“MM. les correcteurs vont taquiner le goujon”, 1905

« On devrait sup­pri­mer l’é­té et les vacances. C’est une période pen­dant laquelle ceux qui ne sont pas au vert, au frais et au repos ont de bonnes rai­sons de mau­dire le sort. Entre tous, les infor­tu­nés qui suent sang et eau pour mettre debout le numé­ro quo­ti­dien du jour­nal qu’at­tendent quelques cen­taines de mille de lec­teurs et d’a­mis ont vrai­ment bien du mérite ; la fata­li­té typo­gra­phique se plaît à les acca­bler de ses coquilles. Ain­si, l’autre jour, dans notre article sur la Marine alle­mande, de notre émi­nent col­la­bo­ra­teur dépu­té au Reichs­tag, dépu­té qui, évi­dem­ment, n’est pas là pour voir ses épreuves, nous avons lais­sé pas­ser une phrase en alle­mand dont la lec­ture a fait bon­dir d’hor­reur les ini­tiés à la langue de Gœthe et de Schiller.

« Et cela parce que MM. les cor­rec­teurs qui, d’ailleurs, n’ont pas volé de souf­fler, vont taqui­ner le gou­jon, et que les cama­rades qui res­tent tra­vaillent pour deux et pour quatre. La besogne s’en ressent.

« Ren­dons au Reichs­tag ce qui est au Reichs­tag… Nous avons impri­mé la fameuse phrase de l’empereur d’Al­le­magne : « Notre ave­nir est sur les eaux » : « Unsire zul­sunft higt auf dem vas­ser. » C’est du java­nais mêlé d’i­ro­quois. Il fal­lait mettre « Unsere Zukunft liegt auf dem Was­ser. » 

« On ne nous y repren­dra pas. »

Une archive de sai­son, trou­vée dans L’Écho de Paris, 10 août 1905.

Guillaume II à la barre du SMS Hohenzollern
Notre timo­nier. Notre ave­nir est sur les eaux (Guillaume II à la barre du S.M.S. Hohen­zol­lern). Deutsche Digi­tale Biblio­thek. 

Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.

Sarcey refuse “Tout vient à point à qui sait attendre”, 1894

Je relève dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, du 22 avril 1894, sous la plume de Fran­cisque Sar­cey (cri­tique lit­té­raire célèbre), les lignes suivantes : 

Francisque Sarcey à la une des "Contemporains", 1881
Fran­cisque Sar­cey à la une des Contem­po­rains, no 41, 1881.

« Je sup­plie le cor­rec­teur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. » 

Noter la pré­po­si­tion à en italique.

S’agit-il d’une note à l’intention du cor­rec­teur qui s’est retrou­vée — par mégarde ou par choix du cor­rec­teur — dans la com­po­si­tion, ou l’auteur a-t-il vrai­ment sou­hai­té qu’elles soient impri­mées ? Le mys­tère demeurera. 

Mais cette insis­tance demande une expli­ca­tion. On la trouve dans le Wik­tion­naire (d’après Del­boulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Roma­nia, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :

« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signi­fiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aus­si, dans un sens com­pa­rable, “tout vient à point qui peut attendre”.

« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fré­quent chez Mon­taigne notam­ment, a pro­gres­si­ve­ment dis­pa­ru et la locu­tion n’a plus été com­prise qu’au prix de l’insertion de la pré­po­si­tion à, entraî­nant une légère modi­fi­ca­tion du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »

L’auteur s’explique

Dans une lettre à Paul Risch, trans­mise par celui-ci à Ser­gines [pseu­do­nyme d’Adolphe Bris­son] et publiée dans Les Annales poli­tiques et lit­té­raires, le 31 mai 1903, Fran­cisque Sar­cey confirme cette explication : 

« 26 juin 1898.

« Mon cher ami,

« J’é­cris tou­jours : “Tout vient à point qui sait attendre.” Mais les cor­rec­teurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres.
« Qui, en ce sens, est une vieille for­mule fran­çaise équi­va­lant au si quis des latins.
« Tu en trou­ve­ras deux ou trois exemples au mot qui dans Lit­tré.
« Cette accen­tua­tion ne s’est conser­vée que dans les locu­tions pro­ver­biales.
« Tout vient à point nom­mé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).

« Mes grandes amitiés.

« Tout à toi,
Fran­cisque. »

Un correcteur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865

« Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi », com­mence pru­dem­ment l’au­teur de l’ar­ticle ci-des­sous… mais pour par­ler, il va par­ler ! Les « hié­ro­glyphes », les petites manies et les sautes d’hu­meur des jour­na­listes et cri­tiques les plus en vue défilent sous nos yeux éha­bis et amu­sés. Ano­ny­me­ment, notre homme se venge ! C’est dans Figa­ro (alors sans article) du 15 octobre 1865.
NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse ima­gi­ner une suite, mais je n’ai pas trou­vé d’autre épi­sode de « La cui­sine de Guten­berg », et je le déplore.
NB2 : Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. « Ch. R. » fait un usage immo­dé­ré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’é­qui­valent des parenthèses.

LA CUISINE DE GUTENBERG

Les Auteurs.

Som­maire. — Les Auteurs. — Pour le typo­graphe, plus de pres­tige. — Les pal­las­siers, les arti­fi­ciers, les raseurs. — Les hié­ro­glyphes. — Quelques spé­ci­mens. — Les micro­sco­piques, les gigan­tesques, les éche­ve­lés, les impos­sibles, les ſ [sic, f] de Tous­se­nel, les char­dons d’Arsène Hous­saye, le maca­dam de Jules Janin. — Les auteurs cal­li­graphes. — Les tocades de ces mes­sieurs. — Les épreuves renais­santes de Bal­zac et de Vil­le­main. — La ponc­tua­tion ; les plu­riels de Lalan­delle, la gram­maire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le cor­rec­teur. — La presse poli­tique et lit­té­raire : La Gué­ron­nière, Cas­sa­gnac, Havin, Nefft­zer, Girar­din, Jani­cot, Boni­face, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à jour­naux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacer­doce de la presse après 1830. — Les franges de Gas­pard de Pons ; les amé­ni­tés de deux aca­dé­mi­ciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours méta­mor­pho­sé en cerf. — Les manies de caste : celles des éru­dits, des com­pi­la­teurs, des saint-simo­niens, des prêtres, des avo­cats, des méde­cins, de la bras­se­rie des Mar­tyrs, des autho­ress, des édi­teurs mil­lion­naires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.

C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typo­gra­phie, on appelle auteur qui­conque fait impri­mer sa prose. Par­ler des auteurs est peut-être un peu bien har­di, pour un simple cor­rec­teur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à décou­vrir une paille chez le voi­sin sans admettre pour cela qu’on aper­çoive une poutre chez lui. Par bon­heur, nous par­lons à des gens d’esprit ; donc, nous pou­vons nous aven­tu­rer. Parlons.

Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, com­ment le cor­rec­teur qui, chaque jour, voit nos écri­vains à l’œuvre, les consi­dé­re­rait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on dis­cute un adjec­tif louan­geur, on aiguise la pointe per­fide ? Et com­ment, sans son aide, ampu­ter la phrase gan­gré­née, ou débri­der une bour­sou­flure ? — Aus­si, pour lui plus de pres­tige ; il connaît tous les secrets de toi­lette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aus­si faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quo­li­bets il se venge.

Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”

D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pal­las­siers1 (dis­cou­reurs impla­cables sur une vétille) ; les arti­fi­ciers (Bal­zac, Vil­le­main, Des­noyers, tra­çant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour acti­ver le tra­vail). — Res­tent les ver­beux qui s’oublient en conver­sa­tions oiseuses ; ceux-là sont exé­cu­tés sur place : un Domi­nus vobis­cum en sour­dine part du fond de l’atelier, auquel toute la gale­rie en chœur répond, sur le ton litur­gique : Et cum spi­ri­tu tuo. Cela veut dire dis­pen­sez-nous de l’Ore­mus.

épreuve de "La Femme supérieure" annotée par Balzac
« Les arti­fi­ciers […], tra­çant des fusées du texte à la marge ». Épreuve de La Femme supé­rieure anno­tée par Bal­zac. Coll. BnF. Voir expo­si­tion vir­tuelle.

Dans cet esprit-là, on pré­sume bien qu’il est peu de ridi­cules qui nous échappent ; il en est, Dieu mer­ci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de consta­ter, comme obser­va­tion géné­rale, qu’à une époque où tous les gar­çons de maga­sin sont plus ou moins cal­li­graphes, les let­trés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal pos­sible. — Jamais, en effet, celui qui par­court un jour­nal ou un livre ne par­vien­drait à se figu­rer sur quels manus­crits il nous a fal­lu étu­dier pour arri­ver à devi­ner ce que l’auteur a vou­lu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insur­rec­tion ; celui-ci res­semble à un plat de maca­ro­ni, celui-là à une rue de Paris en démo­li­tion : aucune [sic] n’a de rap­port avec une écri­ture euro­péenne. On devrait déco­rer les Cham­pol­lions qui finissent par les tra­duire, car les excen­tri­ci­tés de la fan­tai­sie dans le genre gra­phique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.

Pattes de mouche et “plumes qui crachent” 

Tan­dis que le biblio­phile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pour­rait lire à cinq pas Léon Goz­lan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rap­port, prendre pour modèle. — Car­rée, magis­trale est l’écriture d’Edgard [sic] Qui­net, tan­dis que tel article du Consti­tu­tion­nel confi­gure lit­té­ra­le­ment une écu­moire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Cha­ri­va­ri, qu’il a cou­pé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Hous­saye affecte le style dit flam­boyant, et sa signa­ture est tout héris­sée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Vic­tor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attri­bue­rait à une main fémi­nine les lignes de Girar­din. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Gui­zot a été, d’un bout à l’autre, tra­cée sans hési­ta­tion, au crayon ; c’est aus­si l’habitude de Pros­per Pas­cal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier de Marie, comme cha­cun sait.

page une du "Rosier de Marie", journal catholique
Rosier de Marie, « jour­nal en l’hon­neur de la Sainte Vierge, parais­sant tous les same­dis ». Image emprun­tée au blog de missionnotredamedeliesse.over-blog.com.

Sin­gu­lier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu fon­cé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du ter­rible Jou­vin pour­raient être com­pa­rés aux auto­graphes minus­cules de Paul Lacroix. Mme Dash a pro­ba­ble­ment fré­quen­té la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moi­tié du mot, le reste est une barre. Le rédac­teur en chef de la Gazette a renon­cé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manus­crit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de fran­çais ; le char­mant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui pro­jettent jusqu’au-delà du papier leur aspi­ra­tion éche­ve­lée ; mais n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédi­ger des bro­chures avec un bâton­net gros comme le doigt, en guise de plume. Tou­te­fois, quelque excen­trique que puissent être les mille et une manières de noir­cir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la rai­son, ce sont les auto­graphes du pre­mier des lun­distes7, empe­reur des illi­sibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impos­sible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-des­sus il faut tirer l’échelle, car toute cita­tion pâlirait.

lettre autographe de Sainte-Beuve
Lettre auto­graphe de Sainte-Beuve, emprun­tée au site Mémoire d’encres.

Comme cor­rec­tif, on pour­rait en revanche mon­trer des écri­tures fort belles : rari nantes in gur­gite8. Tout le monde connaît le talent cal­li­gra­phique de l’auteur des Mous­que­taires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc trai­tant les ques­tions d’art ; et l’on peut dire que les feuillets cor­rects et pro­prets de Mon­se­let charment l’œil du typo­graphe avant d’aller enchan­ter ses lec­trices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mau­vaise, est géné­ra­le­ment nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scan­dé le vers.

“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité” 

Voi­là donc qui est démon­tré : les auteurs grif­fonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout dif­fé­rem­ment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la mino­ri­té. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux sur­tout, n’en sont point exempts. — Bal­zac, dont le sys­tème de ponc­tua­tion a don­né lieu à un pro­cès9, a lais­sé dans la typo­gra­phie le sou­ve­nir des sept ou huit épreuves suc­ces­sives qu’il exi­geait, les tra­vaillant de telle sorte qu’à la der­nière il ne res­tait plus un tiers de la com­po­si­tion pri­mi­tive10.

M. Vil­le­main est allé plus loin le jour où, don­nant des soins plus minu­tieux encore que de cou­tume à son compte ren­du d’une séance de l’Institut, il en cor­ri­gea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sar­rans jeune, après avoir fait com­po­ser le salon heb­do­ma­daire de la Semaine, démo­lis­sait tout : à la véri­té, il signait Nico­las, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répan­due que de rai­son, nous met au déses­poir ; elle s’explique par cette par­ti­cu­la­ri­té qu’on juge bien mieux la phrase en lettres mou­lées que manuscrite.

L’auteur d’Eugé­nie Gran­det, quand l’inspiration lui dic­tait un beau type11, ou si une des­crip­tion telle qu’il les savait faire lui sou­riait, tra­çait tout d’une haleine des ali­né­nas [sic] de qua­torze pages in-18, luxe incon­nu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)

La ponc­tua­tion, dont les règles peuvent être dis­cu­tées, mais qui a pour­tant ses prin­cipes, prête beau­coup au caprice ; aus­si en abuse-t-on. — L’abbé Moi­gno, dont la science est à bon droit popu­laire, a l’habitude de sau­pou­drer son style d’une quan­ti­té de vir­gules tout éton­nées de tom­ber là sans savoir pour­quoi, alors que la majeure par­tie des rédac­teurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fati­gants, les ont sim­ple­ment sup­pri­més. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un cer­tain âge n’aient aus­si leurs fan­tai­sies : on essaye­rait en vain de per­sua­der à M. Buloz qu’en 1865 les impar­faits et les condi­tion­nels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalan­delle [sic, La Lan­delle] vous prou­ve­ra qu’on doit plu­ra­li­ser tou­jours un chef d’escadronS, un capi­taine de vais­seauX. Que vou­lez-vous ? c’est son sys­tème. Ils ont aus­si le leur, ceux qui brochent les petites tur­pi­tudes à 1 franc publiées dans les pas­sages ; tou­te­fois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alca­zar, ils négligent un peu leur Chap­sal13, et sont for­cés, par suite, de bar­bouiller, à des­sein, les dési­nences de mots embarrassantes.

affiche de l'Alcazar d'hiver, Paris, 1875
Affiche de l’Al­ca­zar d’hi­ver, à Paris, 1875. Coll. BnF.

Par­don du rap­pro­che­ment, mais Châ­teau­briand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux cor­rec­teurs, avec un fin sou­rire : « Mes­sieurs, je vous aban­donne l’orthographe. » En effet, à cha­cun son métier ; d’autant plus que les hommes, géné­ra­le­ment fort ins­truits, dont le chantre d’Ata­la ne dédai­gnait pas les avis, prêtent volon­tiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cava­lières. Une petite anec­dote me revient à ce sujet.

