Romans récents avec un personnage de correcteur (2)

Deux ans après ma pré­cé­dente recherche de per­son­nages de cor­rec­teur ou de cor­rec­trice dans les romans parus ces der­nières années, j’ai relan­cé mes filets… et la pêche fut bonne. Dans ces nou­velles réfé­rences, il y en a pour tous les goûts, de la romance à l’hor­reur. Faites votre choix !

Jean Anglade, Le Semeur d’al­pha­bets, Presses de la Cité, 2007, 313 p. ; Pocket, 2009.

"Le Semeur d'alphabets" de Jean Anglade

Après qua­rante ans de bons et loyaux ser­vices comme cor­rec­teur-typo­graphe au quo­ti­dien La Mon­tagne, Romain Fou­gères a bien méri­té sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auver­gnat, éner­gique et géné­reux, ne peut se résoudre au bri­co­lage. Une asso­cia­tion huma­ni­taire lui offre alors l’oc­ca­sion de trans­mettre son expé­rience et d’a­gir selon sa conscience : elle recherche un béné­vole pour créer une impri­me­rie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remé­more son exis­tence pai­sible, celle d’un enfant de la cam­pagne qui a connu la guerre, puis la trans­for­ma­tion de Cler­mont-Fer­rand de cité pro­vin­ciale en métro­pole régio­nale, et qui, aujourd’­hui, se pré­pare à l’a­ven­ture qui va cou­ron­ner sa vie.

Jean-Charles Batl­lo, Le Des­tin d’O­vide, Edi­livre, 2011, 198 p.

Ovide Will­king­son, modeste cor­rec­teur des célèbres édi­tions Else­neur, publie les autres, mais se voit refu­ser tous ses manus­crits, jus­qu’au jour où, à bout de patience, il décide de pla­gier, reco­pier et publier en son nom le manus­crit qu’il vient de rece­voir. La ter­rible his­toire de Ben­ja­min Rou­quier, orphe­lin vio­len­té, spo­lié par un monde d’or­gueil, de guerre, de puis­sants et de haine et la non-moins ter­rible his­toire d’Ham­let, qu’il joue au théâtre, l’his­toire de l’en­fant qui a per­du la parole, en fili­grane, s’en­lacent alors dans une valse étour­dis­sante où se mêlent réa­li­té et fic­tion, envoû­tant éche­veau d’u­ni­vers qui s’en­tre­choquent. Ain­si se des­sine, en images par­fois volées, le des­tin d’Ovide.

Fran­çois Beaune, Un homme louche, Ver­ti­cales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.

Un homme louche se donne à lire comme le jour­nal intime d’un cer­tain Jean-Daniel Dugom­mier, rédi­gé à deux époques cru­ciales de sa vie : sa jeu­nesse « autis­tique » au début des années 1980, puis son exis­tence de tren­te­naire mal socia­li­sé peu avant sa mort sou­daine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le col­lé­gien Dugom­mier, dit « le Gla­viot », 13 ans, qui s’en­nuie à mou­rir dans un lotis­se­ment où ses parents tiennent une petite épi­ce­rie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quo­ti­dien de gamin en révolte latente et com­plexes inavoués. Il scrute ses voi­sins, théo­rise les tares fami­liales avec un mau­vais esprit à l’i­ro­nie cin­glante. Cette omni­science pré­coce trouve bien­tôt son expli­ca­tion : le jeune nar­ra­teur se sent doué de « super­pou­voirs », une sorte de camé­ra spé­ciale implan­tée dans son cer­veau lui per­met­trait de péné­trer les consciences de son entou­rage. Se croyant inves­ti d’une mis­sion d’ob­ser­va­tion ultra­se­crète sur l’hu­ma­ni­té, notre sur­doué pré­fère se faire pas­ser pour un attar­dé. Jus­qu’à son inter­ne­ment d’of­fice, son cahier ayant été fina­le­ment décou­vert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de des­sins déses­pé­rés, puis au ver­ti­gi­neux silence d’un doux dingue sous cami­sole chi­mique. Le « Cahier 2 » nous fait retrou­ver JDD à l’é­té 2008. À 39 ans, il est ins­tal­lé à Lyon où il est deve­nu cor­rec­teur à domi­cile. On recons­ti­tue les pièces man­quantes de son exis­tence : sa ten­ta­tive de vie conju­gale, la mort tra­gique de son fils, ses erre­ments au bis­tro, ses vel­léi­tés sen­ti­men­tales. Tout cela l’au­ra mené aux confins d’une exis­tence a mini­ma, moi­tié spé­cu­la­tive moi­tié végé­ta­tive, avant qu’une rup­ture d’a­né­vrisme vienne cou­per court à son ultime pro­jet : rien moins qu’un atten­tat planétaire.

Nadine Bis­muth, Scrap­book, Boréal, 2006, 400 p.

"Scrapbook" de Nadine Bismuth

Aux édi­tions Duf­froy, qui publient son pre­mier roman, Annie Brière fait la connais­sance de Laurent Viau, cor­rec­teur d’é­preuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insen­sible au charme d’An­nie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de pas­sion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’an­neau à la main gauche, n’est pas pour autant céli­ba­taire. Elle devra donc trou­ver de façon urgente ce que signi­fie, pour elle, l’en­ga­ge­ment amou­reux. Deve­nue joueuse com­pul­sive de Tetris, conver­tie aux ver­tus cura­tives de Leo­nard Cohen, du lac Cham­plain jus­qu’à Paris, en pas­sant par les cock­tails lit­té­raires de la mai­son Duf­froy au Ritz-Carl­ton, y arrivera-t-elle ?

Chi Zijian, Bon­soir, la rose, trad. du chi­nois par Yvonne André, éd. Phi­lippe Pic­quier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.

Bonsoir, la rose, de CHI Zijian

Il faut d’a­bord ima­gi­ner ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’ex­plo­sion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, cor­rec­trice d’é­preuves dans une agence de presse, pas spé­cia­le­ment belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’ap­par­te­nais à une caté­go­rie insi­dieu­se­ment repous­sée et anéan­tie par d’in­vi­sibles forces mau­vaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raf­fi­né, qui joue du pia­no et prie en hébreu, dont le visage exprime une soli­tude infi­nie. Elle qui avait une vie inté­rieure si riche, com­ment pou­vait-elle ne pas avoir connu l’a­mour ? Xiao’e ren­contre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfu­giée à Har­bin après la révo­lu­tion d’Oc­tobre. Tout semble les oppo­ser, pour­tant on décou­vri­ra qu’un ter­rible secret les lie. 

Annie Clu­zel, Lily-Jeanne, Edi­livre, 2018, 136 p.

L’é­cri­vaine Annette, exal­tée par le suc­cès de ses pre­miers livres, se trouve sou­dai­ne­ment confron­tée à un ter­rible manque d’ins­pi­ra­tion. Dépi­tée mais sou­hai­tant néan­moins res­ter dans le milieu lit­té­raire, elle devient cor­rec­trice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’en­nuie jus­qu’au jour où elle reçoit un manus­crit à cor­ri­ger dont l’his­toire va bou­le­ver­ser sa vie. Une his­toire qui va la bal­lot­ter entre l’é­cri­ture et la cor­rec­tion et qui va lui per­mettre de faire une bien curieuse rencontre.

Vincent Ces­pedes, Mot pour mot, Flam­ma­rion, 2007, 288 p.

"Mot pour mot" de Vincent Cespedes

Louis et Noé­mie se ren­contrent dans le TGV. Noé­mie étant sourde, ils dia­loguent par écrit. Désa­bu­sé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un col­lège de ban­lieue et dis­tri­bue des 00/20 à chaque dic­tée. Noé­mie, elle, est intime avec un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel et se pas­sionne pour la liber­té gra­phique avec laquelle la jeune géné­ra­tion pra­tique l’écrit (SMS, blogs, Inter­net…). Inévi­ta­ble­ment, l’orthographe devient le thème cen­tral de leur conver­sa­tion fer­ro­viaire, et à cha­cun de leurs tra­jets le débat fait rage.

Hora­cio Cas­tel­la­nos Moya, Dérai­son, trad. de l’es­pa­gnol par Robert Amu­tio, Les Allu­sifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.

