Une « chanson du correcteur » m’avait curieusement échappé jusqu’ici (☞ voir Chansons du correcteur). Signée d’un certain Legrain, elle nous a été transmise par Eugène Boutmy dans une édition de 1878 de son Dictionnaire de la langue verte typographique, où celui-ci est suivi de Chants dus à la Muse typographique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en manquât une et qu’elle recelât des trésors.)
Quelques explications :
Cette chanson rappelle une pratique aujourd’hui disparue. En relisant les premières épreuves (dites typographiques), le correcteur était assisté d’un teneur de copie (en typographie, la copie désigne le texte destiné à l’impression) : il la « chantait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en prononçant la ponctuation et l’orthographe si nécessaire, notamment les accents. Le correcteur pouvait ainsi vérifier la conformité de la composition avec la copie. On employait à cette tâche soit un apprenti, soit un vieux correcteur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fatiguée pour qu’il corrigeât lui-même.
Le correcteur était souvent un « déclassé1 » : sorti de l’université ou du séminaire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dramaturge, avant de se résoudre à « faire un métier ».
La chanson Le Grenier (dont un vers récurrent est en effet « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), qui fut lui-même typographe. Sur YouTube, on peut l’entendre interprétée par Jean Clément en 1935.
Criraient au lieu de crieraient est une licence poétique (pour gagner un pied).
Enfin, un bourdon est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de paragraphes entiers lors de la composition.
LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE par legrain
Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.
Un correcteur sur certaines épreuves Avec amour chaque faute indiquait. Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves : De tous côtés la marge s’emplissait. « Lis donc ! » dit-il au teneur de copie. Un ronflement répond ; il dit plus bas : « Ta tête grise en paix s’est assoupie, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse, Jours d’espérance et de déceptions, Tu te revois, oubliant ta détresse, Au temps passé de tes illusions. Chaque journée amenait un déboire : Qui veut monter souvent retombe en bas… En ce moment, si tu rêves de gloire, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Mais sur ta lèvre apparaît un sourire : Est-ce un roman dont le style plaira ? Quelque sonnet dont on ne peut médire, Un long poème, un sujet d’opéra ? D’Oreste enfin retraçant les furies, Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas ! On applaudit, on pleure… aux galeries : Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ; On te siffla… Tu dus faire un métier. En notre état, l’usage est qu’un poète Fera toujours un méchant ouvrier : Censurant tout dans ton humeur chagrine De nos grands noms tu fais un faible cas ; Tu blâmerais les vers de Lamartine… Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Repose, ami ; mais demain nos familles Criraient la faim… terminons ce labeur. » Et derechef il marquait des coquilles Quand un bourdon excite sa fureur ! Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire, Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas ! On me versait… Je crois que j’allais boire : Une autre fois ne me réveille pas ! »
À l’occasion des fêtes de Noël, j’ai choisi de publier une belle histoire de fraternité humaine, liée au monde de l’imprimerie, publiée à Paris au milieu du xixe siècle. Un printer’s devil est un apprenti compositeur, employé très jeune pour les travaux les plus salissants de l’atelier. Souvent maltraité par les ouvriers comme par les maîtres, il doit apprendre à se défendre, tant physiquement que verbalement, et devient « un vrai diable, tapageur, tourmenteur, raisonneur, flâneur, batailleur » (dixit l’introduction du texte). Mais Victor va montrer aussi sa générosité. (J’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine, ne corrigeant que les rares coquilles.)
Victor Dutuy, grand et gros garçon de quatorze ans, apprenti compositeur depuis deux ans chez M. Fiéville, imprimeur à Rouen, n’était pas moins franc gamin que tous ses honorables collègues de la même partie. Je ne vous dirai pas non plus que sa toilette était plus soignée, ses manières plus choisies, sa conversation plus recherchée que celle de tous ses camarades. C’était un vrai printer devil1 dans toute l’acception du mot ; cependant, sous cette rude et assez grossière écorce, battait un cœur sensible. Victor s’enthousiasmait à la lecture d’un beau trait2 ; un acte de générosité le transportait ; tout ce qui était noble et beau trouvait facilement le chemin de son [â]me. Ne vous figurez pas pourtant que Victor épanchât ses émotions en phrases plus ou moins sentimentales ; le garçon était fort peu exclamatif et phraseur encore moins. C’est beau ça ! s’écriait-il, et là s’arrêtait son expansion. Ou bien : Voilà un gaillard qui peut se vanter d’avoir mon estime… Et c’était tout. Mais pour ne pas parler beaucoup, Victor ne pensait pas moins. Or, vous saurez que les parens3 de Victor, sans être riches, étaient de laborieux ouvriers qui vivaient assez bien, et laissaient à leur fils le produit de son travail, produit bien mince encore, avec la seule recommandation d’en faire un bon usage ; ils avaient assez de fois éprouvé leur enfant, pour lui donner, sans danger, cette honorable marque de confiance.
L’étrange voisin d’en face
Dans la maison qu’habitait la famille de Victor, et dans une chambre, dont les fenêtres donnaient juste en face des croisées de celui-ci, vivait un pauvre jeune homme, dont l’existence singulière, la tournure et les manières étaient de nature à exciter une curiosité moins prompte à s’allumer que celle de notre garçon. Léon, le jeune homme en question, sortait régulièrement tous les jours vers neuf heures du matin, et s’absentait jusque vers cinq heures de l’après-midi ; alors, il rentrait chez lui, et ne sortait plus que le lendemain à la même heure que la veille. D’un aspect sérieux, quoique doux, d’une politesse constante, mais froide, vis-à-vis de tous ses voisins, Léon ne s’était lié avec aucun d’eux, ce qui contribuait davantage encore à lui attirer leur attention ; car les gens du peuple sont généralement communicatifs ; ils aiment à se lier entre eux ; ils savent qu’à tout instant, ils peuvent avoir besoin l’un de l’autre, et il est mille circonstances o[ù] la bonne volonté d’un voisin obligeant n’est pas à dédaigner. La conduite de Léon devait donc leur sembler étrange, et ils se demandaient ce que pouvait être et faire le pâle et sévère jeune homme. Victor n’était pas un des moins empressés de soulever le voile qui couvrait la vie du voisin mystérieux ; mais, plus naïf et plus hardi que les autres, il ne manquait pas une occasion de s’en rapprocher. S’il le voyait paraître un moment à sa fenêtre : « Bonjour, M. Léon, vous vous portez bien, » lui disait-il aussitôt. Si par hasard, il le rencontrait le dimanche, sortant ou rentrant, il ne manquait pas de phrases toutes faites pour chercher à entamer la conversation : « Il fait bien beau aujourd’hui, M. Léon, est-ce que vous n’irez pas promener un peu : vous restez toujours enfermé chez vous, cela doit nuire à votre santé. » Le jeune homme souriait avec bienveillance aux avances amicales de Victor, lui répondait en peu de mots, et remontait chez lui, ou quittait sa croisée. Il était évident que ce jeune homme tenait à ne pas se lier avec aucun de ses voisins.
Plus d’une fois, à une heure avancée dans la nuit, Victor avait vu la chambre de Léon encore éclairée, et, à travers les légers rideaux de mousseline, il avait cru l’apercevoir assis à sa table et travaillant. Il n’en fallait pas davantage pour porter au plus haut degré l’intérêt que lui inspirait déjà le jeune homme studieux et rangé ; d’autant plus que rien dans sa personne ne respirait l’aisance : « C’est un pauvre diable, s’était dit Victor, qui se tue le corps et l’âme à travailler, et qui ne m’a pas l’air du tout bien calé4, faudra voir ça un peu… » Mais comment arriver à la découverte de ce qui l’intéressait si fort ; car, malgré son éducation imparfaite, il sentait bien qu’il y aurait eu de la bassesse à commettre une indiscrétion, et qu’il pouvait, par une imprudente curiosité, se rendre importun à celui qui en était l’objet, et peut-être même lui causer une peine réelle ; il se creusait donc inutilement l’esprit et désespérait d’arriver à son but ; les circonstances le servirent mieux que ses petits calculs.