Cer­tain Auver­gnat rusé avait ima­gi­né une com­bi­nai­son à l’aide de laquelle il exploi­tait les indus­triels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une igno­rance crasse, n’avait ni secré­taire ni copiste, et met­tait l’atelier de com­po­si­tion aux abois par de lamen­tables auto­graphes. Un jour que le cor­rec­teur, tou­jours obli­geant envers lui, était allé prendre son glo­ria14, notre homme, contra­rié de ne pas le trou­ver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le mali­cieux cor­rec­teur ? Après l’avoir cor­ri­gé comme une épreuve, il ren­voie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après cor­rec­tion. » Dix jours plus tard, il chan­geait d’imprimerie, natu­rel­le­ment ; mais la langue était ven­gée, et lui aussi.

“Petites faiblesses humaines” 

Les écri­vains de la presse quo­ti­dienne ne sont pas dans les mêmes condi­tions que les auteurs pro­pre­ment dits ; ils peuvent cepen­dant, eux aus­si, nous four­nir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ain­si, tan­dis que ceux-ci ont l’idée labo­rieuse et l’expression dif­fi­cile, ceux-là rédigent tout en cau­sant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Gué­ron­nière, à une cer­taine époque, don­nait à deux jour­naux quo­ti­diens à la fois ses impres­sions par­le­men­taires, et pour­tant sa plume, une fois lan­cée, ne s’arrêtait pas, et il pas­sait, sans les relire, au met­teur en pages ses feuillets tout humides. M. Gra­nier de Cas­sa­gnac, au Globe napo­léo­nien, n’apportait ses pre­miers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beau­coup de jour­na­listes, s’ils étaient sin­cères, avoue­raient qu’ils ne livrent leur article qu’à la der­nière extré­mi­té, et sous la menace du départ, cette heure de Damo­clès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus dif­fi­cile que le lec­teur ne le pense d’avoir des idées poli­tiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien sou­vent, fai­sait ses comptes ren­dus au sor­tir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se ser­vant du pre­mier objet venu, plume d’auberge ou allu­mette. Aus­si, Dieu sait en quels hié­ro­glyphes ses juge­ments atten­dus étaient for­mu­lés ! Il est vrai que, pas­sé minuit, une gra­ti­fi­ca­tion était due aux com­po­si­teurs des Débats, et l’on peut affir­mer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.

Dans cette église mili­tante, où la pré­sence d’esprit et le sang-froid sont indis­pen­sables, on a vu des ath­lètes renom­més payer par­fois leur tri­but aux petites fai­blesses humaines. Jupi­ter-Havin lui-même a ses mau­vais quarts d’heure ; Nefft­zer, pour si Alsa­cien qu’il soit, n’est pas un pro­to­type de lon­ga­ni­mi­té ; Jani­cot est sou­vent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bour­rus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne fau­drait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boni­face18, et Girar­din, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses che­veux à poi­gnée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut sus­pen­due, de payer de ses propres deniers les ouvriers du jour­nal pen­dant tout le temps que dura le chômage.

À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rap­pe­ler Jules Lecomte : adroit chro­ni­queur, il était médio­cre­ment let­tré, car c’est lui qui for­gea l’étrange épi­thète d’hydro­prusse, et le cor­rec­teur eut toutes les peines du monde à l’y faire renon­cer. Labo­rieux quoiqu’il fût déjà riche, et atta­ché à deux ou trois jour­naux très dif­fé­rents, on le voyait, comme la pré­voyante four­mi, faire ses petites pro­vi­sions, gar­der sur la planche, pen­dant trois mois, des anec­dotes plus ou moins apo­cryphes avec la date en blanc ; comp­ter scru­pu­leu­se­ment ses lignes en les mul­ti­pliant par 25 cen­times, et enfin col­ler bout à bout ses épreuves et en for­mer des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.

L’étrange disparition d’un “précieux autographe” 

Les impri­me­ries où se bâclent les jour­naux ne res­semblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles pré­sentent, à cer­taines heures, l’aspect fié­vreux d’une ruche en acti­vi­té ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment pres­crit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Sel­ligues [sic, Sel­ligue], rue des Jeû­neurs (la pre­mière mai­son qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq jour­naux aus­si dis­pa­rates de cou­leurs que de for­mats. C’est là que le Com­merce et le Mes­sa­ger, deux enne­mis jurés, comme Fichet et Huret19, pre­naient soin (ô sacer­doce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’érein­te­ment du len­de­main ; là encore que la Contre-Révo­lu­tion, créée tout exprès pour com­battre la Révo­lu­tion, avait les mêmes rédac­teurs, réfu­tant dans le jour­nal oppo­sé leurs propres articles ; là enfin que fut inven­tée cette ficelle, à l’usage des dépar­te­ments, de for­mer quatre ou cinq jour­naux d’une seule com­po­si­tion, en chan­geant tout sim­ple­ment le titre ; ce qui se pra­tique encore, nous savons où.

Mais nous per­dons de vue les auteurs. — Gas­pard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une sin­gu­lière habi­tude : à mesure qu’il reli­sait ses pièces de poé­sie, ses sou­ve­nirs aidant, il les sur­char­geait de notes, si bien que les marges ne lui suf­fi­sant plus, il avait pris le par­ti d’y atta­cher des ban­de­lettes qui affec­taient toutes sortes de cou­leurs, selon le hasard qui les lui avait four­nies, et les col­lait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à dis­tance elles res­sem­blaient à ces châles fran­gés qui fai­saient, il y a quelque trente ans, la gloire des por­tières.

Il est des hommes fort dis­tin­gués à tous égards, chi­mistes, pro­fes­seurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abré­gé les termes les plus usi­tés de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manus­crit inin­tel­li­gible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.

Et puis les plus épi­neux sont tou­jours les moins patients si l’on vient à ne pas les com­prendre. M. Sainte-Beuve, sen­sible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cou­sin est trop prompt à offrir du char­don à ceux que ses pattes de mouche embar­rassent. Cette façon d’agir est d’autant moins géné­reuse que ces mes­sieurs règnent et gou­vernent. Et com­ment l’illustre pro­fes­seur de phi­lo­so­phie20, quand il s’emporte à pro­pos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il pré­sente à l’admiration du lec­teur des phrases qui ont le mal­heur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de pro­bi­té à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »

Après tout, s’il est dans la répu­blique des lettres de petites fai­blesses aigre­lettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Soli­taire21, sup­po­sant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un frag­ment de sa copie s’étant éga­ré dans l’imprimerie où fut com­po­sé son der­nier feuille­ton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplo­rable ! — Bref, le com­po­si­teur accu­sé de négli­gence ayant été appe­lé à com­pa­raître, il avait d’abord cher­ché à se dis­cul­per, lorsque tout à coup, d’un air enthou­siaste, il s’écrie :

« — Ah ! mon­sieur, je serais si heu­reux de pos­sé­der un auto­graphe de vous !

« — Eh bien, s’il en est ain­si, mon ami, dit d’Arlincourt subi­te­ment radou­ci, gar­dez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »

Le drôle, en ren­trant à l’atelier, pouf­fait de rire. Ce pré­cieux auto­graphe enve­lop­pait son gruyère.

Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste” 

Tan­dis que nous par­lons du papier, disons qu’il a pour nous des révé­la­tions impré­vues : je me rap­pelle encore un cer­tain grand-rai­sin22 assez com­pro­met­tant qui tra­his­sait son ori­gine admi­nis­tra­tive et dont, par paren­thèse, le conte­nu contras­tait fort avec le conte­nant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du minis­tère de la jus­tice des articles de sport mêlé de haute biche­rie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de jour­nal de modes s’attrister sur une lugubre nécro­lo­gie. — Sur ce cha­pitre, s’il m’était per­mis de for­mu­ler un axiome, je dirais à mes­sieurs les auteurs : Regar­dez-y à deux fois avant d’employer le pre­mier papier venu ; ou plu­tôt écou­tez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être ques­tion, nature mou­ton­nière qui avait en hor­reur la moindre dis­cus­sion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beau­coup d’honnêtes gens. Madame, fort dépen­sière, lais­sait son mari sans le sou, si bien que le bon­homme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, col­lec­tion­nait les notes d’épicier, les bandes de jour­naux, bref tout ce qui lui tom­bait sous la main, pour ins­crire l’un après l’autre les articles du grand Dic­tion­naire ento­mo­lo­gique auquel il consa­crait ses loi­sirs. Un jour, par­mi ces frag­ments de toutes sortes, s’était glis­sé un bout de lettre déchi­rée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, vou­lut que le com­po­si­teur en tour­nant le feuillet lût, au-des­sous de la déchi­rure, cette fin de phrase tronquée :

« … pru­dence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »

L’écriture était fémi­nine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pour­tant n’éprouvait de curio­si­té qu’à l’égard des insectes, subis­sait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sou­rire qui par­cou­rut l’atelier quand il revint le len­de­main. Heu­reu­se­ment on prit la pré­cau­tion de bif­fer les deux lignes traî­tresses, et le digne ento­mo­lo­giste put conti­nuer ses études sur les antennes, organe qui sem­blait l’intéresser particulièrement.

Choix fantaisistes de papier et d’encre 

Si des tics per­son­nels nous pas­sons aux aber­ra­tions com­munes, nous remar­que­rons, par exemple, que tous les auteurs, y com­pris les plus expé­ri­men­tés, se per­suadent qu’une épreuve à laquelle ils ont don­né tous leurs soins est entiè­re­ment pur­gée de fautes. Erreur pro­fonde ; le cor­rec­teur en retrouve tou­jours après eux, et rien alors n’est plus sin­gu­lier que leur conte­nance entre un mécompte d’amour-propre et la satis­fac­tion de voir leur œuvre épu­rée. — Par­ti­cu­la­ri­té fort remar­quable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle caté­go­rie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ain­si, un savant éco­no­mise le papier en rai­son directe de son érudition.

Les vieux raturent beau­coup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.

Les rats de la Biblio­thèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfu­mé, qu’on ne ren­contre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?

Les pha­lan­sté­riens, les saint-simo­niens cri­blaient leur copie d’italiques et de petites capitales.

Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre rous­sâtre ; un biblio­mane ne sau­rait renon­cer aux lettres micro­sco­piques ; un avo­cat qui pour­rait se faire lire pas­se­rait pour désho­no­rer la robe ; et les méde­cins prennent un soin par­ti­cu­lier de rendre indé­chif­frables les mots gré­co-latins de leur invention.

Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mor­di­cus plu­tôt que de sacri­fier cinq lignes de sa prose, comp­tez que sa muse est vierge de toute impres­sion ; et si vous le voyez faire parade de lon­drès23 au détri­ment de sa chaus­sure, c’est assu­ré­ment un des Qua­rante de la bras­se­rie des Mar­tyrs24.

Louis Montégut, "La Brasserie des Martyrs"
Louis Mon­té­gut (1855-1906), La Bras­se­rie des Mar­tyrs. Coll. BnF, Estampes et Pho­to­gra­phies, Va-286, t. 6.

Quant à mes­dames les autho­ress dont la voca­tion lit­té­raire brave l’épithète de bas-bleus, il fau­drait une bonne fois les prier de remar­quer que les accents, les points et les vir­gules, ont été inven­tés pour quelque chose, et, pro­fi­tant de l’occasion, leur don­ner pour modèles Mmes Colet, Far­renc25, de Ren­ne­ville, Dash et Aubert.

“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux” 

Il n’est pas jusqu’aux édi­teurs qui n’aient aus­si leurs manies et leurs obs­ti­na­tions. On a vu quelques-uns d’entre eux, par­tis du bou­quin à deux sous, deve­nir mil­lion­naires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des cata­logues, font ser­vir à quatre usages suc­ces­sifs un même mor­ceau de carte (en écri­vant au dos, puis en tra­vers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à cher­cher en ce moment un cin­quième procédé.

Arrê­tons là cette longue liste de griefs ; aus­si bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la dif­fi­cul­té de conci­lier des impos­si­bi­li­tés maté­rielles avec les exi­gences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embar­ras. Encore, avec les géné­raux de lettres, qui ont beau­coup vu, il est des accom­mo­de­ments ; mais les caporaux !…

Emile de Girardin, par Nadar, 1910
Émile de Girar­din, par Nadar, 1910. Coll. BnF.

Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nom­breux, Dieu mer­ci, et on les connaît : ceux-là se voient tou­jours secon­dés avec zèle, presque devi­nés. À leur tête marche Girar­din, qui depuis le jour où, pau­vre­ment vêtu, il fon­dait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bien­faits de la for­tune, n’a pas ces­sé d’être bon et pater­nel ; après lui nous cite­rons Alph. Karr, qui ne man­quait jamais de ser­rer la main au met­teur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sen­tant chez lui, nous tutoie ; Albé­ric Second, Vil­le­mes­sant, Nemo26, Trimm, Roche­fort, Sar­cey, Petit­jean27 et la plu­part des jour­na­listes émé­rites traitent les typo­graphes en artistes. Amé­dée Achard, Élie Ber­thet sont d’une poli­tesse par­faite, et Arnaud, le méri­dio­nal, a le ton d’une demoi­selle. Mon­se­let, sur­tout s’il est en retard, a des manières char­mantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Mar­ce­lin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses com­po­si­teurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.

Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pen­sée devient livre ? En admet­tant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruol­zés28 d’instruction, entre toutes les pro­fes­sions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est don­né de com­prendre, de tra­duire et de pro­pa­ger la pen­sée ; en quoi elle a fait plus pour la civi­li­sa­tion que la poudre et la vapeur.

Au sur­plus, notre maître, Jean Gen­fleisch [sic, Gens­fleisch] de Guten­berg, était gentilhomme.

CH. R.


Un correcteur se voit reprocher d’avoir ergoté sur “ergoterie”, 1870

"La Gazette des eaux", 26 mai 1870.
Man­chette de La Gazette des eaux, revue heb­do­ma­daire, 26 mai 1870.

Dans la Gazette des eaux du 26 mai 187029, revue pro­fes­sion­nelle (eaux miné­rales, cli­ma­to­lo­gie, hydro­thé­ra­pie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plai­gnant d’une inter­ven­tion du cor­rec­teur. Un grand clas­sique de la presse du xixe siècle.

Correspondance

À Mon­sieur le cor­rec­teur de notre imprimerie

Ergo, donc…

C’était la rubrique favo­rite des baso­chiens30 d’autrefois.

De là on a fait un verbe.

« Il dit ergo à tout pro­pos ; il ergote. »

J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergo­tons, vous ergo­tez, ils ergotent…

Ergo­ter est le verbe,

Ergo­te­rie est la chose.

Vous ergo­tez, vous faites de l’ergoterie.

Notez que je dis cela pour vous, mon­sieur notre cor­rec­teur, qui, consul­tant l’autre jour Boiste ou Ray­mond31, avez trou­vé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit dis­cours à M. l’avocat spa­dois32.

Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, mon­sieur notre cor­rec­teur, si c’est l’autorité de votre dic­tion­naire ; mais j’ai aus­si la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de cré­dit chez mes lec­teurs pour pou­voir tirer sur eux un mot quel­conque, fût-ce par hasard un bar­ba­risme, sans crainte de le voir protesté.

J’avais donc dit très-régu­liè­re­ment ergo­te­rie, ce qui expri­mait suf­fi­sam­ment ma pen­sée ; vous avez mis ergo­tisme, ce qui l’exprime trop, contrai­re­ment à mon intention.

Ergo­te­rie, mon­sieur notre cor­rec­teur, c’est la chose qui se pro­duit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je repro­chais aux formes de M. l’avocat spa­dois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »

Autre­ment, par­lant par votre tru­che­ment, je suis cen­sé dire à M. l’avocat spa­dois : « Vous avez là, mon pauvre mon­sieur, une affec­tion chro­nique fatale, l’ergotisme, qui est aus­si le nom d’une grave intoxi­ca­tion végé­tale33. »

Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lan­noy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excrois­sance para­si­taire que pro­duit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne34 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergo­teurs35.

Néan­moins, mon­sieur notre cor­rec­teur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce mal­heu­reux ci-devant conseiller com­mu­nal de la ville de Spa, en le décla­rant atteint d’une mala­die aus­si triste, aus­si hideuse, aus­si abhor­rée, aus­si répu­gnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.

Ne le faites plus, mon­sieur notre cor­rec­teur, si vous vou­lez que M. l’avocat vous pardonne.

A. Lan­noy de Gall.

☞ Voir aus­si, notam­ment, Tous­se­nel règle ses comptes avec son cor­rec­teur.


“Ah ! Plaignez, Plaignez le Correcteur !”, 1904 

Titre de La Sorte36, « canard offi­ciel des piaus­seurs37, schlin­guant l’ail et la bouilla­baisse, fon­dé sous l’ins­pi­ra­tion du “Guten­berg” de Mar­seille, pour ali­men­ter une caisse de secours immé­diats en faveur des tra­vailleurs du livre se trou­vant dans le malheur ». 

Voi­ci une cou­pure de presse que j’ai trou­vée col­lée dans un exem­plaire du tome II du Cor­rec­teur typo­graphe de Louis-Emma­nuel Bros­sard, consa­cré aux règles typo­gra­phiques (Impri­me­rie de Cha­te­lau­dren, 1934), appar­te­nant à la biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne, à Paris. Grâce à Gal­li­ca, j’en ai retra­cé l’o­ri­gine : elle est tirée d’un numé­ro, daté du 1er jan­vier 1904, de La Sorte, « organe typo­gra­phique inco­lore et men­suel : sati­rique, anti­lit­té­raire, peu artis­tique et quel­que­fois illus­tré… », édi­té à Mar­seille. L’ar­ticle est signé d’un pseu­do­nyme aisé­ment déchif­frable (D. Léa­tur, soit delea­tur, le signe conven­tion­nel de sup­pres­sion d’un signe ou d’un mot). On peut d’ailleurs ima­gi­ner qu’un cor­rec­teur se cache sous ce pseu­do­nyme. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, aus­si sur­pre­nante soit-elle par endroits.

« Le cor­rec­teur, en voi­là un type à… obser­ver ! Quel­que­fois, c’est, véri­ta­ble­ment, un savant, un ancien pro­fes­seur ; le plus sou­vent, un typo en rup­ture de casse. Son tra­vail n’est pas com­mode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre dis­trac­tion pen­dant qu’il se livre à son ingrate besogne. Mal­heur à lui si une bourde s’étale sur le jour­nal qu’il est char­gé de lire. Le len­de­main, à peine ins­tal­lé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut com­prendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait lais­sé impri­mer culotte38 ; il ne se l’explique pas ; le cor­rec­teur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses expli­ca­tions s’embourbe davan­tage. Après l’auteur, c’est au tour du secré­taire de la rédac­tion. Encore un qui n’est pas com­mode ! Même fureur… mêmes expli­ca­tions ! Enfin, des fois, le direc­teur daigne se déran­ger et rendre une visite au mal­heu­reux vir­gu­lier qui, devant cette auto­ri­té, est muet comme carpe. Que de monde en mou­ve­ment pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renou­velle ! Car, ami — com­plice typo (ou opé­ra­teur, main­te­nant) — la mal­en­con­treuse coquille n’est pas rare, excep­té au Times, paraît-il, car ce jour­nal donne une prime de mille francs à tout lec­teur qui en découvre une39 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand jour­nal de la cité !…

Curio­si­té typo­gra­phique de cet article : toutes les vir­gules sont com­po­sées dans une fonte dif­fé­rente, contrai­re­ment aux autres signes de ponc­tua­tion. « Le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la virgule. »

« Mais, s’il a des ennuis, le cor­rec­teur trouve aus­si des jouis­sances à son métier, mes­sieurs les rédac­teurs, les repor­ters par­ti­cu­liè­re­ment, plus pres­sés de don­ner leur copie, négligent par­fois leur style et ne ponc­tuent pas du tout, pour le plus grand bon­heur du cor­rec­teur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle vir­gule. À ce moment, il est trans­fi­gu­ré ; de ren­fro­gné qu’il était tan­tôt, le voi­là rayon­nant, heu­reux… il a trou­vé l’occasion de pla­cer sa vir­gule !… Son atten­tion est tel­le­ment por­tée à cette ponc­tua­tion, que bien sou­vent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui atti­re­ra une s[e]monce. Que vou­lez-vous ? Esaü aimait les len­tilles ; Roméo ado­rait Juliette ; le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la vir­gule40. Des goûts et des couleurs…

Pensée vagabonde

« Au demeu­rant, le cor­rec­teur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opé­ra­teurs, ceux-ci trou­vant tou­jours qu’il marque trop de cor­rec­tions. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pour­tant, pour être cor­rec­teur on n’en a pas moins un cœur !… Si les dis­trac­tions sont per­mises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le mal­heu­reux vir­gu­lier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pen­sée est tou­jours là ? Eh ! non, elle vaga­bonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du minis­tère, il désire, lui, celle de la brune Cuné­gonde, qu’il pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être trou­blée outre mesure. Oui, le cor­rec­teur est un homme comme les autres — par­fai­te­ment ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aus­si en latin).

« Le vir­gu­lier a encore un enne­mi : le fonc­tion­naire. — Le fonc­tion­naire ? — Oui, le fonc­tion­naire. Oh ! il ne s’agit pas ici du pré­fet ou du tré­so­rier-payeur, non : mais de ces indi­vi­dus créés depuis l’apparition des lino­types41. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave cor­rec­teur. Les épreuves qu’il pré­sente sont tou­jours mau­vaises : ou trop pâles ou trop char­gées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lava­bo, dans l’eau savon­neuse. Allez donc mar­quer une vir­gule sur ce papier-là ? Plai­gnez, plai­gnez le pauvre correcteur !!! »

D. LÉATUR.


Pour l’augmentation du salaire des correcteurs, 1867

Cyrille Pignard, Le Correcteur d'imprimerie, première page, 1867
Pre­mière page de la bro­chure de Cyrille Pignard, avec cachets du dépôt légal et de la Biblio­thèque impériale.

