine pour n’être que bien rare­ment embar­ras­sé. Pour ces éven­tua­li­tés invrai­sem­blables, n’avons-nous pas les dic­tion­naires ? Il serait pré­fé­rable sans doute que le cor­rec­teur sût le latin, mais cela n’est pas la mort d’un homme, ni d’une femme.

Donc, il nous faut de l’érudition, et l’érudition s’acquiert par la mémoire, qua­li­té secon­daire mais (M. A. D. ne songe pas à le nier, je sup­pose), essen­tiel­le­ment fémi­nine. La mémoire est indis­pen­sable au cor­rec­teur, elle est pour ain­si dire sa mise de fonds ; ajou­tons-y l’œil, non pas l’œil en feu dont par­lait l’Art moderne, mais l’œil du métier. C’est un don, une apti­tude spé­ciale presque impos­sible à acqué­rir quand on ne l’a pas d’instinct. M. A. D. aura remar­qué sans doute, au cours de sa longue car­rière, que par­mi les auteurs quelques-uns (ils sont rares) ont l’œil et arri­ve­raient faci­le­ment à faire de bons cor­rec­teurs ; la plu­part, au contraire, et ce ne sont pas les moins ins­truits, ren­voient leurs épreuves à peu près comme ils les ont reçues, et croient, de la meilleure foi du monde, n’avoir lais­sé sub­sis­ter aucune erreur. Cela dépend de la déli­ca­tesse de leur organe visuel.

Il ne suf­fit pas de savoir la gram­maire pour cor­ri­ger les fautes d’orthographe, il faut encore les voir. Et c’est en cela que consiste le métier. L’œil est encore indis­pen­sable pour dis­cer­ner les imper­fec­tions typo­gra­phiques, telles que les lettres retour­nées ou qui sont d’un autre œil14 selon l’argot du métier, de même que pour déchif­frer cer­tains manus­crits qui, à pre­mière vue et pour les non[-]initiés, pour­raient pas­ser pour des hiéroglyphes.

“Je crois avoir l’œil”

Je ne traite pas cette ques­tion tout à fait en aveugle (je crois même avoir l’œil), atten­du que j’ai été cor­rec­teur pen­dant plu­sieurs années et que je songe sérieu­se­ment à m’y remettre. Ce qui me gêne, c’est la ques­tion d’érudition, et voi­là aus­si ce qui doit cal­mer les craintes de M. A. D. Jamais nous ne ver­rons le corps pro­fes­so­ral fémi­nin s’avancer en bataillon ser­ré et enva­hir ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux. Le métier exige un trop long appren­tis­sage, un tra­vail aride, séden­taire et… soli­taire, quoi qu’en ait dit l’Art moderne, en plai­san­tant d’ailleurs.

Et puis, n’avons-nous pas la brillante car­rière que nous offre M. A. D. ? Depuis long­temps, dit-il, « nous posons en fait que les femmes ne doivent pas plus enva­hir le domaine mas­cu­lin que les hommes n’ont à s’ingérer dans le domaine fémi­nin ». Et, pris d’une indi­gna­tion che­va­le­resque, il s’insurge contre ces cour­tauds de bou­tique qui mesurent du drap et du coton. « Lais­sons cette occu­pa­tion peu virile, peu digne d’un homme à nos femmes, à nos sœurs et à nos filles. » M. A. D. n’a pas de bien hautes pré­ten­tions pour sa famille. Peut-être va-t-il me trou­ver bien exi­geante et bien ambi­tieuse, mais au risque de pas­ser à ses yeux pour un bas[-]bleu, je lui avoue­rai bien hum­ble­ment que, pour ma part, je pré­fère une occu­pa­tion plus virile et plus digne même d’une femme.

Cepen­dant, M. A. D. nous concède le droit de faire œuvre d’écrivain et de savant ; n’y a-t-il pas là quelque chose d’illogique ? Si M. A. D. recon­naît qu’il peut y avoir par­mi nous des savantes, pour­quoi s’oppose-t-il à ce que nous met­tions notre science à pro­fit autre­ment qu’en publiant des ouvrages scien­ti­fiques, ce qui, à mon sens, sort bien plus de nos attri­bu­tions que la cor­rec­tion des épreuves. N’avoir qu’une plume comme gagne-pain, c’est maigre, en Bel­gique sur­tout, et je ne conçois pas bien l’union, le mélange de ces deux occu­pa­tions. Auner du drap, puis, tout en ran­geant les pièces dans les rayons, com­po­ser des poé­sies fugi­tives, cela me paraît aus­si baroque que le mélange de flir­tage, de cor­rec­tion d’épreuves et de galan­te­rie qui fait sou­rire M. A. D.

“Il serait temps d’accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme”

« La place d’une femme n’est pas là »… L’avons-nous assez enten­due cette phrase ! et ne trou­vez-vous pas comme moi, Mon­sieur le Direc­teur, que la place d’une femme est pré­ci­sé­ment là où elle a envie de se mettre. Libre à ceux qui l’emploient de ne pas la main­te­nir dans cette place si elle l’occupe mal. Il serait bien temps, me semble-t-il, de lui lais­ser un peu plus de liber­té en ces matières et de lui accor­der les mêmes droits qu’à l’homme, là où elle fait preuve des mêmes capacités.

Je n’ai jamais bien com­pris, d’ailleurs, où les hommes ont pui­sé le droit d’en agir autre­ment et d’interdire à la femme l’exercice de n’importe quelle car­rière qu’elle s’est mon­trée apte à rem­plir. Je le répète, l’encombrement n’est pas à craindre car je me hâte de recon­naître notre grande infé­rio­ri­té. Que M. A. D. ait un bon mou­ve­ment, et qu’en homme géné­reux et cha­ri­table, cha­ri­table à ce point qu’il a pas­sé vingt ans de sa vie à se per­fec­tion­ner dans l’art du cor­rec­teur, à seule fin de venir en aide aux femmes et aux enfants néces­si­teux, que cet homme bien­fai­sant nous fasse une petite place à ses côtés ; qu’il laisse « nos mains pro­fanes tou­cher sans res­pect à l’arche sainte de l’imprimerie », nous ne la démo­li­rons pas. On les fait soli­de­ment, les arches, depuis Noé.

Nous ne deman­dons pas que les édi­teurs s’adressent à nous de confiance. Qu’ils nous mettent à l’épreuve, sans jeu de mots et qu’ils ne nous offrent des appoin­te­ments de pre­mières chan­teuses que lorsqu’ils auront pu consta­ter que rien n’échappe à notre glaive ven­geur, comme dit M. A. D.

Ce tra­vail au glaive consti­tue un pro­grès mar­quant sur les anciens pro­cé­dés. Il doit sim­pli­fier la besogne et per­mettre de tran­cher bien des dif­fi­cul­tés. En consa­crant quelques années encore à com­plé­ter mon éru­di­tion, j’espère arri­ver, grâce aux conseils que M. A. D. vou­dra bien me don­ner et a ceux que j’ai déjà reçus de M. Mac­kin­tosh, le doyen de la Facul­té, à être un bon correcteur.