“Un de ces jeunes amans de la gloire”
Un jour vint où le jeune homme ne sortit pas ; chacun s’en étonna ; puis, un autre jour suivit celui-ci, et un troisième encore ; depuis trois jours, on n’avait pas vu Léon, et le cœur de ces bonnes gens s’émouvait d’inquiétude pour le pauvre isolé. Victor, plus que les autres, en éprouvait une véritable peine ; il avait pressenti que quelque grand malheur accablait son voisin. Le soir du troisième jour venu, il résolut de mettre un terme à son incertitude : quand toutes les lumières furent éteintes aux divers étages de la maison, il prit sa chandelle et se dirigea vers son voisin. Il frappe… Point de réponse… Il frappe encore… Même silence… Il regarde… La clé n’est point sur la porte… Quelque chose dit à Victor qu’il ne doit point s’arrêter à la vaine crainte d’affliger le jeune homme ; il pousse fortement la porte, dont la serrure, vieille et usée, cède à ses premiers efforts… Il s’avance dans l’intérieur de la chambre… Un spectacle affreux s’offre à sa vue… Léon est étendu sans connaissance sur son mauvais grabat, et, à la pâleur de ses joues, à la froideur de tout son corps, il est facile de voir qu’il est depuis long-temps dans ce dangereux état. Victor sent qu’ici sa bonne volonté est impuissante ; il rentre précipitamment chez lui, et avertit son père de ce qu’il vient de faire et de voir. Celui-ci n’hésite pas ; en deux minutes, il est habillé, et bientôt un médecin, amené par lui, vient donner des soins au pauvre jeune homme. À la première inspection, il déclare que le malade est tombé de faiblesse et d’inanition.….5 D’inanition ! s’écrie Victor, lorsqu’il n’avait qu’à parler pour nous voir tous venir à son secours : ce que c’est que l’orgueil !… Après une heure de soins empressés, Léon revient à lui ; mais il divague ; il a le délire… Et des mots, entrecoupés et sans suite, se pressent sur ses lèvres. — « La gloire.… Vain songe ! Mourir si jeune… Sans avoir rien fait… Repoussé par tout6… Pas un éditeur… Une œuvre si complète… Le fruit de tant de veilles.… Périr avec moi… Sans avoir vu le jour… Et pour être placée au rang des plus belles,… il ne manque peut-être à mon œuvre, que de pouvoir être appréciée du public… » Tels sont les lambeaux de phrases que prononce le jeune homme. — Victor a tout compris. — Léon est un de ces jeunes amans de la gloire, qui la recherchent à tout prix ; c’est un auteur, un poète peut-être, qui meurt de faim parce qu’il n’a pas un nom illustre, et qu’aucun éditeur ne veut se donner la peine de lire son œuvre, ni courir le risque de l’éditer…
Le lendemain, le malade va mieux ; on peut espérer son retour à la santé ; mais la convalescence sera longue et pénible… Cependant, Victor rentre toujours une heure plus tard, et part pour son atelier une heure plutôt ; la famille remarque avec plaisir cet accroissement d’activité et croit que son enfant songe à augmenter ses petits profits.
“Un grand Monsieur noir”
Les jours ont fait place aux semaines, et les semaines aux mois ; Léon ne s’est pas encore levé de son lit : le jour est enfin venu, où il va lui être permis de se remettre peu à peu à ses travaux ; ses bons voisins sont venus à son secours, et il ne manque de rien… Ils sont tous présens, lorsqu’appuyé sur le bras de madame Duty, il se lève, et se dirige vers son bureau.… Il s’assied, et remue des papiers entassés les uns sur les autres ; il cherche avec agitation.…. Enfin, lorsqu’il semble avoir acquis la preuve que l’objet dont il s’inquiète est disparu ; il penche sa tête sur sa poitrine, et des pleurs rares et brûlans coulent le long de ses joues ; on s’empresse autour de lui… On le questionne… Il se lève enfin, et d’une voix forte, quoique pleine de larmes, il s’écrie : J’avais composé un ouvrage, c’était tout mon espoir ; pendant ma maladie, mon manuscrit est disparu ; on me l’a volé sans doute… À ces mots, la porte, entr’ouverte depuis quelques instans, s’ouvre tout-à-coup7 ; c’est Victor : — On ne vous a pas volé votre manuscrit, M. Léon, parce qu’il n’y a pas de voleur parmi des braves gens comme nous ; mais on vous l’a imprimé, et le voilà, ajoute-t-il en lui remettant un volume tout fraîchement broché. — Imprimé ! Mon ouvrage imprimé ! — Et tiré à 1,500 exemplaires, M. Léon. — Et quel est l’ange consolateur à qui je dois un tel bienfait. — N’y a pas d’ange là-dedans, M. Léon, c’est votre serviteur. — Quoi ! il serait possible ! Oh ! viens, Victor, bon et généreux enfant, viens que je t’embrasse comme mon meilleur ami, comme mon frère ! je te dois deux fois la vie ; car je te devrai peut-être la célébrité. — Cela se pourrait, M. Léon. — Que veux-tu dire ? — C’est qu’il y a un grand Monsieur noir, qui vient quelquefois à l’imprimerie, et qui dit comme ça que c’est fièrement beau ce qu’il y a là-dedans. — Et pendant que Léon considère son volume, l’ouvre à toutes les pages, semble en contemplation devant lui, et recueilli dans un bonheur inexprimable, chacun de questionner Victor… C’est donc pour ça que tu travailles par jour deux heures de plus depuis deux mois. — Oui, papa ; mais je ne suis pas seul, et quand je leur ai conté la chose, les autres ont voulu s’y mettre aussi, et tous les ouvriers y ont travaillé. — Ah ! vous êtes tous de braves gens ; viens, mon Victor, que je t’embrasse. — Et les imprimeurs ? — Ont travaillé une heure de plus aussi. — Mais le papier ? — Je gagne 10 sous par jour, je les ai mis ; on a fait, pour ce qui manquait, une collecte dans l’atelier, et voilà. — C’est donc bien beau ce livre-là. — Je ne sais pas, moi ; mais d’après ce qu’a dit le grand Monsieur noir, dont je vous parlais tout à l’heure, et qui paraît s’y connaître, faut croire que c’est très-beau. — Qu’est-ce que c’est que ce grand Monsieur noir que tu nous dis ? — Je ne sais pas non plus ; mais il m’a demandé l’adresse de M. Léon, et je la lui ai donnée ; peut-être qu’il viendra ; mais on entre ; tenez, c’est justement lui… Vous voulez parler à M. Léon ? Le voilà, Monsieur. — Il ne fallut rien moins que ces paroles pour tirer Léon de l’extase où il était plongé. — Monsieur, j’ai parcouru votre ouvrage à l’imprimerie ; il me paraît aussi bien pensé que bien écrit ; je venais vous proposer de m’en rendre l’éditeur, pour la première et la deuxième édition, moyennant 6,000 francs. Léon accepta avec empressement… Quand l’éditeur fut sorti : Mon jeune protecteur, dit-il à Victor, comment te témoigner ma reconnaissance ? Je sens bien que je ne puis ni ne dois te parler de récompense… — Eh ! vous avez bien raison, M. Léon, je ne vends pas mes services à mes amis, je les donne, et si vous voulez bien me regarder comme votre ami, ce sera ma meilleure récompense. — Oh ! oui, mon ami, tu le seras, et toujours, toi qui m’as ouvert le chemin de la gloire.
Grâce à ce premier ouvrage qui l’a placé au rang qui lui appartenait parmi les écrivains, Léon est devenu un homme célèbre ; il est riche aujourd’hui ; son ami Victor a acheté, avec la bourse de Léon, un brevet d’imprimeur, et il exerce à son compte.
Il faut voir comme les éditions des œuvres de M. Léon, imprimées chez Victor Dutuy, sont correctes, élégantes et soignées. Il n’y en a pas qui puisse lutter avec elles pour la beauté des caractères et la netteté du tirage. Victor Dutuy y met tant de zèle, de goût et d’exactitude, qu’il est facile de voir qu’il travaille.…. comme pour un ami.….
