Linguistique (lexicologie) et délire pur. J’adore !
Par l’humoriste québécois André Sauvé.
Linguistique (lexicologie) et délire pur. J’adore !
Par l’humoriste québécois André Sauvé.
L’orthographe française a commencé à être fixée au xviie siècle. L’Académie française est fondée en 1634 et la première édition de son dictionnaire paraît en 1694. C’est à la même période, en 1680, qu’est fondée la Comédie-Française, « pour fusionner les deux seules troupes parisiennes de l’époque, la troupe de l’hôtel Guénégaud (troupe de Molière) et celle de l’hôtel de Bourgogne1 ».
« […] on désigne une langue d’après l’un des écrivains les plus connus qui l’ont utilisée. Mais pas n’importe lequel : un auteur incontestable, mais un auteur assez ancien, dont la renommée est indiscutable2. »
« Pourquoi Molière ? L’expression se répand au xviiie siècle. Il est vrai que le théâtre de Molière a été le plus joué dans les cours d’Europe, à l’époque où le français était devenu la langue des élites européennes. En même temps, pour La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues et même… Boileau, Molière est un auteur qui bâcle. Mais peut-être est-ce parce que le directeur de troupe, le comédien et l’homme de cour que fut Molière n’avait pas le temps de lécher ses textes qu’il a pu s’affranchir de ce qui pose et pèse chez les puristes. La langue de Molière n’est pas celle d’un écrivain mais avant tout celle qui convient pour des personnages de comédie auxquels, le premier, il donna licence de s’exprimer en prose, fût-ce en prose cadencée. « Molière est-il fou ? » aurait dit un duc dont Grimarest, un des premiers biographes de Molière, se garde de révéler l’identité, « nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes en prose ? A-t-on jamais vu plus d’extravagance ? » L’extravagant est devenu classique, sa langue une norme, parce qu’elle brise la monotonie induite de l’usage exclusif de l’alexandrin.
« En général, ses personnages parlent la langue de leur condition, celle de ces paysans de comédie articulant un patois de fantaisie, plus rarement un parler régional authentique comme dans Monsieur de Pourceaugnac où une Picarde et une Languedocienne se disputent le héros. Ils parlent le jargon de leur fonction – médecins, apothicaires, philosophes – mêlant français ampoulé et latin de cuisine, avatars de l’éternelle figure du pédant. Celle-là même qui, de nos jours, a élu domicile dans les médias, substituant au jargon des médecins ou des avocats d’antan ce sabir technocratique, lesté d’emprunts à l’anglais, qui fait le charme ridicule de nos businessmen. Les charges de Molière se dirigeaient contre l’affectation des précieux ou des dévots. Son génie a été de faire rire les « honnêtes gens » en stigmatisant les abus et préciosités de leur langage. La langue de Molière est efficace et vivante parce que véridique et imagée. Un contemporain l’accuse même de dissimuler des tablettes dans son manteau pour relever ce qu’il entendait. Toutes les couches d’une société ou presque se retrouvent croquées dans leur manière de dire : des petits marquis de cour singeant les grands, des bourgeois qui, à l’instar du Cléante de L’avare, « donnent furieusement dans le marquis », jusqu’aux pecques de province. On comprend pourquoi on a pu dire que Molière n’avait pas de style propre et en même temps qu’il incarnait la langue française. Il vise juste, tel est le secret de son génie ad majorem linguae gloriam. »
Jean Montenot , « La langue de Molière », Lire, 1er février 2007.
J’ai moi-même sur Paris doublé les crédits consacrés à la création de crèches en 1981 — Jacques Chirac
Le phénomène sur + nom de ville est ancien, comme le confirme Le Français correct, de Grevisse :
« La préposition sur se répand et tend à s’utiliser abusivement à la place d’autres prépositions telles que à et dans. […]
« À partir d’expressions comme sur le territoire (d’une ville, d’une région), on dit, dans la langue familière, Je travaille sur Paris — pour à Paris. — L’emploi de sur au lieu de à devant un nom de ville ou de région est usuel en Suisse romande depuis longtemps. Il se répand en France et en Belgique depuis la seconde moitié du xxe siècle. — Sur marque la position “en haut” ou “en dehors” : Il pleut sur Paris. — Par extension, sur prend le sens de “dans le voisinage immédiat, près”: Bar-sur-Aube (Petit Robert). — Boulogne-sur-Mer (Id.).»