Je n’espère pas atteindre jamais les hau­teurs où plane M. A. D. à la droite et un peu au[-]dessous du père Mac­kin­tosh, mais j’évoluerai dans ma sphère où peut-être j’aurai réus­si à entraî­ner quelques-unes de mes pareilles qui se trouvent trop à l’étroit dans le « domaine fémi­nin » et pour les­quelles l’aunage du drap n’a que des charmes restreints.

M. A. D. ter­mine en ren­dant le plus galant hom­mage à nos grâces. La réserve que m’impose mon sexe ne me per­met pas de lui retour­ner le com­pli­ment ; je me conten­te­rai d’abaisser devant lui mon glaive ven­geur en signe de respect.

Rece­vez, Mon­sieur le Direc­teur, l’assurance de ma par­faite considération. 

M. P.


M. P. res­te­ra sans doute ano­nyme, contrai­re­ment à son oppo­sant. Pour moi, par sa répar­tie et son humour, elle gagne ce « tour­noi » haut la main. Et, même si elle se refuse alors à l’i­ma­gi­ner, je pense qu’elle serait heu­reuse de décou­vrir qu’au­jourd’­hui un « bataillon ser­ré » a « envahi[t] ce domaine dont M. A. D. sur­veille les fron­tières avec un soin si jaloux », qu’en­traî­nées loin des « charmes res­treints » de « l’au­nage du drap » ses « pareilles » consti­tuent désor­mais la vaste majo­ri­té de la profession.


Les correcteurs de Berger-Levrault photographiés en 1878

Hier était pour moi un jour de chance. En me pro­me­nant en ville (à Metz, où j’ha­bite), j’entre dans une bou­qui­ne­rie où je vais rare­ment. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consa­crée aux livres sur la Lor­raine, je lis : His­toire d’un impri­meur. Ber­ger-Levrault 1676-19761. Déjà, mon inté­rêt s’éveille. Mais en feuille­tant cet album de 120 pages, très illus­tré, quelle n’est pas ma sur­prise de décou­vrir ceci :

Les correcteurs de l'imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, en 1878
Source : Gil­bert Man­gin pour Berger-Levrault.

« 1878 : les cor­rec­teurs. » 1878… Le pre­mier por­trait pho­to­gra­phique datant de 1839, j’ai peu de chances de trou­ver un docu­ment de ce type plus ancien encore. Ou plu­tôt j’ai eu bien de la chance de trou­ver celui-ci !

Née modes­te­ment à Stras­bourg en 1676, l’en­tre­prise Ber­ger-Levrault devien­dra peu à peu un grand impri­meur des docu­ments de l’Ad­mi­nis­tra­tion et des annuaires, entre autres, à l’é­gal de Paul Dupont (Cli­chy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’­hui aban­don­né l’é­di­tion gra­phique pour celle de logi­ciels de gestion.

En 1867, quand Paul Dupont van­tait la moder­ni­té de son impri­me­rie à Cli­chy, il fai­sait encore appel à la gra­vure pour la repré­sen­ter (☞ voir mon article), car la simi­li­gra­vure, pro­cé­dé per­met­tant d’imprimer une pho­to­gra­phie, ne sera inven­tée qu’une bonne dizaine d’années plus tard. 

En 1878, la « notice his­to­rique sur le déve­lop­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de la mai­son » Ber­ger-Levrault, que je viens de consul­ter sur Gal­li­ca (et dans laquelle je puise les cita­tions qui sui­vront), est, elle aus­si, illus­trée de gra­vures, mais cette impri­me­rie à échelle indus­trielle ne pou­vait négli­ger une tech­nique moderne : si les pho­tos n’ont pas pu être publiées à l’é­poque, elles existent ! Dans le livre du tri­cen­te­naire que j’ai déni­ché par un heu­reux hasard, on peut donc décou­vrir, sur des cli­chés sépia2, les bureaux, l’a­te­lier de reliure, les presses typo­gra­phiques, la litho­gra­phie, l’a­te­lier de com­po­si­tion et, enfin, les correcteurs. 

Après l’annexion de 1871, Ber­ger-Levrault quitte Stras­bourg pour s’ins­tal­ler à Nan­cy, d’a­bord dans un bâti­ment en bois ache­té à l’an­cienne Manu­fac­ture des tabacs, der­rière les for­ti­fi­ca­tions, lequel bâti­ment sera vic­time d’un incen­die en 1876, puis 18, rue des Gla­cis, « voie ouverte en grande par­tie », cette année-là, « à tra­vers une petite ruelle mal famée » (Wiki­pé­dia).

Vue géné­rale de l’é­ta­blis­se­ment Ber­ger-Levrault, à Nan­cy, en 1878. « La construc­tion affecte la forme d’un immense paral­lé­lo­gramme de 88 mètres de long sur 50 mètres de large, outre les annexes à l’est et dans la cour de ser­vice » (notice, p. 29). Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

L’im­pri­me­rie y applique « le prin­cipe de la sépa­ra­tion des ate­liers […], néces­si­té impé­rieuse, non-seule­ment en vue de la qua­li­té et de la quan­ti­té des pro­duits, mais aus­si dans l’in­té­rêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un ate­lier unique, […] les cor­rec­teurs […] et les protes sont déran­gés par les tré­pi­da­tions des machines, le mar­teau du relieur, la pous­sière, etc. » (notice, p. 32).

Plan complet de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878
Plan com­plet de l’im­pri­me­rie, sur lequel j’ai entou­ré d’un cercle rouge les trois cabi­nets des cor­rec­teurs et le bureau de la cor­rec­tion en chef. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« La [gale­rie de] Com­po­si­tion a une lon­gueur de 60 mètres ; au milieu est éle­vée une estrade où sont pla­cés les protes ; les cabi­nets des cor­rec­teurs sont situés dans la salle même […] », à proxi­mi­té des bureaux des « employés s’oc­cu­pant des tra­vaux tech­niques » (ibid., p. 33).

Plan partiel de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878, montrant la disposition des bureaux et des ateliers
Plan par­tiel (le der­nier tiers du plan pré­cé­dent) mon­trant la dis­po­si­tion des ate­liers et des bureaux de Ber­ger-Levrault en 1878. Le ves­ti­bule débouche sur les bureaux, les­quels ont accès aux quatre gale­ries de l’u­sine. De gauche à droite, 1) maga­sin à papier, maga­sin des ouvrages édi­tés et maga­sin des impri­més admi­nis­tra­tifs ; 2) façon­nage, reliure et dorure ; 3) presses typo­gra­phiques, méca­niques et à bras ; 4) gale­rie de com­po­si­tion, au milieu de laquelle se trouvent l’es­trade de la « pro­te­rie » et, au bout, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Le jour vient d’en haut ; le toit est dis­po­sé en dents de scie, à l’ins­tar des grands éta­blis­se­ments du Haut-Rhin et de l’An­gle­terre ; la par­tie pour­vue de vitrages est expo­sée au nord, de façon à don­ner aux ate­liers une grande clar­té, tout en évi­tant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).