Que conclure de tout ce qui précède ?… Que, dans toute[s] les classes de la société, ou peut rencontrer des individus qui en sont l’honneur, et qui le seraient encore des classes les plus élevées ; que jamais la persévérance, le travail et la bonne conduite, ne demeurent sans récompense. Voyez plutôt : Léon était sage autant que travailleur ; il inspira de l’intérêt à tous ses voisins, et cet intérêt ne fut pas stérile puisqu’au jour du besoin tous s’empressèrent autour de lui. Mais la générosité de caractère, l’humanité de Victor, portèrent aussi leurs fruits : Léon, d’abord protégé par lui, devint à son tour son protecteur, et lui rendit en reconnaissance ce qu’il en avait reçu en humanité. Gardez-vous pourtant de croire que toujours une bonne action trouve ainsi sa récompense. Non : l’on rencontre beaucoup d’ingrats, qui, loin d’aimer leurs bienfaiteurs, semblent rougir du service qu’on leur a rendu, et pour qui la reconnaissance est un pesant fardeau. Est-ce une raison pour cesser d’être bienfaisant ? Non certes ; l’homme généreux fait le bien pour le plaisir de le faire, pour le bienfait lui-même ; il ne compte sur la reconnaissance de personne ; sa récompense, c’est l’estime des honnêtes gens, la satisfaction, dont l’accomplissement d’une bonne action remplit toujours notre cœur, et enfin la certitude, qu’à défaut même de l’estime des hommes et de la gratitude des obligés, Dieu, qui n’oublie jamais, lui tiendra compte de ses œuvres.
ARTHUR DE FILLIÈRE.
Extrait de : « The Printer Devil. (Le diable de l’imprimerie.) », dans Les Enfans peints par eux-mêmes, sujets de composition donnés à ses élèves par Alexandre Saillet, maître de pension. Paris, Desesserts, éditeur, passage des Panoramas, galerie Feydeau, 13, 1841, p. 164-170.
En anglais, la bonne orthographe est printer’s devil. Voir le Wikipedia anglais. ↩︎
Acte ou parole. Penser à trait de générosité ou trait de génie. ↩︎
Bien que cette orthographe ait été rectifiée par l’Académie en 1835, ce texte l’écrit encore « à l’ancienne », de même que, plus loin, amans, long-temps, plutôt ou très-beau. ↩︎
Le terme est souvent accolé au correcteur dans les textes de la fin du xixe siècleet au début du suivant1. Il me semble, à ce stade de mes recherches, que c’est Eugène Boutmy qui l’a lancé en 1866 (voir De savoureux portraits de correcteurs). Mais pourquoi, au juste, dire que le correcteur est un déclassé ? J’ai eu l’heureuse surprise de trouver une explication détaillée, argumentée, dans une série d’articles, en sept parties, « La correction typographique », publiée par la revue La Typologie-Tucker2 en 1884. Il n’est pas signé en tête ni en fin de colonne, mais une note à la première partie nous apprend qu’il a été « communiqué par M. F. Mariage, correcteur attaché à la librairie Hachette et Cie, de Londres, succursale de la grande maison de Paris ». Les extraits ci-dessous — que j’ai légèrement réorganisés, pour plus de lisibilité — proviennent des première et troisième parties (nos 166 et 168, 15 avril et 15 juin 1884).
“Des manœuvres de la littérature”
On n’apprend pas à être correcteur, mais on le devient par la force des choses. En général, le correcteur est un déclassé qui a fait de bonnes études et le plus souvent a échoué dans le journalisme ou la littérature3.
Après avoir tenté d’écrire, il en est réduit à corriger et à polir les œuvres d’écrivains qui, plus capables ou seulement plus heureux que lui, ont eu la chance de trouver un éditeur.
[…] Nous n’avons pas actuellement le rang qui nous est acquis par l’instruction et le talent : nous sommes des déclassés, puisque nous n’avons pas d’autre mot pour exprimer que nous ne sommes pas considérés comme appartenant à cette classe de gens de lettres ou de science dont nous sommes les plus utiles auxiliaires, nous que l’on considère comme les manœuvres de la littérature !
[…] De l’homme de science, de l’érudit modeste on a fait un ouvrier sur l’habileté duquel on compte… tout en évitant de lui accorder le salaire auquel son instruction, son talent et son travail lui donnent droit. Oui, nous le crions hautement : le correcteur est déclassé, déchu…
Celui qui devient correcteur — comme nous le devenons tous : par la force des événements — celui-là est un déclassé, un dévoyé — si vous préférez ce mot — qu’on n’a pas su comprendre et qui, dans l’ombre, fera la réputation de gens qui souvent auront moins que lui de génie, d’érudition et d’intelligence.
“Moitié chien, moitié loup”
Il est déclassé parce qu’il quitte une position sociale classée pour entrer dans notre corporation inqualifiée, puisque le correcteur tient aujourd’hui le milieu entre l’ouvrier et l’écrivain : moitié chien, moitié loup ; et c’est d’autant plus absurde que la plupart des correcteurs n’ont qu’une connaissance théorique de l’art typographique, et que ceux qui, comme nous, ont jadis levé la lettre ont perdu la dextérité de main que la pratique donne, et seraient par conséquent, pour la plupart, incapables de se remettre à la casse, où ils ne pourraient plus gagner leur vie.
Il est dévoyé parce qu’il est sorti de la voie où l’éducation ou la naissance, ou bien la fortune l’avaient placé pour accepter cette situation vague de correcteur, qui ne lui promet aucune amélioration de son sort.
Nous ne sommes plus au temps où François Ier attendait patiemment pour lui parler que Robert Estienne eût terminé la lecture d’une épreuve.
De nos jours, apprentis et compositeurs viennent nous interrompre à chaque moment pour une cause ou pour l’autre…, ne comprenant pas que nous osions quelquefois nous en formaliser.
« Laquelle translacion a esté diligemment corrigée sus l’original. Pourquoy vous qui en icelluy livre lyrés vueillés prier nostre Seigneur pour le salut du correcteur5. »
Actuellement, on paye un correcteur à l’heure ou à la journée comme un ouvrier, et on le renvoie aussi facilement sans tenir compte de la dose d’intelligence qu’il a dépensée pour l’honneur de l’imprimerie qui l’occupe, et on ne lui en sait aucun gré, car il a reçu le salaire de son travail.
S’il est trop vieux, on s’en débarrasse comme d’une machine inutile… sans s’inquiéter de ce qu’il deviendra ensuite.
Quelles économies pourraient-ils réaliser sur un salaire à peine suffisant pour empêcher leur famille, quelquefois nombreuse, de mourir de faim ?
F. Mariage demande aux imprimeurs « s’ils ne trouveraient pas plus avantageux d’allouer à leurs correcteurs des appointements fixes […] leur permettant de vivre dans une honorable médiocrité ».
Éloge des “déclassés” par l’un d’entre eux
La force de son texte excite la plume d’« un déclassé » (il signe ainsi), qui exprime ses « légers dissentiments » dans une lettre du 20 mai (publiée en juin) :
[…] Malgré ce titre de « déclassés » qui froisse un peu notre amour-propre, nous avouons, en toute franchise, qu’il ne nous déplaît pas trop d’appartenir à cette minuscule corporation, pour ainsi dire noyée dans la grande famille typographique.