Le récent Petit Bon Usage ajoute :
« […] D’origine populaire ou familière, des expressions telles que travailler sur Paris ou habiter sur Paris s’entendent de plus en plus dans les médias au lieu de travailler à Paris, près de Paris. Cette incorrection syntaxique est appelée solécisme. »
La question est abordée par la linguiste Marina Yaghello dans un livre3 que j’ai déjà cité dans un autre billet :
« Il est une autre tendance qui est encore davantage contestée par les personnes dont la conscience linguistique est chatouilleuse. Il s’agit de l’emploi de sur là où la norme imposerait à ou dans. Joseph Hanse écrit à ce sujet […] :
“Cet emploi de sur au lieu de à devant un nom de localité se répand dans la langue populaire ou familière.”
« Or, outre que sur remplace également dans, il me semble qu’il s’agit en l’occurrence d’un tout autre problème. Si nous insérons sur dans tout notre corpus de départ :
Je milite sur la banlieue / sur Paris / sur la région parisienne / sur la province / sur les facs/sur la fac / sur les lycées/sur le lycée.
les phrases prennent incontestablement un sens différent, quel que soit le jugement que nous pouvons porter en tant que locuteurs natifs sur leur degré d’acceptabilité.
« Tout comme dans, sur se combine avec tous les types de groupe nominal mais privilégie les groupes nominaux définis. Il permet ainsi la coordination avec ellipse :
à Paris et en banlieue devient
sur Paris et la banlieue.
« Mais il reste à définir sa singularité au regard du sens.
« Sur introduit la notion de territoire, de terrain d’action. Il est beaucoup plus compatible avec les processus qu’avec les verbes d’état ; on hésiterait à dire :
?J’habite sur Paris
alors qu’on dira facilement :
Je déménage sur Paris
ou
Je travaille sur Paris.
[N.B. : Comme nous l’avons vu plus haut, on n’hésite plus aujourd’hui. « Depuis, la construction s’est étendue à tout type de verbe : j’habite sur, je dors sur, je reste sur, etc. », écrit aussi Le Figaro en 2018.]
« Sur comporte ainsi une connotation de dynamisme. Avec des verbes de mouvement d’ailleurs, il se substitue facilement à vers, en direction de :
Je rentre sur Paris.
« Ce sont précisément les militants, les agents commerciaux, les techniciens de dépannage, habitués à penser en termes de répartition de territoire, de zone d’activité et de mobilité, qui semblent à l’origine de ce nouvel usage.
« Sur introduit donc un quatrième terme dans le système et par là même instaure un nouvel équilibre. C’est pourquoi son usage ne peut que s’étendre dans la mesure où il semble bel et bien répondre à un besoin de différenciation chez les locuteurs. »
L’Académie refuse le nouvel usage :
« La préposition sur ne peut traduire qu’une idée de position, de supériorité, de domination, et ne doit en aucun cas être employée à la place de à ou de en pour introduire un complément de lieu désignant une région, une ville et, plus généralement, le lieu où l’on se rend, où l’on se trouve. »
Ainsi que Larousse :
« Les véhicules se dirigeant vers Lille (et non *sur Lille). »
(Girodet donne un exemple équivalent.)
Le Robert ne s’exprime pas directement sur le sujet, mais emploie le moyen détourné de la citation :
« (fin Xe) (Avec un v. de mouvement) ➙ 1. vers. Fondre, foncer, se jeter sur qqn. Elle articule « qu’elle ne va pas sur Toulouse mais à Toulouse, qu’il est regrettable et curieux que l’on confonde ces prépositions de plus en plus souvent » (Échenoz).
(Dans le temps) Elle va sur ses vingt ans : elle va bientôt avoir vingt ans. »
On notera, au passage, que l’emploi de sur avec une indication de temps ne choque pas. Au contraire, dans ce cas, vers est rare : Frankie marchait vers ses neuf ans (G. Conchon).