Gravure représentant la galerie de la composition, imprimerie Berger-Levrault, 1878
Gale­rie de la com­po­si­tion. — Au pre­mier plan, on peut voir le marbre près duquel se trou­vaient, selon le plan, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Du haut de l’es­trade, le prote en chef et ses col­lègues peuvent sur­veiller tout ce qui se passe dans la gale­rie, et com­mu­ni­quer sans dépla­ce­ment avec les met­teurs en pages et les prin­ci­paux com­po­si­teurs, qui sont grou­pés aux alen­tours ; près de là se trouve aus­si une presse à épreuves » (ibid., p. 33).

Au bout de la gale­rie des com­po­si­teurs, à droite sur le plan ci-des­sus, près du marbre, se trouvent trois « cabi­nets » de cor­rec­teurs. Les cor­rec­teurs en chef dis­posent d’un bureau sépa­ré, don­nant sur une petite cour. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

D’a­près le tableau du per­son­nel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et cor­rec­teurs » sont au nombre de huit. En com­pa­rant la pho­to et le plan, on peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que les cinq cor­rec­teurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la cor­rec­tion en chef, qui pré­sente l’a­van­tage d’être à la fois plus spa­cieux que leurs trois cabi­nets et éclai­ré par deux grandes fenêtres. 

Comme tous les employés de Ber­ger-Levrault, les cor­rec­teurs tra­vaillaient alors dix heures par jour. Et le tra­vail ne man­quait pas, car pour les seuls pério­diques il fal­lait comp­ter les titres suivants :

Liste des pério­diques impri­més par Ber­ger-Levrault en 1877. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

Auquel s’a­jou­taient « 701 feuilles d’im­pres­sion d’ou­vrages très-impor­tants, sans comp­ter ceux en cours d’exé­cu­tion » ni « une quan­ti­té consi­dé­rable de bro­chures, de thèses et autres bil­bo­quets3 en lignes cou­rantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beau­coup pour cinq per­sonnes (ou huit, en admet­tant que les protes par­ti­cipent à la relec­ture des épreuves)… Je plains mes loin­tains confrères. D’au­tant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Pro­fes­sore » ima­gi­né par George Stei­ner (☞ voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire).

☞ Voir aus­si Pho­to de famille : un congrès de cor­rec­teurs, 1936.


Les correctrices cachées de Balzac et de Lamartine

« À Gene­vieve, mon amour, ma muse, ma cor­rec­trice, ma relec­trice, ma dia­lo­guiste, ma cla­viste, celle qui me sup­porte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop sou­vent à mon pro­fit. Ton nom méri­te­rait de figu­rer sur la cou­ver­ture de ce livre autant que le mien1. »

Ils ne sont plus rares, aujourd’­hui, les auteurs qui remer­cient (comme Mar­tin Michaud, ci-des­sus), dans leurs livres, une parente ou une com­pagne pour les bons soins qu’elles ont por­tés à leurs écrits.

Bal­zac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et sur­tout Lamar­tine, dont l’épouse dévouée, Eli­sa, s’est épui­sée pour la gloire du poète. 

Sur­tout connue pour avoir pro­té­gé la mémoire de son frère en publiant une bio­gra­phie de ce der­nier après sa mort2, Laure Sur­ville (1800-1871) ne s’est pas arrê­tée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er sep­tembre 19003.

Laure Surville, sœur cadette de Balzac
Laure Sur­ville, sœur cadette de Balzac.

« Com­ment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Bal­zac emme­nait un soir au bal de l’O­pé­ra, et qui une autre fois tra­vaillait avec lui à ses livres, la col­la­bo­ra­trice de ses pre­miers romans, la cor­rec­trice des der­niers, à qui il recom­man­dait ain­si son Méde­cin de cam­pagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »

Édith Marois, doc­teure ès lettres, cher­cheuse à l’u­ni­ver­si­té Fran­çois Rabe­lais de Tours, four­nit quelques pré­ci­sions4 :

« Si Laure Sur­ville n’est pas entrée dans la pos­té­ri­té en tant qu’écrivaine, sa col­la­bo­ra­tion, même modeste, même sim­ple­ment consul­ta­tive, à l’œuvre de son frère est attes­tée par leur cor­res­pon­dance. En octobre 1833, peu de temps avant la publi­ca­tion du Méde­cin de cam­pagne, Hono­ré sol­li­cite ses remarques : “cor­rige bien le Méde­cin ou plu­tôt dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase5”. L’année sui­vante, il la remer­cie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfu­tant les cri­tiques qu’elle exprime : “mer­ci des éloges […] je me suis tout bête­ment atten­dri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des rami­fi­ca­tions avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère féli­ci­ta­tion que j’ai reçue de l’Absolu6”, mais là encore, le livre est déjà impri­mé et diffusé… »

On trou­ve­ra peut-être d’autres infor­ma­tions sur Laure Sur­ville, cor­rec­trice de son frère, dans l’ou­vrage de Chris­tine Plan­té, La petite sœur de Bal­zac. Essai sur la femme auteur, Presses uni­ver­si­taires de Lyon, 2015.

Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérome
Eli­sa de Lamar­tine par Jean-Léon Gérôme, 1849.

On en sait davan­tage sur Eli­sa (ou Marianne) de Lamar­tine (1790-1863), artiste peintre et sculp­trice fran­çaise d’o­ri­gine bri­tan­nique : elle s’est usé la san­té à cor­ri­ger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.

« Mme de Lamar­tine, cor­rec­trice d’é­preuves. — M. Hen­ri Guille­min, dans le Mer­cure de France, nous apporte — d’a­près des docu­ments inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’a­voir pu les uti­li­ser — de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur la vie conju­gale de Lamar­tine et sa femme, que M. Guille­min appelle “la troi­sième Elvire”. Mme de Lamar­tine fut une épouse par­faite, exclu­si­ve­ment dévouée à son mari et aux tra­vaux duquel elle appor­ta une dis­crète col­la­bo­ra­tion géné­ra­le­ment peu connue. 

« Voi­ci à ce pro­pos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adres­sée à son beau-frère, M. de Mon­the­rol :
“M. Furne, l’é­di­teur, est venu de Paris sur le bruit que les Giron­dins étaient finis, et il a empor­té la per­mis­sion de mettre trois volumes sous presse en jan­vier, pour paraître en mars, à peu près.
« C’est à Paris que le tra­vail des épreuves va être ter­rible pour moi. Je vais être en lutte conti­nuelle pour obte­nir des cor­rec­tions, dont je n’ob­tien­drai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une vic­toire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à cor­ri­ger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’a­bon­dance, abon­dance mira­cu­leuse, mais qui aurait besoin d’être coor­don­née. Les épi­thètes vont au delà de la pen­sée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mau­vais est ana­thé­ma­ti­sée. Le public n’y met pas le cor­rec­tif, et blâme l’au­teur. Je pas­se­rai un mau­vais hiver. (Inédit.)” » — Jour­nal des débats poli­tiques et lit­té­raires, 3 août 1934, p. 2.

Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secré­taire de Lamar­tine, Eli­sa évoque notam­ment « le long tra­vail de cor­rec­tion des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en auto­graphes et manus­crits Emma­nuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.

