Une séance de correction avec Charles Baudelaire

Léon Cladel, Atelier Nadar, 1900
Léon Cla­del, Ate­lier Nadar, 1900. Coll. BnF.

Dans une nou­velle rédi­gée en 1868 et publiée en 1879, le roman­cier Léon Cla­del (1835-1892) raconte une séance de cor­rec­tion (en 1861 ?) de ses Amours éter­nelles avec Baudelaire : 

« […] nous nous mîmes à l’œuvre incon­ti­nent. Tout beau ! Dès la pre­mière ligne, que dis-je ? à la pre­mière ligne, à la pre­mière lettre, il fal­lut en découdre. Était-il bien exact, ce mot ? Ren­dait-il rigou­reu­se­ment la nuance vou­lue ? Atten­tion ! Ne pas confondre agréable avec aimable, accort avec char­mant, ave­nant avec gen­til, sédui­sant avec pro­vo­cant, gra­cieux avec amène, holà ! Ces divers termes ne sont pas syno­nymes ; ils ont, cha­cun d’eux une accep­tion toute par­ti­cu­lière ; ils disent plus ou moins dans le même ordre d’idées, et non pas iden­ti­que­ment la même chose ! Il ne faut jamais, au grand jamais, user de l’un à la place de l’autre. En pra­ti­quant ain­si, l’on en arri­ve­rait infailli­ble­ment au pur cha­ra­bia… Les grif­fon­neurs poli­tiques, et sur­tout les tri­buns de même aca­bit, ont seuls le droit, ensei­gnait cet infaillible péda­gogue, d’employer admo­ni­tion pour conseil, objur­ga­tion pour reproche, valeur pour cou­rage, époque pour siècle, contem­po­rain pour moderne, etc., etc. Tout est per­mis aux ora­teurs pro­fanes ou sacrés qui sont, sinon tous, du moins la plu­part, de très piètres vir­tuoses ; mais nous, ouvriers lit­té­raires, pure­ment lit­té­raires, nous devons être pré­cis, nous devons tou­jours trou­ver l’expression abso­lue ou bien renon­cer à tenir la plume et finir gâcheurs, comme tant d’autres qui, tout en ayant la vogue, n’auront jamais de suc­cès ni de consi­dé­ra­tion. Et tan­dis qu’il dis­ser­tait à voix haute et lente, le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. Cher­chons ! Si le sub­stan­tif ou l’adjectif n’existent point, on les inven­te­ra ; mais ils sont là, comme des pépites dans la gangue… […] »

Lettre de Léon Cladel à Baudelaire en 1861

Léon Cla­del, « Dux », Bons­hommes, G. Char­pen­tier, 1879, p. 282-283.

Ci-contre : « Lettre auto­graphe signée de Léon Cla­del, adres­sée le 1er août 1861 à Charles Bau­de­laire, en réponse à la lettre que le poète lui avait adres­sée, fin juillet, pour l’in­vi­ter à lui rendre visite afin de lui com­mu­ni­quer ses épreuves des Amours éter­nel[le]s qu’il dédie­ra à Bau­de­laire. » On peut ten­ter de la déchif­frer sur le site de La Gazette Drouot.

Conte du dimanche : “Le Correcteur”, 1911

Le 3 décembre 1911, dans la sixième colonne de sa une, le quo­ti­dien La Démo­cra­tie offrait à ses lec­teurs son « conte du dimanche », signé d’Hen­ry du Roure (1883-1914), jour­na­liste catho­lique, fervent par­ti­san de l’édu­ca­tion sociale. L’his­toire édi­fiante d’un cor­rec­teur de presse tiraillé par sa conscience, qui n’est pas sans rap­pe­ler le Mon­sieur Made­leine de Vic­tor Hugo. Une his­toire de rédemp­tion, idéale pour un dimanche de Pâques.

Titre original "Le Correcteur", 1911

Depuis onze ans au ser­vice du jour­nal l’Ins­tan­ta­né le père Bru­chet était le modèle des cor­rec­teurs.
Dans l’atelier de com­po­si­tion on disait de lui avec admi­ra­tion : — Il a l’œil typo­gra­phique.
Et c’était vrai, qu’il ne lais­sait rien pas­ser. La moindre faute dans une épreuve le frap­pait aus­si vive­ment qu’un coup de poing en pleine figure. Il déni­chait entre mille l’i qui n’avait pas de point et la lettre qui n’était pas du carac­tère. Une coquille le met­tait hors de lui. Avec cela, ins­truit, sachant l’orthographe, l’histoire, la géo­gra­phie, les noms des hommes illustres et ceux des dépu­tés incon­nus. Pour rien au monde, il n’eût lais­sé écrire Tar­tam­pion au lieu de Tar­tem­pion. Enfin, une perle !

Mais le plus beau, c’était sa conscience. Admi­rable conscience pro­fes­sion­nelle ! Il avait au plus haut point cette ver­tu qui se perd : l’amour du beau tra­vail, — de ce qu’une locu­tion popu­laire appelle « l’ouvrage bien faite ». En voi­là un qui ne sabo­tait pas !
Sou­vent ses col­lègues se deman­daient :
— Mais pour­quoi Bru­chet tra­vaille-t-il comme cela ?
Plus fins, ils eussent démê­lé dans son zèle un besoin de se rache­ter, de réparer.

À vingt ans Bru­chet, qui s’appelait alors Cabasse, orphe­lin, mal éle­vé, ou plu­tôt pas éle­vé du tout, per­ver­ti par quelques mau­vais drôles, s’était lais­sé entraî­ner, un soir qu’il avait bu, dans une sin­gu­lière expé­di­tion. Pen­dant que ses cama­rades cam­brio­laient une bijou­te­rie, il fai­sait le guet — mal, sans doute, car des agents sur­ve­nus avaient arrê­té ses com­plices. Il s’était sau­vé jusqu’en Belgique.

Condam­né par contu­mace à vingt ans de tra­vaux for­cés, il était ren­tré en France, sous le nom de Bru­chet, après quelques années d’une vie très dure. Il n’était pas fon­ciè­re­ment mau­vais, au contraire. Le sang d’une longue lignée de braves gens avait par­lé en lui. Il avait hor­reur de sa faute et sou­hai­tait de se réha­bi­li­ter. D’abord typo­graphe, il s’était ins­truit tout seul, à force d’énergie. Il avait obte­nu cette place de cor­rec­teur. Il s’était fait ce qu’il était ; un tra­vailleur d’élite et un brave homme.

Bru­chet n’était pas marié — à cause des papiers, de l’état-civil, vous com­pre­nez ?
Un jour, il avait recueilli la petite fille d’une voi­sine morte. Lucette avait main­te­nant huit ans. Il l’aimait ten­dre­ment, avec humi­li­té, en homme qui se dit sou­vent :
— Si elle savait qui je suis !…

Un jour, comme il avait eu peur ! Il pro­me­nait Lucette au Jar­din des Plantes. Un homme de mau­vaise mine, en le voyant, s’était écrié :
— Cabasse !…
C’était Lecat, l’un des cam­brio­leurs condam­nés jadis — l’un de ses com­plices.
— Tais-toi, mal­heu­reux !… Appelle-moi Bru­chet…
— Tu en as eu de la chance, de te débi­ner ! Moi, j’ai tiré sept ans…
— Sept ans ?… Mon pauvre vieux…
— Enfin, je ne t’en veux pas… Tu te serais fait pin­cer, que ça ne m’aurait avan­cé à rien… Cha­cun pour soi, n’est-ce pas ?…

Le mal­heu­reux Bru­chet pen­sait sou­vent à cette entre­vue, vieille de quatre ans. Il essayait de se ras­su­rer en son­geant que dans quelques semaines, il serait cou­vert par la prescription.

*
*      *

« Sucres raf­fi­nés bonne sorte, 84 ; belle sorte, 84,50. — Suifs indi­jènes… »
— Indi­gènes !… Avec un G, voyons !…
Ain­si bou­gon­nait tout seul le Père Bru­chet en cor­ri­geant des épreuves des « Mar­chés et Bourses ».