Par “inexpérience de la vie” ou “mille vicissitudes”
[…] Sont-ils véritablement des déclassés ces professeurs qui, refusant de courber la tête sous le despotisme de l’empire, ont brisé une carrière où de brillantes espérances les attendaient et sont venus demander un amer morceau de pain à la typographie pour rester fidèles à leurs convictions politiques ? Était-il un déclassé ce banquier, si connu de la typographie parisienne, lorsque, dans un élan sublime de patriotisme, il vidait entièrement sa caisse, équipait un bataillon de mobiles et marchait hardiment à leur tête pour chasser l’ennemi dont la botte sanglante foulait depuis trop longtemps le sol de la patrie ? Mérite-t-il le nom de déclassé cet homme qui, après s’être quelque temps bercé de la douce illusion de se faire un nom dans le journalisme ou la littérature, est venu courageusement prendre rang dans la classe des travailleurs d’où peut-être il n’aurait jamais dû sortir ? Mérite-t-il le nom de déclassé ce commerçant que les rigueurs d’une fortune inconstante et aveugle ont jeté sur la place de Paris dénué de toute ressource, mais libre de tout engagement envers ses créanciers ? Serait-ce parce que ces hommes, ayant appartenu à des professions diverses, ont demandé à un travail déjà pénible en lui-même le pain que leur a fait perdre ou l’inexpérience de la vie ou les mille vicissitudes au sein desquelles se débat notre société moderne, qu’il faut tout exprès créer, pour les désigner, un mot que l’Académie a rayé de son Dictionnaire6 ? Nous ne le pensons pas : la fidélité aux convictions et l’honnêteté dans le malheur, loin de rabaisser l’homme au rang de déclassé, nous ont toujours paru être la vraie caractéristique de l’homme de cœur, de l’âme bien née et bien trempée. Nous sommes nous-même convaincu que ce mot de déclassé a glissé sous la plume de M. Mariage, comme il glisse trop souvent sous la plume d’écrivains qui ne connaissent pas ou connaissent mal notre corporation ; nous n’aurions donc pas relevé cette légère peccadille si ce qualificatif ne nous avait paru blesser profondément la loi de la justice et accréditer une fausse idée qui, par plus d’un côté, ressemble à un préjugé.
“À vous, ô Correcteurs, de vous faire reclasser”
F. Mariage réagit à son tour dans son article suivant (no 169, 15 juillet 1884), revenant sur son rêve — déjà exprimé dans son troisième article — « d’unir tous les correcteurs de France en une sorte de société scientifique qu’on appellerait, par exemple, Académie Typographique (ou des Correcteurs) ». J’aurai l’occasion d’en reparler.
[…] on voudrait que nous rétractassions le mot de déclassé ! — Ah ! bien, non, par exemple, car ce n’est pas nous qui le prononçons, mais bien l’histoire implacable qui nous le jette à la face !
À vous, ô Correcteurs, de vous grouper et de vous faire reclasser ; c’est bien facile, il me semble : un seul effort de volonté suffit.
Que MM. Dambuyant et Boutmy7 reçoivent vos adhésions, et ils auront vite formé le noyau de cette Académie Typographique qui doit, à notre humble avis, nous ramener au bon temps des Érasme, des Lascaris, des Lipse et autres correcteurs qui se faisaient un titre de gloire de leur profession.
Car nous serons un corps savant ayant autorité pour imposer nos justes aspirations, et alors nous élèverons le niveau de l’art typographique en France par nos travaux honorablement rétribués et d’autant plus soigneusement exécutés que nous aurons le cœur plus joyeux et l’âme plus tranquille, puisque notre situation présente sera améliorée et que nous serons certains de l’avenir.
Seul, un correcteur ne peut rien, mais que l’Académie compte seulement cent membres, et nous prouverons, à l’avantage des imprimeries et des imprimeurs, comme au nôtre, que l’union fait la force.
Le 15 août 1882, la revue littéraire La Jeune Belgique (lien Wikipédia1) publie le texte d’un certain John Keat narrant son embauche comme correcteur, à moins qu’il ne s’agisse d’une fiction. Rien à voir, bien sûr, avec le célèbre poète anglais John Keats (1795-1821), mort de la phtisie à 24 ans. Le signataire de ce texte (ou son personnage) se serait, d’après le nota — qui fait froid dans le dos — pendu à une corde qui « le défiait » au-dessus de son bureau. On passe brutalement du naturalisme, mouvement défendu par la revue, à l’horreur ! Je n’ai trouvé aucune information supplémentaire au sujet de ce John Keat. Ce texte est surtout intéressant par sa description de l’univers de travail.
CORRECTEUR !
Aujourd’hui pour la première fois, je suis entré dans l’atelier où j’ai obtenu la place de correcteur.
C’est une grande salle allongée, couverte d’un vitrage, comme une serre. Au milieu, deux rangées de casses adossées et au fond cinq presses qui marchent avec un bruit de charrette de brasseur ; le tiroir des presses sort, entre, va, vient régulièrement roulant sur ses rails, tandis que les courroies qui s’élèvent obliquement vers l’arbre, tournent sans fin avec une oscillation lente, et le tiroir avance toujours et recule, éternellement. Des filles perchées sur un tabouret présentent du papier aux griffes de la presse, un rouleau tourne, la feuille disparaît, une autre est happée. Cette machine a l’air d’un monstre, elle me fait peur.
Les ouvriers, les typos, debout devant leurs casses, composent avec un mouvement d’automate, sans parler ; les petits apprentis vous passent entre les jambes et vont chercher de la bière pour les assoiffés.
De temps en temps une margeuse fredonne une chanson monotone qu’accompagnent dans le fond les conducteurs et les gamins, et la chanson s’enfle en bourdonnant, bête et traînarde, jusqu’au moment où un éclat de voix arrête le chœur, qui se tait effrayé.
M. Loutard, le contre-maître, m’a donné une place au fond, près des marbres. Il m’a présenté à mon confrère Malicot, un charmant garçon très-chauve qui se pique de beau langage et qui a la manie de mâcher sans cesse de la centaurée. « C’est bon pour l’estomac, dit-il. »
Malicot me passe des épreuves à corriger : Cahier des charges : Pavage à exécuter sur la route de Namur à Bruxelles par Waterloo, sur une longueur de 160 m. dans la traverse de Sombreffe.
Cela m’a pris deux heures à corriger. Il est vrai que comme intérêt brut, c’était folâtre.
Malicot m’a appris ce que c’est qu’un bourdon, une espace, un cadratin, un lingot, une galée et une forme. Ces notions sont très utiles.
Aujourd’hui le patron a fait le tour des ateliers ; c’est un petit vieux tout gris, à l’air grincheux. Il a daigné me dire que mon épreuve était bien corrigée.
Je le savais. Je ne suis pas modeste de nature. La modestie est la vertu des sots ; ils ont conscience de leur valeur.
Il fait triste à l’atelier ; il pleut dehors et les vitres ruissellent.
Malicot est parti. Il a mangé trop de centaurée.
Son pupitre est désert et dessus se prélasse une épreuve de l’Histoire contemporaine de A. P… Cette épreuve m’attire ; j’ai envie de la prendre. Mais M. Loutard m’a regardé. Il arrive. Horreur ! il m’a donné douze folios de chiffres, des chiffres mal imprimés avec un nimbe noir qui fait papilloter les yeux. J’en ai pour trois heures. C’est horrible. J’ai peur de me transformer en chiffre, de m’arrondir en 6, de me hacher en 4, de me couleuvrer en 8 ; je deviens arithmométrique, je sens des vertiges, les lobes de mon cerveau s’en vont ; je les vois s’envoler sous forme de 000000, comme des ronds de fumée…
Malicot est revenu ; il corrige la Revue du Nord et mâche de la centaurée (pour l’estomac). Heureux homme ! il a lu presque entièrement un article de M. X… sur les Améliorations des chemins de fer brabançons, sans compter un chapitre complet d’un roman de Zénaïde Fleuriot — romancier de grand talent, assure-t-il. — Moi, je ne rêve qu’un ouvrage complet à corriger ; ne fût-ce que trois pages, mais que cela ait un commencement et une fin ! Je n’ose plus ouvrir un livre ; je crains de n’y voir que des coquilles et des lettres bloquées ; et puis il me semble qu’au plus palpitant du livre, il y aura une coupure nette et… des annonces de pastilles anti-asthmatiques.
Il y a une corde qui pend au-dessus de mon pupitre. À quoi sert cette corde ? Pourquoi est-elle là ? Elle m’agace, elle a l’air de me défier, je la couperai…
John Keat.
N. B. — Il s’y est pendu.
Précision : Dans la mise en page originelle, le nota et la signature figurent sur la même ligne.