J’ai trou­vé à la Biblio­thèque natio­nale une bro­chure de sept pages, sobre­ment titrée Le Cor­rec­teur d’imprimerie, deman­dant pour les cor­rec­teurs une aug­men­ta­tion de salaire. Ache­vée d’être rédi­gée à Paris le 10 octobre 1867, elle est signée de « Cyrille Pignard, cor­rec­teur, Rue de l’École-de-Médecine, 111 », et impri­mée chez « Félix Mal­teste et Ce, 22, rue des Deux-Portes-Saint-Sau­veur [rue Dus­soubs depuis 1881, 2e arrondissement] ». 

« Aux yeux d’un homme de lettres ou d’un édi­teur igno­rant du fait, écrit Pignard, le cor­rec­teur passe pour tenir le pre­mier rang dans la hié­rar­chie admi­nis­tra­tive d’une impri­me­rie » et « doit tou­cher un beau denier dans la rétri­bu­tion des ser­vices ren­dus ». « Nous sommes bien loin de cette réa­li­té », se lamente notre confrère. « Notre salaire quo­ti­dien varie de 5 à 6 francs42, et cela depuis de bien longues années, sans aucune amé­lio­ra­tion dans notre sort ; tan­dis que le tra­vail de l’ouvrier subit chaque jour une amé­lio­ra­tion pro­por­tion­née aux exi­gences de la vie maté­rielle. » Encou­ra­gé par la récente créa­tion de la Socié­té des cor­rec­teurs (en 1866, avec le sou­tien de l’im­pri­meur Ambroise Fir­min-Didot), il demande donc « la juste rému­né­ra­tion [des] tra­vaux [du cor­rec­teur]». Voi­ci son argumentaire.

“Nos voix n’avaient pas d’écho”

« Jusqu’ici nous avons vécu d’une vie égoïste ; aucun lien fra­ter­nel n’est venu réunir les fais­ceaux dis­joints de notre cor­po­ra­tion. Dis­sé­mi­nés un par un, deux par deux, dans toutes les impri­me­ries de Paris, épar­pillés sans moyens d’entente, sans lien de cohé­sion, nos récla­ma­tions indi­vi­duelles se sont pro­duites, nous avons pro­tes­té contre la situa­tion ano­male qui nous était faite ; mais nos voix n’avaient pas d’écho, nous prê­chions dans le désert.

« Grâce à notre nou­velle asso­cia­tion, qui pro­met les plus heu­reux résul­tats, toute force nous est don­née pour nous faire entendre et reven­di­quer au nom de tous les droits de cha­cun. Des mesures éner­giques doivent être prises dans l’intérêt com­mun, une réno­va­tion com­plète est néces­saire. Je pro­pose donc d’appliquer les six bases sui­vantes au nou­vel ordre de choses, avec l’adhésion tou­te­fois de MM. les maîtres impri­meurs, chose indis­pen­sable, je l’avoue ; je prie en outre, ces mes­sieurs d’excuser la forme impé­ra­tive de mes conclu­sions, forme que j’ai choi­sie pour sa clar­té et sa précision.

« 1o MM. les maîtres impri­meurs ne recru­te­ront leur per­son­nel de cor­rec­tion que dans notre Socié­té même.

« 2o Toute per­sonne dési­rant faire par­tie de notre cor­po­ra­tion devra préa­la­ble­ment être exa­mi­née par une com­mis­sion nom­mée ad hoc et choi­sie au sein même de la Socié­té43.

« 3o Le cor­rec­teur sera sous la dépen­dance immé­diate du maître imprimeur.

« 4o Le cor­rec­teur atta­ché aux jour­naux quo­ti­diens tou­che­ra 3,000 francs d’appointements par année au minimum.

« 5o Le cor­rec­teur atta­ché à une impri­me­rie pour toutes lec­tures aura droit à 9 francs par jour pour neuf heures de tra­vail effectif.

« 6o Les épreuves lues aux pièces, pre­mières ou bons à tirer indis­tinc­te­ment, seront payées à rai­son de 8 francs pour 100 francs de com­po­si­tion. Quant aux sur­charges, le prix en sera loya­le­ment débat­tu entre les intéressés.

« Toutes ces mesures me semblent par­fai­te­ment réa­li­sables. Je sais que quelques-unes m’aliéneront cer­tains esprits ; on me fera cer­tai­ne­ment des objec­tions, mais je les attends de pied ferme, et suis pro­fon­dé­ment convain­cu que par cette voie seule nous pou­vons atteindre notre but et nous rele­ver de notre déchéance immé­ri­tée. Cette vieille maxime trouve ici tout natu­rel­le­ment sa place : Qui veut la fin veut les moyens.

« Quant à la ques­tion de salaire, nos récla­ma­tions ne me semblent pas outre-pas­ser44 les bornes du droit, du juste. Cette ques­tion est d’une majeure impor­tance non-seule­ment sous le rap­port maté­riel, mais encore et sur­tout pour l’élévation du niveau moral et intel­lec­tuel de notre asso­cia­tion. En effet, com­bien de jeunes gens, riches de science, d’intelligence et de san­té, choi­si­raient notre pro­fes­sion de pré­fé­rence à bien d’autres, au pro­fes­so­rat par exemple, s’ils n’en étaient détour­nés par le fan­tôme mena­çant du mal-être et des pri­va­tions conti­nuelles, par la triste pers­pec­tive de ne tra­vailler que pour du pain, et d’être, après une longue exis­tence de labeur inces­sant, aus­si avan­cés au seuil de la mort qu’à l’aurore de la vie ! Que dis-je ? plus pauvres, car au moins au prin­temps de la vie on ché­rit l’avenir avec toute la foi de l’illu­sion, on caresse le plus doux des songes, l’espérance ! — Il ne faut pas perdre de vue que la cor­rec­tion n’est pas un refuge pour cer­tains per­son­nages qui se disent déclas­sés45, pas plus que pour le vieux typo­graphe, dont les doigts rai­dis par les ans ne savent plus lever la lettre. Non, c’est une car­rière libé­rale par excel­lence, qui a four­ni à la socié­té maintes illus­tra­tions, qui est appe­lée, je n’en doute pas, à en four­nir encore, et dont nous devons tous tenir haut le drapeau !

Pour l’intérêt de tous

« Je ferai remar­quer que les mesures dont nous deman­dons l’adoption ne sont pas prises uni­que­ment dans nos inté­rêts, elles sau­ve­gardent encore ceux du maître impri­meur. En aug­men­tant le salaire du cor­rec­teur, le patron choi­si­ra tout natu­rel­le­ment les hommes les plus éclai­rés, et le nombre de ces énor­mi­tés qui font quo­ti­dien­ne­ment le déses­poir et la tor­ture des jour­na­listes et des auteurs ira sans cesse en dimi­nuant et fini­ra même par se res­treindre aux rares excep­tions. Il est en outre à remar­quer que le cor­rec­teur qui lit bien lit vite une épreuve ; or, en sui­vant cette don­née, le per­son­nel de cor­rec­tion sera moindre, les épreuves seront mieux lues, le cor­rec­teur sera mieux payé, plus consi­dé­ré, le maître impri­meur ne paye­ra pas davan­tage ; en un mot, il y aura satis­fac­tion de part et d’autre.

