Henri Bordier fustige la “tyrannie typographique” (1861)

Titre de "La Correspondance littéraire" n° 16 du 25 juin 1861.

Dans La Cor­res­pon­dance lit­té­raire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et biblio­thé­caire Hen­ri Bor­dier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludo­vic Lalanne (1815-1898), direc­teur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédi­gé ensemble, une dizaine d’an­nées plus tôt, le Dic­tion­naire de pièces auto­graphes volées aux biblio­thèques publiques de la France (Paris, librai­rie Pan­ckoucke, 1851-1853, que le Dico­pathe a récem­ment pré­sen­té dans un article). 

Après de longues consi­dé­ra­tions sur Vau­ge­las2, les « caprices » de l’u­sage3 et cer­tains choix de l’A­ca­dé­mie4, que je ne retiens pas ici, Bor­dier s’en prend aux impri­meurs, typo­graphes et cor­rec­teurs, par qui on serait pas­sés, selon lui, de l« anar­chie » à la « tyran­nie ». On com­prend que l’empire exer­cé, à par­tir du xixe siècle, par les typo­graphes sur la copie de l’au­teur n’a pas été admis sans dis­cus­sion. Après Vic­tor Hugo5, George Sand6 ou encore Bau­de­laire7, une autre voix s’é­lève d’outre-tombe. (Comme tou­jours, j’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’origine.)

Titre original "De la tyrannie typographie. Lettre à M. Ludovic Lalanne."

Mon cher ami, je te prie de vou­loir bien m’accorder une petite place dans le pro­chain numé­ro de la Cor­res­pon­dance lit­té­raire. Il y a long­temps que je veux for­mu­ler quelques récla­ma­tions contre les noirs per­son­nages qui font cou­ler à flots.… non le sang et les larmes, mais seule­ment l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exer­cer leur pou­voir avec une rigi­di­té tant soit peu révol­tante. […]

“La typographie ne souffre pas la contradiction”

[…] si, dans les régions de l’école et du pro­fes­so­rat, l’on doit aux règles éta­blies une obéis­sance pas­sive, dans les vastes champs de la lit­té­ra­ture on peut se mou­voir plus libre­ment et user d’une cer­taine indé­pen­dance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revi­re­ments, donc la dis­cus­sion est ouverte et per­ma­nente. Et com­ment la rai­son pour­ra-t-elle récla­mer tou­jours et l’emporter quel­que­fois, si ce n’est par les chan­ge­ments que les auteurs feront peu à peu pré­va­loir dans l’usage com­mun par leur propre exemple ? C’est ce que pro­fesse le maître [Vau­ge­las] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoi­gnage. Il défi­nit l’usage : « La façon de par­ler de la plus saine par­tie de la Cour, confor­mé­ment à la façon d’écrire de la plus saine par­tie des aut­heurs du temps. » La Cour, si impo­sante en effet au temps de Vau­ge­las, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fic­tion poli­tique ; ce n’est qu’au théâtre, au bar­reau, à la tri­bune par­le­men­taire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue par­lée ; aus­si l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus consi­dé­rable. Or cette auto­ri­té est anni­hi­lée en par­tie par celle des typo­graphes. La typo­gra­phie s’est faite la gar­dienne incor­rup­tible de l’usage, mais avec la dif­fé­rence qu’elle ne souffre pas la contradiction.

“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”

Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est cer­tai­ne­ment le plus pré­oc­cu­pé de la beau­té, de la gloire et du per­fec­tion­ne­ment de notre langue, le savant impri­meur Hen­ri Estienne qui publia, en 1579, son trai­té De la pré­cel­lence du lan­gage fran­çois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typo­gra­phique de Robert Estienne, son père, dix cor­rec­teurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus loin­tains et qui ne pou­vaient se com­prendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût par­mi eux un cor­rec­teur pour le fran­çais, et c’est heu­reux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des cor­rec­teurs, armés comme on l’est à pré­sent d’un code du style et de l’orthographe, et spé­cia­le­ment char­gés de les pétri­fier dans tous les livres pas­sant par leurs mains, nous devrions écrire et par­ler, en 1861, [à] peu près comme on le fai­sait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admi­ra­teurs pas­sion­nés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cou­sin9, s’en applau­di­raient sans doute, mais notre langue serait deve­nue un ins­tru­ment insuf­fi­sant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.

Portrait d'Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888.
Por­trait d’Hen­ri Bor­dier, imp. Lemer­cier & Cie, après 1888. Source : biblio­thèque de Genève.

“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”

Il n’est pas rare que nos impri­meurs reçoivent des manus­crits rem­plis de beau­tés sans doute, mais rem­plis aus­si de fautes contre les règles les plus élé­men­taires. Au lieu d’en lais­ser la res­pon­sa­bi­li­té à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obli­gés à ne rien lais­ser sor­tir de leurs mai­sons qui ne leur paraisse irré­pro­chable. Votre impri­me­rie, ce à quoi les injonc­tions poli­tiques du moment contri­buent pour beau­coup, se regarde comme soli­daire de vos œuvres. Elle a donc des cor­rec­teurs qui dans une pre­mière lec­ture de la copie com­po­sée sou­mettent celle-ci à toutes les lois vul­gaires de la ponc­tua­tion, de l’orthographe, voire même de la gram­maire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus com­mode pour les négli­gents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc éta­bli dans la typo­gra­phie fran­çaise une sorte de dis­ci­pline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyran­nie, que l’on est refu­sé tout net si l’on désire seule­ment effa­cer des capi­tales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évan­gile, Ascen­sion) ou modé­rer le déluge des vir­gules, à la mode depuis quelque temps. Faire autre­ment que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déran­ger les habi­tudes de notre éta­blis­se­ment, et, de plus, c’est com­pro­mettre sa renom­mée. Une dis­ci­pline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que com­porte ce qui n’est que tacite. La chambre des impri­meurs de Paris déli­bère sur les formes à don­ner par elle aux œuvres lit­té­raires, et prend des déci­sions aux­quelles tous les impri­meurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de doci­li­té qu’elles sont conçues, l’on peut en être assu­ré d’avance, dans l’intérêt bien enten­du.… de la typo­gra­phie. Je sup­pose que c’est à la suite d’une déci­sion de ce genre qu’ont dis­pa­ru de nos livres ces excel­lentes man­chettes10 qui gar­nis­saient les marges de som­maires, de dates ou d’autres indi­ca­tions pré­cieuses pour le lec­teur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beau­coup le met­teur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typo­gra­phie pari­sienne a déci­dé qu’elle ne met­trait plus de ponc­tua­tion sur les titres11. Cela s’exécute main­te­nant par toute la France. Louis Per­rin, de Lyon, va même jusqu’à y sup­pri­mer toute accen­tua­tion, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la biblio­theque impe­riale. Je ne trouve pas cela mau­vais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rap­pro­chât le plus pos­sible de la pure sim­pli­ci­té romaine qui lais­sait le lec­teur accen­tuer et ponc­tuer lui-même ; il était for­cé de faire atten­tion à ce qu’il lisait. Mais je me demande com­ment s’arrangeront de l’arrêt nou­veau dont je parle les auteurs qui, non sans rai­son, aiment à déve­lop­per lon­gue­ment sur le titre le conte­nu de leur livre. Com­ment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour cha­cun des innom­brables volumes de sa Patro­lo­gie, un titre de 52 lignes conte­nant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son impri­me­rie à lui ? « Gar­dez-vous des sys­tèmes, mes chers Welches13. » Toute règle abso­lue est mau­vaise par cela seul qu’elle est absolue.