La Jeune Belgique, 2e année, n° 18, vol. 1, p. 282-283.
C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie1de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville3 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ? […] Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !,« cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation,Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
Dans le Journal amusant du 8 février 1873, le littérateur Paul Courty propose « une anecdote sur Alexandre Dumas qu[’il] n’ose garantir inédite, mais qui du moins est assez peu connue ».
« Un jour, dans un de ses romans-feuilletons qui se passait sous Louis XIV, il avait placé par mégarde le terrain d’un duel dans un champ de pommes de terre. Lorsqu’il vint revoir ses épreuves, le correcteur de l’imprimerie lui fit respectueusement observer que l’introduction des pommes de terre en France remontait seulement au règne de Louis XVI, et qu’il faudrait peut-être effacer…
« — Effacer ! s’écria Dumas, bondissant à ce mot. Comme vous y allez !
« Et saisissant fiévreusement une plume, il écrivit ce renvoi en marge de l’épreuve.
« — C’est par erreur que nous venons de dire que les deux adversaires avaient pris pour terrain de leur rencontre un champ de pommes de terre, puisque l’introduction en France de ce précieux tubercule, due à Parmentier, eut lieu seulement sous le règne de Louis XVI. C’est dans un champ de navets que le duel avait lieu.
« Et tendant l’épreuve au correcteur stupéfait, Dumas murmura, en se frottant joyeusement les mains :
— Six lignes de plus ! »
Cette anecdote « peu connue », je ne l’ai pas trouvée ailleurs.
Je relève dans Les Annales politiques et littéraires, du 22 avril 1894, sous la plume de Francisque Sarcey (critique littéraire célèbre), les lignes suivantes :
« Je supplie le correcteur de ne pas me mettre : Tout vient à point à qui sait attendre. »
Noter la préposition à en italique.
S’agit-il d’une note à l’intention du correcteur qui s’est retrouvée — par mégarde ou par choix du correcteur — dans la composition, ou l’auteur a-t-il vraiment souhaité qu’elles soient imprimées ? Le mystère demeurera.
Mais cette insistance demande une explication. On la trouve dans le Wiktionnaire (d’après Delboulle A., XIII. Tout vient à point qui sait attendre, in Romania, t. 13, no 50-51, 1884, p. 425-426) :
« On disait au xvie siècle “tout vient à point qui sait attendre”, qui signifiait “tout vient à point si l’on sait attendre”. On disait aussi, dans un sens comparable, “tout vient à point qui peut attendre”.
« L’emploi de qui dans le sens de “si on”, “si l’on”, fréquent chez Montaigne notamment, a progressivement disparu et la locution n’a plus été comprise qu’au prix de l’insertion de la préposition à, entraînant une légère modification du sens (“c’est à celui qui sait attendre qu’échoit le moment venu ce qu’il espérait”). »
L’auteur s’explique
Dans une lettre à Paul Risch, transmise par celui-ci à Sergines [pseudonyme d’Adolphe Brisson] et publiée dans Les Annales politiques et littéraires, le 31 mai 1903, Francisque Sarcey confirme cette explication :
« 26 juin 1898.
« Mon cher ami,
« J’écris toujours : “Tout vient à point qui sait attendre.” Mais les correcteurs ne veulent pas. Ils sont nos maîtres. « Qui, en ce sens, est une vieille formule française équivalant au si quis des latins. « Tu en trouveras deux ou trois exemples au mot qui dans Littré. « Cette accentuation ne s’est conservée que dans les locutions proverbiales. « Tout vient à point nommé, si l’on sait attendre… (si quis ou qui).
« Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi », commence prudemment l’auteur de l’article ci-dessous… mais pour parler, il va parler ! Les « hiéroglyphes », les petites manies et les sautes d’humeur des journalistes et critiques les plus en vue défilent sous nos yeux éhabis et amusés. Anonymement, notre homme se venge ! C’est dans Figaro (alors sans article) du 15 octobre 1865. NB1 : Le sous-titre « Les Auteurs » laisse imaginer une suite, mais je n’ai pas trouvé d’autre épisode de « La cuisine de Gutenberg », et je le déplore. NB2 : Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine. « Ch. R. » fait un usage immodéré des tirets, qu’il emploie comme des pauses longues, non comme l’équivalent des parenthèses.
LA CUISINE DE GUTENBERG
Les Auteurs.
Sommaire. — Les Auteurs. — Pour le typographe, plus de prestige. — Les pallassiers, les artificiers, les raseurs. — Les hiéroglyphes. — Quelques spécimens. — Les microscopiques, les gigantesques, les échevelés, les impossibles, les ſ [sic, f] de Toussenel, les chardons d’Arsène Houssaye, le macadam de Jules Janin. — Les auteurs calligraphes. — Les tocades de ces messieurs. — Les épreuves renaissantes de Balzac et de Villemain. — La ponctuation ; les pluriels de Lalandelle, la grammaire de l’Alcazar. — L’Auvergnat et le correcteur. — La presse politique et littéraire : La Guéronnière, Cassagnac, Havin, Nefftzer, Girardin, Janicot, Boniface, Jules Janin, Achille Denis, Jules Lecomte. — Les ruches à journaux. — Trente-cinq dans la même rue. — Le sacerdoce de la presse après 1830. — Les franges de Gaspard de Pons ; les aménités de deux académiciens ; le dada de d’Arlincourt. — Défiez-vous des petits papiers ! — Un ours métamorphosé en cerf. — Les manies de caste : celles des érudits, des compilateurs, des saint-simoniens, des prêtres, des avocats, des médecins, de la brasserie des Martyrs, des authoress, des éditeurs millionnaires. — Les auteurs aimables et aimés. — Conclusion.
C’est par abus, sans doute, mais enfin, en typographie, on appelle auteur quiconque fait imprimer sa prose. Parler des auteurs est peut-être un peu bien hardi, pour un simple correcteur d’imprimerie comme moi, car tel d’entre eux excelle à découvrir une paille chez le voisin sans admettre pour cela qu’on aperçoive une poutre chez lui. Par bonheur, nous parlons à des gens d’esprit ; donc, nous pouvons nous aventurer. Parlons.
Si le valet de chambre d’un grand homme n’a plus d’illusions sur son maître, comment le correcteur qui, chaque jour, voit nos écrivains à l’œuvre, les considérerait-il du même œil que vous ? lui devant qui l’on maquille la période, on place le mot à effet, on discute un adjectif louangeur, on aiguise la pointe perfide ? Et comment, sans son aide, amputer la phrase gangrénée, ou débrider une boursouflure ? — Aussi, pour lui plus de prestige ; il connaît tous les secrets de toilette, et ne mesure (là est son tort) le mérite de l’homme qu’à la dose d’ennuis qu’il lui cause. Aussi faut-il voir, je veux dire entendre, par quels quolibets il se venge.
Tel manuscrit “ressemble à une rue de Paris en démolition”
D’abord, il divise les gêneurs en trois classes : les pallassiers1 (discoureurs implacables sur une vétille) ; les artificiers (Balzac, Villemain, Desnoyers, traçant des fusées du texte à la marge) ; les raseurs (venant trois fois par jour activer le travail). — Restent les verbeux qui s’oublient en conversations oiseuses ; ceux-là sont exécutés sur place : un Dominus vobiscum en sourdine part du fond de l’atelier, auquel toute la galerie en chœur répond, sur le ton liturgique : Et cum spiritu tuo. Cela veut dire dispensez-nous de l’Oremus.
Dans cet esprit-là, on présume bien qu’il est peu de ridicules qui nous échappent ; il en est, Dieu merci, d’assez comiques. Avant tout, il importe de constater, comme observation générale, qu’à une époque où tous les garçons de magasin sont plus ou moins calligraphes, les lettrés, qui s’honorent de la plume et en vivent, s’obstinent à la tenir le plus mal possible. — Jamais, en effet, celui qui parcourt un journal ou un livre ne parviendrait à se figurer sur quels manuscrits il nous a fallu étudier pour arriver à deviner ce que l’auteur a voulu dire. — Tenu à bout de bras, l’un fait l’effet d’une pluie de perles, l’autre d’un champ d’asperges en insurrection ; celui-ci ressemble à un plat de macaroni, celui-là à une rue de Paris en démolition : aucune [sic] n’a de rapport avec une écriture européenne. On devrait décorer les Champollions qui finissent par les traduire, car les excentricités de la fantaisie dans le genre graphique n’ont ni terme ni limite. Quelques exemples vont le prouver.