Depuis quatre heures déjà, il était enfer­mé dans son petit, tout petit cabi­net sans fenêtres — la cage à lapins, disait-on à l’atelier. Les épreuves s’amoncelaient sur sa table, et, inlas­sa­ble­ment, d’une écri­ture bien nette, il fai­sait dans les marges les signes caba­lis­tiques qui redres­saient les erreurs, abo­lis­saient les coquilles…

À force de cor­ri­ger, il ne com­pre­nait plus très bien ce qu’il lisait… Et pour­tant, il tres­saillit sou­dain. Quoi ? Rêvait-il ? Il venait de voir son nom… son ancien nom… son vrai nom !…
Il relut tout le para­graphe. Il sui­vait les lignes avec sa plume, une plume qui trem­blait : 
« … Oh ! Ils échap­pe­ront, vous savez… Il y en a tant qui échappent !… Tenez, un de ceux qui ont cam­brio­lé avec moi la bijou­te­rie Hédard, en 95, Cabas­sé… (Ici la plume trem­bla plus fort)… Eh ! bien, il vit tran­quille­ment pas loin d’ici sous un faux nom… La police n’aurait pas de mal à l’arrêter, si elle le vou­lait… »

C’était une inter­view de Lecat. Éta­bli mar­chand de vins, il venait d’être déva­li­sé. C’était assez piquant, ce cam­brio­leur cam­brio­lé. L’Ins­tan­ta­né lui avait dépê­ché un repor­ter… Et voi­là ce qu’il avait dit, le misé­rable, avec beau­coup d’autres choses…
Et Bru­chet, stu­pide, consi­dé­rait ces lignes, qui étaient sa perte… l’écroulement de toutes ses espé­rances… le bagne… le déshon­neur… Et Lucette, mon Dieu, Lucette !…

Quelque chose tom­ba sur l’épreuve… Une larme… Machi­na­le­ment, Bru­chet prit un buvard, et essuya cette larme ; ensuite, il ajou­ta une r à arê­ter, et rem­pla­ça l’é de Cabas­sé par un e muet…
Et puis, il res­ta immo­bile, assom­mé, anéan­ti…
— Eh ! bien, la cor­rec­tion, ça vient ? cria le chef d’atelier.
— Voi­là… voi­là… bal­bu­tia le pauvre homme.

Il ren­dit les épreuves des « Bourses et mar­chés », des « Théâtres », des « Sports »… Après quoi, il revint dans sa cage et, la tête dans les mains, réflé­chit.
D’un seul coup il vit clair. Par­bleu ! Il n’avait qu’à faire sau­ter ces huit lignes !… Dans une inter­view qui en comp­tait 80 qui le remar­que­rait ?… Baras­sé le repor­ter, ne reli­sait jamais sa « copie » impri­mée… Si par hasard il se plai­gnait, Bru­chet répon­drait que c’était une erreur des lino­ty­pistes, voi­là tout… Et il déchi­re­rait l’épreuve, pour qu’on ne vit [sic] pas la cor­rec­tion faite de sa main… On ne s’amuserait pas à réta­blir, deux jours plus tard, huit lignes sans intérêt !…

Quant à Lecat, irait-il racon­ter à d’autres ce qu’il savait ?… Il avait jeté cette bou­tade sans réflé­chir, et non pour le plai­sir de dénon­cer… La preuve, c’est qu’il n’avait pas livré le nou­veau nom de Bru­chet… Qui sait, d’ailleurs, com­ment le peu scru­pu­leux Baras­sé s’y était pris pour lui arra­cher cette confi­dence ?…
Enfin, il ne s’agissait que de gagner trois semaines… Après, ce serait la pres­crip­tion… Le salut…

Bru­chet trem­pa sa plume dans l’encrier.
Et au moment de sup­pri­mer les lignes, il s’arrêta…
Le cor­rec­teur qui était en lui se refu­sait à sabo­ter une copie… Sa conscience pro­fes­sion­nelle se révol­tait… En vain, il essayait de la vaincre, il ne pou­vait pas…
— Je suis trop bête ! se dit-il.
Il reprit de l’encre, regar­da l’épreuve… Et il lui sem­blait que sa main, sa main si docile ne vou­lait plus lui obéir…

— Hé ! Bru­chet ?… Cette inter­view ?…
— Oui… oui… tout de suite…
Il s’affolait. Il ne voyait plus clair. Il rou­gis­sait, comme s’il avait conçu un acte abo­mi­nable. II essaya de déli­bé­rer froi­de­ment avec lui-même. Mais les idées dan­saient dans sa tête. Il ne savait plus ce qu’il fai­sait, ni où il était… Dans ce désar­roi la conscience pro­fes­sion­nelle l’emporta… Il ne prit pas une déci­sion, non… Mais tout d’un coup, il s’aperçut qu’il avait ren­du l’épreuve, intacte… D’ailleurs, aurait-il pu bar­rer huit lignes ?… Ses doigts sans force ne tenaient plus son porte-plume.

*
*      *

Et son des­tin s’accomplit. L’interview de Baras­sé pas­sa sous les yeux du chef de la Sûre­té qui trou­va drôle de repê­cher un contu­mace, à vingt-cinq jours de la pres­crip­tion. Lecat, bien « cui­si­né », par­la. Un jour, Bru­chet ne vint pas à l’imprimerie.
— Lui, si exact !… Il faut qu’il soit malade, au moins !… dit le chef d’atelier.
C’était bien pire : Bru­chet, — ou plu­tôt Cabasse était en prison.

Pour cet accu­sé sym­pa­thique, le tri­bu­nal a mon­tré de l’indulgence. Cabasse s’en est tiré avec deux ans de pri­son. Quelques hommes poli­tiques, rédac­teurs à l’Ins­tan­ta­né, ont deman­dé la grâce. Ils l’ont obte­nue. Mal­heu­reu­se­ment, deux heures avant la signa­ture du décret, Cabasse est mort dans sa prison.

Henry du Roure
Hen­ry du Roure.

À l’im­pri­me­rie de l’Ins­tan­ta­né, on a beau­coup dis­cu­té son cas. On connaît, car il l’a racon­té à l’audience, le drame rapide qui s’est joué dans sa conscience.
Tar­rot, lino­ty­piste, syn­di­qué liber­taire, beau par­leur qui pra­tique volon­tiers, sans attendre un mot d’ordre de la C. G. T, la « grève des bras croi­sés », déclare à qui veut l’entendre, et même à qui ne veut pas, que « Cabasse était la der­nière des poires », et que s’il avait eu pour deux sous de «  conscience de classe », il aurait sabo­té l’article de Baras­sé, et de bien d’autres !…

Et ses cama­rades, en son­geant à l’histoire mélan­co­lique du pauvre Cabasse, sont émus. À sa place ils ne l’auraient pas fait, sans doute, l’acte étrange qui l’a per­du… Et cepen­dant, dans le secret de leur cœur, ils sont ten­tés de pen­ser qu’il y eut là quelque chose de beau…
Mais aucun d’eux n’ose le dire, de peur de ne plus pas­ser pour un « pro­lé­taire conscient ».

Hen­ry du Roure

“Le Correcteur”, de Marco Lodoli

"Le Correcteur" de Marco Lodoli

« Dans le peu de temps libre qu’il lui res­tait, après avoir expur­gé son énième livre, Fan­ti­no se bala­dait dans la ville en scru­tant les affiches et les enseignes des maga­sins, les ins­crip­tions sur les murs. Il n’était pas content tant qu’il n’avait pas trou­vé une erreur, même petite, même insi­gni­fiante et ridi­cule : pour chaque quar­tier, il se conten­tait d’une apos­trophe oubliée, d’une petite vir­gule. Alors il ren­trait chez lui et disait : ça suf­fit pour aujourd’hui. Mais ensuite, une fois au lit, sa manie le repre­nait, alors il ral­lu­mait la lumière et il com­men­çait à éplu­cher les annuaires du télé­phone, cin­quante, soixante colonnes à chaque fois. Il lui fut facile de com­prendre que Mon­sieur Maria­ni Par­lo était en réa­li­té Maria­ni Car­lo. Qui­conque doté d’un peu de patience pou­vait sai­sir cela. Il lui fal­lut un peu plus de métier pour loca­li­ser le numé­ro de télé­phone erro­né d’une ali­men­ta­tion : il ne pou­vait pas com­men­cer par sept, dans cette zone-là de la ville. Cela devait être un cinq : le matin, il appe­la le maga­sin pour véri­fier son hypo­thèse. Il com­man­da une bou­teille de vin rouge très coté et la but au gou­lot, en se féli­ci­tant dans son for intérieur. »

"Boccacce" de Marco Lodoli

Extrait de la nou­velle « Le Cor­rec­teur », de Mar­co Lodo­li, dans Boc­cacce, tra­duit de l’italien par Lise Cha­puis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Alban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, p. 49-52.

Il n’y a que les roman­ciers pour ima­gi­ner un cor­rec­teur infaillible. J’en connais au moins un autre en lit­té­ra­ture : le « Pro­fes­sore » de George Stei­ner, dans Épreuves (voir le résu­mé dans ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »). Curieu­se­ment, lui aus­si italien.