“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”

Fau­dra-t-il donc pos­sé­der une impri­me­rie pour se per­mettre une opi­nion lit­té­raire contraire à celle des impri­meurs ? Telle est la voie où nous ten­dons. Le zèle, exa­gé­ré selon moi, de la typo­gra­phie, cette hono­rable auxi­liaire des lettres, tend à sub­sti­tuer une classe indus­trielle au sou­ve­rain tri­bu­nal de l’opinion publique que Vau­ge­las avait rai­son d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écri­vain jouis­sait encore d’une cer­taine mesure d’initiative et de liber­té. Les règles, un peu flot­tantes alors, et non point stric­te­ment appli­quées comme elles sont main­te­nant, per­met­taient au lan­gage, par la main du pre­mier venu, de cor­ri­ger, de ten­ter, de hasar­der, de se mou­voir enfin, et d’opérer peu à peu une part des trans­for­ma­tions qui sont la condi­tion vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typo­gra­phie, tout en ban­nis­sant de ses pro­duits les atteintes décla­rées qu’on pour­rait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néo­lo­gismes. La gram­maire ni le dic­tion­naire ne défendent pas qu’un roman­cier fasse deman­der à M. Prud­homme14 com­ment se portent ses demoi­selles15. La typo­gra­phie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.

“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”

Ce grand art typo­gra­phique, cette puis­sance des socié­tés modernes, est essen­tiel­le­ment impropre à aucune direc­tion en matière de lit­té­ra­ture, de langue, de style, de gram­maire, d’orthographe ou même de simple ponc­tua­tion. La rai­son en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plu­tôt en ces dif­fé­rentes rami­fi­ca­tions d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la rai­son a qua­li­té pour se pla­cer à côté de lui, il y a aus­si les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irré­gu­la­ri­té paraî­tra bonne par la manière dont elle sera ame­née, par la place qu’elle occu­pe­ra ; qu’on la trou­ve­ra bonne en un endroit et point en un autre ; tan­dis que la typo­gra­phie ne peut pas admettre de dis­tinc­tions ni de nuances, et qu’elle est en pos­ses­sion de la règle comme d’un grand cou­pe­ret avec lequel il faut qu’elle coupe tou­jours. Voyons com­ment elle agit là où elle est maî­tresse à peu près abso­lue, dans la ponctuation. 

Je lui rends d’abord cette jus­tice, que par la mul­ti­pli­ci­té de ses pro­duits, elle a beau­coup contri­bué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponc­tua­tion logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se ser­vaient de points, de traits, de vir­gules et de beau­coup d’autres signes de ponc­tua­tion qu’ils employaient d’une manière cer­tai­ne­ment utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écri­vain avait son sys­tème, aucun usage géné­ral n’a pu se for­mer jusqu’à ce que la typo­gra­phie popu­la­ri­sât la lec­ture. Long­temps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manus­crits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est par­ve­nu à com­prendre la vir­gule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scin­der, pour le rendre plus clair, cha­cun des membres for­mant le déve­lop­pe­ment logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lec­teur de trou­ver indi­qués les moments où il lui est per­mis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du der­nier siècle, après trois cents ans de tâton­ne­ments, la typo­gra­phie était par­ve­nue à faire une appli­ca­tion saine et satis­fai­sante de ces don­nées du bon sens. Ain­si j’ouvre le pre­mier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à por­tée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de pro­grès à espé­rer dans les arts, si tout se borne à imi­ter les choses faites ; la cri­tique si néces­saire à leur per­fec­tion ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fon­dées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Lau­gier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui per­met­trait plus de dis­po­ser ain­si la suite de ses idées et lui enca­dre­rait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si néces­saire à leur per­fec­tion, » entre deux vir­gules comme étant pro­po­si­tions inci­dentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être far­cis de vir­gules ; il semble que le lec­teur soit recon­nu inca­pable de digé­rer une phrase, si l’aide mater­nelle de la typo­gra­phie ne prend soin de la lui cou­per en tout petits mor­ceaux. Ain­si dans les der­nières pages de Mme Sand impri­mées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases cou­pées ain­si : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la ser­viette sous le bras, ne mon­trait pas trop de mau­vaise volon­té. » — « La toux dis­pa­rut ; mais, peu après, je fus alar­mé de nou­veau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en pas­sant chez M. Buloz18. Cette vir­gule opi­niâtre est encore plus fati­gante, quand la phrase est un peu ondu­leuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prou­vé aujourd’hui, rue de Jéru­sa­lem, en face de la mai­son qui fut le ber­ceau de Vol­taire, Nico­las Boi­leau était le quin­zième enfant d’un père gref­fier.… » Cette phrase paraî­trait moins entor­tillée, si l’on eût jugé à pro­pos de faire éco­no­mie des pre­mière, troi­sième et cin­quième vir­gules qui l’encombrent inuti­le­ment. La pro­po­si­tion inci­dente est un inépui­sable pré­texte à vir­gules ; toute expres­sion qui peut s’isoler dans le dis­cours, notam­ment les adverbes et expres­sions adver­biales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la digni­té de pro­po­si­tion inci­dente et immé­dia­te­ment flan­quée de ses deux petits poteaux. Le mal­heu­reux pro­nom qui, la petite conjonc­tion et, sont faits tous les deux, par leur signi­fi­ca­tion et par leur forme si rapide, pour ser­vir par eux-mêmes de cou­pures dans la phrase ; cela ne suf­fit pas, ils ne comptent plus ; on leur met vir­gule à droite et vir­gule à gauche, indi­quant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent iso­lés ain­si c’est qu’ils font eux-mêmes la fonc­tion de séca­teurs. C’est par le même pro­cé­dé que la paren­thèse, qui de sa nature n’est qu’un séca­teur énorme, se ren­force ordi­nai­re­ment d’une vir­gule finale par­fai­te­ment rédon­dante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhé­rente à la parenthèse.

“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”

Ces petits cro­chets qui hérissent de leurs brous­sailles para­sites les pages de la typo­gra­phie actuelle sont encore sup­por­tables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confu­sion ? Com­bien ne ren­contre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-des­sus les­quels nous pas­sons, parce que nous en avons contrac­té l’habitude, mais qui altèrent évi­dem­ment le dis­cours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait col­lec­tion pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démen­ti en disant qu’on trouve par pel­le­tées dans nos livres des phrases ponc­tuées comme celle-ci : « Tan­tôt le navire s’élevait vers le ciel, tan­tôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le som­met de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâ­mable de la seconde vir­gule ne forme-t-elle pas un sens faux en rap­por­tant éga­le­ment aux deux pre­miers membres de la phrase le troi­sième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typo­gra­phie ne nous per­met plus aujourd’hui d’écrire sim­ple­ment : « Phi­lippe roi de Macé­doine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre vir­gules pour tran­quilli­ser sa conscience et lui per­mettre de croire qu’elle est par­ve­nue à nous rendre ces huit mots intel­li­gibles ; elle nous fait donc mettre for­cé­ment : « Phi­lippe, roi de Macé­doine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seule­ment il n’aide à rien, mais que dans une phrase énu­mé­ra­tive il pro­duit un amphi­gou­ri com­plet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Com­minges, Alphonse, Robert, l’évêque de Mar­seille, Ber­nard, l’envoyé du roi, et plu­sieurs autres per­son­nages se réunirent pour juger cette affaire, » on pour­ra défier plus d’un lec­teur de savoir s’il y a là trois per­son­nages nom­més ou s’il y en a six.

“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”

Tous ces traits défec­tueux qu’on peut appe­ler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois aver­tis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire atten­tion, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque impor­tance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des cor­rec­teurs. Ce ne sont guère les écri­vains qui sur­chargent ain­si la ponc­tua­tion. La ponc­tua­tion cepen­dant, ce pré­cieux auxi­liaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme tou­jours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clar­té qu’exigent leurs phrases. Un style lym­pide [sic], franc, lumi­neux comme celui de M. de Lamar­tine, n’a presque pas besoin d’être ponc­tué ; un style savant, fin, déli­cat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponc­tua­tion très-étu­diée ; com­ment leur appli­quer les mêmes pro­cé­dés ? Et cepen­dant la machine gram­ma­ti­cale du typo­graphe fonc­tionne tou­jours de même.

