Les correctrices cachées de Balzac et de Lamartine

« À Gene­vieve, mon amour, ma muse, ma cor­rec­trice, ma relec­trice, ma dia­lo­guiste, ma cla­viste, celle qui me sup­porte dans les bons comme dans les moins bons moments, qui ramasse ce que j’échappe, qui me consacre un temps fou et qui s’oublie trop sou­vent à mon pro­fit. Ton nom méri­te­rait de figu­rer sur la cou­ver­ture de ce livre autant que le mien1. »

Ils ne sont plus rares, aujourd’­hui, les auteurs qui remer­cient (comme Mar­tin Michaud, ci-des­sus), dans leurs livres, une parente ou une com­pagne pour les bons soins qu’elles ont por­tés à leurs écrits.

Bal­zac aurait pu faire de même pour sa sœur cadette, Laure, et sur­tout Lamar­tine, dont l’épouse dévouée, Eli­sa, s’est épui­sée pour la gloire du poète. 

Sur­tout connue pour avoir pro­té­gé la mémoire de son frère en publiant une bio­gra­phie de ce der­nier après sa mort2, Laure Sur­ville (1800-1871) ne s’est pas arrê­tée à ce rôle, apprend-on dans La Plume du 1er sep­tembre 19003.

Laure Surville, sœur cadette de Balzac
Laure Sur­ville, sœur cadette de Balzac.

« Com­ment oublier […] cette sœur du poète, qui savait être, selon les heures, enjouée ou sérieuse, que Bal­zac emme­nait un soir au bal de l’O­pé­ra, et qui une autre fois tra­vaillait avec lui à ses livres, la col­la­bo­ra­trice de ses pre­miers romans, la cor­rec­trice des der­niers, à qui il recom­man­dait ain­si son Méde­cin de cam­pagne : « Dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais, et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire : si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase. »

Édith Marois, doc­teure ès lettres, cher­cheuse à l’u­ni­ver­si­té Fran­çois Rabe­lais de Tours, four­nit quelques pré­ci­sions4 :

« Si Laure Sur­ville n’est pas entrée dans la pos­té­ri­té en tant qu’écrivaine, sa col­la­bo­ra­tion, même modeste, même sim­ple­ment consul­ta­tive, à l’œuvre de son frère est attes­tée par leur cor­res­pon­dance. En octobre 1833, peu de temps avant la publi­ca­tion du Méde­cin de cam­pagne, Hono­ré sol­li­cite ses remarques : “cor­rige bien le Méde­cin ou plu­tôt dis-moi tous les endroits qui te sem­ble­ront mau­vais et mets les grands pots dans les petits, c’est-à-dire si une chose peut être dite en une ligne au lieu de deux, essaie de faire la phrase5”. L’année sui­vante, il la remer­cie de sa lettre sur La Recherche de l’Absolu tout en réfu­tant les cri­tiques qu’elle exprime : “mer­ci des éloges […] je me suis tout bête­ment atten­dri de ta phrase. Tu as, je crois, tort pour les trois pages que tu trouves de trop, car elles ont des rami­fi­ca­tions avec l’histoire. […] Ta lettre est la 1ère féli­ci­ta­tion que j’ai reçue de l’Absolu6”, mais là encore, le livre est déjà impri­mé et diffusé… »

On trou­ve­ra peut-être d’autres infor­ma­tions sur Laure Sur­ville, cor­rec­trice de son frère, dans l’ou­vrage de Chris­tine Plan­té, La petite sœur de Bal­zac. Essai sur la femme auteur, Presses uni­ver­si­taires de Lyon, 2015.

Elisa de Lamartine par Jean-Léon Gérome
Eli­sa de Lamar­tine par Jean-Léon Gérôme, 1849.

On en sait davan­tage sur Eli­sa (ou Marianne) de Lamar­tine (1790-1863), artiste peintre et sculp­trice fran­çaise d’o­ri­gine bri­tan­nique : elle s’est usé la san­té à cor­ri­ger les épreuves de son poète de mari, Alphonse.