"Déraison" de Horacio Castellanos Moya

À tra­vers un mono­logue res­sas­sant, qui brasse des faits ter­ribles, des inter­pré­ta­tions plus ou moins assu­rées, des scènes à carac­tère hal­lu­ci­na­toire, un nar­ra­teur raconte en 12 cha­pitres les étapes d’une des­cente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une socié­té qui baigne dans la vio­lence et le meurtre, comme dans son élé­ment natu­rel. Ce nar­ra­teur, homme sans nom et étran­ger au pays où il se trouve, est deve­nu un exi­lé volon­taire afin de fuir les per­sé­cu­tions entre­prises par les auto­ri­tés de son pays. Il lit et cor­rige un rap­port éla­bo­ré par l’É­glise catho­lique dans lequel sont repor­tés minu­tieu­se­ment les mas­sacres d’In­diens, toutes les exac­tions et les vio­la­tions de ce que l’on nomme les droits de l’homme, com­mis par des mili­taires, nom­mé­ment dési­gnés et dont l’im­pu­ni­té est totale et le pou­voir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque cha­pitre mêle dans les pro­pos empor­tés du nar­ra­teur des des­crip­tions des atro­ci­tés de l’ar­mée, des cita­tions des témoi­gnages des sur­vi­vants assi­mi­lées à la plus haute poé­sie, et les inquié­tudes per­son­nelles de ce cor­rec­teur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout inci­dent quo­ti­dien, le tout plon­gé dans un fort cou­rant que le nar­ra­teur lui-même nomme paranoïa.

Didier da Sil­va (texte) et Fran­çois Mat­ton (des­sins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.

Le texte de Didier da Sil­va met en scène un per­son­nage dont le métier, il est « tra­vailleur à domi­cile », consiste à cor­ri­ger de stu­pides romans d’amour, et que cela déprime – on le com­prend. Il se livre donc à une suite de consi­dé­ra­tions désa­bu­sées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de luci­di­té. C’est drôle et tou­chant, juste, dis­crè­te­ment déses­pé­ré. Les des­sins de Fran­çois Mat­ton qui constellent ce récit, qui par­fois l’interrompent, lui font un écho très réus­si, joli­ment dévié parfois.

Hugo Horst, Les Cendres de l’a­mante asia­tique, Zul­ma, 2002, 128 p.

"Les Cendres de l'amant asiatique" de Hugo Horst

Schlo­mo est un flic soli­taire, pari­sien dans l’âme, qui se nour­rit de rou­leaux de prin­temps rue de Bel­le­ville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Car­né, il sauve de la noyade une jeune Chi­noise, cor­rec­trice d’imprimerie. Il la croi­se­ra de nou­veau à une signa­ture en librai­rie, autour d’un pam­phlet déton­nant : Le nègre se rebiffe.
Entre cock­tails, plu­mi­tifs, nègres et aca­dé­mi­ciens, un por­trait sati­rique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énig­ma­tique et souveraine.

Pierre Kyria, Les Yeux de la nuit, éd. du Rocher, 2018, 318 p.

« Je vois les choses de loin, mais avec une telle inten­si­té qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’ex­tra­pole et leur confère une signi­fi­ca­tion qui est peut-être illu­soire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, col­ler le nez à la vitre de son appar­te­ment de la butte Mont­martre ? Veut-il élu­ci­der l’en­vers des appa­rences, débus­quer les marges illo­giques de l’exis­tence cou­rante ? Son voyeu­risme ne cherche pas un assou­vis­se­ment des sens mais un apai­se­ment de l’es­prit. Mais pour­quoi se sent-il tra­qué ? Encore jeune, il tra­vaille comme cor­rec­teur dans une mai­son d’é­di­tion, et va décou­vrir, sous la férule d’un édi­teur équi­voque et cajo­leur, toutes les ambi­guï­tés d’une socié­té par­ta­gée entre le faire-valoir cultu­rel, la noble atti­tude, et un mer­can­ti­lisme cynique, un « monde de l’es­prit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’o­tage des sédui­sants caprices de son patron. Mal­gré ses efforts pour s’as­si­mi­ler, il se sent pié­gé par un sen­ti­ment de non-appar­te­nance, han­té par des ques­tions qui ne trouvent pas de réponse. Com­ment son père a-t-il mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru lors­qu’il était enfant ? Pour­quoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert finan­cier, veut-il à tout prix lui rache­ter son appar­te­ment ? Que cherche donc la ravis­sante Anglaise qui croise tou­jours son che­min et finit par par­ta­ger son inti­mi­té tout en se refu­sant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va décou­vrir les véri­tés fon­da­men­tales de son des­tin, si long­temps déro­bées dans ce qu’elles ont de mons­trueux, ayant fait de lui, à son insu, un out­si­der qui aspire à être un homme-chat. 

Mar­co Lodo­li, Boc­cacce, trad. de l’i­ta­lien par Lise Capuis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Al­ban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, 120 p.

"Boccacce" de Marco Lodoli

Boc­cacce ! Pro­non­cez-le à votre guise mais en tor­dant la bouche, comme si vous gri­ma­ciez en cati­mi­ni.
Car les nou­velles réunies ici par Mar­co Lodo­li, une des plus fines plumes contem­po­raines ita­liennes, ont le des­sein de vous faire rica­ner. Concen­trant leur aci­di­té sur la bêtise, la vani­té, ou la folie des anti­chambres du monde déli­rant de l’édition, elles forment une sara­bande joyeuse mais inquié­tante dans laquelle le cor­rec­teur vous cor­rige, l’éditeur vous menace, le tra­duc­teur vous navre, l’universitaire vous vampe, le cri­tique vous guillo­tine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retour­nez pas, il vous observe et c’est peut-être dan­ge­reux… Boc­cacce ou com­ment être per­fide sans ces­ser de sourire.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Alexan­dra Lucas Coel­ho, Mon amant du dimanche, trad. du por­tu­gais par Ana Isa­bel Sar­din­ha Des­vignes et Antoine Volo­dine, Seuil, 2016, 228 p.

Mon amant du dimanche, d'Alexandra Lucas Coelho

Une femme crie ven­geance. Un homme l’a tra­hie et elle est bien déci­dée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette his­toire est céli­ba­taire, sans enfants, et trouve dans ses cin­quante ans et ses cin­quante kilos une éner­gie dévo­rante. Vivant dans l’A­len­te­jo où elle tra­vaille comme cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, elle ne quitte sa cam­pagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lis­bonne où elle a pour mis­sion de chan­ger, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie par­tie en voyage. C’est entre son domi­cile, l’ap­par­te­ment où l’attend le chat et la pis­cine qu’elle pren­dra sa revanche. Son plan l’oc­cu­pe­ra tout un mois et sa réus­site sera totale. Ses com­plices ? Les livres, la nata­tion, un été tor­ride. Et trois amants du dimanche, aus­si dif­fé­rents que vivifiants.

Alfon­so Mateo-Sagas­ta, Voleurs d’encre, trad. de l’es­pa­gnol par Denise Larou­tis, Rivages, « Thril­ler », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.

"Voleurs d'encre" d'Alfonso Mateo-Sagasta

Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isi­do­ro Mon­te­mayor super­vise un tri­pot où viennent s’en­ca­nailler de nobles dames. L’é­ta­blis­se­ment appar­tient à son maître, Fran­cis­co Robles, qui est par ailleurs édi­teur et emploie aus­si Isi­do­ro comme rédac­teur-cor­rec­teur. Robles ne déco­lère pas. Il a publié le Don Qui­chotte ; mais un cer­tain Alon­so Fernán­dez de Avel­la­ne­da vient de sor­tir au nez et à la barbe de Cer­van­tès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, dif­fa­ma­toire envers plu­sieurs per­son­na­li­tés, dont Cer­van­tès lui-même. Déci­dé à décou­vrir qui se cache der­rière ce pas­tiche, Robles envoie Isi­do­ro à la recherche d’A­vel­la­ne­da. Une enquête pica­resque au cœur de grandes œuvres lit­té­raires, dont les pages peuvent rece­ler de brû­lants secrets. À condi­tion de savoir les interpréter.

Mar­cel Moreau, Julie ou la dis­so­lu­tion, Espace Nord, 2021, 187 p. Réédi­tion d’un roman de 1971.

"Julie ou la dissolution" de Marcel Moreau

Julie Mal­chair, nou­velle dac­ty­lo pour une revue scien­ti­fique, est une femme d’une beau­té char­mante et per­tur­bante, appa­rem­ment sans pas­sé. Elle fait irrup­tion dans la vie de Hasch, cor­rec­teur, et dans celle de ses col­lègues. Par sa paresse et sa per­ver­si­té naïve, elle les entraîne à se libé­rer des contraintes que la rou­tine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une déri­sion totale du tra­vail, notam­ment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un fes­tin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accom­plie, Julie disparaît.

D’a­près la qua­trième de cou­ver­ture, Mar­cel Moreau (1933-2020) fut cor­rec­teur à Bruxelles pour le quo­ti­dien Le Soir, à par­tir de 1955, puis à Paris, à par­tir de 1968, pour Alpha Ency­clo­pé­die, Le Pari­sien libé­ré et Le Figa­ro. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’en­vo­lées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’au­teur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment charnelle. »

Gua­da­lupe Net­tel, Après l’hi­ver, trad. de l’es­pa­gnol (Mexique) par Fran­çois Mar­tin, Buchet-Chas­tel, 2016, 304 p.