« On a sou­vent mis en avant la ques­tion de comp­ter à l’auteur le tra­vail du cor­rec­teur ; mais l’objection qui se pré­sente est tel­le­ment irré­fu­table qu’on a dû for­cé­ment y renon­cer. En effet, l’auteur peut répondre par cette argu­men­ta­tion irré­sis­tible : Je paye tant pour l’impression de mon ouvrage ; je ne puis entrer dans les détails de mau­vaise exé­cu­tion ; je paye tant pour être impri­mé, et non pour que l’on me gâte mon tra­vail, etc. — Mais comme la mau­vaise exé­cu­tion typo­gra­phique pro­vient sou­vent des mau­vais manus­crits, ne pour­rait-on pas faire exé­cu­ter par des cor­rec­teurs spé­ciaux un tra­vail de révi­sion, de pré­pa­ra­tion de copie, de retrans­crip­tion même, lorsque l’écriture est illi­sible ou à peu près, — ce qui n’arrive que trop fré­quem­ment, car nous sommes à même de savoir que les auteurs, en géné­ral, ne brillent pas par la cal­li­gra­phie, — et cou­cher cette dépense sur le mémoire d’impression, avec cette légende : Pré­pa­ra­tion de copie ?

« Je sou­mets ces quelques obser­va­tions à la réflexion de MM. les maîtres impri­meurs, en les priant de s’enquérir par eux-mêmes si j’ai for­cé les cou­leurs du triste tableau de notre situa­tion. Puissent-ils y mettre un terme et nous don­ner un peu de bien-être. Nous n’avons pas de tarif, nous tra­vaillons à dis­cré­tion ; nos plaintes ne fatiguent pas sou­vent leurs oreilles ; en revanche, nous nous adres­sons à leur conscience. Mon Dieu ! nous deman­dons bien peu de chose, comme Dio­gène : notre place au soleil. »

Signature de Cyrille Pignard et cachet de la Bibliothèque impériale.
Signa­ture de Cyrille Pignard et cachet de la Biblio­thèque impériale.

Correcteur : un métier qui évolue ou qui disparaît ?

Dessin extrait de "La Revanche des bibliothécaires", de Tom Gauld. © Tom Gauld & Éditions 2024, 2022.
Extrait de La Revanche des biblio­thé­caires, de Tom Gauld. © Tom Gauld & Édi­tions 2024, 2022.

« L’IA met­tra au chô­mage le rédac­teur sans valeur ajou­tée rédac­tion­nelle. En d’autres termes, si l’IA four­nit de meilleurs ser­vices que vous, il est peut-être temps d’envisager une réorien­ta­tion pro­fes­sion­nelle », écri­vait Wil­helm Look­man Mas­sen­go, au début de l’année 2023, dans un billet sur Lin­ke­dIn

Pour le cor­rec­teur, c’est pareil : ne croyez pas que les édi­teurs pré­fé­re­ront tou­jours l’hu­main à la machine. Si la machine leur per­met de faire des éco­no­mies, ils la choi­si­ront – cer­tains nous ont déjà rem­pla­cés par des cor­rec­teurs auto­ma­tiques (et tant pis pour la marge d’er­reurs res­tantes, si le lec­to­rat est prêt à la tolérer). 

La ques­tion n’est donc pas de savoir si « le cor­rec­teur humain est meilleur que la machine » — ce que répètent, pour se ras­su­rer, nombre de cor­rec­teurs —, mais si les don­neurs d’ordre vont juger la marge d’er­reur accep­table. Et la réponse, pour cer­tains, est déjà oui.

Logo de ChatGPT
Logo de ChatGPT.

En juin 2023, une cor­rec­trice a annon­cé au groupe dont je fais par­tie sur Face­book qu’elle avait été « remer­ciée », rem­pla­cée par ChatGPT, dans une agence de communication.

Dès février, le groupe de médias alle­mand Axel Sprin­ger annon­çait sup­pri­mer des postes, y com­pris par­mi les cor­rec­teurs, rem­pla­çables par l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Au tabloïd Bild, le « vaste rema­nie­ment » a commencé.

Le 23 juin, on lit sur Actua­Lit­té que :

« Les édi­tions du Net ont annon­cé l’arrivée de ChatGPT sur la pla­te­forme de l’é­di­teur, afin d’aider les auteurs à cor­ri­ger leurs manus­crits. Dans cette optique, la mai­son sou­haite gran­dir en taille pour sou­te­nir ce pro­jet. Cette ini­tia­tive accom­pa­gne­ra les artistes, et mena­ce­ra le tra­vail des correcteurs… »

Et que : 

« Selon une étude de l’Université de Penn­syl­va­nie, finan­cée par Open­Re­search et publiée en mars 2023, la pro­fes­sion de cor­rec­teur figure dans la liste de celles qui sont les plus mena­cées… »

Le 23 mars 2024, inter­ro­gé par Libé­ra­tion, le phi­lo­sophe Éric Sadin déclare : 

« Il n’est pas besoin d’être devin pour sai­sir qu’au cours des pro­chaines années, au vu de la sophis­ti­ca­tion sans cesse crois­sante des sys­tèmes, quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par des tech­no­lo­gies que nous pour­rions qua­li­fier de « la plus grande effi­ca­ci­té que nous-mêmes1. »

« Par­mi une liste qui pour­rait être égre­née sur de longues pages » figurent les cor­rec­teurs — et les traducteurs.

On peut déjà com­prendre que le mar­ché se rétré­cit

Rien de neuf sous le soleil

Se pas­ser des cor­rec­teurs n’est pas un phé­no­mène nou­veau, appa­ru avec ChatGPT : il s’ob­serve depuis une cin­quan­taine d’an­nées. Dans une pers­pec­tive his­to­rique, c’est même presque aus­si vieux que l’imprimerie : en 1608 (soit un siècle et demi après la Bible de Guten­berg), déjà, Jérôme Horn­schuch se plai­gnait de ce que les impri­meurs « en sont venus à ce point d’a­va­rice qu’ils répugnent même à payer leur salaire aux cor­rec­teurs2 ».

Com­bien de cas­se­tins ont fer­mé ? Com­bien de cor­rec­teurs ont été pré­ca­ri­sés (ce que raconte très bien Guillaume Goutte dans Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té) ? Com­bien ont déjà quit­té le métier ? En l’ab­sence de sta­tis­tiques, nous l’i­gno­rons, mais ça n’en est pas moins une réalité.

Édouard Lau­net l’é­cri­vait en 2010, dans Libé­ra­tion : 

« Chez beau­coup d’éditeurs, le tra­vail de lec­ture-cor­rec­tion est trans­fé­ré vers les édi­teurs et leurs assistant(e)s, en par­ti­cu­lier dans les sciences humaines. Par­fois les phases de cor­rec­tion deviennent des pré­pa­ra­tions de copie dégui­sées. Et fini le temps où les grandes mai­sons fai­saient tra­vailler deux cor­rec­teurs sur le même texte pour ren­for­cer la qualité. »

Dans la plu­part des titres de presse écrite, ce sont désor­mais les secré­taires de rédac­tion (quand il en existe) qui sont char­gés de la correction.

Inter­net est « un monde sans cor­rec­teurs » (Lau­net toujours).

Même s’ils s’en plaignent, les lec­teurs sont for­cés d’ad­mettre dans leur quo­ti­dien des textes non corrigés.

En 2021, étu­diant l’é­tat d’a­van­ce­ment des cor­rec­teurs auto­ma­tiques, je concluais : « Pour l’instant, le rédac­teur et le cor­rec­teur pro­fes­sion­nel gardent la main sur la machine. Jusqu’à quand ? »

Ma pre­mière réac­tion, sur Lin­ke­dIn, à l’annonce de l’ar­ri­vée de ChatGPT fut la suivante : 

« Si vous vou­lez que le métier de cor­rec­teur ait un ave­nir, soyez plus forts que la machine. Déve­lop­pez votre “valeur ajou­tée”. Tra­vaillez sur la cohé­rence, la qua­li­té, le style du texte plus que sur l’or­tho­graphe et la gram­maire, où nous serons inévi­ta­ble­ment rem­pla­çables. Soyez “force de pro­po­si­tion”, comme on dit aujourd’­hui. Mon­trez que, parce qu’­hu­mains, culti­vés, sen­sibles, vous êtes – nous sommes – meilleurs qu’un “modèle de langage”. »

Quelques mois plus tard, je ne suis déjà plus sûr que cela suffise. 