Vous êtes sans doute, comme moi, confronté à des en région(s), en caisse (du magasin) ou en mairie. Nos ouvrages de référence sont quasi silencieux sur ce phénomène récent.
Il faut ratisser le Grevisse (§ 1050) pour une maigre récolte :
« Avec un nom, en s’emploie moins librement que dans. Il se trouve surtout dans des expressions plus ou moins figées (quoiqu’il y en ait de récentes) et son régime est souvent sans déterminant (surtout sans article défini). »
Le mot « récentes » est suivi d’une remarque dans la marge : « Il y a aussi une certaine mode. » Avec les exemples suivants : à la radio, à la télévision, sur le plateau disparaissent au profit de en radio, en télévision, en plateau.
Cette « mode » est confirmée par Le Robert :
« Rem. On observe une tendance au remplacement de diverses prép. par en : servir en salle, danser en boîte, ascension en glace, etc. »
On trouve aussi dans Hanse et Blampain :
« On dira couramment : Il travaille à l’usine, dans une usine, dans cette usine. Mais on dit aussi, en songeant moins à telle usine déterminée : Il travaille en usine, comme on dit travailler en chambre (mais travailler à domicile). […] »
J’ai longtemps cherché une explication à ma gêne devant certaines constructions plus que d’autres – d’autant qu’un de mes clients refuse que je touche à ses en marchés publics et en marchés privés.
Dans un livre de la linguiste Marina Yaguello 4, j’ai fini par trouver ceci :
Le texte se poursuit ainsi :
« […] c’est là une évolution parfaitement conforme aux structures de la langue. Les locuteurs ont le sentiment, justifié, que en + groupe nominal sans article (car là est sa singularité fondamentale par rapport à dans et à) est le marqueur incontesté de la valeur générique, conceptualisante, autrement dit de la notion opposée à l’occurrence, telle que la référence à un lieu défini. Les autres marqueurs – dans et à – ayant des emplois ambigus.
« […] Ce mouvement de généralisation s’étend chaque jour un peu plus ; sont attestés aujourd’hui des emplois tels que en caisse (du magasin), en sortie (d’autoroute), en station, etc., et même en shampooing (entendu chez un coiffeur).
« En + groupe nominal sans article semble cependant s’étendre au-delà même de sa valeur générique comme en témoignent quelques exemples récents :
“Vous déjeunerez sur l’île d’Arz en front de mer” (en remplace sur).
“Vous participerez à une régale en baie” (en remplace dans). (prospectus d’agence de voyages)
“Paiement en sortie. Conservez votre ticket” (en remplace à). (ticket d’autoroute)
“Après l’échec du déménagement de Paris 7 à Bercy-Expo en rive droite…” (en remplace sur). (Le Monde, 25 sept. 1996)
« Mon sentiment est que dans ces trois exemples en + GN opère une sorte de qualification du prédicat et ne renvoie pas simplement à une localisation comme le feraient dans, à ou sur. Il y a peut-être aussi chez certains locuteurs une recherche d’élégance. En effet, devant les noms de lieu, en au lieu de à ou dans connote une certaine préciosité (passer ses vacances en Périgord au lieu de dans le Périgord). »
Bien sûr, l’Académie refuse cette évolution :
« On rappellera donc que, s’il est parfaitement possible de mettre des fruits ou des livres en caisse ou en caisses, ou de faire pousser des lauriers, des orangers en caisse, c’est à la caisse que l’on passe quand il s’agit de régler ses achats. D’autre part, si certains tours un peu désuets comme en l’église, en la cathédrale sont encore en usage, on évitera les formes comme en mairie ou en préfecture..»
À chacun de nous, correcteurs, de décider, selon le contexte de travail, où nous plaçons le curseur.
P.-S. : En 2013, la revue Langue française a consacré un numéro complet à la préposition en. Je vous y renvoie si le sujet vous passionne – je ne suis pas sûr d’en lire les 136 pages…
Pour ceux qui, comme moi, s’interrogent sur la légitimité à employer, dans tous les contextes, l’expression avoir droit à, voici une petite synthèse.