Après l'hiver, de Guadalupe Nettel

Clau­dio, exi­lé cubain de New York, cor­rec­teur pour une mai­son d’édition, a une seule pas­sion : évi­ter les pas­sions. Ceci­lia est une jeune Mexi­caine mélan­co­lique ins­tal­lée à Paris, vague­ment étu­diante, vague­ment éprise de son voi­sin, mais com­plè­te­ment soli­taire. Cha­pitre après cha­pitre, leurs voix sin­gu­lières s’entremêlent et invitent le lec­teur à les sai­sir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, pas­sé obsé­dant. Cha­cun d’eux traîne des deuils, des bles­sures, des rup­tures. Lorsque le hasard les fait se ren­con­trer à Paris, nous atten­dons, hale­tants, de savoir si ces êtres de mots et de dou­leurs par­vien­dront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.

Fré­dé­rique Noëlle, Embar­que­ment pour Cythère, Les Édi­tions du Net, 2014, 546 p.

L’une vit à Bor­deaux, est un écri­vain à suc­cès, mère céli­ba­taire, une fille de 9 ans, et une famille omni­pré­sente. Elle craque sur son nou­veau voi­sin, un jeune libraire alle­mand. Mais est-il réel­le­ment celui qu’il pré­tend ? L’autre vit à Sou­lac, est cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, et atteinte d’une tumeur. Pour ten­ter de réa­li­ser ses der­niers rêves et offrir à sa fille des sou­ve­nirs inou­bliables, elle entre­prend avec elle une croi­sière jus­qu’en Poly­né­sie, qui va les mener beau­coup plus loin que pré­vu. Deux vies, deux femmes ?

Fré­dé­ric Roux, Contes de la lit­té­ra­ture ordi­naire, Mille et une nuits, 2004, 144 p.

"Contes de la littérature ordinaire" de Frédéric Roux

« Il était mûr pour les humi­lia­tions majeures, car l’au­teur, il l’ap­pren­drait à ses dépens, avant de pou­voir faire des caprices, ne se conçoit qu’­hu­mi­lié. Il aurait pu faire la liste : le cor­rec­teur dys­lexique, les maquettes foi­rées, les cou­ver­tures nulles, les coquilles qui cre­vaient les yeux ; le jour­na­liste qui com­pre­nait tout à l’en­vers, celui qui n’a­vait pas même lu la qua­trième de cou­ver­ture ; les salons du livre dans des contrées recu­lées où per­sonne ne se poin­tait sinon le poète local qui pos­tillon­nait et finis­sait par vou­loir lui cas­ser la gueule, la Fête de l’Hu­ma où il avait attra­pé une inso­la­tion ; les col­lègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insi­nua­tions men­son­gères, les ami­tiés défaites, les chan­ge­ments de per­son­nel, les bruits de cou­loir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplu­mait sous le har­nois comme le cou du chien de la fable.

Après lec­ture, il s’a­vère que les seules men­tions du métier de cor­rec­teur figu­rant dans le livre sont les mots en gras ci-des­sus, mais j’ai tel­le­ment ri en le lisant que je le main­tiens dans la liste, en vous recom­man­dant vive­ment de vous le pro­cu­rer. C’est vrai­ment « une vigou­reuse satire de la machine édi­to­riale et de ses noires vicis­si­tudes », comme l’an­nonce l’éditeur.

Uwe Tell­kamp, La Tour, trad. de l’al­le­mand par Oli­vier Man­no­ni, Gras­set et Fas­quelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.

"La Tour" d'Uwe Tellkamp

Dresde, 1982. Les habi­tants d’un quar­tier rési­den­tiel cos­su se sont depuis long­temps accom­mo­dé des condi­tions de vie. Pour­tant, les membres de cette bour­geoi­sie est-alle­mande, véri­table ana­chro­nisme en RDA, s’i­solent par­fois pour tour­ner le dos à la gri­saille quo­ti­dienne. À com­men­cer par Meno, cor­rec­teur pour une mai­son d’é­di­tion, qui se doit de com­po­ser avec la cen­sure ; mais aus­si son beau-frère, chi­rur­gien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a éle­vé son fils. Celui-ci est un éter­nel incom­pris qui incarne pour l’Homme Nou­veau dont le nom rayon­ne­ra un jour, dans le res­pect des plus belles valeurs — vie fami­liale har­mo­nieuse, amour de la culture, pra­tique de la musique, tra­vail achar­né. Tou­te­fois, cette pein­ture idyl­lique ne tarde pas à se lézar­der et bien­tôt, c’est le pays tout entier qui tremble…

☞ Voir aus­si ma pre­mière sélec­tion, « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

Article mis à jour le 26 avril 2024.

Abus de correction : l’exemple de Raymond Radiguet

L’his­toire de la pre­mière édi­tion, en 1924, du roman Le Bal du comte d’Or­gel, de Ray­mond Radi­guet, est révé­la­trice des limites que doit s’im­po­ser le cor­rec­teur professionnel.

Couverture du "Diable au corps" suivi du "Bal du comte d'Orgel", de Raymond Radiguet, chez Grasset

« Lorsque Ray­mond Radi­guet meurt, le 12 décembre 1923, quelques mois après le lan­ce­ment toni­truant du Diable au corps, il a remis à Ber­nard Gras­set, depuis octobre, le manus­crit de son second roman, Le Bal du comte d’Or­gel, un texte que l’é­di­teur juge suf­fi­sam­ment abou­ti pour en faire faire des épreuves fin octobre. Mais Ray­mond ne se met pas immé­dia­te­ment à leur cor­rec­tion, et la fièvre typhoïde l’en­lève bru­ta­le­ment. En hom­mage au jeune dis­pa­ru, Gras­set fait tirer 20 exem­plaires numé­ro­tés de ces épreuves non cor­ri­gées pour les proches amis de Radi­guet — dont Joseph Kes­sel, qui reçoit le numé­ro 1. Tou­te­fois, le texte qui paraît en juin 1924 est fort dif­fé­rent de celui qui avait fait l’ob­jet de ces “pre­mières”. Non seule­ment ont été cor­ri­gées, légi­ti­me­ment, les “coquilles”, cer­taines lec­tures fau­tives du com­po­si­teur et quelques fautes de syn­taxe, mais l’en­semble du texte a fait l’ob­jet d’une “révi­sion qui excède de loin ce que se serait auto­ri­sé un bon cor­rec­teur. La com­pa­rai­son des deux textes — épreuves et texte publié — montre que l’é­qui­valent de 16 pages (sur 210) a été cou­pé, et que près de 600 modi­fi­ca­tions “sty­lis­tiques” ont été faites par Coc­teau, Kes­sel et Pierre de Lacre­telle. Car, comme l’é­crit Georges Auric : “Avec les meilleures inten­tions du monde, quelques amis ont entre­pris non pas la simple révi­sion sou­hai­tée mais, chan­geant des mots, modi­fiant des phrases, ont fini par s’a­ban­don­ner à une véri­table cor­rec­tion du roman, cor­rec­tion contre laquelle il me semble hon­nête de m’élever.” 

Raymond Radiguet
Ray­mond Radiguet.

« De fait, si les cor­rec­tions opé­rées ne changent évi­dem­ment pas l’in­trigue, elles modi­fient assez net­te­ment la tona­li­té du Bal, dont elles font un exemple de clas­si­cisme là où Radi­guet avait vou­lu un style “aris­to­cra­tique un brin débraillé”, emblé­ma­tique du nou­veau “monde” qui émerge à la sor­tie de la guerre 14-18. Éta­blie à par­tir des épreuves reçues par Kes­sel, la pré­sente édi­tion redonne le texte authen­tique : outre les fautes typo­gra­phiques, n’ont été rectifié[e]s que les “fautes de syn­taxe et les impro­prié­tés”, confor­mé­ment au vœu de Radi­guet tel que l’at­teste Auric : “Pour en avoir lon­gue­ment écou­té tous les cha­pitres, je suis convain­cu de connaître le Bal aus­si com­plè­te­ment qu’il est pos­sible. Et de connaître en même temps ce qu’é­taient à son pro­pos, en cet été 1923, les pro­chaines inten­tions de son auteur : pour­chas­ser les fautes de syn­taxe ou les impro­prié­tés qui pou­vaient y subsister.” »

Texte des édi­tions Gras­set accom­pa­gnant la paru­tion, en mai 2003, dans la col­lec­tion « Les Cahiers rouges », de la « ver­sion ori­gi­nelle et inté­grale, jus­qu’a­lors inaces­sible au grand public », du Bal du comte d’Or­gel, texte encore dis­po­nible sur le site de cer­taines librai­ries, dont celui de la Librai­rie Gal­li­mard Mont­réal. « Un dos­sier don­nant un éclai­rage sur les dif­fé­rents états du Bal du comte d’Or­gel et une chro­no-bio­gra­phie com­plètent ce volume, édi­té et pré­fa­cé par Monique Nemer, biog[r]aphe de Ray­mond Radiguet. »

Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


Les correctrices cachées de Balzac et de Lamartine

« À Gene­vieve, mon amour, ma muse, ma cor­rec­trice, ma relec­trice, ma dia­lo­guiste, ma cla­viste, celle qui me sup­porte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop sou­vent à mon pro­fit. Ton nom méri­te­rait de figu­rer sur la cou­ver­ture de ce livre autant que le mien4. »

Ils ne sont plus rares, aujourd’­hui, les auteurs qui remer­cient (comme Mar­tin Michaud, ci-des­sus), dans leurs livres, une parente ou une com­pagne pour les bons soins qu’elles ont por­tés à leurs écrits.