« M. de L. parle de par­tir le 25, lun­di de la semaine qui vient. J’es­père avoir fait les cor­rec­tions au moins pour l’exem­plaire que je garde et j’es­père aus­si être mieux por­tante pour écrire plus net­te­ment celles que je don­ne­rai à l’im­pri­meur. Il me fau­dra bien quel­qu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très dif­fi­ciles à tirer. Mais il fau­drait quel­qu’un aus­si poète que vous et aus­si minu­tieux que le gram­mai­rien. Je ne pour­rais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mau­vaise prose […] » [1862].

« […] Un jour à Mon­ceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tom­bée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est conve­nu et j’ai sub­sti­tué une épi­thète exacte et sans incon­vé­nient. Je lui ai fait obser­ver que je lui ren­dais ser­vice ! Mais il conti­nue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entre­voir par hasard, ou par super­che­rie quelque chose. C’est si fort une volon­té de sa part qu’il donne ses épreuves à por­ter tout de suite à Jean, au lieu de les don­ner le soir à un com­mis qui passe devant l’im­pri­me­rie. J’en suis déso­lée. Si je pou­vais seule­ment cau­ser avec lui sur ce qu’il écrit, je le convain­crais sou­vent de l’in­con­vé­nient de mots qui lui sont échap­pés […] » [sans date]. 

« Pas­sez sur la ter­rasse déserte, devant la façade du châ­teau pai­sible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’a­gite dans l’in­té­rieur. Dans cette grande chambre aux murs tapis­sés de rosiers grim­pants, des­sé­chés, une femme est dans la tris­tesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a deman­dé à Dieu la force des sacri­fices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espé­rances. Elle tra­vaille, sa plume active cor­rige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamar­tine (Den­tu, 1887, p. 207).


Une “école de correctrices”, à Paris, dès 1882

École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, Paris 4e. Carte postale, s.d.
École pri­maire supé­rieure de jeunes filles Sophie-Ger­main, Paris 4e. Carte pos­tale, s.d.

À la suite de mes recherches sur les pre­mières cor­rec­trices appa­rais­sant dans les annonces d’emploi (1884-1941), je découvre l’exis­tence d’une école pri­maire supé­rieure de jeunes filles, dont cer­taines élèves pour­raient deve­nir cor­rec­trices1. Trois extraits de jour­naux per­mettent d’en bros­ser un tableau assez pré­cis. Cet éta­blis­se­ment est aujourd’­hui le lycée Sophie-Ger­main, nom de bap­tême que l’é­cole a reçu dès 1888.

plaque de l'école primaire supérieure de jeunes filles Sophie Germain, fondée en 1882
Plaque de l’école.

« L’école pri­maire supé­rieure de jeunes filles de la rue de Jouy [Paris 4e] mérite une men­tion spé­ciale. Fon­dée il y a dix-huit mois [en 1882], diri­gée par une femme de grand talent, Mme Blanche Che­ga­ray, cette école rend des ser­vices inap­pré­ciables, et bien­tôt, du reste, la Ville en ouvri­ra une deuxième, exac­te­ment sem­blable, rue des Martyrs.

« Les jeunes filles y sont admises seule­ment au concours, et lors­qu’elles sortent de l’é­ta­blis­se­ment, après avoir satis­fait aux exa­mens — exa­mens des plus sérieux, — elles sont aptes à entrer dans les postes et télé­graphes. à être cor­rec­trices d’im­pri­me­rie, pre­mières dans des mai­sons de cou­ture, etc. Indé­pen­dam­ment de cela, elles sont dres­sées aux soins du ménage, et le blan­chis­sage des den­telles, la confec­tion du linge et des vête­ments, la cui­sine leur sont ensei­gnés par d’ha­biles pro­fes­seurs. En un mot, à l’é­cole de la rue de Jouy, les jeunes filles reçoivent une ins­truc­tion solide et on leur apprend aus­si à être de vrai[e]s femmes. […] » — Gil Blas, 4 août 1884

Conditions d’admission et personnel enseignant

« La durée des études est fixée à quatre années : trois années d’études nor­males et une année d’études complémentaires.

« L’école est gra­tuite ; elle ne reçoit que des élèves externes.

« Les élèves sont admises à la suite d’un concours. Les jeunes filles qui doivent atteindre l’âge de douze ans révo­lus au 1er octobre, et qui n’ont pas dépas­sé à la même date l’âge de qua­torze ans, sont seules admises à par­ti­ci­per à ce concours.

« Pour le pre­mier concours, devant avoir lieu au moment de l’ouverture de l’école, les jeunes filles devront avoir atteint l’âge de douze ans révo­lus au 1er jan­vier 1882. […]

« Le per­son­nel de l’école est ain­si com­po­sé :
« Une sur­veillante géné­rale fai­sant fonc­tions d’économe, au trai­te­ment de 3,400 à 5,000 francs.
« Des maî­tresses adjointes, char­gées de la sur­veillance des études, des fonc­tions de répé­ti­trices et pou­vant être appe­lées en outre à faire cer­tains cours, au trai­te­ment, de 2,400 à 3,600 fr.
« Des pro­fes­seurs, hommes ou femmes, pour l’enseignement du fran­çais et de la lec­ture, des langues vivantes (anglais et alle­mand), de l’écriture, de l’arithmétique, de la tenue des livres, de l’histoire et de la géo­gra­phie, des sciences phy­siques et natu­relles, de la géo­mé­trie pra­tique et du des­sin linéaire, de la coupe et de la cou­ture, de la gym­nas­tique, du chant, et en deuxième et troi­sième année seule­ment, de la morale, de notions d’économie poli­tique, de légis­la­tion et d’économie domes­tique. » — L’Unité natio­nale, 28 mars 1882

Épreuves du concours

« Le concours com­prend des épreuves écrites et des épreuves orales :
« 1o Epreuves écrites : Ortho­graphe et écri­ture. — Arith­mé­tique et appli­ca­tions pra­tiques de la géo­mé­trie. — Des­sin linéaire. — Des­sin d’ornement. — (La dic­tée d’orthographe sert d’épreuve d’é­cri­ture) ;
« 2o Epreuves orales : His­toire de France. — Géo­gra­phie. — Arith­mé­tique. — Ins­truc­tion morale et civique.

« Les épreuves écrites sont éliminatoires.

« Nota. — Le conseil muni­ci­pal de Paris a déci­dé, en prin­cipe, la créa­tion, dans cha­cune des écoles pri­maires supé­rieures, d’un cer­tain nombre de bourses d’en­tre­tien des­ti­nées à venir en aide aux familles qui n’auraient pas les res­sources néces­saires pour entre­te­nir leurs enfants pen­dant la durée des études d’en­sei­gne­ment pri­maire supé­rieur. » — La Réforme, 9 octobre 1882

École primaire supérieure de jeunes filles Sophie-Germain, grand amphithéâtre. Carte postale, s.d.
École pri­maire supé­rieure de jeunes filles Sophie-Ger­main, grand amphi­théâtre. Carte pos­tale, s.d.