Elle est inscrite sans restriction dans le Robert et le Larousse, n’étant « familière » qu’employée par antiphrase (« ne pas pouvoir éviter quelque chose de désagréable ») :
«▫ avoir le droit de (et l’inf.). Il a le droit d’en parler. Vous n’avez pas le droit de dire ça. On n’a pas le droit de fumer ici. « Et toi tu n’as pas le droit de me juger, puisque tu n’iras pas te battre » (Sartre).
▫ (Avec subst.) Vous avez droit à des excuses. Il n’a pas droit au café, il ne peut pas en prendre. Il n’y a pas droit.
▫ FAM. Avoir droit à (qqch. de fâcheux) : devoir subir, ne pouvoir éviter.Il a eu droit à des reproches. Si la guerre éclate, on y a droit ! (cf. Ne pas y couper*).
© 2020 Dictionnaires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française
Employée par antiphrase, elle est simplement « ironique » pour l’Académie :
« Avoir droit à une chose, pouvoir légitimement la réclamer. Il a droit à une indemnité, à deux jours de congé supplémentaires. Par extension. Avoir droit à une récompense, la mériter. Vous avez droit à des excuses. Iron. Si tu continues, tu auras droit à une paire de gifles.»
Elle est plus ancienne que avoir le droit de… :
« Dès 1080, droit est […] employé couramment, au singulier comme au pluriel à propos de ce qui est permis ou exigible selon les principes d’une morale ou d’une législation. Dans ce sens, il entre dans la locution usuelle avoir droit en (1080) puis à, « pouvoir exiger », et dans être dans son droit, le bon droit désignant le fait d’avoir pour soi la justice, l’équité. Au sens « comptable » (un, des droits), le mot entre dans de nombreux syntagmes, et la locution courante avoir le droit de… s’ajoute à avoir droit à… avec une autre nuance. »
© Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, s. v. droit.
En employant librement avoir droit à, nous sommes dans notre bon droit.
Au début de l’imprimerie, la rareté des caractères en plomb contraignait les ateliers à travailler en « flux tendu », correcteurs compris.
On imagine combien le travail d’impression est soumis à des contraintes matérielles complexes, qui supposent de l’organiser très précisément. Chaque feuille doit passer deux fois sous la presse (pour le recto et le verso) et il faut en outre prévoir les épreuves. Or, les caractères (les fontes) sont très onéreux et en nombre insuffisant pour imprimer à la suite des volumes parfois importants. En règle générale, les imprimeurs opèrent donc feuille à feuille : ils décomposent les premières feuilles (la redistribution) pour disposer des caractères nécessaires à la suite de leur travail. Non seulement on doit coordonner le travail de composition et d’impression, mais la correction des épreuves se fait aussi en fonction de ce rythme : il faut que l’auteur ou le correcteur soit disponible dans l’atelier même ou à proximité immédiate tout le temps du travail d’impression, de manière à ce que chaque épreuve correspondant à une forme puisse être aussitôt corrigée, puis imprimée, avant que l’on n’en redistribue les caractères pour passer à la suite.
Frédéric Barbier, Histoire du livre, Armand Colin, 2000, p. 70
Dans L’Amour en fuite (1979), de François Truffaut, Antoine Doinel est correcteur d’imprimerie. Trois scènes se passent dans le cassetin, au cœur de l’atelier. On comprend bien pourquoi Simenon a appelé ce bureau la cage de verre (Presses de la Cité, 1971). ☞ Voir aussi Georges Simenon et ses correcteurs.
Dans la deuxième des trois scènes se déroulant dans le cassetin, le collègue d’Antoine vient lui confier un travail secret :
« Voilà les épreuves du bouquin. Ça raconte, minute par minute, ce que le général de Gaulle a fait, le 30 mai 68, tu sais, quand il avait disparu. Et toute la presse veut savoir ce qu’il y a dans ce livre, mais le patron a promis un silence absolu. En plus, il y a un seul jeu d’épreuves et, tu vois, les plombs seront fondus juste après l’impression. Alors, écoute, tu les mets dans le coffre, je me tire, et je ne veux même pas connaître la combinaison. »
Le thème du manuscrit secret confié à un correcteur se retrouve dans Les Souffrances du jeune ver de terre, roman de Claro, coll. Babel noir, Actes Sud, 2014.