Bal­zac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et sur­tout Lamar­tine, dont l’épouse dévouée, Eli­sa, s’est épui­sée pour la gloire du poète. 

Sur­tout connue pour avoir pro­té­gé la mémoire de son frère en publiant une bio­gra­phie de ce der­nier après sa mort5, Laure Sur­ville (1800-1871) ne s’est pas arrê­tée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er sep­tembre 19006.

Laure Surville, sœur cadette de Balzac
Laure Sur­ville, sœur cadette de Balzac.

« Com­ment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Bal­zac emme­nait un soir au bal de l’O­pé­ra, et qui une autre fois tra­vaillait avec lui à ses livres, la col­la­bo­ra­trice de ses pre­miers romans, la cor­rec­trice des der­niers, à qui il recom­man­dait ain­si son Méde­cin de cam­pagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »

Édith Marois, doc­teure ès lettres, cher­cheuse à l’u­ni­ver­si­té Fran­çois Rabe­lais de Tours, four­nit quelques pré­ci­sions7 :

« Si Laure Sur­ville n’est pas entrée dans la pos­té­ri­té en tant qu’écrivaine, sa col­la­bo­ra­tion, même modeste, même sim­ple­ment consul­ta­tive, à l’œuvre de son frère est attes­tée par leur cor­res­pon­dance. En octobre 1833, peu de temps avant la publi­ca­tion du Méde­cin de cam­pagne, Hono­ré sol­li­cite ses remarques : “cor­rige bien le Méde­cin ou plu­tôt dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase8”. L’année sui­vante, il la remer­cie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfu­tant les cri­tiques qu’elle exprime : “mer­ci des éloges […] je me suis tout bête­ment atten­dri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des rami­fi­ca­tions avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère féli­ci­ta­tion que j’ai reçue de l’Absolu9”, mais là encore, le livre est déjà impri­mé et diffusé… »

On trou­ve­ra peut-être d’autres infor­ma­tions sur Laure Sur­ville, cor­rec­trice de son frère, dans l’ou­vrage de Chris­tine Plan­té, La petite sœur de Bal­zac. Essai sur la femme auteur, Presses uni­ver­si­taires de Lyon, 2015.

Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérome
Eli­sa de Lamar­tine par Jean-Léon Gérôme, 1849.

On en sait davan­tage sur Eli­sa (ou Marianne) de Lamar­tine (1790-1863), artiste peintre et sculp­trice fran­çaise d’o­ri­gine bri­tan­nique : elle s’est usé la san­té à cor­ri­ger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.

« Mme de Lamar­tine, cor­rec­trice d’é­preuves. — M. Hen­ri Guille­min, dans le Mer­cure de France, nous apporte — d’a­près des docu­ments inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’a­voir pu les uti­li­ser — de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur la vie conju­gale de Lamar­tine et sa femme, que M. Guille­min appelle “la troi­sième Elvire”. Mme de Lamar­tine fut une épouse par­faite, exclu­si­ve­ment dévouée à son mari et aux tra­vaux duquel elle appor­ta une dis­crète col­la­bo­ra­tion géné­ra­le­ment peu connue. 

« Voi­ci à ce pro­pos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adres­sée à son beau-frère, M. de Mon­the­rol :
“M. Furne, l’é­di­teur, est venu de Paris sur le bruit que les Giron­dins étaient finis, et il a empor­té la per­mis­sion de mettre trois volumes sous presse en jan­vier, pour paraître en mars, à peu près.
« C’est à Paris que le tra­vail des épreuves va être ter­rible pour moi. Je vais être en lutte conti­nuelle pour obte­nir des cor­rec­tions, dont je n’ob­tien­drai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une vic­toire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à cor­ri­ger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’a­bon­dance, abon­dance mira­cu­leuse, mais qui aurait besoin d’être coor­don­née. Les épi­thètes vont au delà de la pen­sée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mau­vais est ana­thé­ma­ti­sée. Le public n’y met pas le cor­rec­tif, et blâme l’au­teur. Je pas­se­rai un mau­vais hiver. (Inédit.)” » — Jour­nal des débats poli­tiques et lit­té­raires, 3 août 1934, p. 2.

Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secré­taire de Lamar­tine, Eli­sa évoque notam­ment « le long tra­vail de cor­rec­tion des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en auto­graphes et manus­crits Emma­nuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.

« M. de L. parle de par­tir le 25, lun­di de la semaine qui vient. J’es­père avoir fait les cor­rec­tions au moins pour l’exem­plaire que je garde et j’es­père aus­si être mieux por­tante pour écrire plus net­te­ment celles que je don­ne­rai à l’im­pri­meur. Il me fau­dra bien quel­qu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très dif­fi­ciles à tirer. Mais il fau­drait quel­qu’un aus­si poète que vous et aus­si minu­tieux que le gram­mai­rien. Je ne pour­rais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mau­vaise prose […] » [1862].

« […] Un jour à Mon­ceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tom­bée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est conve­nu et j’ai sub­sti­tué une épi­thète exacte et sans incon­vé­nient. Je lui ai fait obser­ver que je lui ren­dais ser­vice ! Mais il conti­nue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entre­voir par hasard, ou par super­che­rie quelque chose. C’est si fort une volon­té de sa part qu’il donne ses épreuves à por­ter tout de suite à Jean, au lieu de les don­ner le soir à un com­mis qui passe devant l’im­pri­me­rie. J’en suis déso­lée. Si je pou­vais seule­ment cau­ser avec lui sur ce qu’il écrit, je le convain­crais sou­vent de l’in­con­vé­nient de mots qui lui sont échap­pés […] » [sans date]. 

« Pas­sez sur la ter­rasse déserte, devant la façade du châ­teau pai­sible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’a­gite dans l’in­té­rieur. Dans cette grande chambre aux murs tapis­sés de rosiers grim­pants, des­sé­chés, une femme est dans la tris­tesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a deman­dé à Dieu la force des sacri­fices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espé­rances. Elle tra­vaille, sa plume active cor­rige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamar­tine (Den­tu, 1887, p. 207).


Un “placard pour correcteur”, dans un roman de 1957

"Des blondes à pleins paniers", roman de 1957

Mon­té à Paris, un jeune auteur, sans le sou, déses­père de trou­ver du tra­vail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédac­teur en chef de Marie-Marie, le grand heb­do­ma­daire fémi­nin », qui le recom­mande à un cer­tain Mar­cel, « direc­teur lit­té­raire des Édi­tions Bâché-Fou­ras­son ». En même temps que la nature du tra­vail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.

« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nou­velles, répon­dit Sébas­tien.
Lapo­stat leva la main, d’un air bla­sé :
— Nor­mal, à vingt ans, plus une tra­gé­die en vers, plus un trai­té de phi­lo­so­phie. Et on lit l’Express pour ache­ver d’avoir l’air d’un mon­sieur très intel­li­gent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à mon­ter à che­val, qu’à le lui désap­prendre pour le lui réap­prendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, mon­sieur !
—  J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
—  Je suis licen­cié ès lettres.
— Tâchez de l’ou­blier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, mon­sieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écri­vains ! Quand vou­lez-vous com­men­cer ?
— Com­men­cer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cher­chais un cor­rec­teur-met­teur au point ?
— C’est que je ne sais pas exac­te­ment en quoi consiste le travail.

« Lapo­stat tira une grosse bouf­fée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le pla­fond. Sans suc­cès.
— Voi­là ! La mai­son édite de nom­breux récits d’explorateurs que rien ne pré­dis­po­sait à la lit­té­ra­ture. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de par­tir imberbes, et qui reviennent y faire des confé­rences une fois que leur barbe leur a bouf­fé la figure. Ces gars-là sont bien gen­tils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos ama­zo­nien, en géné­ral. Remar­quez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confon­dons pas : ceux-là, ce sont des écri­vains qui explorent. Pas la même chose.