L’orthographe de “gaieté” fait débat au “Figaro”, 1878

C’est une frian­dise que je vous pro­pose aujourd’hui, un entre­fi­let trou­vé dans le Figa­ro du 22 mars 1878. Vous don­ne­ra-t-il un peu de gaie­té ? C’est mon but, en tout cas. 

entrefilet dans "Le Figaro", 22 mars 1878
Le Figa­ro, 22 mars 1878.

Intro­duite en seconde posi­tion dans le Dic­tion­naire de l’Académie en 1798, l’orthographe gaî­té est donc admise en 1878, date de l’article du Figa­ro, mais la pre­mière, gaie­té, est la seule que l’Académie emploie dans ses défi­ni­tions depuis 1740 : « Avoir de la gaie­té. Perdre toute sa gaie­té. Reprendre sa gaie­té. Mon­trer de la gaie­té. Témoi­gner une grande gaie­té. Il est d’une gaie­té folle. Il a de la gaie­té dans l’esprit. » 

Ces mes­sieurs les cor­rec­teurs sui­vaient donc la pré­fé­rence de l’Académie.

Pré­cé­dem­ment (1694, 1714), l’Académie écri­vait gaye­té – pro­non­cé en trois syl­labes, comme on le voit dans ces vers : 

« Mais je vous avoue­rai que cette gaye­té 
Sur­prend au dépour­vu toute ma fer­me­té »
— Molière, Don Gar­cie de Navarre ou le Prince jaloux (1661), V, 6.

Ensuite, elle écri­ra gaie­té seul (1718, 1762), choix auquel elle revien­dra en 1935.

L’édition actuelle du Dic­tion­naire de l’Académie conserve la seule gaie­té, mais pré­cise en bas de défi­ni­tion : « On trouve aus­si gaî­té » et « Peut s’écrire gai­té, selon les rec­ti­fi­ca­tions ortho­gra­phiques de 1990 ». 

Dans les faits, gaie­té reste net­te­ment majo­ri­taire, gaî­té ne se ren­contre plus que dans des noms propres (théâtre de la Gaî­té) ; gai­té n’a pas encore pris. 

Ajou­tons, pour le plai­sir, qu’en 1878 les gaie­tés dési­gnaient aus­si « des paroles ou des actions folâtres que disent ou que font les jeunes personnes ».

Je vous sou­haite donc, en ce dimanche, d’avoir de la gaie­té ou de faire de petites gaietés. 

PS – Les cor­rec­teurs auront noté, au pas­sage, que la confu­sion mise à/au jour avait déjà cours.

Baudelaire, infatigable relecteur des “Fleurs du mal”

couverture du livre "Crénom, Baudelaire" de Jean Teulé

Le talen­tueux et non moins sym­pa­thique Jean Teu­lé vient, hélas, de nous quit­ter pré­ma­tu­ré­ment. Cette triste actua­li­té est venue me rap­pe­ler que, peu de temps après sa publi­ca­tion, j’avais ébau­ché un article ins­pi­ré d’un de ses der­niers livres, Cré­nom, Bau­de­laire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dan­dys. Per­son­na­li­té insup­por­table, le poète l’é­tait aus­si par ses exi­gences infi­nies à l’égard de son édi­teur pari­sien, Auguste Pou­let-Malas­sis, un des grands édi­teurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trou­vait à Alen­çon, dans l’Orne. 

portrait d'Auguste Poulet-Malassis
Pou­let-Malas­sis.

La Biblio­thèque natio­nale a gar­dé trace des épreuves des Fleurs du mal cor­ri­gées par Bau­de­laire1 – le manus­crit ori­gi­nal, lui, n’a jamais été retrou­vé. Jean Teu­lé s’en amuse dans les cha­pitres 41 à 56 (de la livrai­son du der­nier poème com­po­sant le recueil jus­qu’à la signa­ture du bon à tirer). Les deux typo­graphes com­mis à la com­po­si­tion de ses vers, qu’il pré­nomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indé­fi­ni­ment leurs formes – et de se faire « engueuler ». 

Ain­si, dans « La Fon­taine de sang », Bau­de­laire se plaint qu’on ait com­po­sé capi­teux au lieu de cap­tieux. Denis recon­naît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai com­pris. Il n’est pas obli­gé de m’en col­ler une tar­tine et de salo­per le haut de la feuille avec des gri­bouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)

deleatur tracé par Baudelaire
Un des très artis­tiques delea­tur tra­cés par Bau­de­laire (BNF).

De plus en plus excé­dés, voire au bord de l’épuisement, les deux typo­graphes le men­tionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne ful­mine : « J’ignore si c’est la ber­lue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me ren­voie cette page et il y a tou­jours quelque chose à modi­fier ! Je vais le faire savoir aux deux édi­teurs2. En plus du jour­nal local, la com­po­si­tion et l’impression des for­mu­laires de la pré­fec­ture nous suf­fi­saient bien… Pour­quoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)

En effet, comme le raconte Claude Pichois3, spé­cia­liste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de pla­cards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves conte­nant des ques­tions comme des impré­ca­tions. Rare­ment, impri­meur fut plus mal­trai­té par un auteur et il ne fal­lait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malas­sis por­tait à Bau­de­laire pour que n’intervînt pas la rupture. »

“Un Sisyphe de l’écriture”

En 2015, les Édi­tions des Saints-Pères ont publié un fac-simi­lé des pré­cieuses épreuves anno­tées, illus­tré par treize des­sins inédits d’Au­guste Rodin. 

Bon à tirer de Baudelaire
Extrait des épreuves des Fleurs du mal édi­tées en fac-simi­lé par les Édi­tions des Saint-Pères.

« Dans ce docu­ment manus­crit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Bau­de­laire appa­raît comme un Sisyphe de l’écriture, aban­don­nant dou­lou­reu­se­ment l’œuvre de sa vie et cher­chant, dans les inces­sants rema­nie­ments de son texte, une forme de per­fec­tion esthé­tique. Des notes à l’attention de son édi­teur alertent le lec­teur sur le type de rela­tions – tein­tées d’agacement ! – qui unis­saient Bau­de­laire à Pou­let-Malas­sis. Le poète, déçu par le copiste ayant reco­pié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigi­lant que de coutume… 

« Avant de don­ner son “bon à tirer” défi­ni­tif, Bau­de­laire retra­vaille plu­sieurs fois son recueil. Il rema­nie plu­sieurs fois l’architecture géné­rale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chro­no­lo­gique de leur écri­ture. Il rec­ti­fie, se reprend, rature, sol­li­cite l’avis de son édi­teur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraî­tra jamais, tant Bau­de­laire peine à ter­mi­ner ses corrections. »

Sur la page de garde, Pou­let-Malas­sis (que son ami poète appelle « Coco mal per­ché ») se plaint : « Mon cher Bau­de­laire, voi­là 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir impri­mé cinq feuilles. »

Correction de Baudelaire : «Je tiens absolument à cette virgule»
« Je tiens abso­lu­ment à cette vir­gule », note de Bau­de­laire, page 6 des épreuves des Fleurs du mal (BNF).