Donc pour la ponc­tua­tion, comme pour le dic­tion­naire, comme pour la gram­maire, comme pour cent autres choses dont je ne par­le­rai pas aujourd’hui, je récla­me­rais un peu de liber­té, un peu de res­pect pour l’initiative indi­vi­duelle. Aus­si j’ai cette confiance, mon cher direc­teur, que ces modestes obser­va­tions aux­quelles j’aurais vou­lu don­ner plus d’étendue et sur­tout joindre de plus nom­breux exemples, pour­ront trou­ver place dans la Cor­res­pon­dance.

HENRI BORDIER.


  1. Publiée à Paris de 1856 à 1865. ↩︎
  2. Gram­mai­rien (1585-1650), et l’un des pre­miers aca­dé­mi­ciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le sou­ve­rain des langues vivantes », « règle adop­tée par l’Académie et sui­vie par les gram­mai­riens modernes », comme le com­mente Bor­dier. ↩︎
  3. Il regrette notam­ment que chère madame ait sup­plan­té ma chère dame et que l’A­ca­dé­mie recom­mande d’é­crire doré­na­vant avec un accent aigu que l’é­ty­mo­lo­gie (d’ore en avant) ne jus­ti­fie nul­le­ment. ↩︎
  4. « […] il y a bien des cas où l’usage adop­té d’abord par le public, puis consa­cré par le Dic­tion­naire et les gram­mai­riens, n’est pas à l’abri de la cri­tique. » ↩︎
  5. « Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules […]. » Voir « Vic­tor Hugo nous a-t-il qua­li­fiés de “modestes savants” ? ». ↩︎
  6. « Ces nuances ne sont pas du res­sort des protes [chefs d’a­te­lier, sou­vent confon­dus avec les cor­rec­teurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un par­fait gram­mai­rien et il sait sou­vent beau­coup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aus­si quand nous la savons et que nous y fai­sons inter­ve­nir le rai­son­ne­ment, le prote nous gêne ou nous tra­hit. Il ne doit pas se lais­ser gou­ver­ner par le sen­ti­ment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sen­ti­ment de cha­cun de nous ; mais quand il a à cor­ri­ger nos épreuves après nous, il doit lais­ser à cha­cun de nous la res­pon­sa­bi­li­té de sa ponc­tua­tion comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Loren­ceau, « La ponc­tua­tion au XIXe siècle. George Sand et les impri­meurs », Langue fran­çaise, no 45, 1980, La ponc­tua­tion, p. 50-59. ↩︎
  7. Voir « Bau­de­laire, infa­ti­gable relec­teur des “Fleurs du mal” ». ↩︎
  8. Sans doute s’a­git-il d’Usta­zade Sil­vestre de Sacy (1801-1879), cri­tique lit­té­raire au Jour­nal des débats, conser­va­teur de la biblio­thèque Maza­rine et aca­dé­mi­cien. ↩︎
  9. Peut-être s’a­git-il de Jules Cou­sin (1830-1899), col­lec­tion­neur de livres et biblio­thé­caire. ↩︎
  10. « Note ou addi­tion com­po­sée en marge d’un texte, sou­vent dans un corps plus petit que celui du texte cou­rant. » (Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, 2005.) ↩︎
  11. Voir « Pas de point à la fin des titres. ». ↩︎
  12. Jacques-Paul Migne (1800-1875), prêtre catho­lique fran­çais, impri­meur, jour­na­liste et édi­teur de livres reli­gieux. ↩︎
  13. Vol­taire, Dic­tion­naire phi­lo­so­phique (1764), s.v. Langues. ↩︎
  14. Per­son­nage cari­ca­tu­ral de bour­geois créé par Hen­ry Mon­nier. Voir Wiki­pé­dia. ↩︎
  15. Dans la pre­mière par­tie, il écrit : « Le petit mar­chand se per­met d’appeler ses pra­tiques des clients [« Clientes, sol­li­ci­teurs, pro­té­gés », NDA], sa bou­tique un maga­sin, et, rou­gis­sant par sot­tise des excel­lents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoi­selle. […] L’usage géné­ral aura-t-il la lâche­té de consa­crer les inven­tions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indis­crète bouf­fis­sure une ving­taine de locu­tions de notre meilleur lan­gage ? Le pro­chain Dic­tion­naire de l’Académie nous le dira, et nous pou­vons, en atten­dant, espé­rer de lui des rigueurs salu­taires. » ↩︎
  16. Voir « Regard d’historien sur la ponc­tua­tion des textes clas­siques ». ↩︎
  17. Marc-Antoine Lau­gier (1713-1769), jésuite deve­nu abbé béné­dic­tin, his­to­rien et théo­ri­cien fran­çais de l’ar­chi­tec­ture du XVIIIe siècle. ↩︎
  18. Fran­çois Buloz (1803-1877) fut prote d’im­pri­me­rie, puis com­po­si­teur d’im­pri­me­rie et cor­rec­teur, avant de deve­nir, en 1831, le direc­teur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
  19. J’a­joute l’i­ta­lique pour plus de lisi­bi­li­té. ↩︎

Composer le texte plusieurs fois pour imprimer plus vite (XIXe s.)

« Quand le tirage des jour­naux devint plus impor­tant, pas­sant de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’exemplaires, en même temps que le for­mat s’agrandissait et que le nombre de pages aug­men­tait, un pro­blème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stan­hope avait bien construit en 18071 la pre­mière presse à impri­mer métal­lique : la vitesse de pro­duc­tion était mon­tée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne sup­pri­mait pas com­plè­te­ment la dif­fi­cul­té. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal d’une seule feuille tirant à 12 000 exem­plaires : il aurait fal­lu soixante heures pour l’imprimer en totalité.

Première presse Stanhope, 1780 (?)
Pre­mière presse Stan­hope, 1780 (?). Source : Inva­luable.

« La solu­tion trou­vée fut la sui­vante : le texte d’un même numé­ro était com­po­sé deux, voire trois fois. Un pre­mier typo­graphe com­po­sait d’après le manus­crit. Dès qu’il avait ter­mi­né un para­graphe, on en tirait une épreuve, on la cor­ri­geait si néces­saire et on la confiait à un deuxième typo­graphe qui com­po­sait le même para­graphe ; éven­tuel­le­ment, on renou­ve­lait l’opération avec un troi­sième com­po­si­teur. On obte­nait ain­si deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de rou­lage sur deux – ou trois – presses s’en trou­vait réduit d’autant.

« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Frie­drich] Koe­nig – la pre­mière fut ins­tal­lée au Times, de Londres – allait faire fran­chir un nou­veau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.

« Enfin, en 1865, l’ingénieur fran­çais [Hip­po­lyte] Mari­no­ni inven­tait la presse rota­tive à bobines qui, avec la com­po­si­tion méca­nique, allait per­mettre, à la fin du siècle, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la presse à grand tirage. »

Presse rotative de Marinoni, 1883
Presse rota­tive de Mari­no­ni, 1883. Source : Wiki­pé­dia.

Je ne connais­sais pas cette his­toire de dupli­ca­tion de la com­po­si­tion typo­gra­phique, même si l’astuce est assez évi­dente. Elle peut expli­quer de petites dif­fé­rences (voire des erreurs) entre deux exem­plaires de la même édi­tion d’un journal.

Source : Louis Gué­ry, Visages de la presse. La pré­sen­ta­tion des jour­naux des ori­gines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.