« Mme de Lamar­tine, cor­rec­trice d’é­preuves. — M. Hen­ri Guille­min, dans le Mer­cure de France, nous apporte — d’a­près des docu­ments inédits réunis par M. Camille Latreille mort avant d’a­voir pu les uti­li­ser — de pré­cieux ren­sei­gne­ments sur la vie conju­gale de Lamar­tine et sa femme, que M. Guille­min appelle “la troi­sième Elvire”. Mme de Lamar­tine fut une épouse par­faite, exclu­si­ve­ment dévouée à son mari et aux tra­vaux duquel elle appor­ta une dis­crète col­la­bo­ra­tion géné­ra­le­ment peu connue. 

« Voi­ci à ce pro­pos ce qu’elle écrit, dans une lettre de 1846, adres­sée à son beau-frère, M. de Mon­the­rol :
“M. Furne, l’é­di­teur, est venu de Paris sur le bruit que les Giron­dins étaient finis, et il a empor­té la per­mis­sion de mettre trois volumes sous presse en jan­vier, pour paraître en mars, à peu près.
« C’est à Paris que le tra­vail des épreuves va être ter­rible pour moi. Je vais être en lutte conti­nuelle pour obte­nir des cor­rec­tions, dont je n’ob­tien­drai pas le quart. Mais chaque mot gagné sera une vic­toire, dont il n’y aura que moi qui sache la bataille et le péril. Vous savez qu’il n’aime pas à cor­ri­ger ni le sens, ni les phrases, ni même les mots. Il écrit d’a­bon­dance, abon­dance mira­cu­leuse, mais qui aurait besoin d’être coor­don­née. Les épi­thètes vont au delà de la pen­sée. Le public les prend au pied de la lettre, en bien et en mal. Une chose qui n’a qu’un bon côté est sublime ; celle qui n’a qu’un côté mau­vais est ana­thé­ma­ti­sée. Le public n’y met pas le cor­rec­tif, et blâme l’au­teur. Je pas­se­rai un mau­vais hiver. (Inédit.)” » — Jour­nal des débats poli­tiques et lit­té­raires, 3 août 1934, p. 2.

Dans des lettres à Charles Alexandre (1821-1890), secré­taire de Lamar­tine, Eli­sa évoque notam­ment « le long tra­vail de cor­rec­tion des épreuves de son mari dont elle revoie [sic] les textes », selon le libraire en auto­graphes et manus­crits Emma­nuel Lorient, sur son site, Traces écrites. Extraits.

« M. de L. parle de par­tir le 25, lun­di de la semaine qui vient. J’es­père avoir fait les cor­rec­tions au moins pour l’exem­plaire que je garde et j’es­père aus­si être mieux por­tante pour écrire plus net­te­ment celles que je don­ne­rai à l’im­pri­meur. Il me fau­dra bien quel­qu’un à Paris pour revoir les épreuves qui seront très dif­fi­ciles à tirer. Mais il fau­drait quel­qu’un aus­si poète que vous et aus­si minu­tieux que le gram­mai­rien. Je ne pour­rais pas confier à lui une épreuve[,] il en ferait de la très mau­vaise prose […] » [1862].

« […] Un jour à Mon­ceaux j’ai eu la chance de voir avec lui une épreuve. Je suis tom­bée sur un mot, un seul, qui était des plus fâcheux. Je le lui ai dit. Il en est conve­nu et j’ai sub­sti­tué une épi­thète exacte et sans incon­vé­nient. Je lui ai fait obser­ver que je lui ren­dais ser­vice ! Mais il conti­nue la même chose, et ce n’est que de loin en loin que je puis entre­voir par hasard, ou par super­che­rie quelque chose. C’est si fort une volon­té de sa part qu’il donne ses épreuves à por­ter tout de suite à Jean, au lieu de les don­ner le soir à un com­mis qui passe devant l’im­pri­me­rie. J’en suis déso­lée. Si je pou­vais seule­ment cau­ser avec lui sur ce qu’il écrit, je le convain­crais sou­vent de l’in­con­vé­nient de mots qui lui sont échap­pés […] » [sans date]. 