Dans la vraie vie, je n’en ai pas connu. Par contre, il est vrai que nous sommes nom­breux à avoir du mal à décro­cher, comme le raconte aus­si Muriel Gil­bert, dans Au bon­heur des fautes.

Fan­ti­no et le Pro­fes­sore sont liés par un point com­mun. Un triste constat : « Que d’im­pré­ci­sions dans le grand livre du monde, […] et quelle souf­france de ne pou­voir les corriger. »

Romans récents avec un personnage de correcteur (2)

Deux ans après ma pré­cé­dente recherche de per­son­nages de cor­rec­teur ou de cor­rec­trice dans les romans parus ces der­nières années, j’ai relan­cé mes filets… et la pêche fut bonne. Dans ces nou­velles réfé­rences, il y en a pour tous les goûts, de la romance à l’hor­reur. Faites votre choix !

Jean Anglade, Le Semeur d’al­pha­bets, Presses de la Cité, 2007, 313 p. ; Pocket, 2009.

"Le Semeur d'alphabets" de Jean Anglade

Après qua­rante ans de bons et loyaux ser­vices comme cor­rec­teur-typo­graphe au quo­ti­dien La Mon­tagne, Romain Fou­gères a bien méri­té sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auver­gnat, éner­gique et géné­reux, ne peut se résoudre au bri­co­lage. Une asso­cia­tion huma­ni­taire lui offre alors l’oc­ca­sion de trans­mettre son expé­rience et d’a­gir selon sa conscience : elle recherche un béné­vole pour créer une impri­me­rie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remé­more son exis­tence pai­sible, celle d’un enfant de la cam­pagne qui a connu la guerre, puis la trans­for­ma­tion de Cler­mont-Fer­rand de cité pro­vin­ciale en métro­pole régio­nale, et qui, aujourd’­hui, se pré­pare à l’a­ven­ture qui va cou­ron­ner sa vie.

Jean-Charles Batl­lo, Le Des­tin d’O­vide, Edi­livre, 2011, 198 p.

Ovide Will­king­son, modeste cor­rec­teur des célèbres édi­tions Else­neur, publie les autres, mais se voit refu­ser tous ses manus­crits, jus­qu’au jour où, à bout de patience, il décide de pla­gier, reco­pier et publier en son nom le manus­crit qu’il vient de rece­voir. La ter­rible his­toire de Ben­ja­min Rou­quier, orphe­lin vio­len­té, spo­lié par un monde d’or­gueil, de guerre, de puis­sants et de haine et la non-moins ter­rible his­toire d’Ham­let, qu’il joue au théâtre, l’his­toire de l’en­fant qui a per­du la parole, en fili­grane, s’en­lacent alors dans une valse étour­dis­sante où se mêlent réa­li­té et fic­tion, envoû­tant éche­veau d’u­ni­vers qui s’en­tre­choquent. Ain­si se des­sine, en images par­fois volées, le des­tin d’Ovide.

Fran­çois Beaune, Un homme louche, Ver­ti­cales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.

Un homme louche se donne à lire comme le jour­nal intime d’un cer­tain Jean-Daniel Dugom­mier, rédi­gé à deux époques cru­ciales de sa vie : sa jeu­nesse « autis­tique » au début des années 1980, puis son exis­tence de tren­te­naire mal socia­li­sé peu avant sa mort sou­daine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le col­lé­gien Dugom­mier, dit « le Gla­viot », 13 ans, qui s’en­nuie à mou­rir dans un lotis­se­ment où ses parents tiennent une petite épi­ce­rie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quo­ti­dien de gamin en révolte latente et com­plexes inavoués. Il scrute ses voi­sins, théo­rise les tares fami­liales avec un mau­vais esprit à l’i­ro­nie cin­glante. Cette omni­science pré­coce trouve bien­tôt son expli­ca­tion : le jeune nar­ra­teur se sent doué de « super­pou­voirs », une sorte de camé­ra spé­ciale implan­tée dans son cer­veau lui per­met­trait de péné­trer les consciences de son entou­rage. Se croyant inves­ti d’une mis­sion d’ob­ser­va­tion ultra­se­crète sur l’hu­ma­ni­té, notre sur­doué pré­fère se faire pas­ser pour un attar­dé. Jus­qu’à son inter­ne­ment d’of­fice, son cahier ayant été fina­le­ment décou­vert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de des­sins déses­pé­rés, puis au ver­ti­gi­neux silence d’un doux dingue sous cami­sole chi­mique. Le « Cahier 2 » nous fait retrou­ver JDD à l’é­té 2008. À 39 ans, il est ins­tal­lé à Lyon où il est deve­nu cor­rec­teur à domi­cile. On recons­ti­tue les pièces man­quantes de son exis­tence : sa ten­ta­tive de vie conju­gale, la mort tra­gique de son fils, ses erre­ments au bis­tro, ses vel­léi­tés sen­ti­men­tales. Tout cela l’au­ra mené aux confins d’une exis­tence a mini­ma, moi­tié spé­cu­la­tive moi­tié végé­ta­tive, avant qu’une rup­ture d’a­né­vrisme vienne cou­per court à son ultime pro­jet : rien moins qu’un atten­tat planétaire.

Nadine Bis­muth, Scrap­book, Boréal, 2006, 400 p.

"Scrapbook" de Nadine Bismuth

Aux édi­tions Duf­froy, qui publient son pre­mier roman, Annie Brière fait la connais­sance de Laurent Viau, cor­rec­teur d’é­preuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insen­sible au charme d’An­nie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de pas­sion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’an­neau à la main gauche, n’est pas pour autant céli­ba­taire. Elle devra donc trou­ver de façon urgente ce que signi­fie, pour elle, l’en­ga­ge­ment amou­reux. Deve­nue joueuse com­pul­sive de Tetris, conver­tie aux ver­tus cura­tives de Leo­nard Cohen, du lac Cham­plain jus­qu’à Paris, en pas­sant par les cock­tails lit­té­raires de la mai­son Duf­froy au Ritz-Carl­ton, y arrivera-t-elle ?

Chi Zijian, Bon­soir, la rose, trad. du chi­nois par Yvonne André, éd. Phi­lippe Pic­quier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.

Bonsoir, la rose, de CHI Zijian

Il faut d’a­bord ima­gi­ner ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’ex­plo­sion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, cor­rec­trice d’é­preuves dans une agence de presse, pas spé­cia­le­ment belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’ap­par­te­nais à une caté­go­rie insi­dieu­se­ment repous­sée et anéan­tie par d’in­vi­sibles forces mau­vaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raf­fi­né, qui joue du pia­no et prie en hébreu, dont le visage exprime une soli­tude infi­nie. Elle qui avait une vie inté­rieure si riche, com­ment pou­vait-elle ne pas avoir connu l’a­mour ? Xiao’e ren­contre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfu­giée à Har­bin après la révo­lu­tion d’Oc­tobre. Tout semble les oppo­ser, pour­tant on décou­vri­ra qu’un ter­rible secret les lie. 

Annie Clu­zel, Lily-Jeanne, Edi­livre, 2018, 136 p.

L’é­cri­vaine Annette, exal­tée par le suc­cès de ses pre­miers livres, se trouve sou­dai­ne­ment confron­tée à un ter­rible manque d’ins­pi­ra­tion. Dépi­tée mais sou­hai­tant néan­moins res­ter dans le milieu lit­té­raire, elle devient cor­rec­trice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’en­nuie jus­qu’au jour où elle reçoit un manus­crit à cor­ri­ger dont l’his­toire va bou­le­ver­ser sa vie. Une his­toire qui va la bal­lot­ter entre l’é­cri­ture et la cor­rec­tion et qui va lui per­mettre de faire une bien curieuse rencontre.

Vincent Ces­pedes, Mot pour mot, Flam­ma­rion, 2007, 288 p.

"Mot pour mot" de Vincent Cespedes

Louis et Noé­mie se ren­contrent dans le TGV. Noé­mie étant sourde, ils dia­loguent par écrit. Désa­bu­sé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un col­lège de ban­lieue et dis­tri­bue des 00/20 à chaque dic­tée. Noé­mie, elle, est intime avec un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel et se pas­sionne pour la liber­té gra­phique avec laquelle la jeune géné­ra­tion pra­tique l’écrit (SMS, blogs, Inter­net…). Inévi­ta­ble­ment, l’orthographe devient le thème cen­tral de leur conver­sa­tion fer­ro­viaire, et à cha­cun de leurs tra­jets le débat fait rage.