« Lapo­stat cra­cha des bribes de tabac dans un coin et dési­gna des ran­gées de titres sur des éta­gères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur came­lote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours10 avant paru­tion. Je n’y suf­fis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un cor­rec­teur, un met­teur au point… C’est le mot : met­teur au point. Vous allez être le met­teur au point.
« Il pro­po­sa à Sébas­tien un salaire d’essai, qui lui per­met­trait de ne pas cre­ver de faim, et de com­men­cer de suite son tra­vail.
— Vous avez le pied dans la mai­son… Pour quelqu’un qui veut deve­nir auteur, vous com­men­cez bien. Simo­nin, lui, a débu­té par le taxi.

« Il appe­la la stan­dar­diste, qui fai­sait éga­le­ment fonc­tion d’huissière, et lui ordon­na d’installer Sébas­tien dans ses nou­velles fonc­tions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclai­ré au néon en plein jour, qui sen­tait vague­ment le camphre.
— C’est le bureau des cor­rec­teurs, dit-elle d’un ton extrê­me­ment fati­gué.
— Nous sommes plu­sieurs ? deman­da le jeune homme en cal­cu­lant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tel­le­ment…
« Sur ce bon mot, sans un sou­rire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allu­mée dans ses yeux, elle refer­ma la porte. […] 

« Sébas­tien, à l’idée de tra­vailler chaque jour huit heures dans son pla­card, fut ten­té de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pen­sé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bou­ton. On ne l’avait pas ver­rouillée. Si un incen­die se décla­rait, du moins pour­rait-il se sau­ver. L’envie de crier « Au feu », de fran­chir pré­ci­pi­tam­ment le ves­ti­bule et de plon­ger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.

« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à can­nage, consti­tuait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewri­ter ». Un pre­mier manus­crit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Ben­gale. La curio­si­té l’emporta sur les dési­rs de fuite.
« Il s’assit. »

Manuel de Cueb­bas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Édi­tions de Paris, 1957, p. 42-45.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».


Toussenel règle ses comptes avec son correcteur

Alphonse Toussenel par Nadar, avant 1885
Alphonse Tous­se­nel par Nadar, s.d. Coll. BnF.

Le mon­sieur n’é­tait sans doute pas com­mode. « Socia­liste uto­pique et dis­ciple de Fou­rier, [Alphonse Tous­se­nel (1803-1885)] était aus­si anglo­phobe et anti­sé­mite. […] Ses études d’his­toire natu­relle […] lui ser­vaient par­fois à expri­mer ses pen­sées phi­lo­so­phiques11. » Son œuvre prin­ci­pale est L’Es­prit des bêtes. Véne­rie fran­çaise et zoo­lo­gie pas­sion­nelle12. Dans un Aver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion (Librai­rie socié­taire, 1847), ses édi­teurs prennent leurs dis­tances avec ses pro­pos : « […] nous n’en­dos­sons point la res­pon­sa­bi­li­té de cer­taines doc­trines dans les­quelles il semble se com­plaire, notam­ment ses théo­ries au sujet du capi­tal, et ses sen­ti­ments à l’é­gard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’erra­ta, volon­tai­re­ment pla­cée en tête d’ou­vrage, où Tous­se­nel s’en prend au cor­rec­teur. J’a­voue que l’é­lo­quence de l’au­teur m’a assez amusé.

ERRATA

« La plu­part des écri­vains ont encore la sin­gu­lière habi­tude de pla­cer à la fin de leurs volumes une page de rec­ti­fi­ca­tions qu’ils inti­tulent erra­ta, et dans laquelle ils se com­plaisent à entas­ser tous les crimes de la typo­gra­phie. Cette dis­po­si­tion m’a tou­jours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’at­tendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lec­teur de tom­ber dans un piège était de lui signa­ler le péril à l’avance, j’ai rom­pu avec l’usage, et j’ai pla­cé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rec­ti­fi­ca­tions en tête de l’ouvrage, pour que cha­cun fût tenu de la lire.

« Un phi­lo­sophe immense, Gavar­ni, a écrit : « Cha­cun sa misère ! Le lièvre a le taf13, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »

La Femme et l’I­vrogne, gra­vure de Gavar­ni, vers 1845 (colo­ri­sa­tion postérieure ?). 

« L’Au­teur a le Cor­rec­teur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les cor­rec­teurs est le cor­rec­teur trop savant, l’amant jaloux de la gram­maire, l’ennemi de la fan­tai­sie et de la cou­leur locale. C’est à lui que j’en ai14. C’est contre sa tyran­nie que je pro­teste par les lignes ci-après.

« J’a­vais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont la même, ce qui n’est peut-être pas fran­çais, mais ce qui a un sens clair ; le cor­rec­teur a impri­mé : toutes les sciences sont les mêmes ; ce qui est peut-être fran­çais, mais ce qui n’a aucun sens. Le lec­teur est prié de lire : sont la même.

« J’avais écrit, page 180, que le domaine du che­val s’é­ten­dait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, por­té à sus­pec­ter d’exa­gé­ra­tion toute asser­tion de chas­seur, a sub­sti­tué de son auto­ri­té pri­vée les portes de l’Asie, qui com­mencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pour­rait bien dimi­nuer de quelque mil­lion de lieues car­rées l’empire du che­val. Dans l’intérêt du noble qua­dru­pède, je ne sau­rais accep­ter une pareille réduction.

« J’avais dit, article rat, page 244, que le per­ro­quet noc­turne et le dia­blo­tin de la Gua­de­loupe habi­taient des ter­riers comme le tadorne (canard des Alpes). On a impri­mé : des ter­rains, ce qui ne signi­fie rien du tout ; ce qui est une erreur d’au­tant plus déplo­rable, que la cir­cons­tance de la demeure sou­ter­raine était indis­pen­sable ici pour expli­quer la des­truc­tion des deux espèces par le rat.

« Si la fan­tai­sie me prend de pos­ter mes chas­seurs au cro­chet15 comme dans l’histoire du pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à lunettes, le cor­rec­teur me fait dire : por­té au cro­chet.

« C’est lui aus­si et non pas moi qui attri­bue à l’ours la pas­sion des olives ; j’a­vais dit des alises, ce qui est tout dif­fé­rent. Suum cuique16.

« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prê­té aux abeilles cette répar­ti­tion émi­nem­ment vicieuse (gram­ma­ti­ca­le­ment par­lant) : à cha­cun sui­vant leurs besoins. lci le cor­rec­teur est inno­cent, ou du moins il n’a com­mis d’autre crime que de n’a­voir pas corrigé.

« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avi­sé de rac­cour­cir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupi­ter, pour avoir confon­du avec une légè­re­té sans excuse l’année de cette pla­nète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !

« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rap­ports avec le cochon d’Inde des col­lèges. Si j’ai bien vou­lu accep­ter la déno­mi­na­tion de cabiai pour ce der­nier qua­dru­pède, c’est par pure com­plai­sance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.

« Ces crimes-là sont les erreurs capi­tales de ce volume, avec quelques omis­sions de par­ti­cule et quelques confu­sions de genre, quos [sic, quas17]… incu­ria fudit18, comme dit Horace, et sur les­quelles il serait véri­ta­ble­ment pué­ril de s’ar­rê­ter. Que le lec­teur nous par­donne donc nos offenses, ain­si que nous les par­don­nons au cor­rec­teur qui nous a offensé. […] »

J’a­vais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plû­part des Cor­rec­teurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si neces­saire & si utile, n’a rien qui attire les per­sonnes d’esprit ». Tous­se­nel en a, lui, après les cor­rec­teurs trop savants.

☞ Lire aus­si « Sainte-Beuve recadre son cor­rec­teur ».


Nécrologie de Louis Ganderax, par Émile Henriot, 1940

Portrait de Louis Ganderax, "Revue de Paris", 1910
Por­trait de Louis Gan­de­rax, Revue de Paris, 1910.

Le 12 février 1940, dans le quo­ti­dien Le Temps, le jour­na­liste et écri­vain Émile Hen­riot rend hom­mage à son ami Louis Gan­de­rax (1855-1940), ancien direc­teur de la Revue de Paris et fin correcteur.

Un correcteur 

« Un homme vient de mou­rir, aus­si dis­cret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’é­tait en sage chas­te­ment reti­ré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a pas­sé inaper­çu, alors qu’en d’autres temps sa nécro­lo­gie aurait fait lon­gue­ment flo­rès dans les gazettes lit­té­raires. Pré­ci­sé­ment à cause de la guerre, où toutes les valeurs fran­çaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut don­ner le sou­ve­nir de l’a­mi­tié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écri­vains durent beau­coup, qui s’ap­pe­lait Louis Ganderax.