« On découvre un Bau­de­laire tatillon, défen­seur de la vir­gule, de l’accent aigu plu­tôt que de l’accent grave, de l’u­sage ou non de l’ac­cent cir­con­flexe. Dans la marge de “Béné­dic­tion”, un des pre­miers poèmes du recueil, Bau­de­laire s’in­ter­roge ain­si sur le mot blas­phême tel qu’il est impri­mé sur l’é­preuve à cor­ri­ger. “Blas­phême ou blas­phème ? gare aux ortho­graphes modernes !” met-il en garde » (Livres Heb­do4).

hésitation graphique de Baudelaire : chariot ou charriot
« Cha­riot / char­riot ? » Autre hési­ta­tion gra­phique de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.

“Les correcteurs qui font défaut”

« Pou­let-Malas­sis avait une chance, explique Claude Pichois : Bau­de­laire ne pou­vait pas se rendre à Alen­çon, rete­nu qu’il était à Paris par la publi­ca­tion des Aven­tures d’Arthur Gor­don Pym dans Le Moni­teur uni­ver­sel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit mari­time et fan­tas­tique de Poe donne beau­coup de “tin­touin” au tra­duc­teur. Sinon, il ne se serait pas pri­vé d’intervenir à l’imprimerie même dans la com­po­si­tion, liber­té ou licence par­fois accor­dée à l’auteur puisque la com­po­si­tion était manuelle. »

« Grande atten­tion pour ces cor­rec­tions », note de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.

« La seconde édi­tion (1861), raconte aus­si Claude Pichois, fut impri­mée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entre­te­nu de bonnes rela­tions et qui, sans doute, ne lui per­met­tait pas d’accéder fré­quem­ment à ses ate­liers. Bau­de­laire se plaint d’avoir trou­vé “de grosses négli­gences” dans les épreuves :

Dans cette mai­son-là, c’est les cor­rec­teurs qui font défaut. Ain­si, ils ne com­prennent pas la ponc­tua­tion, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aus­si des lettres cas­sées, des lettres tom­bées, des chiffres romains de gros­seur et de lon­gueur inégale5.

Cette cri­tique, qu’on trouve dans une lettre à Pou­let-Malas­sis, est un éloge indi­rect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souf­frir des remarques, inter­ven­tions, cor­rec­tions du poète. »

« Le dérou­le­ment de cette publi­ca­tion nous reste incon­nu, pré­cise Andrea Schel­li­no6, puisque ni les échanges épis­to­laires entre Bau­de­laire et Pou­let-Malas­sis, ni les épreuves de cette seconde édi­tion des Fleurs du mal n’ont été conser­vés. Une lettre que Bau­de­laire envoie le 20 novembre 1860 au cor­rec­teur Rigaud laisse entre­voir que le poète-édi­teur n’avait pas réduit ses exigences :

Je serai bien­tôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des vir­gules, de retour­ner des lettres, de réta­blir des mots dans les épreuves que vous me retour­nez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sor­nettes pour Son­nettes, ita­liens pour cita­dins, je vous trouve vrai­ment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs7.

L’œil de Bau­de­laire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fau­tive que l’édition de 1857.

« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Bau­de­laire, pour avoir asso­cié si étroi­te­ment la créa­tion et, au sens noble du terme, la fabri­ca­tion des livres », conclut Claude Pichois.


“Histoire d’un livre”, de Mary-Lafon, 1857

Je cite, ci-des­sous, trois longs extraits d’His­toire d’un livre (1857), petit ouvrage signé de Jean-Ber­nard Mary-Lafon, his­to­rien, lin­guiste et dra­ma­turge fran­çais (1810-1884). L’au­teur se pro­pose de démon­trer, à un cer­tain Jean Duval, ancien pro­cu­reur, et à ses six fils, dont l’un sou­haite deve­nir auteur, que rien n’est plus beau ni plus utile que la car­rière d’homme de lettres. Du désir d’être publié à la mise en vente du livre, en pas­sant par les divers ate­liers de l’im­pri­me­rie, se déroule un aimable récit, volon­tai­re­ment décou­su, mêlé de réfé­rences pui­sées dans divers ouvrages, dont les Études pra­tiques et lit­té­raires sur la typo­gra­phie publiées vingt ans plus tôt par l’im­pri­meur Georges-Adrien Cra­pe­let. Il y est bien sûr ques­tion des cor­rec­teurs, notam­ment à tra­vers deux anec­dotes his­to­riques que Mary-Lafon se délecte à raconter… 

Une visite de l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers

« […] je vous pein­drai mal l’im­pres­sion pro­fonde que je rap­por­tai d’une visite faite, en com­pa­gnie d’un lin­guiste célèbre, dans l’an­cienne impri­me­rie de Plan­tin, à Anvers. C’é­tait le 3 mai 18361 ; le soleil fai­sait jaillir à tra­vers la brume mati­nale ces doux rayons d’or qu’ai­mait tant Rubens. J’at­ten­dais depuis une heure avec mon col­lègue sur la place Ven­dre­di, lors­qu’un homme de bonnes manières, que je sus depuis être un des­cen­dant de Plan­tin, par les femmes, nous intro­dui­sit dans le vieil édi­fice. L’a­te­lier, construit en 1554, est plein de débris pou­dreux, que nous consi­dé­rions comme autant de reliques. Il y a là deux presses du temps, cin­quante à soixante com­pos­teurs en bois, de vieilles galées, des manches de pointes, un tré­pied et une chaise en bois tors. Nous pas­sâmes ensuite dans le bureau de Plan­tin, dont les registres et les livres de comptes et d’af­faires sont encore ran­gés sur les tablettes, comme s’il venait de sor­tir. À côté s’ouvre le cabi­net des correcteurs. 

La salle des cor­rec­teurs du musée Plan­tin-More­tus, à Anvers, de nos jours. DR.
Juste Lipse par Rubens, dans "Les Quatre Philosophes", vers 1615.
Juste Lipse par Rubens (Les Quatre Phi­lo­sophes [détail], vers 1615).

Figu­rez-vous une assez grande pièce, ten­due en cuir doré, avec de ces beaux des­sins de la Renais­sance, à peine effa­cés par le temps. Le jour y est superbe, et tout a si fidè­le­ment gar­dé le cachet du pas­sé qu’en m’ap­pro­chant du bureau, et fer­mant les yeux, il me sem­bla que j’é­tais der­rière Juste Lipse2, cour­bé sur les épreuves, et que j’en­ten­dais ce bon, ce digne Cor­neille Kilian3, le phé­nix des cor­rec­teurs morts et vivants, mur­mu­rer, en se frot­tant les mains, cette petite satire que je vous tra­duis du latin :

Nous cor­ri­geons des livres les erreurs,
Et nous notons les fautes des auteurs ;
Mais un brouillon, que la fureur d’é­crire 
Pour nos péchés dans les lettres attire,
De ce bel art fai­sant un vil métier,
Souille la plume et tache le papier.
Loin de lécher son our­son, il s’empresse 
De le jeter dans les bras de la presse ;
Et si l’on rit de son avor­te­ment,
Voi­là ce sot de furie écu­mant.
Tout aus­si­tôt il s’en prend pour excuse 
Au cor­rec­teur : c’est lui seul qu’il accuse.
— Eh ! mon ami ! laisse le cor­rec­teur 
Débar­bouiller les mar­mots de l’au­teur !
C’est bien assez que ce pauvre homme-lige 
Soit l’en­ne­mi de tous ceux qu’il corrige !…

De ce cabi­net, où Cor­neille Kilian expur­gea des épreuves pen­dant cin­quante ans, ce qui suf­fit, et au delà, pour faire par­don­ner sa bou­tade en vers latins contre les brouillons du temps, on nous fit pas­ser dans la salle des orne­ments typo­gra­phiques. […] » (p. 47-49)

Récriminations éternelles des auteurs

« Impri­meur cor­ri­geant une épreuve ». Gra­vure illus­trant un extrait du livre de Mary-Lafon publié dans Musée des familles. Lec­tures du soir, 1849-1850.