Pattes de mouche et “plumes qui crachent”
Tandis que le bibliophile Jacob s’efforce de faire tenir sur une dizaine de feuillets la matière d’un volume, on pourrait lire à cinq pas Léon Gozlan, mieux encore l’illustre Méry, qu’on devrait, sous plus d’un rapport, prendre pour modèle. — Carrée, magistrale est l’écriture d’Edgard [sic] Quinet, tandis que tel article du Constitutionnel configure littéralement une écumoire. On dirait, en voyant ceux que Pierre Véron envoie au Charivari, qu’il a coupé sur une feuille de papier toute [sic] les soies d’une brosse ; Arsène Houssaye affecte le style dit flamboyant, et sa signature est tout hérissée de piquants. Pour si lisible qu’il soit, Victor Hugo trouve le moyen de n’avoir que des plumes qui crachent, et l’on attribuerait à une main féminine les lignes de Girardin. Cette page d’histoire que vous avez lue hier dans Guizot a été, d’un bout à l’autre, tracée sans hésitation, au crayon ; c’est aussi l’habitude de Prosper Pascal et de Louis Venet2, qui cultive à la fois le Monde et le Rosier deMarie, comme chacun sait.
Singulier contraste : l’auteur de Lélia3 écrit d’une main de fer, à l’encre bleu foncé, avec de grosses ratures ; et les petits feuillets du terrible Jouvin pourraient être comparés aux autographes minuscules de Paul Lacroix. Mme Dash a probablement fréquenté la même école que Pierre Véron ; et M. G.4, du Musée des Familles, n’écrit que la moitié du mot, le reste est une barre. Le rédacteur en chef de la Gazette a renoncé à se lire lui-même ; à l’aspect d’un manuscrit de Solar on ne sait jamais s’il s’agit d’espagnol ou de français ; le charmant auteur de l’Esprit des Bêtes5 a des l, des p, des f, qui projettent jusqu’au-delà du papier leur aspiration échevelée ; mais n’espérez point sans une loupe deviner Xavier Aubryet. Certes, il eût ri de bon cœur, en 1848, s’il eût vu M. T.6 rédiger des brochures avec un bâtonnet gros comme le doigt, en guise de plume. Toutefois, quelque excentrique que puissent être les mille et une manières de noircir du papier, il n’en est point dont on ne triomphe à force d’étude ; mais ce qui confond, ce qui défie à la fois l’œil et la raison, ce sont les autographes du premier des lundistes7, empereur des illisibles. Ici, l’expression fait défaut : il n’y a point de terme dans la langue pour peindre la chose. Impossible, si on ne l’a vue, de s’en faire une idée. — Là-dessus il faut tirer l’échelle, car toute citation pâlirait.
Comme correctif, on pourrait en revanche montrer des écritures fort belles : rari nantes in gurgite8. Tout le monde connaît le talent calligraphique de l’auteur des Mousquetaires ; rien n’est plus coquet que les petites cartes de Ch. Blanc traitant les questions d’art ; etl’on peut dire que les feuillets corrects et proprets de Monselet charment l’œil du typographe avant d’aller enchanter ses lectrices. Disons encore, à l’honneur des poètes, que leur copie, bonne ou mauvaise, est généralement nette : il est visible qu’avant de l’écrire ils ont scandé le vers.
“Ceux qui n’ont pas de tocades forment la minorité”
Voilà donc qui est démontré : les auteurs griffonnent, c’est la règle ; quelques-uns écrivent, c’est l’exception. Il en est tout différemment de leurs tocades, puisque ceux qui n’en ont pas forment la minorité. — Les maîtres mêmes, je devrais dire eux surtout, n’en sont point exempts. — Balzac, dont le système de ponctuation a donné lieu à un procès9, a laissé dans la typographie le souvenir des sept ou huit épreuves successives qu’il exigeait, les travaillant de telle sorte qu’à la dernière il ne restait plus un tiers de la composition primitive10.
M. Villemain est allé plus loin le jour où, donnant des soins plus minutieux encore que de coutume à son compte rendu d’une séance de l’Institut, il en corrigea jusqu’à onze épreuves l’une après l’autre. Sarrans jeune, après avoir fait composer le salon hebdomadaire de la Semaine, démolissait tout : à la vérité, il signait Nicolas, ce qui est une excuse. Cette manie, plus répandue que de raison, nous met au désespoir ; elle s’explique par cette particularité qu’on juge bien mieux la phrase en lettres moulées que manuscrite.
L’auteur d’Eugénie Grandet, quand l’inspiration lui dictait un beau type11, ou si une description telle qu’il les savait faire lui souriait, traçait tout d’une haleine des alinénas [sic] de quatorze pages in-18, luxe inconnu dans les écrits modernes. (Ô Dumas ! Ô Girardin !)
La ponctuation, dont les règles peuvent être discutées, mais qui a pourtant ses principes, prête beaucoup au caprice ; aussi en abuse-t-on. — L’abbé Moigno, dont la science est à bon droit populaire, a l’habitude de saupoudrer son style d’une quantité de virgules tout étonnées de tomber là sans savoir pourquoi, alors que la majeure partie des rédacteurs de la presse légère, pour en finir avec ces signes fatigants, les ont simplement supprimés. Ce n’est pas qu’à leur tour les hommes d’un certain âge n’aient aussi leurs fantaisies : on essayerait en vain de persuader à M. Buloz qu’en 1865 les imparfaits et les conditionnels ne s’écrivent plus par un o12 : et M. Lalandelle [sic, La Landelle] vous prouvera qu’on doit pluraliser toujours un chef d’escadronS, un capitaine de vaisseauX. Que voulez-vous ? c’est son système. Ils ont aussi le leur, ceux qui brochent les petites turpitudes à 1 franc publiées dans les passages ; toutefois, ils feraient mieux d’avouer qu’absorbés par leurs études à l’Alcazar, ils négligent un peu leur Chapsal13, et sont forcés, par suite, de barbouiller, à dessein, les désinences de mots embarrassantes.
Pardon du rapprochement, mais Châteaubriand [sic] savait être plus franc et plus habile à la fois. Il disait aux correcteurs, avec un fin sourire : « Messieurs, je vous abandonne l’orthographe. » En effet, à chacun son métier ; d’autant plus que les hommes, généralement fort instruits, dont le chantre d’Atala ne dédaignait pas les avis, prêtent volontiers leur concours pour peu que l’on n’affecte pas avec eux des façons trop cavalières. Une petite anecdote me revient à ce sujet.
Certain Auvergnat rusé avait imaginé une combinaison à l’aide de laquelle il exploitait les industriels qui croient encore aux effets de la réclame ; il était d’une ignorance crasse, n’avait ni secrétaire ni copiste, et mettait l’atelier de composition aux abois par de lamentables autographes. Un jour que le correcteur, toujours obligeant envers lui, était allé prendre son gloria14, notre homme, contrarié de ne pas le trouver là, lui décoche, trois lignes en style de Saint-Flour15. Que fait le malicieux correcteur ? Après l’avoir corrigé comme une épreuve, il renvoie le billet à l’auteur, avec ces mots au bas : « Bon à tirer après correction. » Dix jours plus tard, il changeait d’imprimerie, naturellement ; mais la langue était vengée, et lui aussi.