« Quand on aura dit, d’a­bord, qu’il fut l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire d’Hen­ri Meil­hac — le Meil­hac de la Vie pari­sienne et de Frou­frou, avec lequel il avait même col­la­bo­ré et fait repré­sen­ter Pépa sur la scène du Théâtre-Fran­çais, — on aura situé dans le temps ce char­mant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la pro­duc­tion lit­té­raire de cet âge sera un peu plus dif­fi­cile, car, bien qu’il ait assez écrit, Gan­de­rax ne fai­sait guère figure de pro­duc­teur. D’an­ciens lec­teurs de la Revue des Deux Mondes se sou­viennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’an­nées, la rubrique de la cri­tique dra­ma­tique avec autant de goût que d’au­to­ri­té, et qu’il l’a­ban­don­na un jour (en 1888, soyons pré­cis) pour une rai­son qui paraî­tra aujourd’­hui extra­or­di­naire. C’est qu’à cette date Gan­de­rax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et cri­tique, et déci­da que le fait d’être lui-même appe­lé à être jugé lui ôtait toute qua­li­té pour juger autrui. On avait de ces scru­pules autre­fois. Celui-ci suf­fi­ra pour faire appré­cier le galant homme.

« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »

« Son mérite est autre, pour­tant. Louis Gan­de­rax était deve­nu, dans les années 90, direc­teur de la Revue de Paris. Il n’y écri­vit point, que je sache, pas plus que Buloz et Val­lette, ces deux autres grands direc­teurs de revue, n’é­cri­virent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mer­cure. Le rôle de direc­teur d’un impor­tant pério­dique lit­té­raire est ailleurs que dans la pro­duc­tion lit­té­raire per­son­nelle. Il consiste à cher­cher les talents pour les impo­ser au public, à les exci­ter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Gan­de­rax fut incom­pa­rable. Il aimait les lettres à la pas­sion ; il les ser­vit à sa manière, et ce qu’il accom­plit, dans ses quinze ou vingt ans de direc­tion, à la Revue de Paris, dont il fit la mai­son de France, de Loti, de Lemaître, de Bar­rès, d’Abel Her­mant, d’Hen­ri de Régnier, de Boy­lesve, de d’An­nun­zio, de Gérard d’Hou­ville et de la com­tesse de Noailles, sans comp­ter de plus jeunes débu­tants, porte témoi­gnage de son dis­cer­ne­ment et de son goût. Mais ce goût ne l’in­ci­tait pas seule­ment à choi­sir ; il sut en outre le mettre au ser­vice de ceux mêmes qu’il avait choi­sis ; et les plus illustres, et les plus accom­plis même dans leur art, il fut pour eux, dans la cou­lisse, le col­la­bo­ra­teur le plus actif, le plus dés­in­té­res­sé, le plus vigi­lant, en s’ins­ti­tuant leur cor­rec­teur. Car aucun de ceux qu’il avait accep­tés dans son équipe ne rece­vait jamais la moindre épreuve d’im­pri­me­rie de la Revue, qu’il s’a­gît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le pre­mier état (on appelle cela un pla­card), cri­blée, constel­lée, zébrée, rayée en tous sens de sou­li­gnures, de points d’in­ter­ro­ga­tion, de ren­vois et de cor­rec­tions pro­po­sées, toutes fon­dées sur l’eu­pho­nie, la pro­prié­té des termes, la jus­tesse du sens, la gram­maire, l’hor­reur des répé­ti­tions de mots et de la fré­quence des tours, et autres mal­fa­çons d’é­cri­ture, qui échappent par­fois au plus judi­cieux écri­vain et au plus raf­fi­né styliste…

« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »

« Gan­de­rax était né cor­rec­teur. Il y aurait, pour un biblio­phile let­tré, une jolie col­lec­tion à for­mer, des épreuves si volup­tueu­se­ment cor­ri­gées de sa main, par­faites leçons de bien dire. Il por­tait au génie le don qu’il avait de la cor­rec­tion et l’art d’a­per­ce­voir, à quatre pages d’in­ter­valle, une conso­nance dou­teuse, une redon­dance, un dou­ble­ment d’ef­fet, une iden­ti­té de timbre ou de cou­leur. Jusque dans l’in­té­rieur d’un mot ou d’un com­po­sé, son œil et son oreille sour­cilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sour­cilleuse ?) trou­vaient un sujet de cha­grin ; et je me sou­viens de la joie lyrique que met­tait Mme de Noailles à mon­trer telle épreuve qu’elle avait reçue du redou­table Gan­de­rax, où il avait sou­li­gné plu­sieurs fois d’une plume indi­gnée ces simples mots Afrique équa­to­riale dont le « fri­que­qua » lui parais­sait into­lé­rable à entendre et seule­ment à lire. Gan­de­rax aurait, à cet égard, repris le sévère Mal­herbe lui-même, qui a écrit quelque part « com­pa­rable à la flamme », sans s’a­vi­ser que « para­bla­la­fla » est une hor­reur pour qui­conque a l’o­reille déli­cate et le tym­pan fin… Il est pos­sible que le scru­pu­leux Gan­de­rax ait par­fois un peu exa­gé­ré le sen­ti­ment qu’il avait de l’eu­pho­nie ; mais si galant homme et si spi­ri­tuel qu’il était, sans fana­tisme d’au­cune sorte, il lui suf­fi­sait d’a­voir signa­lé à ses auteurs leurs bourdes, pata­quès ou caco­pho­nies, et sug­gé­ré le syno­nyme ou l’é­qui­valent ; et il n’o­bli­geait per­sonne à accep­ter d’au­to­ri­té les cor­rec­tions qu’il « pro­po­sait ». Il en pro­po­sa même un jour, je crois bien, à Ana­tole France, dont il était l’a­mi. Et France, qui le tutoyait de longue date, pous­sa ce jour-là le tutoie­ment jus­qu’à l’éner­gie mili­taire, en lui retour­nant ses épreuves cor­ri­gées, avec un delea­tur sur les « cor­rec­tions pro­po­sées », accom­pa­gnées de cette remarque : « Tu as rai­son, mais je t’.….. ! » — J’i­ma­gine que, pour toute ven­geance, Gan­de­rax dut se conten­ter de mettre un point d’in­ter­jec­tion en face de ce verbe incorrect.

Émile Henriot, vers 1930
Émile Hen­riot, vers 1930.

« Jeux raf­fi­nés, goût déli­cieux, cas de conscience d’au­tre­fois ! Comme tout cela doit paraître péri­mé à nos scri­bouilleurs d’au­jourd’­hui, qui tiennent l’im­par­fait du sub­jonc­tif pour une pose, et l’ac­cord des temps pour une ridi­cule conven­tion ! — N’empêche que c’est Louis Gan­de­rax qui avait rai­son, en main­te­neur et juge du meilleur par­ler de chez nous. Beau­coup de ceux qui ont tra­vaillé avec lui ont gar­dé un sou­ve­nir affec­tueux et recon­nais­sant de ses sou­riantes sévé­ri­tés. En leur épar­gnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rap­pe­lé ce que c’é­tait que l’art d’é­crire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse. 

Émile Hen­riot. »

“La Coquille”, nouvelle de Jacques des Gachons, 1908

Jacques des Gachons, 1927
Jacques des Gachons. Agence Rol, 1927. © BNF.

Le 27 juin 1908, dans son sup­plé­ment lit­té­raire, Le Figa­ro publiait une nou­velle inédite de Jacques des Gachons (1868-1945), inti­tu­lée La Coquille. J’en repro­duis un large extrait. 

Récem­ment ins­tal­lé en ban­lieue de Paris, le nar­ra­teur est intri­gué par une des vil­las de son quar­tier et par son pro­prié­taire. Le soir, avant de ren­trer chez lui, il observe son voi­sin, et ses curieuses habi­tudes de lec­ture, à tra­vers la fenêtre éclai­rée de son salon. 

La Coquille, nouvelle inédite, titre du journal

« […] La Coquille, quel joli nom pour la mai­son d’un sage ! […]
On m’avait dit le nom de l’hôte de la Coquille, Isi­dore Bonin. Sans doute, s’il avait écrit, l’avait-il fait sous un pseu­do­nyme. Mais qu’im­por­tait ce mys­tère. Ce qui m’in­té­res­sait, ce n’é­tait pas le pas­sé, c’é­tait le pré­sent, c’é­tait la vil­la la Coquille.