  1. Plus pro­ba­ble­ment, quelques années aupa­ra­vant. La date est incer­taine. ↩︎

“Distractions de correcteur”, une rubrique des années 1850

Titre du journal français "Le Tintamarre" dans les années 1850.
Extrait des "Distractions de correcteur" du journal "Le Tintamarre", années 1850

Dans les années 1850, Le Tin­ta­marre, heb­do­ma­daire sati­rique, rele­vait les fautes typo­gra­phiques parues dans la presse, dans une rubrique inti­tu­lée, le plus sou­vent, « Typo­gra­phie fran­çaise » et sous-titrée « Dis­trac­tions de cor­rec­teur ». Voi­ci un échan­tillon des perles publiées :

  1. « Quand votre beurre est fon­du, met­tez votre oreille dans la casserole. »
  2. « Ce mon­sieur Bas­set était un enra­gé. Le doc­teur l’avait tou­jours regar­dé comme le plus redou­table de ses chiens. »
  3. « Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
  4. « La jolie voya­geuse vou­lait abso­lu­ment mon­ter sur le cocher. »
  5. « On ne put retrou­ver Alfred. La cui­si­nière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
  6. « À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient conve­nus, qu’il se hâta d’accourir. »
  7. « Alors, en enne­mis géné­reux, ils lui crièrent : Pen­dez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
  8. « Les lièvres le prirent pen­dant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
  9. « Cette pom­made est incom­pa­rable pour les riens. »
  10. « Le mar­quis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
  11. « Il fut un des ter­ribles conqué­rants de la Pas­tille. »
  12. « Alors pas­sant ses beaux bras autour du cou son amant qui vou­lait par­tir, elle lui dit dou­ce­ment : Peste. »

Trou­vez-vous ce qu’il fal­lait lire ? Sinon, les solu­tions se trouvent plus bas.

Je publie une dizaine d’autres extraits en images.

Je ne peux garan­tir l’authenticité de chaque coquille. Les jour­naux d’alors inven­taient aisé­ment ce qui man­quait pour com­bler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.


SOLUTIONS :

1. Oseille. — 2. Cliens (ortho­graphe d’époque). — 3. Veuve. — 4. Rocher. — 5. Caché. — 6. Signe. — 7. Ren­dez-vous. — 8. Fièvres. — 9. Reins. — 10. Marine. — 11. Bas­tille. — 12. Reste.

Expli­ca­tion de l’ex­trait publié en haut de l’article : 

« Le prote rédo­wait au Châ­teau-Rouge » : le chef d’a­te­lier dan­sait la redo­wa (danse lente à trois temps, parente de la mazur­ka) au caba­ret Au Châ­teau Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quar­tier Mau­bert, Paris 5e). Pure calom­nie, bien sûr !

Une “nouvelle” chanson du correcteur

Une « chan­son du cor­rec­teur » m’avait curieu­se­ment échap­pé jusqu’ici (☞ voir Chan­sons du cor­rec­teur). Signée d’un cer­tain Legrain, elle nous a été trans­mise par Eugène Bout­my dans une édi­tion de 1878 de son Dic­tion­naire de la langue verte typo­gra­phique, où celui-ci est sui­vi de Chants dus à la Muse typo­gra­phique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en man­quât une et qu’elle rece­lât des trésors.)

Deux pre­mières strophes de la chan­son Le Cor­rec­teur et le Teneur de copie, signée Legrain, s.d. (2e moi­tié du xixe s. ?)

Quelques expli­ca­tions :

Cette chan­son rap­pelle une pra­tique aujourd’hui dis­pa­rue. En reli­sant les pre­mières épreuves (dites typo­gra­phiques), le cor­rec­teur était assis­té d’un teneur de copie (en typo­gra­phie, la copie désigne le texte des­ti­né à l’im­pres­sion) : il la « chan­tait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en pro­non­çant la ponc­tua­tion et l’orthographe si néces­saire, notam­ment les accents. Le cor­rec­teur pou­vait ain­si véri­fier la confor­mi­té de la com­po­si­tion avec la copie. On employait à cette tâche soit un appren­ti, soit un vieux cor­rec­teur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fati­guée pour qu’il cor­ri­geât lui-même. 

Le cor­rec­teur était sou­vent un « déclas­sé1 » : sor­ti de l’université ou du sémi­naire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dra­ma­turge, avant de se résoudre à « faire un métier ». 

La chan­son Le Gre­nier (dont un vers récur­rent est en effet « Dans un gre­nier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béran­ger (1780-1857), qui fut lui-même typo­graphe. Sur You­Tube, on peut l’en­tendre inter­pré­tée par Jean Clé­ment en 1935

Cri­raient au lieu de crie­raient est une licence poé­tique (pour gagner un pied).

Enfin, un bour­don est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de para­graphes entiers lors de la composition. 

LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
par legrain

Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves :
De tous côtés la marge s’emplissait.
« Lis donc ! » dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
« Ta tête grise en paix s’est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d’espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas…
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d’opéra ?
D’Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure… aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ;
On te siffla… Tu dus faire un métier.
En notre état, l’usage est qu’un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine…
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Repose, ami ; mais demain nos familles
Criraient la faim… terminons ce labeur. »
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire,
Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas !
On me versait… Je crois que j’allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas ! »

  1. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un « déclas­sé » ? (1884). ↩︎

Conte de Noël : Victor, the printer’s devil

À l’oc­ca­sion des fêtes de Noël, j’ai choi­si de publier une belle his­toire de fra­ter­ni­té humaine, liée au monde de l’im­pri­me­rie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un prin­ter’s devil est un appren­ti com­po­si­teur, employé très jeune pour les tra­vaux les plus salis­sants de l’a­te­lier. Sou­vent mal­trai­té par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant phy­si­que­ment que ver­ba­le­ment, et devient « un vrai diable, tapa­geur, tour­men­teur, rai­son­neur, flâ­neur, batailleur » (dixit l’in­tro­duc­tion du texte). Mais Vic­tor va mon­trer aus­si sa géné­ro­si­té. (J’ai res­pec­té l’or­tho­graphe et la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, ne cor­ri­geant que les rares coquilles.) 

Une des gra­vures illus­trant le texte The Prin­ter Devil. Une vision bien trop propre, étant don­né les tra­vaux qu’on réserve à l’apprenti.

Vic­tor Dutuy, grand et gros gar­çon de qua­torze ans, appren­ti com­po­si­teur depuis deux ans chez M. Fié­ville, impri­meur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses hono­rables col­lègues de la même par­tie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toi­lette était plus soi­gnée, ses manières plus choi­sies, sa conver­sa­tion plus recher­chée que celle de tous ses cama­rades. C’était un vrai prin­ter devil1 dans toute l’acception du mot ; cepen­dant, sous cette rude et assez gros­sière écorce, bat­tait un cœur sen­sible. Vic­tor s’enthousiasmait à la lec­ture d’un beau trait2 ; un acte de géné­ro­si­té le trans­por­tait ; tout ce qui était noble et beau trou­vait faci­le­ment le che­min de son [â]me. Ne vous figu­rez pas pour­tant que Vic­tor épan­chât ses émo­tions en phrases plus ou moins sen­ti­men­tales ; le gar­çon était fort peu excla­ma­tif et phra­seur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expan­sion. Ou bien : Voi­là un gaillard qui peut se van­ter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas par­ler beau­coup, Vic­tor ne pen­sait pas moins. Or, vous sau­rez que les parens3 de Vic­tor, sans être riches, étaient de labo­rieux ouvriers qui vivaient assez bien, et lais­saient à leur fils le pro­duit de son tra­vail, pro­duit bien mince encore, avec la seule recom­man­da­tion d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprou­vé leur enfant, pour lui don­ner, sans dan­ger, cette hono­rable marque de confiance.