Une phrase publiée, sur Lin­ke­dIn, par l’EFLC (École fran­çaise de lec­teur-cor­rec­teur) a rete­nu mon attention : 

« Comme beau­coup d’autres, le métier de cor­rec­teur évo­lue depuis quelques années. Ain­si, il y a moins de cor­rec­teurs sala­riés qu’auparavant, au pro­fit de cor­rec­teurs indé­pen­dants et plu­ri­dis­ci­pli­naires qui dis­pensent plus lar­ge­ment des conseils édi­to­riaux, créent du conte­nu ou encore réa­lisent des tra­duc­tions de textes. »

Le cor­rec­teur, conseiller lit­té­raire ? rédac­teur (on m’a déjà deman­dé si je pou­vais rédi­ger des lettres types pour une com­pa­gnie d’assurances) ? tra­duc­teur ? Ce n’est plus le même métier. On peut y ajou­ter maquet­tiste, voire gra­phiste, car il n’est plus rare qu’on nous demande aus­si d’assurer la mise en pages. 

Le robot cor­rec­teur ima­gi­né par Isaac Asi­mov en 19643 est en train de deve­nir une réa­li­té. Pour nous, le temps est venu de se remettre en question.

« La luci­di­té est la bles­sure la plus rap­pro­chée du soleil. » — René Char.

Article mis à jour le 25 mars 2024.


  1. « Éric Sadin, phi­lo­sophe : “Pas besoin d’être devin pour sai­sir que quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par l’IA” », Libé­ra­tion, 23 mars 2024. ↩︎
  2. Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 60. Voir mon article sur ce pre­mier manuel du cor­rec­teur. ↩︎
  3. Voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire. ↩︎

Critique du correcteur ivrogne, 1608

« [Le cor­rec­teur] doit évi­ter avec le plus grand soin le vice de l’ivrognerie, de peur de ne plus rien voir du tout, ou, au contraire, de voir plus qu’il n’y a en réa­li­té. Quand un ivrogne essaie de prendre une chan­delle pour s’éclairer, sa vue défaille et il tré­buche. Donc, un homme qui est char­gé de cette mis­sion et qui boit volon­tiers, boit sans avan­tage et pour un dom­mage qui atteint beau­coup d’autres. Cet homme inutile46 est un bon à rien et si le maître ou le rec­teur d’atelier typo­gra­phique le voyait sou­vent dans cet état, il ne serait pas éton­nant qu’il lui dise : « Dehors, scé­lé­rat. » Que celui qui est lié à cette charge s’acquitte donc de son tra­vail avec sobrié­té, pas à tra­vers un écran de vapeurs exha­lées par excès de boissons. »

Cor­rec­teur, te voi­là pré­ve­nu : boire ou relire, il faut choi­sir47 !

Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 63-64.

Lire aus­si mon article :

Article modi­fié le 30 sep­tembre 2023.


Le “Jouette” du XVIIIe siècle s’appelait le “Restaut”

"Traité de l'orthographe française en forme de dictionnaire" de Charles Leroy et Pierre Restaut, 1752, page de titre

Je viens de récu­pé­rer le « Jouette48 » des cor­rec­teurs du xviiie siècle. Pour eux, c’était le « Restaut ».

Ce nom désigne la qua­trième édi­tion (1752), revue et consi­dé­ra­ble­ment aug­men­tée par Pierre Res­taut49, du Trai­té de l’orthographe fran­çaise en forme de dic­tion­naire, connu sous le nom de Dic­tion­naire de Poi­tiers, publié pour la pre­mière fois en 1739 par Charles Leroy de La Cor­bi­naye (par­fois appe­lé Leroy ou Le Roy, 1690-1739), lexi­co­graphe et prote d’imprimerie dans cette ville50. Le PDF que j’ai trou­vé est celui d’une réédi­tion de 1765 (à Poi­tiers, chez Jean-Félix Fau­con, comme toutes les édi­tions, sauf celle de 1792, chez Fran­çois Bar­bier (même ville), et les nom­breuses contre­fa­çons fran­çaises et étran­gères). Une édi­tion revue par Laurent-Étienne Ron­det paraî­tra en 1775.

« Il ne s’agit pas du pre­mier livre consa­cré au sujet, mais l’auteur se montre inno­vant en créant un outil “por­ta­tif”, c’est-à-dire ramas­sé en un seul volume et pré­sen­té dans un for­mat maniable et facile à consul­ter. » — Le Dico­pathe.

La noto­rié­té du révi­seur de 1752 a pris le pas sur l’identité de l’auteur ori­gi­nel, mort peu avant la sor­tie de son livre.

« Né à Beau­vais, Pierre Res­taut (1696-1764) est le fils d’un mar­chand de draps. Il fut d’abord char­gé de leçons par­ti­cu­lières au col­lège de Louis-le-Grand, puis se fit rece­voir avo­cat au par­le­ment. Dis­tin­gué par d’Aguesseau, il est pour­vu d’une charge d’avocat au conseil du roi en 1740.

« C’est l’ouvrage Prin­cipes géné­raux et rai­son­nés de la Gram­maire fran­çaise (1730) qui fit sa répu­ta­tion : ce fut le pre­mier manuel élé­men­taire com­po­sé pour l’étude du fran­çais. Adop­té par l’Université de Paris et pour l’éducation des enfants de France, il est abré­gé par l’auteur lui-même (1732), puis aug­men­té d’un trai­té de ver­si­fi­ca­tion, et connait neuf édi­tions du vivant de l’auteur, la der­nière datant de 1819. » — Wiki­pé­dia.

"Traité de l'orthographe française en forme de dictionnaire" de Charles Leroy et Pierre Restaut, 1752, lettre A
Trai­té de l’or­tho­graphe fran­çoise en forme de dic­tion­naire, de Charles Leroy et Pierre Res­taut, 1765, lettre A.

« Plus tard, les abré­gés de Wailly, de Gat­tel, de Cati­neau, de Mar­gue­ry, firent oublier ceux de Res­taut », selon La Presse du 26 octobre 1846.

Dans son Trai­té élé­men­taire de l’imprimerie (1793), Antoine-Fran­çois Momo­ro écrit : 

« Il est […] indis­pen­sable pour un com­po­si­teur fran­çais de savoir bien sa langue : pour cela il doit en étu­dier les prin­cipes dans la Gram­maire de Wailly ou de Res­taut, se pro­cu­rer le Trai­té de l’orthographe de ce der­nier, qui est géné­ra­le­ment le plus sui­vi

« Il est bien des auteurs qui veulent que l’on suive, dans l’impression de leurs ouvrages, l’ort[h]ographe de l’académie ; mais elle dif­fère peu de celle de Res[t]aut ; aux accens graves près, et à quelques lettres doubles sup­pri­mées, c’est la même. »

Des brou­tilles… 

Pour plus d’in­for­ma­tion sur cet ouvrage, lire l’ex­cellent article du Dico­pathe, dans lequel j’ai pui­sé quelques détails pour mon propre texte.

Marque de l’im­pri­meur Jean-Félix Faul­con. Source : Poi­tiers, Biblio­thèque uni­ver­si­taire, Fonds ancien, 33609, via Biblio­DeL.