« La cor­rec­tion des épreuves est à l’im­pri­me­rie ce que l’âme est au corps, ce que la vue est à l’homme. Un fou et un aveugle, en effet, peuvent seuls don­ner l’i­dée d’une épreuve cor­ri­gée impar­fai­te­ment ou sans intel­li­gence. Sui­vez-moi dans le cabi­net relé­gué au fond de l’im­pri­me­rie, et regar­dez dis­crè­te­ment. Un enfant de Paris, à mine éveillée et mutine sous son tri­corne de papier, est là, debout, lisant la copie à haute voix, tan­dis que le cor­rec­teur, cour­bé, à son bureau, sur l’é­preuve, suit atten­ti­ve­ment et l’ar­rête pour noter chaque faute.

Si vous vou­lez main­te­nant connaître le résul­tat de cette pre­mière expur­ga­tion, hâtons-nous d’ac­com­pa­gner l’é­preuve chez l’au­teur, et de lui deman­der ce qu’il en pense… Notre ques­tion est à peine for­mu­lée que celui-ci répond furieux :

« C’est une espèce de gâteau de plomb à don­ner mille indi­ges­tions lit­té­raires. Vous trou­vez dans vos lignes sen­ti­men­tales des refrains de vau­de­ville et des débris de conver­sa­tions les plus gro­tesques. L’i­dée écar­te­lée en pages, par­quée en lignes, dis­si­pée en mots, hachée par la jus­ti­fi­ca­tion, l’i­dée qui sou­riait encore pleure. Elle trouve sa cel­lule si étroite ! elle se frappe aux bar­reaux de sa cage4. »

Portrait du poète Joachim du Bellay
Joa­chim du Bel­lay (1522-1560).

Et ne croyez pas que ces plaintes datent d’hier ; elles sont aus­si vieilles que l’im­pri­me­rie elle-même. Voi­ci, par exemple, un auteur du sei­zième siècle, Joa­chim du Bel­loy, qui s’é­criait en 1561 [sic, il est mort l’an­née pré­cé­dente] : « Si tu trouves, amy lec­teur, quelque faute en l’im­pres­sion, tu ne t’en dois prendre à moi, qui m’en suis rap­por­té à la foy d’au­truy. Puis, le labeur de la cor­rec­tion est une œuvre telle que tous les yeux d’Ar­gus5 ne suf­fi­roient pas pour y voir les fautes qui s’y trouvent. »

Le car­di­nal Duper­ron6 ne se plai­gnit pas, vingt-six ans plus tard, avec moins d’a­mer­tume.
« Il faut, disait-il, mettre ordre aux impri­meurs ; en ma harangue ils ont impri­mé les bar­bares Grecs, au lieu de bar­bares Gètes. Ils appellent bar­bare la nation la plus polie qui ait jamais été ! »

Aus­si le grave et savant doc­teur Horn­schuch7, qui cor­ri­geait, en 1608, à Leip­sick8, donne à ses confrères de ter­ribles ins­truc­tions.
« Le cor­rec­teur, dit-il, doit évi­ter avec le plus grand soin de s’a­ban­don­ner à la colère, à la tris­tesse, à la galan­te­rie, enfin à toutes les émo­tions vives. Il doit sur­tout fuir l’i­vro­gne­rie ; car y a-t-il un être dont la vue soit plus trou­blée que cet idiot qui trans­for­mait Diane en gre­nouille : Dia­nam in ranam ! »

Anecdote sur un correcteur trop investi dans son travail

Page de titre de "Correctorum in Typographiis eruditorum centuria" de Conrad Zeltner, 1615
Page de titre du livre de Conrad Zelt­ner, 1716.

N’est-il pas vrai qu’en écou­tant ces bons conseils on est ten­té de paro­dier le mot de Figa­ro ? Aux ver­tus, en effet, que le doc­teur Horn­schuch exige de ses confrères, com­bien trou­ve­rait-on d’im­pri­meurs, aujourd’­hui, dignes d’être cor­rec­teurs ?… Je sais bien qu’en me dérou­lant la glo­rieuse liste des cent cor­rec­teurs illus­trés par Conrad Zelt­ner9, l’ex­cellent Ger­main dirait, s’il pou­vait me répondre, que cette noble pro­fes­sion était embras­sée autre­fois avec un enthou­siasme qui ren­dait la pra­tique de toutes les ver­tus plus facile et tous les sacri­fices légers. Et il ne man­que­rait pas de me citer, après ce Kilian, qu’on vit si déli­cieu­se­ment occu­pé pen­dant un demi-siècle à la cor­rec­tion des épreuves, le trait de Fré­dé­ric Morel10, petit-neveu de Robert Estienne, qui cor­ri­geait, à ce qu’il parait, une tierce, lors­qu’on vint l’a­ver­tir que sa femme allait fort mal.
« Un moment, » dit-il à la ser­vante.
Ce moment fut si long que le méde­cin crut devoir se rendre lui-même dans son cabi­net pour lui dire de se hâter s’il vou­lait voir encore sa femme vivante.
« Je n’ai plus, répon­dit-il, que deux mots à écrire. »
Quelques ins­tants après, on frap­pa à la porte du cabi­net : mais, cette fois, c’é­tait l’homme de Dieu qui venait lui annon­cer que l’in­for­tu­née était morte.
« J’en suis mar­ri, reprit-il tran­quille­ment en se remet­tant à son épreuve, c’é­tait une bonne femme ! »

À ce trait his­to­rique, les six frères Duval pro­tes­tèrent à la fois par un cri d’in­cré­du­li­té.
— Vous dou­tez de ce fana­tisme ?
— Oui, c’est impos­sible ! crièrent-ils. comme on fait dans l’Ariége, c’est-à-dire à tue-tête.
— Ah ! vrai­ment ? Et que diriez-vous si je trou­vais l’é­qui­valent, sans remon­ter plus haut que la fin du der­nier siècle ?
— C’est impossible.