« […] M. Isi­dore Bonin lit. Il lit gra­ve­ment, les doigts le long de sa belle barbe blanche. On sent qu’à mesure qu’il avance dans sa lec­ture, le plai­sir, comme un philtre, pénètre en lui ; par­fois, il hoche la tête à petits coups appro­ba­teurs ; d’autrefois [sic], le visage illu­mi­né, il sai­sit un crayon, sou­ligne un pas­sage, ajoute une croix en marge, puis il jette les bras en l’air et il rit, il rit. J’entends son rire de l’allée où je marche à petits pas peu­reux. M. Isi­dore Bonin, par­fois, rit trop fort. Cela me contra­rie un peu. Il est peu de livres qui pro­curent un si gros éclat de rire et M. Bonin rit très souvent.

« M. Bonin est métho­dique. À huit heures, il allume sa pipe et se carre un peu plus dans son fau­teuil. Sans doute, il rumine la nour­ri­ture intel­lec­tuelle qu’il vient de mâcher page à page. Il ferme les yeux et remue la tête de gauche à droite et de droite à gauche, vive­ment, avec une sorte de sou­rire. Ah ! il ne laisse pas le suc des livres s’échapper de lui à mesure qu’il lui arrive : il le retient, le retourne, le savoure ; il le fait sien.

« La pipe ache­vée, il reprend son crayon, feuillette le livre ter­mi­né et reporte au com­men­ce­ment du tome le numé­ro des pages anno­tées. Par­fois, il n’y résiste pas et lit, tout haut, à sa femme, qui, d’avance, approuve un des pas­sages par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. La cita­tion se ter­mine d’ordinaire par une pan­to­mime que je n’ai jamais bien com­prise. Il compte avec ses doigts, jusqu’à cinq, par­fois jusqu’à neuf, devient grave, hausse les épaules, reste un moment immo­bile, puis il esquisse un geste d’irresponsabilité et laisse le sou­rire chas­sé reve­nir dans ses yeux.

« C’est cette petite scène finale qui, renou­ve­lée, m’intrigua tel­le­ment que je fus bien­tôt mor­du par le désir de faire la connais­sance de cet homme qui trou­vait tant de plai­sir dans les livres. »

N’y tenant plus, le nar­ra­teur cherche le moyen de péné­trer chez son voi­sin. Une ques­tion de voi­rie fait l’affaire.

« […] 
— Excu­sez-moi, mon­sieur, de vous avoir déran­gé, lui dis-je. Je n’aurais garde d’abuser de vos pré­cieux moments. Moi aus­si je vis par­mi les livres et je sais com­bien l’on aime peu à voir vio­ler leur bonne retraite. II faut plaindre ceux dont le logis n’est pas tapis­sé de ces chers amis…
D’un coup d’œil cir­cu­laire, je cares­sai les six ran­gées de reliures…
— Sans doute, sans doute, mur­mu­ra le vieillard, un peu confus.
— Les livres sont immor­tels. Ils ne meurent jamais que d’accident… Il nous en vient des temps les plus recu­lés… Il en est qui vivront peut-être des mil­liers de siècles après nous… Ce sont les fruits de l’homme et de Dieu…
— Sans doute, sans doute…
Je conti­nuai mon dithy­rambe, pour me mettre à l’unisson des sen­ti­ments de cet homme.
— Que vous êtes heu­reux, de bai­gner votre vieillesse dans leur éter­nelle jou­vence. Par­don­nez-moi mon indis­cré­tion, mais j’ai vu, en pas­sant, le soir, devant votre mai­son, que vous aimiez les livres…
Enfin, je me tais. Le vieux biblio­phile put pla­cer un mot :
— Ah ! oui, mon­sieur, j’aime les livres. J’en ai tant fait, pen­dant qua­rante années…
— Mais qui donc êtes-vous, mon cher maître ? mur­mu­rai-je ému sou­dain à cette décla­ra­tion.
— Voi­ci ma ran­gée, dit-il, pen­ché vers le second rayon de sa biblio­thèque. Ils ne sont pas tous là. Ma mai­son serait trop petite pour les conte­nir tous ! Mais ce sont, en quelque sorte, mes pré­fé­rés, ceux aux­quels j’ai pu appor­ter tous mes soins.
Du doigt, il gui­da mes regards et je lus sur les dos ali­gnés : « Vic­tor Cher­bu­liez, Edmond About, Louis Enault, Fran­cis Wey, Oui­da… »
Le vieillard, sans doute, se moquait de moi. Je me mis à rire.
— Tous ne sont pas à votre goût, peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter. Moi, j’ai mes rai­sons…
Quelle dés­illu­sion ! Mon voi­sin était fou ! Je crus devoir flat­ter sa manie. J’avisai quelques ouvrages récents qui for­maient une pile sur la table. Il y avait des romans de Bazin, de Loti, de Rod…
— Vos der­nières œuvres, sans doute ?
— Oh ! non, mon­sieur, répon­dit-il, j’ai ces­sé tout tra­vail. Mais on ne quitte pas les livres du jour au len­de­main. J’achète les der­niers romans pour res­ter au cou­rant des tra­vaux de mes confrères. Et, soit dit entre nous, tout ce qui paraît ne vaut pas tri­pette. Ça ne tient pas debout !…
— Vous êtes sévère.
— Je suis clair­voyant. De mon temps, mon­sieur, on était conscien­cieux.
Ce n’était pas là le pro­pos d’un insen­sé.
— Com­bien je suis de votre avis ! dis-je, pris à son accent sin­cère.
— On ne sait plus écrire. Les points, les accents, les vir­gules, les lettres majus­cules, l’orthographe, la syn­taxe, on ignore tout. Aujourd’hui, on lit en cou­rant, pour­quoi n’écrirait-on pas de même ? Il y a des excep­tions, certes. Quelques ouvrages de luxe sont pré­sen­tables. Il y a des mai­sons hono­rables qui res­tent dans la bonne tra­di­tion. Mais ouvrez un peu ceci, et cela.
Il me ten­dit un roman de Paul Adam, un livre de nou­velles de Jean Lor­rain.
— C’est tel­le­ment exé­crable, mon­sieur, que cela en devient déli­cieux. C’est un régal. Tout ce rayon est consa­cré à mes trou­vailles en ce genre. Jetez un œil sur ce volume de vers.
Je pris le livre dans mes mains et l’ouvris, pour ne point déso­bli­ger mon hôte. En marge, au crayon, s’alignaient une file inin­ter­rom­pue de cor­rec­tions : vers faux, ortho­graphe inha­bi­tuelle, lettre trans­po­sée, lettre d’un corps dif­fé­rent du reste du poème, pagi­na­tion erro­née, titre cou­rant omis, déléa­tur, etc.

« Un nuage à l’horizon se déchi­ra, et je vis clair dans la vil­la de la Coquille.
J’étais chez un vieux cor­rec­teur en retraite.
Il ne lisait pas, le soir, sous la lampe[,] il épe­lait. Il col­lec­tion­nait les coquilles[.]
[…] »

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

“De toutes les nuits, les amants”, de Mieko Kawakami

« Après les jours fériés de début mai, où tout du long le temps n’avait pas été fameux, j’ai été sou­dain très occupée. 

« Non seule­ment j’avais les épreuves d’un ouvrage très épais en deux volumes à relire, mais en plus c’était une pré­pa­ra­tion de copie. Pen­dant près de trois semaines, j’ai pas­sé plus de quinze heures par jour à ma table de tra­vail. Et cela n’a pas suffi. 

« Plus je me concen­trais, plus j’avais l’impression que les mots s’éparpillaient et s’échappaient dans tous les sens. Je les pin­çais un par un par le col­let et je les remet­tais en rang sur le papier. Je tra­quais le moindre sens du moindre mot, je les pas­sais au tamis. Et je les soup­çon­nais tous a prio­ri, comme tou­jours, tous sys­té­ma­ti­que­ment. Sur le prin­cipe, à part la quan­ti­té, cela ne dif­fé­rait en rien du tra­vail habi­tuel, mais cette fois, peut-être parce que le texte trai­tait d’un sujet qui ne m’était pas fami­lier, ça avait déra­pé et ça avait fini par me cas­ser la tête. Plus j’essayais de trou­ver mon rythme, plus tout me glis­sait des mains. Un vrai cercle vicieux. Mes yeux deve­naient de plus en plus lents à tra­quer les mots. Fina­le­ment il ne m’était res­té qu’une seule solu­tion : télé­pho­ner à Hiji­ri pour deman­der un délai sup­plé­men­taire de trois jours. […]

[Deux jours plus tard] 

« Fina­le­ment, à l’aube, j’ai tour­né la der­nière page de mon quo­ta du mois. 

« J’ai regar­dé la pile de feuilles entiè­re­ment cor­ri­gées, j’ai pous­sé un gros sou­pir, j’ai posé mes mains des­sus, j’ai lis­sé la pile de papier de la main, et j’ai de nou­veau pous­sé un sou­pir. Sur la table, des deux côtés, mes dic­tion­naires encore ouverts, des livres que je n’aurais jamais tou­chés de ma vie si ça n’avait pas été pour le tra­vail, rem­plis d’une quan­ti­té de marque-pages vert clair, les mon­tagnes de pho­to­co­pies effec­tuées en biblio­thèque, au bord de l’éboulement.