☞ Voir aussi L’Homme fragile, un correcteur au cinéma.
Et soudain je découvre que « un espèce de » était déjà employé par les meilleurs auteurs du xviiie siècle !
Grevisse, § 431 :
Le caractère adjectival du syntagme espèce de est tel qu’espèce lui-même prend fréquemment le genre du nom complément : °Un espèce de prophète. Ce tour, courant dans la langue parlée, pénètre dans l’écrit, et depuis longtemps.
Note historique :
Espèce était déjà parfois traité comme masc. dans cette construction au xviiie s.: M. Maisne et moi le menâmes […] dans un espèce de cabinet (S.‑Simon, Mém., Pl., t. I, p. 341). — Le Récipiendaire pouroit bien aussi être un espece de grand homme (Volt., Lettres phil., XXIV). — Vous faites de l’entendement du philosophe […] un espece de musicien (Did., Rêve de d’Alemb., p. 23). — Ils parlent de St Louis come d’un espece d’imbecille (Bern. de Saint-P., Vie et ouvr. de J.-J. Rouss., p. 26). Un écrivain montévidéen […] l’honorait d’un espèce de culte romantique (Larbaud, dans la Nouv. revue fr., 1er janv. 1926, p. 116).— Crois-tu qu’elle s’est amourachée du fils Azévédo ? Oui, parfaitement : cet espèce de phtisique (Mauriac, Th. Desqueyroux, p. 65). [Œuvres compl., p. 198 : cette.] — Un espèce de murmure (Bernanos, M. Ouine, p. 89). [Pl., p. 1424 : une.] — Dans cet espèce de fourreau de soie (ib. , p. 11). [Pl., p. 1357 : cette.] — Et quant aux Arabes, à tous ces espèces de prophètes à la manque (Claudel, dans le Figaro litt., 5 févr. 1949). — Tous ces espèces d’Arabes (J.-J. Gautier, Hist. d’un fait divers, p. 60). — Cet espèce de navet (G. Marcel, dans les Nouv. litt., 10 nov. 1955). — Un espèce de sorcier (M. de Saint Pierre , ib. , 18 déc. 1958). — Un espèce de vallon (Pagnol, Temps des secrets, p. 121). — J’ai vu où serraient les mains de cet espèce d’oiseau [= un homme] (Cl. Simon, Vent, p. 38).
Voir aussi Une/un espèce de sur le site de Grevisse.
J’ai profité du premier confinement pour lire in extenso le Traité de la ponctuation française, de Jacques Drillon (Gallimard, 1991) – un vieux projet. Un ouvrage évidemment passionnant et instructif.
Dans la première partie, outre l’histoire de la ponctuation, on apprend notamment que, même dans les éditions critiques (Pléiade), la ponctuation des auteurs classiques (avant le xixe s.) est modifiée, ce qui n’est pas sans poser problème.
Dans la seconde partie, j’ai constaté avec plaisir que la plupart des nombreuses règles m’étaient acquises par la pratique de la correction et la fréquentation des écrivains.
Une règle, cependant, a retenu mon attention, car je la cherchais inconsciemment. Jamais de virgule entre le sujet et le verbe, dit le code typographique1. Il y a tout de même des exceptions, que j’ai souvent rencontrées au cours de mes lectures.