L’étrange voisin d’en face

Dans la mai­son qu’habitait la famille de Vic­tor, et dans une chambre, dont les fenêtres don­naient juste en face des croi­sées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence sin­gu­lière, la tour­nure et les manières étaient de nature à exci­ter une curio­si­té moins prompte à s’allumer que celle de notre gar­çon. Léon, le jeune homme en ques­tion, sor­tait régu­liè­re­ment tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il ren­trait chez lui, et ne sor­tait plus que le len­de­main à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une poli­tesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voi­sins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contri­buait davan­tage encore à lui atti­rer leur atten­tion ; car les gens du peuple sont géné­ra­le­ment com­mu­ni­ca­tifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout ins­tant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille cir­cons­tances o[ù] la bonne volon­té d’un voi­sin obli­geant n’est pas à dédai­gner. La conduite de Léon devait donc leur sem­bler étrange, et ils se deman­daient ce que pou­vait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Vic­tor n’était pas un des moins empres­sés de sou­le­ver le voile qui cou­vrait la vie du voi­sin mys­té­rieux ; mais, plus naïf et plus har­di que les autres, il ne man­quait pas une occa­sion de s’en rap­pro­cher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bon­jour, M. Léon, vous vous por­tez bien, » lui disait-il aus­si­tôt. Si par hasard, il le ren­con­trait le dimanche, sor­tant ou ren­trant, il ne man­quait pas de phrases toutes faites pour cher­cher à enta­mer la conver­sa­tion : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas pro­me­ner un peu : vous res­tez tou­jours enfer­mé chez vous, cela doit nuire à votre san­té. » Le jeune homme sou­riait avec bien­veillance aux avances ami­cales de Vic­tor, lui répon­dait en peu de mots, et remon­tait chez lui, ou quit­tait sa croi­sée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.

Plus d’une fois, à une heure avan­cée dans la nuit, Vic­tor avait vu la chambre de Léon encore éclai­rée, et, à tra­vers les légers rideaux de mous­se­line, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et tra­vaillant. Il n’en fal­lait pas davan­tage pour por­ter au plus haut degré l’intérêt que lui ins­pi­rait déjà le jeune homme stu­dieux et ran­gé ; d’autant plus que rien dans sa per­sonne ne res­pi­rait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Vic­tor, qui se tue le corps et l’âme à tra­vailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, fau­dra voir ça un peu… » Mais com­ment arri­ver à la décou­verte de ce qui l’intéressait si fort ; car, mal­gré son édu­ca­tion impar­faite, il sen­tait bien qu’il y aurait eu de la bas­sesse à com­mettre une indis­cré­tion, et qu’il pou­vait, par une impru­dente curio­si­té, se rendre impor­tun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui cau­ser une peine réelle ; il se creu­sait donc inuti­le­ment l’esprit et déses­pé­rait d’arriver à son but ; les cir­cons­tances le ser­virent mieux que ses petits calculs.

“Un de ces jeunes amans de la gloire”

Un jour vint où le jeune homme ne sor­tit pas ; cha­cun s’en éton­na ; puis, un autre jour sui­vit celui-ci, et un troi­sième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre iso­lé. Vic­tor, plus que les autres, en éprou­vait une véri­table peine ; il avait pres­sen­ti que quelque grand mal­heur acca­blait son voi­sin. Le soir du troi­sième jour venu, il réso­lut de mettre un terme à son incer­ti­tude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la mai­son, il prit sa chan­delle et se diri­gea vers son voi­sin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Vic­tor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse for­te­ment la porte, dont la ser­rure, vieille et usée, cède à ses pre­miers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spec­tacle affreux s’offre à sa vue… Léon est éten­du sans connais­sance sur son mau­vais gra­bat, et, à la pâleur de ses joues, à la froi­deur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dan­ge­reux état. Vic­tor sent qu’ici sa bonne volon­té est impuis­sante ; il rentre pré­ci­pi­tam­ment chez lui, et aver­tit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bien­tôt un méde­cin, ame­né par lui, vient don­ner des soins au pauvre jeune homme. À la pre­mière ins­pec­tion, il déclare que le malade est tom­bé de fai­blesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Vic­tor, lorsqu’il n’avait qu’à par­ler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empres­sés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entre­cou­pés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mou­rir si jeune… Sans avoir rien fait… Repous­sé par tout6… Pas un édi­teur… Une œuvre si com­plète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être pla­cée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pou­voir être appré­ciée du public… » Tels sont les lam­beaux de phrases que pro­nonce le jeune homme. — Vic­tor a tout com­pris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun édi­teur ne veut se don­ner la peine de lire son œuvre, ni cou­rir le risque de l’éditer…

Le len­de­main, le malade va mieux ; on peut espé­rer son retour à la san­té ; mais la conva­les­cence sera longue et pénible… Cepen­dant, Vic­tor rentre tou­jours une heure plus tard, et part pour son ate­lier une heure plu­tôt ; la famille remarque avec plai­sir cet accrois­se­ment d’activité et croit que son enfant songe à aug­men­ter ses petits profits.

“Un grand Monsieur noir”

Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être per­mis de se remettre peu à peu à ses tra­vaux ; ses bons voi­sins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous pré­sens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entas­sés les uns sur les autres ; il cherche avec agi­ta­tion.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est dis­pa­ru ; il penche sa tête sur sa poi­trine, et des pleurs rares et brû­lans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le ques­tionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais com­po­sé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pen­dant ma mala­die, mon manus­crit est dis­pa­ru ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques ins­tans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Vic­tor : — On ne vous a pas volé votre manus­crit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur par­mi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a impri­mé, et le voi­là, ajoute-t-il en lui remet­tant un volume tout fraî­che­ment bro­ché. — Impri­mé ! Mon ouvrage impri­mé ! — Et tiré à 1,500 exem­plaires, M. Léon. — Et quel est l’ange conso­la­teur à qui je dois un tel bien­fait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre ser­vi­teur. — Quoi ! il serait pos­sible ! Oh ! viens, Vic­tor, bon et géné­reux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célé­bri­té. — Cela se pour­rait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Mon­sieur noir, qui vient quel­que­fois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fiè­re­ment beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pen­dant que Léon consi­dère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contem­pla­tion devant lui, et recueilli dans un bon­heur inex­pri­mable, cha­cun de ques­tion­ner Vic­tor… C’est donc pour ça que tu tra­vailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont vou­lu s’y mettre aus­si, et tous les ouvriers y ont tra­vaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Vic­tor, que je t’embrasse. — Et les impri­meurs ? — Ont tra­vaillé une heure de plus aus­si. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui man­quait, une col­lecte dans l’atelier, et voi­là. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Mon­sieur noir, dont je vous par­lais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Mon­sieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a deman­dé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai don­née ; peut-être qu’il vien­dra ; mais on entre ; tenez, c’est jus­te­ment lui… Vous vou­lez par­ler à M. Léon ? Le voi­là, Mon­sieur. — Il ne fal­lut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plon­gé. — Mon­sieur, j’ai par­cou­ru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aus­si bien pen­sé que bien écrit ; je venais vous pro­po­ser de m’en rendre l’éditeur, pour la pre­mière et la deuxième édi­tion, moyen­nant 6,000 francs. Léon accep­ta avec empres­se­ment… Quand l’éditeur fut sor­ti : Mon jeune pro­tec­teur, dit-il à Vic­tor, com­ment te témoi­gner ma recon­nais­sance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te par­ler de récom­pense… — Eh ! vous avez bien rai­son, M. Léon, je ne vends pas mes ser­vices à mes amis, je les donne, et si vous vou­lez bien me regar­der comme votre ami, ce sera ma meilleure récom­pense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et tou­jours, toi qui m’as ouvert le che­min de la gloire.

Grâce à ce pre­mier ouvrage qui l’a pla­cé au rang qui lui appar­te­nait par­mi les écri­vains, Léon est deve­nu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Vic­tor a ache­té, avec la bourse de Léon, un bre­vet d’imprimeur, et il exerce à son compte.

Il faut voir comme les édi­tions des œuvres de M. Léon, impri­mées chez Vic­tor Dutuy, sont cor­rectes, élé­gantes et soi­gnées. Il n’y en a pas qui puisse lut­ter avec elles pour la beau­té des carac­tères et la net­te­té du tirage. Vic­tor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il tra­vaille.…. comme pour un ami.….