Hora­cio Cas­tel­la­nos Moya, Dérai­son, trad. de l’es­pa­gnol par Robert Amu­tio, Les Allu­sifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.

"Déraison" de Horacio Castellanos Moya

À tra­vers un mono­logue res­sas­sant, qui brasse des faits ter­ribles, des inter­pré­ta­tions plus ou moins assu­rées, des scènes à carac­tère hal­lu­ci­na­toire, un nar­ra­teur raconte en 12 cha­pitres les étapes d’une des­cente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une socié­té qui baigne dans la vio­lence et le meurtre, comme dans son élé­ment natu­rel. Ce nar­ra­teur, homme sans nom et étran­ger au pays où il se trouve, est deve­nu un exi­lé volon­taire afin de fuir les per­sé­cu­tions entre­prises par les auto­ri­tés de son pays. Il lit et cor­rige un rap­port éla­bo­ré par l’É­glise catho­lique dans lequel sont repor­tés minu­tieu­se­ment les mas­sacres d’In­diens, toutes les exac­tions et les vio­la­tions de ce que l’on nomme les droits de l’homme, com­mis par des mili­taires, nom­mé­ment dési­gnés et dont l’im­pu­ni­té est totale et le pou­voir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque cha­pitre mêle dans les pro­pos empor­tés du nar­ra­teur des des­crip­tions des atro­ci­tés de l’ar­mée, des cita­tions des témoi­gnages des sur­vi­vants assi­mi­lées à la plus haute poé­sie, et les inquié­tudes per­son­nelles de ce cor­rec­teur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout inci­dent quo­ti­dien, le tout plon­gé dans un fort cou­rant que le nar­ra­teur lui-même nomme paranoïa.

Didier da Sil­va (texte) et Fran­çois Mat­ton (des­sins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.

Le texte de Didier da Sil­va met en scène un per­son­nage dont le métier, il est « tra­vailleur à domi­cile », consiste à cor­ri­ger de stu­pides romans d’amour, et que cela déprime – on le com­prend. Il se livre donc à une suite de consi­dé­ra­tions désa­bu­sées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de luci­di­té. C’est drôle et tou­chant, juste, dis­crè­te­ment déses­pé­ré. Les des­sins de Fran­çois Mat­ton qui constellent ce récit, qui par­fois l’interrompent, lui font un écho très réus­si, joli­ment dévié parfois.

Hugo Horst, Les Cendres de l’a­mante asia­tique, Zul­ma, 2002, 128 p.

"Les Cendres de l'amant asiatique" de Hugo Horst

Schlo­mo est un flic soli­taire, pari­sien dans l’âme, qui se nour­rit de rou­leaux de prin­temps rue de Bel­le­ville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Car­né, il sauve de la noyade une jeune Chi­noise, cor­rec­trice d’imprimerie. Il la croi­se­ra de nou­veau à une signa­ture en librai­rie, autour d’un pam­phlet déton­nant : Le nègre se rebiffe.
Entre cock­tails, plu­mi­tifs, nègres et aca­dé­mi­ciens, un por­trait sati­rique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énig­ma­tique et souveraine.

Pierre Kyria, Les Yeux de la nuit, éd. du Rocher, 2018, 318 p.

« Je vois les choses de loin, mais avec une telle inten­si­té qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’ex­tra­pole et leur confère une signi­fi­ca­tion qui est peut-être illu­soire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, col­ler le nez à la vitre de son appar­te­ment de la butte Mont­martre ? Veut-il élu­ci­der l’en­vers des appa­rences, débus­quer les marges illo­giques de l’exis­tence cou­rante ? Son voyeu­risme ne cherche pas un assou­vis­se­ment des sens mais un apai­se­ment de l’es­prit. Mais pour­quoi se sent-il tra­qué ? Encore jeune, il tra­vaille comme cor­rec­teur dans une mai­son d’é­di­tion, et va décou­vrir, sous la férule d’un édi­teur équi­voque et cajo­leur, toutes les ambi­guï­tés d’une socié­té par­ta­gée entre le faire-valoir cultu­rel, la noble atti­tude, et un mer­can­ti­lisme cynique, un « monde de l’es­prit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’o­tage des sédui­sants caprices de son patron. Mal­gré ses efforts pour s’as­si­mi­ler, il se sent pié­gé par un sen­ti­ment de non-appar­te­nance, han­té par des ques­tions qui ne trouvent pas de réponse. Com­ment son père a-t-il mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru lors­qu’il était enfant ? Pour­quoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert finan­cier, veut-il à tout prix lui rache­ter son appar­te­ment ? Que cherche donc la ravis­sante Anglaise qui croise tou­jours son che­min et finit par par­ta­ger son inti­mi­té tout en se refu­sant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va décou­vrir les véri­tés fon­da­men­tales de son des­tin, si long­temps déro­bées dans ce qu’elles ont de mons­trueux, ayant fait de lui, à son insu, un out­si­der qui aspire à être un homme-chat. 

Mar­co Lodo­li, Boc­cacce, trad. de l’i­ta­lien par Lise Capuis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Al­ban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, 120 p.

"Boccacce" de Marco Lodoli

Boc­cacce ! Pro­non­cez-le à votre guise mais en tor­dant la bouche, comme si vous gri­ma­ciez en cati­mi­ni.
Car les nou­velles réunies ici par Mar­co Lodo­li, une des plus fines plumes contem­po­raines ita­liennes, ont le des­sein de vous faire rica­ner. Concen­trant leur aci­di­té sur la bêtise, la vani­té, ou la folie des anti­chambres du monde déli­rant de l’édition, elles forment une sara­bande joyeuse mais inquié­tante dans laquelle le cor­rec­teur vous cor­rige, l’éditeur vous menace, le tra­duc­teur vous navre, l’universitaire vous vampe, le cri­tique vous guillo­tine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retour­nez pas, il vous observe et c’est peut-être dan­ge­reux… Boc­cacce ou com­ment être per­fide sans ces­ser de sourire.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Alexan­dra Lucas Coel­ho, Mon amant du dimanche, trad. du por­tu­gais par Ana Isa­bel Sar­din­ha Des­vignes et Antoine Volo­dine, Seuil, 2016, 228 p.

Mon amant du dimanche, d'Alexandra Lucas Coelho

Une femme crie ven­geance. Un homme l’a tra­hie et elle est bien déci­dée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette his­toire est céli­ba­taire, sans enfants, et trouve dans ses cin­quante ans et ses cin­quante kilos une éner­gie dévo­rante. Vivant dans l’A­len­te­jo où elle tra­vaille comme cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, elle ne quitte sa cam­pagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lis­bonne où elle a pour mis­sion de chan­ger, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie par­tie en voyage. C’est entre son domi­cile, l’ap­par­te­ment où l’attend le chat et la pis­cine qu’elle pren­dra sa revanche. Son plan l’oc­cu­pe­ra tout un mois et sa réus­site sera totale. Ses com­plices ? Les livres, la nata­tion, un été tor­ride. Et trois amants du dimanche, aus­si dif­fé­rents que vivifiants.

Alfon­so Mateo-Sagas­ta, Voleurs d’encre, trad. de l’es­pa­gnol par Denise Larou­tis, Rivages, « Thril­ler », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.

"Voleurs d'encre" d'Alfonso Mateo-Sagasta

Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isi­do­ro Mon­te­mayor super­vise un tri­pot où viennent s’en­ca­nailler de nobles dames. L’é­ta­blis­se­ment appar­tient à son maître, Fran­cis­co Robles, qui est par ailleurs édi­teur et emploie aus­si Isi­do­ro comme rédac­teur-cor­rec­teur. Robles ne déco­lère pas. Il a publié le Don Qui­chotte ; mais un cer­tain Alon­so Fernán­dez de Avel­la­ne­da vient de sor­tir au nez et à la barbe de Cer­van­tès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, dif­fa­ma­toire envers plu­sieurs per­son­na­li­tés, dont Cer­van­tès lui-même. Déci­dé à décou­vrir qui se cache der­rière ce pas­tiche, Robles envoie Isi­do­ro à la recherche d’A­vel­la­ne­da. Une enquête pica­resque au cœur de grandes œuvres lit­té­raires, dont les pages peuvent rece­ler de brû­lants secrets. À condi­tion de savoir les interpréter.

Mar­cel Moreau, Julie ou la dis­so­lu­tion, Espace Nord, 2021, 187 p. Réédi­tion d’un roman de 1971.