“Petites faiblesses humaines”
Les écrivains de la presse quotidienne ne sont pas dans les mêmes conditions que les auteurs proprement dits ; ils peuvent cependant, eux aussi, nous fournir quelques types, qu’il serait assez curieux d’opposer les uns aux autres. Ainsi, tandis que ceux-ci ont l’idée laborieuse et l’expression difficile, ceux-là rédigent tout en causant, et n’en écrivent pas plus mal. — M. de La Guéronnière, à une certaine époque, donnait à deux journaux quotidiens à la fois ses impressions parlementaires, et pourtant sa plume, une fois lancée, ne s’arrêtait pas, et il passait, sans les relire, au metteur en pages ses feuillets tout humides. M. Granier de Cassagnac, au Globe napoléonien, n’apportait ses premiers-Paris16 qu’à l’heure où, de guerre las17, on allait éteindre le gaz, et beaucoup de journalistes, s’ils étaient sincères, avoueraient qu’ils ne livrent leur article qu’à la dernière extrémité, et sous la menace du départ, cette heure de Damoclès. Ah ! c’est qu’aussi il est plus difficile que le lecteur ne le pense d’avoir des idées politiques ou de l’esprit à heure fixe. — Jules Janin, bien souvent, faisait ses comptes rendus au sortir du théâtre, sur le coin d’une table de café, en se servant du premier objet venu, plume d’auberge ou allumette. Aussi, Dieu sait en quels hiéroglyphes ses jugements attendus étaient formulés ! Il est vrai que, passé minuit, une gratification était due aux compositeurs des Débats, et l’on peut affirmer, qu’à plus d’un titre, ils ne la volaient point.
Dans cette église militante, où la présence d’esprit et le sang-froid sont indispensables, on a vu des athlètes renommés payer parfois leur tribut aux petites faiblesses humaines. Jupiter-Havin lui-même a ses mauvais quarts d’heure ; Nefftzer, pour si Alsacien qu’il soit, n’est pas un prototype de longanimité ; Janicot est souvent un peu vif ; Achille Denis, le meilleur des bourrus, s’emporte comme une soupe au lait si son tirage est en retard ; il ne faudrait pas prendre trop à la lettre le nom de M. Boniface18, et Girardin, lui qui en a tant vu, tirait un soir ses cheveux à poignée, parce qu’un membre de phrase avait été omis dans son article de fond. Ce qui ne l’empêcha pas, en juin 1848, lors que la Presse fut suspendue, de payer de ses propres deniers les ouvriers du journal pendant tout le temps que dura le chômage.
À titre d’excentricités, c’est ici le cas de rappeler Jules Lecomte : adroit chroniqueur, il était médiocrement lettré, car c’est lui qui forgea l’étrange épithète d’hydroprusse, et le correcteur eut toutes les peines du monde à l’y faire renoncer. Laborieux quoiqu’il fût déjà riche, et attaché à deux ou trois journaux très différents, on le voyait, comme la prévoyante fourmi, faire ses petites provisions, garder sur la planche, pendant trois mois, des anecdotes plus ou moins apocryphes avec la date en blanc ; compter scrupuleusement ses lignes en les multipliant par 25 centimes, et enfin coller bout à bout ses épreuves et en former des rubans de trois ou quatre mètres de longueur.
L’étrange disparition d’un “précieux autographe”
Les imprimeries où se bâclent les journaux ne ressemblent guère à celles où l’on ne fait que le labeur, c’est-à-dire le livre. Elles présentent, à certaines heures, l’aspect fiévreux d’une ruche en activité ; on va, on vient, on crie, on se heurte, et c’est au milieu de ce tohu-bohu qu’on enfante la feuille au moment prescrit. Aujourd’hui, le type de ce genre d’établissements est celui de la rue Coq-Héron ; mais vers 1830, chez Selligues [sic, Selligue], rue des Jeûneurs (la première maison qui employa les machines sur une grande échelle), il s’imprimait chaque jour trente-cinq journaux aussi disparates de couleurs que de formats. C’est là que le Commerce et le Messager, deux ennemis jurés, comme Fichet et Huret19, prenaient soin (ô sacerdoce de la presse !) d’échanger leurs épreuves pour l’éreintement du lendemain ; là encore que la Contre-Révolution, créée tout exprès pour combattre la Révolution, avait les mêmes rédacteurs, réfutant dans le journal opposé leurs propres articles ; là enfin que fut inventée cette ficelle, à l’usage des départements, de former quatre ou cinq journaux d’une seule composition, en changeant tout simplement le titre ; ce qui se pratique encore, nous savons où.
Mais nous perdons de vue les auteurs. — Gaspard de Pons, qui n’était pas sans mérite, avait une singulière habitude : à mesure qu’il relisait ses pièces de poésie, ses souvenirs aidant, il les surchargeait de notes, si bien que les marges ne lui suffisant plus, il avait pris le parti d’y attacher des bandelettes qui affectaient toutes sortes de couleurs, selon le hasard qui les lui avait fournies, et les collait tout autour de ses pages ; en sorte qu’à distance elles ressemblaient à ces châles frangés qui faisaient, il y a quelque trente ans, la gloire des portières.
Il est des hommes fort distingués à tous égards, chimistes, professeurs, légistes, qui n’écrivent qu’en abrégé les termes les plus usités de la science qu’ils traitent, ce qui rend leur manuscrit inintelligible si l’on n’a, de longue main, appris à le traduire.
Et puis les plus épineux sont toujours les moins patients si l’on vient à ne pas les comprendre. M. Sainte-Beuve, sensible lui-même aux piqûres de la presse, ménage très peu l’épiderme d’autrui, et M. Cousin est trop prompt à offrir du chardon à ceux que ses pattes de mouche embarrassent. Cette façon d’agir est d’autant moins généreuse que ces messieurs règnent et gouvernent. Et comment l’illustre professeur de philosophie20, quand il s’emporte à propos de la moindre erreur, ne craint-il pas qu’on lui cite tel de ses livres où il présente à l’admiration du lecteur des phrases qui ont le malheur d’être conçues comme celle-ci : « Je pense qu’il n’y aura pas que lui qui trouve qu’il y aurait plus de probité à cela qu’à ce que j’ai pu prétendre. »
Après tout, s’il est dans la république des lettres de petites faiblesses aigrelettes, il en est d’inoffensives. Telle, par exemple, celle de l’auteur du Solitaire21, supposant que ses moindres brouillons seraient des reliques pour nos arrière-neveux. Un fragment de sa copie s’étant égaré dans l’imprimerie où fut composé son dernier feuilleton, il se mit à faire une scène. C’était inouï ! c’était déplorable ! — Bref, le compositeur accusé de négligence ayant été appelé à comparaître, il avait d’abord cherché à se disculper, lorsque tout à coup, d’un air enthousiaste, il s’écrie :
« — Ah ! monsieur, je serais si heureux de posséder un autographe de vous !
« — Eh bien, s’il en est ainsi, mon ami, dit d’Arlincourt subitement radouci, gardez-le, puisque vous êtes homme de goût. Je vous en fais présent ! »
Le drôle, en rentrant à l’atelier, pouffait de rire. Ce précieux autographe enveloppait son gruyère.
Cocasses “antennes” d’un “digne entomologiste”
Tandis que nous parlons du papier, disons qu’il a pour nous des révélations imprévues : je me rappelle encore un certain grand-raisin22 assez compromettant qui trahissait son origine administrative et dont, par parenthèse, le contenu contrastait fort avec le contenant ; j’ai lu sur des en-tête [sic] du ministère de la justice des articles de sport mêlé de haute bicherie ; et je vis un soir les feuillets roses d’un bureau de journal de modes s’attrister sur une lugubre nécrologie. — Sur ce chapitre, s’il m’était permis de formuler un axiome, je dirais à messieurs les auteurs : Regardez-y à deux fois avant d’employer le premier papier venu ; ou plutôt écoutez ceci : — C’était vers la fin de l’hiver 1845. L’homme dont il va être question, nature moutonnière qui avait en horreur la moindre discussion, en était venu à n’être plus rien chez lui, ce qui arrive à beaucoup d’honnêtes gens. Madame, fort dépensière, laissait son mari sans le sou, si bien que le bonhomme n’ayant même plus de quoi s’acheter du papier, collectionnait les notes d’épicier, les bandes de journaux, bref tout ce qui lui tombait sous la main, pour inscrire l’un après l’autre les articles du grand Dictionnaire entomologique auquel il consacrait ses loisirs. Un jour, parmi ces fragments de toutes sortes, s’était glissé un bout de lettre déchirée : le hasard, qui n’en fait pas d’autres, voulut que le compositeur en tournant le feuillet lût, au-dessous de la déchirure, cette fin de phrase tronquée :
« … prudence ! Tu sais bien que l’ours rentre à cinq heures. »
L’écriture était féminine ; plus de doute, ce pauvre ours qui pourtant n’éprouvait de curiosité qu’à l’égard des insectes, subissait le sort d’Actéon ! On voit d’ici le sourire qui parcourut l’atelier quand il revint le lendemain. Heureusement on prit la précaution de biffer les deux lignes traîtresses, et le digne entomologiste put continuer ses études sur les antennes, organe qui semblait l’intéresser particulièrement.