Que conclure de tout ce qui pré­cède ?… Que, dans toute[s] les classes de la socié­té, ou peut ren­con­trer des indi­vi­dus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus éle­vées ; que jamais la per­sé­vé­rance, le tra­vail et la bonne conduite, ne demeurent sans récom­pense. Voyez plu­tôt : Léon était sage autant que tra­vailleur ; il ins­pi­ra de l’intérêt à tous ses voi­sins, et cet inté­rêt ne fut pas sté­rile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la géné­ro­si­té de carac­tère, l’humanité de Vic­tor, por­tèrent aus­si leurs fruits : Léon, d’abord pro­té­gé par lui, devint à son tour son pro­tec­teur, et lui ren­dit en recon­nais­sance ce qu’il en avait reçu en huma­ni­té. Gar­dez-vous pour­tant de croire que tou­jours une bonne action trouve ain­si sa récom­pense. Non : l’on ren­contre beau­coup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bien­fai­teurs, semblent rou­gir du ser­vice qu’on leur a ren­du, et pour qui la recon­nais­sance est un pesant far­deau. Est-ce une rai­son pour ces­ser d’être bien­fai­sant ? Non certes ; l’homme géné­reux fait le bien pour le plai­sir de le faire, pour le bien­fait lui-même ; il ne compte sur la recon­nais­sance de per­sonne ; sa récom­pense, c’est l’estime des hon­nêtes gens, la satis­fac­tion, dont l’accomplissement d’une bonne action rem­plit tou­jours notre cœur, et enfin la cer­ti­tude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gra­ti­tude des obli­gés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tien­dra compte de ses œuvres.

ARTHUR DE FILLIÈRE.

Extrait de : « The Prin­ter Devil. (Le diable de l’im­pri­me­rie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de com­po­si­tion don­nés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pen­sion. Paris, Deses­serts, édi­teur, pas­sage des Pano­ra­mas, gale­rie Fey­deau, 13, 1841, p. 164-170.


  1. En anglais, la bonne ortho­graphe est prin­ter’s devil. Voir le Wiki­pe­dia anglais. ↩︎
  2. Acte ou parole. Pen­ser à trait de géné­ro­si­té ou trait de génie. ↩︎
  3. Bien que cette ortho­graphe ait été rec­ti­fiée par l’A­ca­dé­mie en 1835, ce texte l’é­crit encore « à l’an­cienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plu­tôt ou très-beau. ↩︎
  4. Bien éta­bli, riche. ↩︎
  5. J’ai lais­sé le nombre de points de sus­pen­sion d’o­ri­gine. ↩︎
  6. Coquille : par­tout. ↩︎
  7. Fau­tif, même à l’é­poque : tout à coup. ↩︎

Pourquoi le correcteur est-il un “déclassé” ? (1884)

Le terme est sou­vent acco­lé au cor­rec­teur dans les textes de la fin du xixe siècle et au début du sui­vant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Bout­my qui l’a lan­cé en 1866 (voir De savou­reux por­traits de cor­rec­teurs). Mais pour­quoi, au juste, dire que le cor­rec­teur est un déclas­sé ? J’ai eu l’heu­reuse sur­prise de trou­ver une expli­ca­tion détaillée, argu­men­tée, dans une série d’ar­ticles, en sept par­ties, « La cor­rec­tion typo­gra­phique », publiée par la revue La Typo­lo­gie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la pre­mière par­tie nous apprend qu’il a été « com­mu­ni­qué par M. F. Mariage, cor­rec­teur atta­ché à la librai­rie Hachette et Cie, de Londres, suc­cur­sale de la grande mai­son de Paris ». Les extraits ci-des­sous — que j’ai légè­re­ment réor­ga­ni­sés, pour plus de lisi­bi­li­té — pro­viennent des pre­mière et troi­sième par­ties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).

“Des manœuvres de la littérature”

On n’ap­prend pas à être cor­rec­teur, mais on le devient par la force des choses. En géné­ral, le cor­rec­teur est un déclas­sé qui a fait de bonnes études et le plus sou­vent a échoué dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture3.

Après avoir ten­té d’é­crire, il en est réduit à cor­ri­ger et à polir les œuvres d’é­cri­vains qui, plus capables ou seule­ment plus heu­reux que lui, ont eu la chance de trou­ver un éditeur.

[…] Nous n’a­vons pas actuel­le­ment le rang qui nous est acquis par l’ins­truc­tion et le talent : nous sommes des déclas­sés, puisque nous n’a­vons pas d’autre mot pour expri­mer que nous ne sommes pas consi­dé­rés comme appar­te­nant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxi­liaires, nous que l’on consi­dère comme les manœuvres de la littérature !

[…] De l’homme de science, de l’é­ru­dit modeste on a fait un ouvrier sur l’ha­bi­le­té duquel on compte… tout en évi­tant de lui accor­der le salaire auquel son ins­truc­tion, son talent et son tra­vail lui donnent droit. Oui, nous le crions hau­te­ment : le cor­rec­teur est déclas­sé, déchu

Celui qui devient cor­rec­teur — comme nous le deve­nons tous : par la force des évé­ne­ments — celui-là est un déclas­sé, un dévoyé — si vous pré­fé­rez ce mot — qu’on n’a pas su com­prendre et qui, dans l’ombre, fera la répu­ta­tion de gens qui sou­vent auront moins que lui de génie, d’é­ru­di­tion et d’intelligence.

“Moitié chien, moitié loup”

Il est déclas­sé parce qu’il quitte une posi­tion sociale clas­sée pour entrer dans notre cor­po­ra­tion inqua­li­fiée, puisque le cor­rec­teur tient aujourd’­hui le milieu entre l’ou­vrier et l’é­cri­vain : moi­tié chien, moi­tié loup ; et c’est d’au­tant plus absurde que la plu­part des cor­rec­teurs n’ont qu’une connais­sance théo­rique de l’art typo­gra­phique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont per­du la dex­té­ri­té de main que la pra­tique donne, et seraient par consé­quent, pour la plu­part, inca­pables de se remettre à la casse, où ils ne pour­raient plus gagner leur vie.

Il est dévoyé parce qu’il est sor­ti de la voie où l’é­du­ca­tion ou la nais­sance, ou bien la for­tune l’a­vaient pla­cé pour accep­ter cette situa­tion vague de cor­rec­teur, qui ne lui pro­met aucune amé­lio­ra­tion de son sort.

Nous ne sommes plus au temps où Fran­çois Ier atten­dait patiem­ment pour lui par­ler que Robert Estienne eût ter­mi­né la lec­ture d’une épreuve.

De nos jours, appren­tis et com­po­si­teurs viennent nous inter­rompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne com­pre­nant pas que nous osions quel­que­fois nous en formaliser.

Ce n’est plus main­te­nant qu’un impri­meur écri­rait, comme Jean Lam­bert dans le Livre de l’I­mi­ta­tion, trans­la­té4 de latin en fran­çois (Paris, 1493, in-4o) :

« Laquelle trans­la­cion a esté dili­gem­ment cor­ri­gée sus l’o­ri­gi­nal. Pour­quoy vous qui en icel­luy livre lyrés vueillés prier nostre Sei­gneur pour le salut du cor­rec­teur5. »

Actuel­le­ment, on paye un cor­rec­teur à l’heure ou à la jour­née comme un ouvrier, et on le ren­voie aus­si faci­le­ment sans tenir compte de la dose d’in­tel­li­gence qu’il a dépen­sée pour l’hon­neur de l’im­pri­me­rie qui l’oc­cupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.

S’il est trop vieux, on s’en débar­rasse comme d’une machine inutile… sans s’in­quié­ter de ce qu’il devien­dra ensuite.

Quelles éco­no­mies pour­raient-ils réa­li­ser sur un salaire à peine suf­fi­sant pour empê­cher leur famille, quel­que­fois nom­breuse, de mou­rir de faim ?

F. Mariage demande aux impri­meurs « s’ils ne trou­ve­raient pas plus avan­ta­geux d’al­louer à leurs cor­rec­teurs des appoin­te­ments fixes […] leur per­met­tant de vivre dans une hono­rable médio­cri­té ».

Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux

La force de son texte excite la plume d’« un déclas­sé » (il signe ain­si), qui exprime ses « légers dis­sen­ti­ments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :

[…] Mal­gré ce titre de « déclas­sés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute fran­chise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’ap­par­te­nir à cette minus­cule cor­po­ra­tion, pour ain­si dire noyée dans la grande famille typographique. 

Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”

[…] Sont-ils véri­ta­ble­ment des déclas­sés ces pro­fes­seurs qui, refu­sant de cour­ber la tête sous le des­po­tisme de l’empire, ont bri­sé une car­rière où de brillantes espé­rances les atten­daient et sont venus deman­der un amer mor­ceau de pain à la typo­gra­phie pour res­ter fidèles à leurs convic­tions poli­tiques ? Était-il un déclas­sé ce ban­quier, si connu de la typo­gra­phie pari­sienne, lorsque, dans un élan sublime de patrio­tisme, il vidait entiè­re­ment sa caisse, équi­pait un bataillon de mobiles et mar­chait har­di­ment à leur tête pour chas­ser l’en­ne­mi dont la botte san­glante fou­lait depuis trop long­temps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé cet homme qui, après s’être quelque temps ber­cé de la douce illu­sion de se faire un nom dans le jour­na­lisme ou la lit­té­ra­ture, est venu cou­ra­geu­se­ment prendre rang dans la classe des tra­vailleurs d’où peut-être il n’au­rait jamais dû sor­tir ? Mérite-t-il le nom de déclas­sé ce com­mer­çant que les rigueurs d’une for­tune incons­tante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute res­source, mais libre de tout enga­ge­ment envers ses créan­ciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appar­te­nu à des pro­fes­sions diverses, ont deman­dé à un tra­vail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’i­nex­pé­rience de la vie ou les mille vicis­si­tudes au sein des­quelles se débat notre socié­té moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les dési­gner, un mot que l’A­ca­dé­mie a rayé de son Dic­tion­naire6 ? Nous ne le pen­sons pas : la fidé­li­té aux convic­tions et l’hon­nê­te­té dans le mal­heur, loin de rabais­ser l’homme au rang de déclas­sé, nous ont tou­jours paru être la vraie carac­té­ris­tique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trem­pée. Nous sommes nous-même convain­cu que ce mot de déclas­sé a glis­sé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop sou­vent sous la plume d’é­cri­vains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre cor­po­ra­tion ; nous n’au­rions donc pas rele­vé cette légère pec­ca­dille si ce qua­li­fi­ca­tif ne nous avait paru bles­ser pro­fon­dé­ment la loi de la jus­tice et accré­di­ter une fausse idée qui, par plus d’un côté, res­semble à un préjugé. 

“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”

F. Mariage réagit à son tour dans son article sui­vant (no 169, 15 juillet 1884), reve­nant sur son rêve — déjà expri­mé dans son troi­sième article — « d’unir tous les cor­rec­teurs de France en une sorte de socié­té scien­ti­fique qu’on appel­le­rait, par exemple, Aca­dé­mie Typo­gra­phique (ou des Cor­rec­teurs) ». J’au­rai l’oc­ca­sion d’en reparler.

[…] on vou­drait que nous rétrac­tas­sions le mot de déclas­sé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le pro­non­çons, mais bien l’his­toire impla­cable qui nous le jette à la face !

À vous, ô Cor­rec­teurs, de vous grou­per et de vous faire reclas­ser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volon­té suffit.

Que MM. Dam­buyant et Bout­my7 reçoivent vos adhé­sions, et ils auront vite for­mé le noyau de cette Aca­dé­mie Typo­gra­phique qui doit, à notre humble avis, nous rame­ner au bon temps des Érasme, des Las­ca­ris, des Lipse et autres cor­rec­teurs qui se fai­saient un titre de gloire de leur profession.

Car nous serons un corps savant ayant auto­ri­té pour impo­ser nos justes aspi­ra­tions, et alors nous élè­ve­rons le niveau de l’art typo­gra­phique en France par nos tra­vaux hono­ra­ble­ment rétri­bués et d’au­tant plus soi­gneu­se­ment exé­cu­tés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tran­quille, puisque notre situa­tion pré­sente sera amé­lio­rée et que nous serons cer­tains de l’avenir.

Seul, un cor­rec­teur ne peut rien, mais que l’A­ca­dé­mie compte seule­ment cent membres, et nous prou­ve­rons, à l’a­van­tage des impri­me­ries et des impri­meurs, comme au nôtre, que l’u­nion fait la force.


Les sombres débuts d’un jeune correcteur, 1882

Page de titre de la revue "La Jeune Belgique", 1882

Le 15 août 1882, la revue lit­té­raire La Jeune Bel­gique (lien Wiki­pé­dia8) publie le texte d’un cer­tain John Keat nar­rant son embauche comme cor­rec­teur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fic­tion. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phti­sie à 24 ans. Le signa­taire de ce texte (ou son per­son­nage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pen­du à une corde qui « le défiait » au-des­sus de son bureau. On passe bru­ta­le­ment du natu­ra­lisme, mou­ve­ment défen­du par la revue, à l’hor­reur ! Je n’ai trou­vé aucune infor­ma­tion sup­plé­men­taire au sujet de ce John Keat. Ce texte est sur­tout inté­res­sant par sa des­crip­tion de l’u­ni­vers de travail.

CORRECTEUR !

Aujourd’­hui pour la pre­mière fois, je suis entré dans l’a­te­lier où j’ai obte­nu la place de correcteur.

C’est une grande salle allon­gée, cou­verte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux ran­gées de casses ados­sées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de char­rette de bras­seur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régu­liè­re­ment rou­lant sur ses rails, tan­dis que les cour­roies qui s’é­lèvent obli­que­ment vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscil­la­tion lente, et le tiroir avance tou­jours et recule, éter­nel­le­ment. Des filles per­chées sur un tabou­ret pré­sentent du papier aux griffes de la presse, un rou­leau tourne, la feuille dis­pa­raît, une autre est hap­pée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.

Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, com­posent avec un mou­ve­ment d’au­to­mate, sans par­ler ; les petits appren­tis vous passent entre les jambes et vont cher­cher de la bière pour les assoiffés.

De temps en temps une mar­geuse fre­donne une chan­son mono­tone qu’ac­com­pagnent dans le fond les conduc­teurs et les gamins, et la chan­son s’enfle en bour­don­nant, bête et traî­narde, jus­qu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.

M. Lou­tard, le contre-maître, m’a don­né une place au fond, près des marbres. Il m’a pré­sen­té à mon confrère Mali­cot, un char­mant gar­çon très-chauve qui se pique de beau lan­gage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la cen­tau­rée. « C’est bon pour l’es­to­mac, dit-il. »

Mali­cot me passe des épreuves à cor­ri­ger : Cahier des charges : Pavage à exé­cu­ter sur la route de Namur à Bruxelles par Water­loo, sur une lon­gueur de 160 m. dans la tra­verse de Sombreffe.

Cela m’a pris deux heures à cor­ri­ger. Il est vrai que comme inté­rêt brut, c’é­tait folâtre.

Mali­cot m’a appris ce que c’est qu’un bour­don, une espace, un cadra­tin, un lin­got, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.

Aujourd’­hui le patron a fait le tour des ate­liers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grin­cheux. Il a dai­gné me dire que mon épreuve était bien corrigée.

Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modes­tie est la ver­tu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.

Il fait triste à l’a­te­lier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.

Mali­cot est par­ti. Il a man­gé trop de centaurée.

Son pupitre est désert et des­sus se pré­lasse une épreuve de l’His­toire contem­po­raine de A. P… Cette épreuve m’at­tire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Lou­tard m’a regar­dé. Il arrive. Hor­reur ! il m’a don­né douze folios de chiffres, des chiffres mal impri­més avec un nimbe noir qui fait papillo­ter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est hor­rible. J’ai peur de me trans­for­mer en chiffre, de m’ar­ron­dir en 6, de me hacher en 4, de me cou­leu­vrer en 8 ; je deviens arith­mo­mé­trique, je sens des ver­tiges, les lobes de mon cer­veau s’en vont ; je les vois s’en­vo­ler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…

« Je deviens arith­mo­mé­trique… » Com­po­si­tion d’origine.