"Julie ou la dissolution" de Marcel Moreau

Julie Mal­chair, nou­velle dac­ty­lo pour une revue scien­ti­fique, est une femme d’une beau­té char­mante et per­tur­bante, appa­rem­ment sans pas­sé. Elle fait irrup­tion dans la vie de Hasch, cor­rec­teur, et dans celle de ses col­lègues. Par sa paresse et sa per­ver­si­té naïve, elle les entraîne à se libé­rer des contraintes que la rou­tine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une déri­sion totale du tra­vail, notam­ment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un fes­tin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accom­plie, Julie disparaît.

D’a­près la qua­trième de cou­ver­ture, Mar­cel Moreau (1933-2020) fut cor­rec­teur à Bruxelles pour le quo­ti­dien Le Soir, à par­tir de 1955, puis à Paris, à par­tir de 1968, pour Alpha Ency­clo­pé­die, Le Pari­sien libé­ré et Le Figa­ro. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’en­vo­lées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’au­teur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment charnelle. »

Gua­da­lupe Net­tel, Après l’hi­ver, trad. de l’es­pa­gnol (Mexique) par Fran­çois Mar­tin, Buchet-Chas­tel, 2016, 304 p.

Après l'hiver, de Guadalupe Nettel

Clau­dio, exi­lé cubain de New York, cor­rec­teur pour une mai­son d’édition, a une seule pas­sion : évi­ter les pas­sions. Ceci­lia est une jeune Mexi­caine mélan­co­lique ins­tal­lée à Paris, vague­ment étu­diante, vague­ment éprise de son voi­sin, mais com­plè­te­ment soli­taire. Cha­pitre après cha­pitre, leurs voix sin­gu­lières s’entremêlent et invitent le lec­teur à les sai­sir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, pas­sé obsé­dant. Cha­cun d’eux traîne des deuils, des bles­sures, des rup­tures. Lorsque le hasard les fait se ren­con­trer à Paris, nous atten­dons, hale­tants, de savoir si ces êtres de mots et de dou­leurs par­vien­dront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.

Fré­dé­rique Noëlle, Embar­que­ment pour Cythère, Les Édi­tions du Net, 2014, 546 p.

L’une vit à Bor­deaux, est un écri­vain à suc­cès, mère céli­ba­taire, une fille de 9 ans, et une famille omni­pré­sente. Elle craque sur son nou­veau voi­sin, un jeune libraire alle­mand. Mais est-il réel­le­ment celui qu’il pré­tend ? L’autre vit à Sou­lac, est cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, et atteinte d’une tumeur. Pour ten­ter de réa­li­ser ses der­niers rêves et offrir à sa fille des sou­ve­nirs inou­bliables, elle entre­prend avec elle une croi­sière jus­qu’en Poly­né­sie, qui va les mener beau­coup plus loin que pré­vu. Deux vies, deux femmes ?

Fré­dé­ric Roux, Contes de la lit­té­ra­ture ordi­naire, Mille et une nuits, 2004, 144 p.

"Contes de la littérature ordinaire" de Frédéric Roux

« Il était mûr pour les humi­lia­tions majeures, car l’au­teur, il l’ap­pren­drait à ses dépens, avant de pou­voir faire des caprices, ne se conçoit qu’­hu­mi­lié. Il aurait pu faire la liste : le cor­rec­teur dys­lexique, les maquettes foi­rées, les cou­ver­tures nulles, les coquilles qui cre­vaient les yeux ; le jour­na­liste qui com­pre­nait tout à l’en­vers, celui qui n’a­vait pas même lu la qua­trième de cou­ver­ture ; les salons du livre dans des contrées recu­lées où per­sonne ne se poin­tait sinon le poète local qui pos­tillon­nait et finis­sait par vou­loir lui cas­ser la gueule, la Fête de l’Hu­ma où il avait attra­pé une inso­la­tion ; les col­lègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insi­nua­tions men­son­gères, les ami­tiés défaites, les chan­ge­ments de per­son­nel, les bruits de cou­loir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplu­mait sous le har­nois comme le cou du chien de la fable.

Après lec­ture, il s’a­vère que les seules men­tions du métier de cor­rec­teur figu­rant dans le livre sont les mots en gras ci-des­sus, mais j’ai tel­le­ment ri en le lisant que je le main­tiens dans la liste, en vous recom­man­dant vive­ment de vous le pro­cu­rer. C’est vrai­ment « une vigou­reuse satire de la machine édi­to­riale et de ses noires vicis­si­tudes », comme l’an­nonce l’éditeur.

Uwe Tell­kamp, La Tour, trad. de l’al­le­mand par Oli­vier Man­no­ni, Gras­set et Fas­quelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.

"La Tour" d'Uwe Tellkamp

Dresde, 1982. Les habi­tants d’un quar­tier rési­den­tiel cos­su se sont depuis long­temps accom­mo­dé des condi­tions de vie. Pour­tant, les membres de cette bour­geoi­sie est-alle­mande, véri­table ana­chro­nisme en RDA, s’i­solent par­fois pour tour­ner le dos à la gri­saille quo­ti­dienne. À com­men­cer par Meno, cor­rec­teur pour une mai­son d’é­di­tion, qui se doit de com­po­ser avec la cen­sure ; mais aus­si son beau-frère, chi­rur­gien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a éle­vé son fils. Celui-ci est un éter­nel incom­pris qui incarne pour l’Homme Nou­veau dont le nom rayon­ne­ra un jour, dans le res­pect des plus belles valeurs — vie fami­liale har­mo­nieuse, amour de la culture, pra­tique de la musique, tra­vail achar­né. Tou­te­fois, cette pein­ture idyl­lique ne tarde pas à se lézar­der et bien­tôt, c’est le pays tout entier qui tremble…

☞ Voir aus­si ma pre­mière sélec­tion, « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

Article mis à jour le 26 avril 2024.

Abus de correction : l’exemple de Raymond Radiguet

L’his­toire de la pre­mière édi­tion, en 1924, du roman Le Bal du comte d’Or­gel, de Ray­mond Radi­guet, est révé­la­trice des limites que doit s’im­po­ser le cor­rec­teur professionnel.

Couverture du "Diable au corps" suivi du "Bal du comte d'Orgel", de Raymond Radiguet, chez Grasset

« Lorsque Ray­mond Radi­guet meurt, le 12 décembre 1923, quelques mois après le lan­ce­ment toni­truant du Diable au corps, il a remis à Ber­nard Gras­set, depuis octobre, le manus­crit de son second roman, Le Bal du comte d’Or­gel, un texte que l’é­di­teur juge suf­fi­sam­ment abou­ti pour en faire faire des épreuves fin octobre. Mais Ray­mond ne se met pas immé­dia­te­ment à leur cor­rec­tion, et la fièvre typhoïde l’en­lève bru­ta­le­ment. En hom­mage au jeune dis­pa­ru, Gras­set fait tirer 20 exem­plaires numé­ro­tés de ces épreuves non cor­ri­gées pour les proches amis de Radi­guet — dont Joseph Kes­sel, qui reçoit le numé­ro 1. Tou­te­fois, le texte qui paraît en juin 1924 est fort dif­fé­rent de celui qui avait fait l’ob­jet de ces “pre­mières”. Non seule­ment ont été cor­ri­gées, légi­ti­me­ment, les “coquilles”, cer­taines lec­tures fau­tives du com­po­si­teur et quelques fautes de syn­taxe, mais l’en­semble du texte a fait l’ob­jet d’une “révi­sion qui excède de loin ce que se serait auto­ri­sé un bon cor­rec­teur. La com­pa­rai­son des deux textes — épreuves et texte publié — montre que l’é­qui­valent de 16 pages (sur 210) a été cou­pé, et que près de 600 modi­fi­ca­tions “sty­lis­tiques” ont été faites par Coc­teau, Kes­sel et Pierre de Lacre­telle. Car, comme l’é­crit Georges Auric : “Avec les meilleures inten­tions du monde, quelques amis ont entre­pris non pas la simple révi­sion sou­hai­tée mais, chan­geant des mots, modi­fiant des phrases, ont fini par s’a­ban­don­ner à une véri­table cor­rec­tion du roman, cor­rec­tion contre laquelle il me semble hon­nête de m’élever.” 

Raymond Radiguet
Ray­mond Radiguet.