« On met une virgule pour séparer les divers sujets d’un verbe (s’ils ne sont pas reliés, répétons-le, par une conjonction). Le dernier sujet est lui-même séparé du verbe par une virgule […] on peut considérer que la dernière virgule, immédiatement avant le verbe, confère à tous les sujets une valeur égale. »
« La sottise, l’erreur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps » — Baudelaire
« Les arbres, les eaux, les revers des fossés, les champs mûrissants, flamboient sous le resplendissement mystérieux de l’heure de Saturne » — Claudel
Cela fonctionne aussi après la dernière épithète d’un complément ou d’un sujet :
« Tout un monde lointain, absent, presque défunt, vit dans tes profondeurs, forêt aromatique » — Baudelaire
… ou après plusieurs adverbes :
« L’infirmier leur massait longuement, puissamment, les muscles des jambes […]» — Michel Mouton
Inversement, « dans une laisse de sujets dont les deux derniers sont liés par “et”, on ne met pas de virgule entre le dernier et le verbe » :
« Trop de diamants, d’or et de bonheur rayonnent aujourd’hui sur les verres de ce miroir où Monte-Cristo regarde Dantès » – Dumas
Grevisse donne la même règle au § 128, avec des exemples pris chez Mauriac et Saint-Exupéry. Parmi les autres cas où il admet la virgule « interdite », il donne celui-ci :
Lorsque le sujet a une certaine longueur, la pause nécessaire dans l’oral est parfois rendue par une virgule dans l’écrit (mais on préfère aujourd’hui une ponctuation plus logique, qui ne sépare pas le sujet et le verbe) : La foudre que le ciel eût lancée contre moi, m’aurait causé moins d’épouvante (Chat., Mém., I, ii, 8). — Quand la personne dont nous sommes accompagnés, nous est supérieure par le rang et la qualité (Littré, art. accompagné). — Les soins à donner aux deux nourrissons qui lui sont confiés par l’Assistance, l’empêchent de garder le lit (Gide, Journal, 27 janv. 1931). — Le passé simple et la troisième personne du Roman, ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte (Barthes, Degré zéro de l’écriture, I, 3). — La réponse que je donnai à l’enquête par Voyage en Grèce (revue touristique de propagande) et que l’on trouvera en tête de la seconde partie de ce recueil, sert donc […] de charnière entre les deux parties (Queneau, Voyage en Grèce, p. 11).
Je n’entre pas plus dans les détails – la virgule occupe chez Drillon plus de cent pages – et vous renvoie aux pages 165 à 176 pour ce point précis. Drillon précise que « le Code typographique » (celui de la Fédération CGC de la communication, 1989) et « certains grammairiens » désapprouvent ces exceptions. Pour ma part, je trouve là la confirmation qui me manquait. Je n’ajouterai que cette citation :
« Il arrive à la virgule d’être “facultative”. C’est alors que l’auteur se montre, et par quoi il se distingue d’un autre » (p. 150).
Article mis à jour le 16 septembre 2024.
J’ai toujours ressenti une différence entre d’après guerre et l’après-guerre (le trait d’union est un « signe d’unité lexicale », Grevisse, § 109).
On lit dans le TLFI :
« Ortho-vert 1966 […] fait la rem. suiv. : “Lorsque le mot après est suivi directement d’un nom on n’emploie le trait d’union que s’il s’agit d’un véritable nom composé ; ce n’est pas le cas quand on peut intercaler l’article le, la entre après et le nom : je passerai l’après-dîner avec vous, je passerai vous voir après dîner (après le dîner). L’après-guerre, le chaos d’après guerre (d’après la guerre).”»
Cependant, aujourd’hui, « après guerre sans trait d’union est exceptionnel », dit aussi le TLFI.
Bien des noms ainsi composés sont consacrés par l’usage, y compris avec d’ : avant-dîner, avant-guerre, après-guerre, après-rasage, après-souper, après-messe, avant-scène… et, bien sûr, après-midi.
« Au milieu de cela, quelques promeneurs et promeneuses, qui ont l’air de faire insouciamment et tout comme autrefois leur promenade d’avant-dîner sur l’asphalte. » (E. et J. de Goncourt, Journal, 1871.)
« Elle me parle avec émotion de la bienheureuse époque d’avant-guerre “que vous n’avez pas pu connaître”, ajoute-t-elle. » (Green, Journal, 1932.)
« … à certains ouvrages d’une école littéraire qui fut la seule (…) à apporter dans la période d’après-guerre autre chose que l’espoir d’un renouvellement à raviver les délices épuisées du paradis toujours enfantin des explorateurs. » (Gracq, Au château d’Argol, 1938.)
« Quelle mauvaise partenaire d’après-aimer je fais » (Colette, Claudine en ménage, 1902.)