Une « chanson du correcteur » m’avait curieusement échappé jusqu’ici (☞ voir Chansons du correcteur). Signée d’un certain Legrain, elle nous a été transmise par Eugène Boutmy dans une édition de 1878 de son Dictionnaire de la langue verte typographique, où celui-ci est suivi de Chants dus à la Muse typographique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en manquât une et qu’elle recelât des trésors.)
Quelques explications :
Cette chanson rappelle une pratique aujourd’hui disparue. En relisant les premières épreuves (dites typographiques), le correcteur était assisté d’un teneur de copie (en typographie, la copie désigne le texte destiné à l’impression) : il la « chantait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en prononçant la ponctuation et l’orthographe si nécessaire, notamment les accents. Le correcteur pouvait ainsi vérifier la conformité de la composition avec la copie. On employait à cette tâche soit un apprenti, soit un vieux correcteur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fatiguée pour qu’il corrigeât lui-même.
Le correcteur était souvent un « déclassé1 » : sorti de l’université ou du séminaire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dramaturge, avant de se résoudre à « faire un métier ».
La chanson Le Grenier (dont un vers récurrent est en effet « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), qui fut lui-même typographe. Sur YouTube, on peut l’entendre interprétée par Jean Clément en 1935.
Criraient au lieu de crieraient est une licence poétique (pour gagner un pied).
Enfin, un bourdon est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de paragraphes entiers lors de la composition.
LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
par legrain
Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.
Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves :
De tous côtés la marge s’emplissait.
« Lis donc ! » dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
« Ta tête grise en paix s’est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d’espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas…
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d’opéra ?
D’Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure… aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ;
On te siffla… Tu dus faire un métier.
En notre état, l’usage est qu’un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine…
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Repose, ami ; mais demain nos familles
Criraient la faim… terminons ce labeur. »
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire,
Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas !
On me versait… Je crois que j’allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas ! »