« De fait, si les cor­rec­tions opé­rées ne changent évi­dem­ment pas l’in­trigue, elles modi­fient assez net­te­ment la tona­li­té du Bal, dont elles font un exemple de clas­si­cisme là où Radi­guet avait vou­lu un style “aris­to­cra­tique un brin débraillé”, emblé­ma­tique du nou­veau “monde” qui émerge à la sor­tie de la guerre 14-18. Éta­blie à par­tir des épreuves reçues par Kes­sel, la pré­sente édi­tion redonne le texte authen­tique : outre les fautes typo­gra­phiques, n’ont été rectifié[e]s que les “fautes de syn­taxe et les impro­prié­tés”, confor­mé­ment au vœu de Radi­guet tel que l’at­teste Auric : “Pour en avoir lon­gue­ment écou­té tous les cha­pitres, je suis convain­cu de connaître le Bal aus­si com­plè­te­ment qu’il est pos­sible. Et de connaître en même temps ce qu’é­taient à son pro­pos, en cet été 1923, les pro­chaines inten­tions de son auteur : pour­chas­ser les fautes de syn­taxe ou les impro­prié­tés qui pou­vaient y subsister.” »

Texte des édi­tions Gras­set accom­pa­gnant la paru­tion, en mai 2003, dans la col­lec­tion « Les Cahiers rouges », de la « ver­sion ori­gi­nelle et inté­grale, jus­qu’a­lors inaces­sible au grand public », du Bal du comte d’Or­gel, texte encore dis­po­nible sur le site de cer­taines librai­ries, dont celui de la Librai­rie Gal­li­mard Mont­réal. « Un dos­sier don­nant un éclai­rage sur les dif­fé­rents états du Bal du comte d’Or­gel et une chro­no-bio­gra­phie com­plètent ce volume, édi­té et pré­fa­cé par Monique Nemer, biog[r]aphe de Ray­mond Radiguet. »

Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


Les correctrices cachées de Balzac et de Lamartine

« À Gene­vieve, mon amour, ma muse, ma cor­rec­trice, ma relec­trice, ma dia­lo­guiste, ma cla­viste, celle qui me sup­porte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop sou­vent à mon pro­fit. Ton nom méri­te­rait de figu­rer sur la cou­ver­ture de ce livre autant que le mien4. »

Ils ne sont plus rares, aujourd’­hui, les auteurs qui remer­cient (comme Mar­tin Michaud, ci-des­sus), dans leurs livres, une parente ou une com­pagne pour les bons soins qu’elles ont por­tés à leurs écrits.

Bal­zac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et sur­tout Lamar­tine, dont l’épouse dévouée, Eli­sa, s’est épui­sée pour la gloire du poète. 

Sur­tout connue pour avoir pro­té­gé la mémoire de son frère en publiant une bio­gra­phie de ce der­nier après sa mort5, Laure Sur­ville (1800-1871) ne s’est pas arrê­tée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er sep­tembre 19006.

Laure Surville, sœur cadette de Balzac
Laure Sur­ville, sœur cadette de Balzac.

« Com­ment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Bal­zac emme­nait un soir au bal de l’O­pé­ra, et qui une autre fois tra­vaillait avec lui à ses livres, la col­la­bo­ra­trice de ses pre­miers romans, la cor­rec­trice des der­niers, à qui il recom­man­dait ain­si son Méde­cin de cam­pagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »

Édith Marois, doc­teure ès lettres, cher­cheuse à l’u­ni­ver­si­té Fran­çois Rabe­lais de Tours, four­nit quelques pré­ci­sions7 :

« Si Laure Sur­ville n’est pas entrée dans la pos­té­ri­té en tant qu’écrivaine, sa col­la­bo­ra­tion, même modeste, même sim­ple­ment consul­ta­tive, à l’œuvre de son frère est attes­tée par leur cor­res­pon­dance. En octobre 1833, peu de temps avant la publi­ca­tion du Méde­cin de cam­pagne, Hono­ré sol­li­cite ses remarques : “cor­rige bien le Méde­cin ou plu­tôt dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase8”. L’année sui­vante, il la remer­cie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfu­tant les cri­tiques qu’elle exprime : “mer­ci des éloges […] je me suis tout bête­ment atten­dri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des rami­fi­ca­tions avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère féli­ci­ta­tion que j’ai reçue de l’Absolu9”, mais là encore, le livre est déjà impri­mé et diffusé… »

On trou­ve­ra peut-être d’autres infor­ma­tions sur Laure Sur­ville, cor­rec­trice de son frère, dans l’ou­vrage de Chris­tine Plan­té, La petite sœur de Bal­zac. Essai sur la femme auteur, Presses uni­ver­si­taires de Lyon, 2015.

Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérome
Eli­sa de Lamar­tine par Jean-Léon Gérôme, 1849.

On en sait davan­tage sur Eli­sa (ou Marianne) de Lamar­tine (1790-1863), artiste peintre et sculp­trice fran­çaise d’o­ri­gine bri­tan­nique : elle s’est usé la san­té à cor­ri­ger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.

« Mme de Lamar­tine, cor­rec­trice d’é­preuves. — M. Hen­ri Guille­min, dans le Mer­cure de France, nous apporte — d’a­près des docu­ments inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’a­voir pu les uti­li­ser — de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur la vie conju­gale de Lamar­tine et sa femme, que M. Guille­min appelle “la troi­sième Elvire”. Mme de Lamar­tine fut une épouse par­faite, exclu­si­ve­ment dévouée à son mari et aux tra­vaux duquel elle appor­ta une dis­crète col­la­bo­ra­tion géné­ra­le­ment peu connue. 

« Voi­ci à ce pro­pos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adres­sée à son beau-frère, M. de Mon­the­rol :
“M. Furne, l’é­di­teur, est venu de Paris sur le bruit que les Giron­dins étaient finis, et il a empor­té la per­mis­sion de mettre trois volumes sous presse en jan­vier, pour paraître en mars, à peu près.
« C’est à Paris que le tra­vail des épreuves va être ter­rible pour moi. Je vais être en lutte conti­nuelle pour obte­nir des cor­rec­tions, dont je n’ob­tien­drai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une vic­toire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à cor­ri­ger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’a­bon­dance, abon­dance mira­cu­leuse, mais qui aurait besoin d’être coor­don­née. Les épi­thètes vont au delà de la pen­sée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mau­vais est ana­thé­ma­ti­sée. Le public n’y met pas le cor­rec­tif, et blâme l’au­teur. Je pas­se­rai un mau­vais hiver. (Inédit.)” » — Jour­nal des débats poli­tiques et lit­té­raires, 3 août 1934, p. 2.

Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secré­taire de Lamar­tine, Eli­sa évoque notam­ment « le long tra­vail de cor­rec­tion des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en auto­graphes et manus­crits Emma­nuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.

« M. de L. parle de par­tir le 25, lun­di de la semaine qui vient. J’es­père avoir fait les cor­rec­tions au moins pour l’exem­plaire que je garde et j’es­père aus­si être mieux por­tante pour écrire plus net­te­ment celles que je don­ne­rai à l’im­pri­meur. Il me fau­dra bien quel­qu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très dif­fi­ciles à tirer. Mais il fau­drait quel­qu’un aus­si poète que vous et aus­si minu­tieux que le gram­mai­rien. Je ne pour­rais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mau­vaise prose […] » [1862].

« […] Un jour à Mon­ceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tom­bée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est conve­nu et j’ai sub­sti­tué une épi­thète exacte et sans incon­vé­nient. Je lui ai fait obser­ver que je lui ren­dais ser­vice ! Mais il conti­nue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entre­voir par hasard, ou par super­che­rie quelque chose. C’est si fort une volon­té de sa part qu’il donne ses épreuves à por­ter tout de suite à Jean, au lieu de les don­ner le soir à un com­mis qui passe devant l’im­pri­me­rie. J’en suis déso­lée. Si je pou­vais seule­ment cau­ser avec lui sur ce qu’il écrit, je le convain­crais sou­vent de l’in­con­vé­nient de mots qui lui sont échap­pés […] » [sans date]. 

« Pas­sez sur la ter­rasse déserte, devant la façade du châ­teau pai­sible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’a­gite dans l’in­té­rieur. Dans cette grande chambre aux murs tapis­sés de rosiers grim­pants, des­sé­chés, une femme est dans la tris­tesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a deman­dé à Dieu la force des sacri­fices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espé­rances. Elle tra­vaille, sa plume active cor­rige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamar­tine (Den­tu, 1887, p. 207).


Un “placard pour correcteur”, dans un roman de 1957

"Des blondes à pleins paniers", roman de 1957

Mon­té à Paris, un jeune auteur, sans le sou, déses­père de trou­ver du tra­vail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédac­teur en chef de Marie-Marie, le grand heb­do­ma­daire fémi­nin », qui le recom­mande à un cer­tain Mar­cel, « direc­teur lit­té­raire des Édi­tions Bâché-Fou­ras­son ». En même temps que la nature du tra­vail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.

« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nou­velles, répon­dit Sébas­tien.
Lapo­stat leva la main, d’un air bla­sé :
— Nor­mal, à vingt ans, plus une tra­gé­die en vers, plus un trai­té de phi­lo­so­phie. Et on lit l’Express pour ache­ver d’avoir l’air d’un mon­sieur très intel­li­gent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à mon­ter à che­val, qu’à le lui désap­prendre pour le lui réap­prendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, mon­sieur !
—  J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
—  Je suis licen­cié ès lettres.
— Tâchez de l’ou­blier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, mon­sieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écri­vains ! Quand vou­lez-vous com­men­cer ?
— Com­men­cer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cher­chais un cor­rec­teur-met­teur au point ?
— C’est que je ne sais pas exac­te­ment en quoi consiste le travail.

« Lapo­stat tira une grosse bouf­fée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le pla­fond. Sans suc­cès.
— Voi­là ! La mai­son édite de nom­breux récits d’explorateurs que rien ne pré­dis­po­sait à la lit­té­ra­ture. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de par­tir imberbes, et qui reviennent y faire des confé­rences une fois que leur barbe leur a bouf­fé la figure. Ces gars-là sont bien gen­tils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos ama­zo­nien, en géné­ral. Remar­quez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confon­dons pas : ceux-là, ce sont des écri­vains qui explorent. Pas la même chose.

« Lapo­stat cra­cha des bribes de tabac dans un coin et dési­gna des ran­gées de titres sur des éta­gères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur came­lote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours10 avant paru­tion. Je n’y suf­fis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un cor­rec­teur, un met­teur au point… C’est le mot : met­teur au point. Vous allez être le met­teur au point.
« Il pro­po­sa à Sébas­tien un salaire d’essai, qui lui per­met­trait de ne pas cre­ver de faim, et de com­men­cer de suite son tra­vail.
— Vous avez le pied dans la mai­son… Pour quelqu’un qui veut deve­nir auteur, vous com­men­cez bien. Simo­nin, lui, a débu­té par le taxi.

« Il appe­la la stan­dar­diste, qui fai­sait éga­le­ment fonc­tion d’huissière, et lui ordon­na d’installer Sébas­tien dans ses nou­velles fonc­tions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclai­ré au néon en plein jour, qui sen­tait vague­ment le camphre.
— C’est le bureau des cor­rec­teurs, dit-elle d’un ton extrê­me­ment fati­gué.
— Nous sommes plu­sieurs ? deman­da le jeune homme en cal­cu­lant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tel­le­ment…
« Sur ce bon mot, sans un sou­rire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allu­mée dans ses yeux, elle refer­ma la porte. […] 

« Sébas­tien, à l’idée de tra­vailler chaque jour huit heures dans son pla­card, fut ten­té de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pen­sé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bou­ton. On ne l’avait pas ver­rouillée. Si un incen­die se décla­rait, du moins pour­rait-il se sau­ver. L’envie de crier « Au feu », de fran­chir pré­ci­pi­tam­ment le ves­ti­bule et de plon­ger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.

« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à can­nage, consti­tuait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewri­ter ». Un pre­mier manus­crit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Ben­gale. La curio­si­té l’emporta sur les dési­rs de fuite.
« Il s’assit. »

Manuel de Cueb­bas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Édi­tions de Paris, 1957, p. 42-45.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».


Toussenel règle ses comptes avec son correcteur

Alphonse Toussenel par Nadar, avant 1885
Alphonse Tous­se­nel par Nadar, s.d. Coll. BnF.

Le mon­sieur n’é­tait sans doute pas com­mode. « Socia­liste uto­pique et dis­ciple de Fou­rier, [Alphonse Tous­se­nel (1803-1885)] était aus­si anglo­phobe et anti­sé­mite. […] Ses études d’his­toire natu­relle […] lui ser­vaient par­fois à expri­mer ses pen­sées phi­lo­so­phiques11. » Son œuvre prin­ci­pale est L’Es­prit des bêtes. Véne­rie fran­çaise et zoo­lo­gie pas­sion­nelle12. Dans un Aver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion (Librai­rie socié­taire, 1847), ses édi­teurs prennent leurs dis­tances avec ses pro­pos : « […] nous n’en­dos­sons point la res­pon­sa­bi­li­té de cer­taines doc­trines dans les­quelles il semble se com­plaire, notam­ment ses théo­ries au sujet du capi­tal, et ses sen­ti­ments à l’é­gard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’erra­ta, volon­tai­re­ment pla­cée en tête d’ou­vrage, où Tous­se­nel s’en prend au cor­rec­teur. J’a­voue que l’é­lo­quence de l’au­teur m’a assez amusé.

ERRATA

« La plu­part des écri­vains ont encore la sin­gu­lière habi­tude de pla­cer à la fin de leurs volumes une page de rec­ti­fi­ca­tions qu’ils inti­tulent erra­ta, et dans laquelle ils se com­plaisent à entas­ser tous les crimes de la typo­gra­phie. Cette dis­po­si­tion m’a tou­jours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’at­tendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lec­teur de tom­ber dans un piège était de lui signa­ler le péril à l’avance, j’ai rom­pu avec l’usage, et j’ai pla­cé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rec­ti­fi­ca­tions en tête de l’ouvrage, pour que cha­cun fût tenu de la lire.

« Un phi­lo­sophe immense, Gavar­ni, a écrit : « Cha­cun sa misère ! Le lièvre a le taf13, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »

La Femme et l’I­vrogne, gra­vure de Gavar­ni, vers 1845 (colo­ri­sa­tion postérieure ?). 

« L’Au­teur a le Cor­rec­teur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les cor­rec­teurs est le cor­rec­teur trop savant, l’amant jaloux de la gram­maire, l’ennemi de la fan­tai­sie et de la cou­leur locale. C’est à lui que j’en ai14. C’est contre sa tyran­nie que je pro­teste par les lignes ci-après.

« J’a­vais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont la même, ce qui n’est peut-être pas fran­çais, mais ce qui a un sens clair ; le cor­rec­teur a impri­mé : toutes les sciences sont les mêmes ; ce qui est peut-être fran­çais, mais ce qui n’a aucun sens. Le lec­teur est prié de lire : sont la même.

« J’avais écrit, page 180, que le domaine du che­val s’é­ten­dait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, por­té à sus­pec­ter d’exa­gé­ra­tion toute asser­tion de chas­seur, a sub­sti­tué de son auto­ri­té pri­vée les portes de l’Asie, qui com­mencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pour­rait bien dimi­nuer de quelque mil­lion de lieues car­rées l’empire du che­val. Dans l’intérêt du noble qua­dru­pède, je ne sau­rais accep­ter une pareille réduction.

« J’avais dit, article rat, page 244, que le per­ro­quet noc­turne et le dia­blo­tin de la Gua­de­loupe habi­taient des ter­riers comme le tadorne (canard des Alpes). On a impri­mé : des ter­rains, ce qui ne signi­fie rien du tout ; ce qui est une erreur d’au­tant plus déplo­rable, que la cir­cons­tance de la demeure sou­ter­raine était indis­pen­sable ici pour expli­quer la des­truc­tion des deux espèces par le rat.

« Si la fan­tai­sie me prend de pos­ter mes chas­seurs au cro­chet15 comme dans l’histoire du pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à lunettes, le cor­rec­teur me fait dire : por­té au cro­chet.

« C’est lui aus­si et non pas moi qui attri­bue à l’ours la pas­sion des olives ; j’a­vais dit des alises, ce qui est tout dif­fé­rent. Suum cuique16.

« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prê­té aux abeilles cette répar­ti­tion émi­nem­ment vicieuse (gram­ma­ti­ca­le­ment par­lant) : à cha­cun sui­vant leurs besoins. lci le cor­rec­teur est inno­cent, ou du moins il n’a com­mis d’autre crime que de n’a­voir pas corrigé.

« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avi­sé de rac­cour­cir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupi­ter, pour avoir confon­du avec une légè­re­té sans excuse l’année de cette pla­nète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !

« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rap­ports avec le cochon d’Inde des col­lèges. Si j’ai bien vou­lu accep­ter la déno­mi­na­tion de cabiai pour ce der­nier qua­dru­pède, c’est par pure com­plai­sance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.