Choix fantaisistes de papier et d’encre
Si des tics personnels nous passons aux aberrations communes, nous remarquerons, par exemple, que tous les auteurs, y compris les plus expérimentés, se persuadent qu’une épreuve à laquelle ils ont donné tous leurs soins est entièrement purgée de fautes. Erreur profonde ; le correcteur en retrouve toujours après eux, et rien alors n’est plus singulier que leur contenance entre un mécompte d’amour-propre et la satisfaction de voir leur œuvre épurée. — Particularité fort remarquable, il y a des manies qui font esprit de corps, c’est-à-dire propres à telle ou telle catégorie d’auteurs ; mille exemples en sont la preuve. — Ainsi, un savant économise le papier en raison directe de son érudition.
Les vieux raturent beaucoup, les jeunes pas assez, les femmes point du tout.
Les rats de la Bibliothèque n’emploient qu’un papier jaune, rugueux, enfumé, qu’on ne rencontre que dans leurs mains. Où diable vont-ils le chercher ?
Jamais un prêtre-auteur n’écrira qu’avec de l’encre roussâtre ; un bibliomane ne saurait renoncer aux lettres microscopiques ; un avocat qui pourrait se faire lire passerait pour déshonorer la robe ; et les médecins prennent un soin particulier de rendre indéchiffrables les mots gréco-latins de leur invention.
Si vous voyez un auteur se récrier et se défendre mordicus plutôt que de sacrifier cinq lignes de sa prose, comptez que sa muse est vierge de toute impression ; et si vous le voyez faire parade de londrès23 au détriment de sa chaussure, c’est assurément un des Quarante de la brasserie des Martyrs24.
Quant à mesdames les authoress dont la vocation littéraire brave l’épithète de bas-bleus, il faudrait une bonne fois les prier de remarquer que les accents, les points et les virgules, ont été inventés pour quelque chose, et, profitant de l’occasion, leur donner pour modèles Mmes Colet, Farrenc25, de Renneville, Dash et Aubert.
“Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux”
Il n’est pas jusqu’aux éditeurs qui n’aient aussi leurs manies et leurs obstinations. On a vu quelques-uns d’entre eux, partis du bouquin à deux sous, devenir millionnaires ; mais sait-on que ceux-là, quand ils dressent des catalogues, font servir à quatre usages successifs un même morceau de carte (en écrivant au dos, puis en travers, puis en rouge) et qu’ils s’évertuent à chercher en ce moment un cinquième procédé.
Arrêtons là cette longue liste de griefs ; aussi bien chaque métier a-t-il ses ennuis ; or, la difficulté de concilier des impossibilités matérielles avec les exigences de l’écrivain n’est pas le moindre de nos embarras. Encore, avec les généraux de lettres, qui ont beaucoup vu, il est des accommodements ; mais les caporaux !…
Les auteurs qui ont su se faire aimer sont nombreux, Dieu merci, et on les connaît : ceux-là se voient toujours secondés avec zèle, presque devinés. À leur tête marche Girardin, qui depuis le jour où, pauvrement vêtu, il fondait le Voleur, jusqu’aujourd’hui qu’il jouit des bienfaits de la fortune, n’a pas cessé d’être bon et paternel ; après lui nous citerons Alph. Karr, qui ne manquait jamais de serrer la main au metteur en pages de ses Guêpes. Dumas, se sentant chez lui, nous tutoie ; Albéric Second, Villemessant, Nemo26, Trimm, Rochefort, Sarcey, Petitjean27 et la plupart des journalistes émérites traitent les typographes en artistes. Amédée Achard, Élie Berthet sont d’une politesse parfaite, et Arnaud, le méridional, a le ton d’une demoiselle. Monselet, surtout s’il est en retard, a des manières charmantes ; Jules Richard fait de nous ce qu’il veut ; Marcelin n’a pas cru s’encanailler en s’attablant à côté de ses compositeurs, et l’on a vu d’Aurevilly lui-même, sur la rive gauche, s’humaniser jusqu’à la chope.
Quoi d’étonnant ? L’imprimerie n’est-elle pas fille de l’écriture et n’est-ce point par elle que la pensée devient livre ? En admettant que, comme on nous le reproche, nous ne soyons que ruolzés28 d’instruction, entre toutes les professions manuelles la nôtre reste la plus noble, puisqu’il lui est donné de comprendre, de traduire et de propager la pensée ; en quoi elle a fait plus pour la civilisation que la poudre et la vapeur.
Au surplus, notre maître, Jean Genfleisch [sic, Gensfleisch] de Gutenberg, était gentilhomme.
Dans la Gazette des eaux du 26 mai 18701, revue professionnelle (eaux minérales, climatologie, hydrothérapie, bains de mer), on peut lire une lettre d’un auteur se plaignant d’une intervention du correcteur. Un grand classique de la presse du xixe siècle.
C’était la rubrique favorite des basochiens2 d’autrefois.
De là on a fait un verbe.
« Il dit ergo à tout propos ; il ergote. »
J’ergote, tu ergotes, il ergote, nous ergotons, vous ergotez, ils ergotent…
Ergoter est le verbe,
Ergoterie est la chose.
Vous ergotez, vous faites de l’ergoterie.
Notez que je dis cela pour vous, monsieur notre correcteur, qui, consultant l’autre jour Boiste ou Raymond3, avez trouvé qu’un mot en isme irait mieux qu’un mot en rie, dans mon petit discours à M. l’avocat spadois4.
Mon Dieu ! je veux bien, à la rigueur, monsieur notre correcteur, si c’est l’autorité de votre dictionnaire ; mais j’ai aussi la mienne, d’autorité, celle d’écrire ce qui me convient, et de me croire assez de crédit chez mes lecteurs pour pouvoir tirer sur eux un mot quelconque, fût-ce par hasard un barbarisme, sans crainte de le voir protesté.
J’avais donc dit très-régulièrement ergoterie, ce qui exprimait suffisamment ma pensée ; vous avez mis ergotisme, ce qui l’exprime trop, contrairement à mon intention.
Ergoterie, monsieur notre correcteur, c’est la chose qui se produit chaque fois qu’on ergote, et c’est ce que je reprochais aux formes de M. l’avocat spadois : « de l’ergoterie, et encore de l’ergoterie. »
Autrement, parlant par votre truchement, je suis censé dire à M. l’avocat spadois : « Vous avez là, mon pauvre monsieur, une affection chronique fatale, l’ergotisme, qui est aussi le nom d’une grave intoxication végétale5. »
Il est vrai qu’il me dit, lui-même, qu’étant Lannoy de Gall, par mon nom, je suis cette vilaine excroissance parasitaire que produit je ne sais quel insecte en se logeant dans l’écorce du chêne6 ; et je réponds qu’avec la noix de galle on fait de bonne encre contre les ergoteurs7.
Néanmoins, monsieur notre correcteur, vous avez mis la mort dans l’âme à ce malheureux ci-devant conseiller communal de la ville de Spa, en le déclarant atteint d’une maladie aussi triste, aussi hideuse, aussi abhorrée, aussi répugnante que l’ergotisme. Il n’est pas de force à être tant malade que cela ; c’est bien assez de l’ergoterie.
Ne le faites plus, monsieur notre correcteur, si vous voulez que M. l’avocat vous pardonne.