« Je les ai tous ran­gés à leur place, j’ai retaillé mes crayons aux pointes com­plè­te­ment usées, je les ai remis dans leur boîte ou dans le pot à crayons, je suis allée à la salle d’eau prendre une douche […]. Mon dos et mes hanches, com­plè­te­ment sclé­ro­sés au point que j’avais l’impression que j’allais tom­ber en mille mor­ceaux au moindre mou­ve­ment, ont petit à petit repris de l’élasticité, ma nuque a retrou­vé un peu de sou­plesse et j’ai pen­sé que l’eau chaude c’était quand même formidable. »

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, trad. du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2014, p. 55-57. Voir la fiche de l’éditeur.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

couverture du roman "De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami

Baudelaire, infatigable relecteur des “Fleurs du mal”

couverture du livre "Crénom, Baudelaire" de Jean Teulé

Le talen­tueux et non moins sym­pa­thique Jean Teu­lé vient, hélas, de nous quit­ter pré­ma­tu­ré­ment. Cette triste actua­li­té est venue me rap­pe­ler que, peu de temps après sa publi­ca­tion, j’avais ébau­ché un article ins­pi­ré d’un de ses der­niers livres, Cré­nom, Bau­de­laire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dan­dys. Per­son­na­li­té insup­por­table, le poète l’é­tait aus­si par ses exi­gences infi­nies à l’égard de son édi­teur pari­sien, Auguste Pou­let-Malas­sis, un des grands édi­teurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trou­vait à Alen­çon, dans l’Orne. 

portrait d'Auguste Poulet-Malassis
Pou­let-Malas­sis.

La Biblio­thèque natio­nale a gar­dé trace des épreuves des Fleurs du mal cor­ri­gées par Bau­de­laire19 – le manus­crit ori­gi­nal, lui, n’a jamais été retrou­vé. Jean Teu­lé s’en amuse dans les cha­pitres 41 à 56 (de la livrai­son du der­nier poème com­po­sant le recueil jus­qu’à la signa­ture du bon à tirer). Les deux typo­graphes com­mis à la com­po­si­tion de ses vers, qu’il pré­nomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indé­fi­ni­ment leurs formes – et de se faire « engueuler ». 

Ain­si, dans « La Fon­taine de sang », Bau­de­laire se plaint qu’on ait com­po­sé capi­teux au lieu de cap­tieux. Denis recon­naît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai com­pris. Il n’est pas obli­gé de m’en col­ler une tar­tine et de salo­per le haut de la feuille avec des gri­bouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)

deleatur tracé par Baudelaire
Un des très artis­tiques delea­tur tra­cés par Bau­de­laire (BNF).

De plus en plus excé­dés, voire au bord de l’épuisement, les deux typo­graphes le men­tionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne ful­mine : « J’ignore si c’est la ber­lue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me ren­voie cette page et il y a tou­jours quelque chose à modi­fier ! Je vais le faire savoir aux deux édi­teurs20. En plus du jour­nal local, la com­po­si­tion et l’impression des for­mu­laires de la pré­fec­ture nous suf­fi­saient bien… Pour­quoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)

En effet, comme le raconte Claude Pichois21, spé­cia­liste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de pla­cards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves conte­nant des ques­tions comme des impré­ca­tions. Rare­ment, impri­meur fut plus mal­trai­té par un auteur et il ne fal­lait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malas­sis por­tait à Bau­de­laire pour que n’intervînt pas la rupture. »

“Un Sisyphe de l’écriture”

En 2015, les Édi­tions des Saints-Pères ont publié un fac-simi­lé des pré­cieuses épreuves anno­tées, illus­tré par treize des­sins inédits d’Au­guste Rodin. 

Bon à tirer de Baudelaire
Extrait des épreuves des Fleurs du mal édi­tées en fac-simi­lé par les Édi­tions des Saint-Pères.

« Dans ce docu­ment manus­crit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Bau­de­laire appa­raît comme un Sisyphe de l’écriture, aban­don­nant dou­lou­reu­se­ment l’œuvre de sa vie et cher­chant, dans les inces­sants rema­nie­ments de son texte, une forme de per­fec­tion esthé­tique. Des notes à l’attention de son édi­teur alertent le lec­teur sur le type de rela­tions – tein­tées d’agacement ! – qui unis­saient Bau­de­laire à Pou­let-Malas­sis. Le poète, déçu par le copiste ayant reco­pié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigi­lant que de coutume… 

« Avant de don­ner son “bon à tirer” défi­ni­tif, Bau­de­laire retra­vaille plu­sieurs fois son recueil. Il rema­nie plu­sieurs fois l’architecture géné­rale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chro­no­lo­gique de leur écri­ture. Il rec­ti­fie, se reprend, rature, sol­li­cite l’avis de son édi­teur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraî­tra jamais, tant Bau­de­laire peine à ter­mi­ner ses corrections. »

Sur la page de garde, Pou­let-Malas­sis (que son ami poète appelle « Coco mal per­ché ») se plaint : « Mon cher Bau­de­laire, voi­là 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir impri­mé cinq feuilles. »

Correction de Baudelaire : «Je tiens absolument à cette virgule»
« Je tiens abso­lu­ment à cette vir­gule », note de Bau­de­laire, page 6 des épreuves des Fleurs du mal (BNF).

« On découvre un Bau­de­laire tatillon, défen­seur de la vir­gule, de l’accent aigu plu­tôt que de l’accent grave, de l’u­sage ou non de l’ac­cent cir­con­flexe. Dans la marge de “Béné­dic­tion”, un des pre­miers poèmes du recueil, Bau­de­laire s’in­ter­roge ain­si sur le mot blas­phême tel qu’il est impri­mé sur l’é­preuve à cor­ri­ger. “Blas­phême ou blas­phème ? gare aux ortho­graphes modernes !” met-il en garde » (Livres Heb­do22).

hésitation graphique de Baudelaire : chariot ou charriot
« Cha­riot / char­riot ? » Autre hési­ta­tion gra­phique de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.

“Les correcteurs qui font défaut”

« Pou­let-Malas­sis avait une chance, explique Claude Pichois : Bau­de­laire ne pou­vait pas se rendre à Alen­çon, rete­nu qu’il était à Paris par la publi­ca­tion des Aven­tures d’Arthur Gor­don Pym dans Le Moni­teur uni­ver­sel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit mari­time et fan­tas­tique de Poe donne beau­coup de “tin­touin” au tra­duc­teur. Sinon, il ne se serait pas pri­vé d’intervenir à l’imprimerie même dans la com­po­si­tion, liber­té ou licence par­fois accor­dée à l’auteur puisque la com­po­si­tion était manuelle. »

« Grande atten­tion pour ces cor­rec­tions », note de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.

« La seconde édi­tion (1861), raconte aus­si Claude Pichois, fut impri­mée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entre­te­nu de bonnes rela­tions et qui, sans doute, ne lui per­met­tait pas d’accéder fré­quem­ment à ses ate­liers. Bau­de­laire se plaint d’avoir trou­vé “de grosses négli­gences” dans les épreuves :

Dans cette mai­son-là, c’est les cor­rec­teurs qui font défaut. Ain­si, ils ne com­prennent pas la ponc­tua­tion, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aus­si des lettres cas­sées, des lettres tom­bées, des chiffres romains de gros­seur et de lon­gueur inégale23.

Cette cri­tique, qu’on trouve dans une lettre à Pou­let-Malas­sis, est un éloge indi­rect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souf­frir des remarques, inter­ven­tions, cor­rec­tions du poète. »

« Le dérou­le­ment de cette publi­ca­tion nous reste incon­nu, pré­cise Andrea Schel­li­no24, puisque ni les échanges épis­to­laires entre Bau­de­laire et Pou­let-Malas­sis, ni les épreuves de cette seconde édi­tion des Fleurs du mal n’ont été conser­vés. Une lettre que Bau­de­laire envoie le 20 novembre 1860 au cor­rec­teur Rigaud laisse entre­voir que le poète-édi­teur n’avait pas réduit ses exigences :

Je serai bien­tôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des vir­gules, de retour­ner des lettres, de réta­blir des mots dans les épreuves que vous me retour­nez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sor­nettes pour Son­nettes, ita­liens pour cita­dins, je vous trouve vrai­ment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs25.

L’œil de Bau­de­laire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fau­tive que l’édition de 1857.

« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Bau­de­laire, pour avoir asso­cié si étroi­te­ment la créa­tion et, au sens noble du terme, la fabri­ca­tion des livres », conclut Claude Pichois.