« Ces crimes-là sont les erreurs capi­tales de ce volume, avec quelques omis­sions de par­ti­cule et quelques confu­sions de genre, quos [sic, quas17]… incu­ria fudit18, comme dit Horace, et sur les­quelles il serait véri­ta­ble­ment pué­ril de s’ar­rê­ter. Que le lec­teur nous par­donne donc nos offenses, ain­si que nous les par­don­nons au cor­rec­teur qui nous a offensé. […] »

J’a­vais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plû­part des Cor­rec­teurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si neces­saire & si utile, n’a rien qui attire les per­sonnes d’esprit ». Tous­se­nel en a, lui, après les cor­rec­teurs trop savants.

☞ Lire aus­si « Sainte-Beuve recadre son cor­rec­teur ».


Nécrologie de Louis Ganderax, par Émile Henriot, 1940

Portrait de Louis Ganderax, "Revue de Paris", 1910
Por­trait de Louis Gan­de­rax, Revue de Paris, 1910.

Le 12 février 1940, dans le quo­ti­dien Le Temps, le jour­na­liste et écri­vain Émile Hen­riot rend hom­mage à son ami Louis Gan­de­rax (1855-1940), ancien direc­teur de la Revue de Paris et fin correcteur.

Un correcteur 

« Un homme vient de mou­rir, aus­si dis­cret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’é­tait en sage chas­te­ment reti­ré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a pas­sé inaper­çu, alors qu’en d’autres temps sa nécro­lo­gie aurait fait lon­gue­ment flo­rès dans les gazettes lit­té­raires. Pré­ci­sé­ment à cause de la guerre, où toutes les valeurs fran­çaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut don­ner le sou­ve­nir de l’a­mi­tié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écri­vains durent beau­coup, qui s’ap­pe­lait Louis Ganderax.

« Quand on aura dit, d’a­bord, qu’il fut l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire d’Hen­ri Meil­hac — le Meil­hac de la Vie pari­sienne et de Frou­frou, avec lequel il avait même col­la­bo­ré et fait repré­sen­ter Pépa sur la scène du Théâtre-Fran­çais, — on aura situé dans le temps ce char­mant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la pro­duc­tion lit­té­raire de cet âge sera un peu plus dif­fi­cile, car, bien qu’il ait assez écrit, Gan­de­rax ne fai­sait guère figure de pro­duc­teur. D’an­ciens lec­teurs de la Revue des Deux Mondes se sou­viennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’an­nées, la rubrique de la cri­tique dra­ma­tique avec autant de goût que d’au­to­ri­té, et qu’il l’a­ban­don­na un jour (en 1888, soyons pré­cis) pour une rai­son qui paraî­tra aujourd’­hui extra­or­di­naire. C’est qu’à cette date Gan­de­rax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et cri­tique, et déci­da que le fait d’être lui-même appe­lé à être jugé lui ôtait toute qua­li­té pour juger autrui. On avait de ces scru­pules autre­fois. Celui-ci suf­fi­ra pour faire appré­cier le galant homme.

« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »

« Son mérite est autre, pour­tant. Louis Gan­de­rax était deve­nu, dans les années 90, direc­teur de la Revue de Paris. Il n’y écri­vit point, que je sache, pas plus que Buloz et Val­lette, ces deux autres grands direc­teurs de revue, n’é­cri­virent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mer­cure. Le rôle de direc­teur d’un impor­tant pério­dique lit­té­raire est ailleurs que dans la pro­duc­tion lit­té­raire per­son­nelle. Il consiste à cher­cher les talents pour les impo­ser au public, à les exci­ter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Gan­de­rax fut incom­pa­rable. Il aimait les lettres à la pas­sion ; il les ser­vit à sa manière, et ce qu’il accom­plit, dans ses quinze ou vingt ans de direc­tion, à la Revue de Paris, dont il fit la mai­son de France, de Loti, de Lemaître, de Bar­rès, d’Abel Her­mant, d’Hen­ri de Régnier, de Boy­lesve, de d’An­nun­zio, de Gérard d’Hou­ville et de la com­tesse de Noailles, sans comp­ter de plus jeunes débu­tants, porte témoi­gnage de son dis­cer­ne­ment et de son goût. Mais ce goût ne l’in­ci­tait pas seule­ment à choi­sir ; il sut en outre le mettre au ser­vice de ceux mêmes qu’il avait choi­sis ; et les plus illustres, et les plus accom­plis même dans leur art, il fut pour eux, dans la cou­lisse, le col­la­bo­ra­teur le plus actif, le plus dés­in­té­res­sé, le plus vigi­lant, en s’ins­ti­tuant leur cor­rec­teur. Car aucun de ceux qu’il avait accep­tés dans son équipe ne rece­vait jamais la moindre épreuve d’im­pri­me­rie de la Revue, qu’il s’a­gît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le pre­mier état (on appelle cela un pla­card), cri­blée, constel­lée, zébrée, rayée en tous sens de sou­li­gnures, de points d’in­ter­ro­ga­tion, de ren­vois et de cor­rec­tions pro­po­sées, toutes fon­dées sur l’eu­pho­nie, la pro­prié­té des termes, la jus­tesse du sens, la gram­maire, l’hor­reur des répé­ti­tions de mots et de la fré­quence des tours, et autres mal­fa­çons d’é­cri­ture, qui échappent par­fois au plus judi­cieux écri­vain et au plus raf­fi­né styliste…

« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »

« Gan­de­rax était né cor­rec­teur. Il y aurait, pour un biblio­phile let­tré, une jolie col­lec­tion à for­mer, des épreuves si volup­tueu­se­ment cor­ri­gées de sa main, par­faites leçons de bien dire. Il por­tait au génie le don qu’il avait de la cor­rec­tion et l’art d’a­per­ce­voir, à quatre pages d’in­ter­valle, une conso­nance dou­teuse, une redon­dance, un dou­ble­ment d’ef­fet, une iden­ti­té de timbre ou de cou­leur. Jusque dans l’in­té­rieur d’un mot ou d’un com­po­sé, son œil et son oreille sour­cilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sour­cilleuse ?) trou­vaient un sujet de cha­grin ; et je me sou­viens de la joie lyrique que met­tait Mme de Noailles à mon­trer telle épreuve qu’elle avait reçue du redou­table Gan­de­rax, où il avait sou­li­gné plu­sieurs fois d’une plume indi­gnée ces simples mots Afrique équa­to­riale dont le « fri­que­qua » lui parais­sait into­lé­rable à entendre et seule­ment à lire. Gan­de­rax aurait, à cet égard, repris le sévère Mal­herbe lui-même, qui a écrit quelque part « com­pa­rable à la flamme », sans s’a­vi­ser que « para­bla­la­fla » est une hor­reur pour qui­conque a l’o­reille déli­cate et le tym­pan fin… Il est pos­sible que le scru­pu­leux Gan­de­rax ait par­fois un peu exa­gé­ré le sen­ti­ment qu’il avait de l’eu­pho­nie ; mais si galant homme et si spi­ri­tuel qu’il était, sans fana­tisme d’au­cune sorte, il lui suf­fi­sait d’a­voir signa­lé à ses auteurs leurs bourdes, pata­quès ou caco­pho­nies, et sug­gé­ré le syno­nyme ou l’é­qui­valent ; et il n’o­bli­geait per­sonne à accep­ter d’au­to­ri­té les cor­rec­tions qu’il « pro­po­sait ». Il en pro­po­sa même un jour, je crois bien, à Ana­tole France, dont il était l’a­mi. Et France, qui le tutoyait de longue date, pous­sa ce jour-là le tutoie­ment jus­qu’à l’éner­gie mili­taire, en lui retour­nant ses épreuves cor­ri­gées, avec un delea­tur sur les « cor­rec­tions pro­po­sées », accom­pa­gnées de cette remarque : « Tu as rai­son, mais je t’.….. ! » — J’i­ma­gine que, pour toute ven­geance, Gan­de­rax dut se conten­ter de mettre un point d’in­ter­jec­tion en face de ce verbe incorrect.

Émile Henriot, vers 1930
Émile Hen­riot, vers 1930.

« Jeux raf­fi­nés, goût déli­cieux, cas de conscience d’au­tre­fois ! Comme tout cela doit paraître péri­mé à nos scri­bouilleurs d’au­jourd’­hui, qui tiennent l’im­par­fait du sub­jonc­tif pour une pose, et l’ac­cord des temps pour une ridi­cule conven­tion ! — N’empêche que c’est Louis Gan­de­rax qui avait rai­son, en main­te­neur et juge du meilleur par­ler de chez nous. Beau­coup de ceux qui ont tra­vaillé avec lui ont gar­dé un sou­ve­nir affec­tueux et recon­nais­sant de ses sou­riantes sévé­ri­tés. En leur épar­gnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rap­pe­lé ce que c’é­tait que l’art d’é­crire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse. 

Émile Hen­riot. »