Mali­cot est reve­nu ; il cor­rige la Revue du Nord et mâche de la cen­tau­rée (pour l’es­to­mac). Heu­reux homme ! il a lu presque entiè­re­ment un article de M. X… sur les Amé­lio­ra­tions des che­mins de fer bra­ban­çons, sans comp­ter un cha­pitre com­plet d’un roman de Zénaïde Fleu­riot — roman­cier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage com­plet à cor­ri­ger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un com­men­ce­ment et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres blo­quées ; et puis il me semble qu’au plus pal­pi­tant du livre, il y aura une cou­pure nette et… des annonces de pas­tilles anti-asthmatiques.

Il y a une corde qui pend au-des­sus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pour­quoi est-elle là ? Elle m’a­gace, elle a l’air de me défier, je la couperai…

John Keat.

N. B. — Il s’y est pendu. 


Pré­ci­sion : Dans la mise en page ori­gi­nelle, le nota et la signa­ture figurent sur la même ligne. 

La Jeune Bel­gique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.

“Derlindindin” ou l’histoire d’un échec

C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inabou­tie. Elle me donne l’oc­ca­sion de vous mon­trer com­ment je travaille. 

Un matin de cette semaine, pro­fi­tant de mes vacances — bien méri­tées, dirais-je — pour relan­cer les recherches, je tombe sur une Phy­sio­lo­gie9 de l’imprimeur (éd. Des­loges, 1842) com­por­tant le mot cor­rec­teur, signée de Constant Moi­sand (1822-1871). L’au­teur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre. 

Page 37, on y lit ceci : 

Vous arri­vez les poches pleines d’é­preuves ; vous remet­tez votre copie au cor­rec­teur qui entonne de sa grosse voix le der­lin­din­din, et tous les singes10 répètent en cœur [sic] le der­lin­din­din ; ce qui veut dire que celui qui a com­po­sé la copie que l’au­teur vient de remettre a fait une infi­ni­té de bour­dons, dou­blons, coquilles, etc.

Rien d’autre sur le sujet de mon blog. 

Mais… « le der­lin­din­din », voi­là de quoi occu­per ma mati­née ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.

Un bruit de clochette

Der­lin din­din est une variante de dre­lin din­din (ou din din), l’aîné de notre dre­lin, dre­lin, ono­ma­to­pée imi­tant une clo­chette ou une son­nette. Le chan­son­nier Béran­ger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, bat­tons la cam­pagne / Que nos gre­lots tintent sou­dain / Comme les beaux mulets d’Es­pagne / Nous mar­chons tous dre­lin din­din » (Cou­plet) — Lit­tré.

On trouve notre der­lin din din dans un vau­de­ville11 d’Eu­gène Labiche (1815-1888), Les Pré­ten­dus de Gim­blette (1850) :

Sem­bett : No ! un son de cloche… Com­ment ils fai­saient les cloches ?
[…]
Bar­na­bé : Elles font der­lin, der din, din din.

Nous appre­nons déjà quelque chose. 

Mais notre cor­rec­teur — appe­lons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clo­chette ? Et les com­po­si­teurs répètent-ils en chœur la même clo­chette ? Je n’y crois pas trop. 

Chanson à succès

Je penche plu­tôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à suc­cès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Cer­tains reçoivent même de nou­velles paroles, pour un évè­ne­ment fes­tif. Ain­si, deux chan­sons que j’ai trou­vées sur Gal­li­ca : Le Cor­rec­teur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un cer­tain Chol­let, est à chan­ter sur l’air de La Treille de sin­cé­ri­té, écrite par Désau­giers (1772-1827), et Les Cor­rec­teurs en goguette à Cha­ren­ton (1822) colle à l’air du vau­de­ville en un acte Lan­ta­ra, ou le Peintre au caba­ret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».

Page de titre du qua­drille Der­lin din­din ou Asseyez-vous d’s­sus (1859). © Palaz­zet­to Bru Zane / fonds Leduc.

Je tombe alors sur Der­lin din­din, un qua­drille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous des­sus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facé­tieux col­lègues… Mal­heu­reu­se­ment, Arban (1825-1889), com­po­si­teur de danses et chef d’orchestre popu­laire, offi­ciait au bal Le Casi­no, dit Casi­no-Cadet, « construit en 1859 [et] renom­mé pour la légè­re­té de ses dan­seuses » (Wiki­pé­dia), et 1859 est aus­si la date de la partition.

Au pas­sage, je décèle une bizar­re­rie : la page de titre de la par­ti­tion pré­cise « sur des motifs de Krie­sel ». Or, si Krie­sel (dont les dates de nais­sance et de mort nous sont incon­nues) a bien écrit Asseyez-vous d’s­sus !, « can­ti­lène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-187712] et Amé­dée de Jal­lais [1825-1909] », la par­ti­tion a été impri­mée chez Bol­lot en 1861… soit deux ans après le qua­drille qui s’en est ins­pi­ré ! Je vous laisse ce mys­tère à résoudre.

Asseyez-vous d’s­sus serait une fan­tai­sie sur l’expérience de l’omni­bus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Eli­za­beth Amann, The Omni­bus : A Cultu­ral His­to­ry of Urban Trans­por­ta­tion, Sprin­ger Nature, 2023, p. 107), ce que semble confir­mer la gra­vure illus­trant la partition.

Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trou­ver, dans le Cata­logue géné­ral des œuvres dra­ma­tiques et lyriques fai­sant par­tie du réper­toire de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (ouf !), Der­lin­din­din, vau­de­ville en un acte de René Per­in (1774-1829), édi­té par Jean-Nico­las Bar­ba (1769-1846). Date incon­nue, sauf que le cata­logue s’arrête à 1859, mais de toute façon anté­rieure à la mort de Bar­ba. Là, ça collerait. 

Frustration de chercheur

Le qua­drille aban­don­né, reste donc ce vau­de­ville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’a­gisse d’un autre, qui aurait disparu.

Ah, je le voyais bien, pour­tant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casi­no-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lun­di au same­di (sauf quand il « fait le lun­di »), guin­cher sur Der­lin din­din, le qua­drille à la mode, et, de retour au tur­bin, s’en ser­vir comme signe de com­pli­ci­té avec les « singes ». 

Mal­heu­reu­se­ment, les dates sont impitoyables. 


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état13. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


Alexandre Dumas et le correcteur : un conte

Alexandre Dumas père par Nadar, 1855
Alexandre Dumas père, par Nadar, en 1855. Coll. BnF.

Dans le Jour­nal amu­sant du 8 février 1873, le lit­té­ra­teur Paul Cour­ty pro­pose « une anec­dote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garan­tir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».

« On sait que Dumas était un fort tireur à la ligne, devant Dieu et devant les protes.

« Un jour, dans un de ses romans-feuille­tons qui se pas­sait sous Louis XIV, il avait pla­cé par mégarde le ter­rain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lors­qu’il vint revoir ses épreuves, le cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie lui fit res­pec­tueu­se­ment obser­ver que l’in­tro­duc­tion des pommes de terre en France remon­tait seule­ment au règne de Louis XVI, et qu’il fau­drait peut-être effacer…

« — Effa­cer ! s’é­cria Dumas, bon­dis­sant à ce mot. Comme vous y allez !

« Et sai­sis­sant fié­vreu­se­ment une plume, il écri­vit ce ren­voi en marge de l’épreuve.

« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adver­saires avaient pris pour ter­rain de leur ren­contre un champ de pommes de terre, puisque l’in­tro­duc­tion en France de ce pré­cieux tuber­cule, due à Par­men­tier, eut lieu seule­ment sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.

« Et ten­dant l’é­preuve au cor­rec­teur stu­pé­fait, Dumas mur­mu­ra, en se frot­tant joyeu­se­ment les mains :

— Six lignes de plus ! »

Cette anec­dote « peu connue », je ne l’ai pas trou­vée ailleurs. 

Se non è vero, è ben trovato.