“Un homme dont je suis fier” ou le travail avant tout (bis)

— Écou­tez donc : En l’an de grâce 1773, le salon d’An­toine Stoupe11, suc­ces­seur de Le Bre­ton12, impri­meur ordi­naire du Roi, était brillam­ment illu­mi­né. Le maître impri­meur, comme se qua­li­fiaient modes­te­ment les typo­graphes de ce siècle, avait vou­lu célé­brer chez lui la noce de son cor­rec­teur Charles Cra­pe­let13. La mariée était si belle, avec sa robe blanche et sa guir­lande dont les paillettes étin­ce­laient aux lumières sur sa tête pou­drée avec art, ses yeux bleus se bais­saient avec une can­deur si douce, que toutes les femmes se mor­daient les lèvres de dépit, tan­dis qu’en revanche tous les hommes féli­ci­taient l’heu­reux époux. Celui-ci, à la stu­pé­fac­tion géné­rale, parais­sait rêveur, morose, contraint, et ses regards se por­taient plu­tôt sur la pen­dule que sur sa nou­velle com­pagne. Cette pré­oc­cu­pa­tion n’a­vait échap­pé à aucun des convives, mais trois per­sonnes sem­blaient l’é­pier sur­tout avec un inté­rêt par­ti­cu­lier : c’é­tait le maître impri­meur, la mariée et une vieille tante de cette der­nière, qui, tout en fei­gnant de regar­der les grands per­son­nages verts et jaunes de la tapis­se­rie de laine, ne per­dait pas un seul des mou­ve­ments du jeune époux. À mesure que l’heure avan­çait, elle voyait avec effroi son front se rem­bru­nir. Minuit sonne enfin ; il n’y tient plus, et sort pré­ci­pi­tam­ment du salon. Or, jugez main­te­nant de l’é­moi des convives, du déses­poir de la mariée, quand on ne le vit pas reparaître.

Tous les yeux se tour­nèrent vers Stoupe qui, rayon­nant de joie, aspi­rait de longues prises de tabac et regar­dait la place vide d’un air de triomphe.
Le père de la mariée lui deman­da bien­tôt le motif de cette étrange dis­pa­ri­tion.
Pas de réponse.
La vieille tante répé­ta la ques­tion avec aigreur, il ne parut pas avoir enten­du.
Enfin, la mariée s’é­tant jetée à ses pieds tout en larmes, il la rele­va, et lui met­tant au front un bai­ser pater­nel :
— Réjouis-toi, ma fille, lui dit-il avec enthou­siasme, tu as la perle des maris !
— Un homme qui aban­donne sa femme le jour de ses noces ! obser­va aigre­ment la vieille.
— Oui, Madame, répli­qua le maître, trop froid pour s’emporter jamais, trop heu­reux ce soir-là pour s’é­mou­voir de l’an­xié­té géné­rale ; c’est un homme dont je suis fier !
Lorsque l’ai­guille mar­que­ra trois heures, pour­sui­vit-il, Charles ren­tre­ra dans ce salon.
La mariée sou­pi­ra, les parents mur­mu­rèrent, cha­cun des amis fit une remarque tout bas, mais on atten­dit. Comme trois heures son­naient, le marié ren­tra effec­ti­ve­ment, ain­si que l’a­vait annon­cé Stoupe.
— D’où venez-vous ?… fut le cri qui sor­tit de toutes les bouches.
Je viens de cor­ri­ger des épreuves atten­dues par les impri­meurs, dit-il en regar­dant ten­dre­ment sa jeune femme, qui dut être jalouse, à ce moment, de la typographie.

— Et vous garan­tis­sez l’a­nec­dote ?
— Oui, Mes­sieurs, m’é­criai-je avec l’as­su­rance de Stoupe, car le propre fils du héros, C.-A. [sic, Georges-Adrien] Cra­pe­let, défunt mon col­lègue à la Socié­té impé­riale des anti­quaires de France, m’a racon­té vingt fois le fait dans les mêmes termes, et, non content de l’a­voir dit à tout le monde, il l’a impri­mé sur vélin dans ses Études typo­gra­phiques14, ouvrage aus­si mau­vais d’ailleurs que riche en curieuses recherches.
— Je n’en doute pas le moins du monde, pour mon compte, me dit alors le bon Duval, mais il me semble que cette digres­sion vous éloigne du but.
— Elle m’y ramène au contraire. Ce même Charles Cra­pe­let, dont il était ques­tion tout à l’heure, ayant remar­qué que, dans la pre­mière feuille d’un Télé­maque auquel il don­nait tous ses soins, on avait impri­mé Pélé­nope pour Péné­lope, faillit atten­ter à ses jours. » (p. 56-64)

De Lord Byron à… Érasme

Il résulte de ces erreurs de cor­rec­tion des récri­mi­na­tions amères et assez bien fon­dées, quel­que­fois, de la part des auteurs. « La moindre faute de typo­gra­phie me tue, écri­vait Byron15 à son édi­teur ; cor­ri­gez, je vous en conjure, si vous tenez à ne pas me voir me cou­per la gorge. Ah ! je vou­drais que le com­po­si­teur fût atta­ché sur un che­val et acco­lé à un vampire ! »

Érasme par Holbein le jeune, 1523.
Érasme (1466?-1566) par Hol­bein le jeune, en 1523.

Ces malé­dic­tions, que les com­po­si­teurs et les cor­rec­teurs lui ren­daient au cen­tuple, car son écri­ture était si mau­vaise qu’il ne pou­vait par­ve­nir à la déchif­frer lui-même, l’illustre auteur de Child-Harold16 ne les eût point lan­cées contre les ouvriers de Mur­ray17 s’il avait pris la peine de sur­veiller per­son­nel­le­ment l’im­pres­sion de ses œuvres. Il en était ain­si autre­fois. Érasme ne rou­git pas de se faire le cor­rec­teur de ses propres ouvrages, chez Alde l’an­cien ; et au com­men­ce­ment de ce siècle on vit le car­di­nal Mau­ry18 suivre page à page, ligne à ligne, et en quelque sorte mot à mot, l’im­pres­sion de son Essai sur l’Éloquence de la chaire.

Il ne se pas­sait pas deux jours, dit l’au­teur des Études typo­gra­phiques, sans qu’il vînt à l’im­pri­me­rie, mon­tant rapi­de­ment les quatre étages, pré­cé­dé et sui­vi d’un laquais en livrée. Il était habi­tuel­le­ment en longue sou­tane vio­lette, avec petit camail en des­sous rouge, quel­que­fois en petit man­teau. Il allait dis­crè­te­ment se pla­cer dans le rang de son com­po­si­teur, et là, il lui don­nait toutes les expli­ca­tions néces­saires sur les cor­rec­tions, ou plu­tôt sur la rédac­tion nou­velle du texte, qui a eu jus­qu’à dix ou douze épreuves par feuille.

— Tout cela, fit remar­quer M. Duval, qui ne per­dait jamais l’oc­ca­sion d’é­mettre une opi­nion juste, tout cela dut prendre beau­coup de temps !
— Deux ans, de 1808 à 1810. […] » (p. 65-67)


Mary-Lafon [Mary-Lafon, Jean-Ber­nard, 1812-1884], His­toire d’un livre, Paris, Par­man­tier, 1857, 132 p.

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