« Pas­sez sur la ter­rasse déserte, devant la façade du châ­teau pai­sible, la paix n’y est pas. Un drame intime s’a­gite dans l’in­té­rieur. Dans cette grande chambre aux murs tapis­sés de rosiers grim­pants, des­sé­chés, une femme est dans la tris­tesse. Elle a fait sa prière du matin, elle a deman­dé à Dieu la force des sacri­fices. Comme ses rosiers sans fleurs, son âme est sans espé­rances. Elle tra­vaille, sa plume active cor­rige des épreuves, écrit des lettres », raconte Charles Alexandre dans Madame de Lamar­tine (Den­tu, 1887, p. 207).


Un “placard pour correcteur”, dans un roman de 1957

"Des blondes à pleins paniers", roman de 1957

Mon­té à Paris, un jeune auteur, sans le sou, déses­père de trou­ver du tra­vail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédac­teur en chef de Marie-Marie, le grand heb­do­ma­daire fémi­nin », qui le recom­mande à un cer­tain Mar­cel, « direc­teur lit­té­raire des Édi­tions Bâché-Fou­ras­son ». En même temps que la nature du tra­vail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.

« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nou­velles, répon­dit Sébas­tien.
Lapo­stat leva la main, d’un air bla­sé :
— Nor­mal, à vingt ans, plus une tra­gé­die en vers, plus un trai­té de phi­lo­so­phie. Et on lit l’Express pour ache­ver d’avoir l’air d’un mon­sieur très intel­li­gent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à mon­ter à che­val, qu’à le lui désap­prendre pour le lui réap­prendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, mon­sieur !
—  J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
—  Je suis licen­cié ès lettres.
— Tâchez de l’ou­blier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, mon­sieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écri­vains ! Quand vou­lez-vous com­men­cer ?
— Com­men­cer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cher­chais un cor­rec­teur-met­teur au point ?
— C’est que je ne sais pas exac­te­ment en quoi consiste le travail.

« Lapo­stat tira une grosse bouf­fée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le pla­fond. Sans suc­cès.
— Voi­là ! La mai­son édite de nom­breux récits d’explorateurs que rien ne pré­dis­po­sait à la lit­té­ra­ture. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de par­tir imberbes, et qui reviennent y faire des confé­rences une fois que leur barbe leur a bouf­fé la figure. Ces gars-là sont bien gen­tils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos ama­zo­nien, en géné­ral. Remar­quez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confon­dons pas : ceux-là, ce sont des écri­vains qui explorent. Pas la même chose.

« Lapo­stat cra­cha des bribes de tabac dans un coin et dési­gna des ran­gées de titres sur des éta­gères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur came­lote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours1 avant paru­tion. Je n’y suf­fis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un cor­rec­teur, un met­teur au point… C’est le mot : met­teur au point. Vous allez être le met­teur au point.
« Il pro­po­sa à Sébas­tien un salaire d’essai, qui lui per­met­trait de ne pas cre­ver de faim, et de com­men­cer de suite son tra­vail.
— Vous avez le pied dans la mai­son… Pour quelqu’un qui veut deve­nir auteur, vous com­men­cez bien. Simo­nin, lui, a débu­té par le taxi.

« Il appe­la la stan­dar­diste, qui fai­sait éga­le­ment fonc­tion d’huissière, et lui ordon­na d’installer Sébas­tien dans ses nou­velles fonc­tions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclai­ré au néon en plein jour, qui sen­tait vague­ment le camphre.
— C’est le bureau des cor­rec­teurs, dit-elle d’un ton extrê­me­ment fati­gué.
— Nous sommes plu­sieurs ? deman­da le jeune homme en cal­cu­lant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tel­le­ment…
« Sur ce bon mot, sans un sou­rire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allu­mée dans ses yeux, elle refer­ma la porte. […] 

« Sébas­tien, à l’idée de tra­vailler chaque jour huit heures dans son pla­card, fut ten­té de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pen­sé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bou­ton. On ne l’avait pas ver­rouillée. Si un incen­die se décla­rait, du moins pour­rait-il se sau­ver. L’envie de crier « Au feu », de fran­chir pré­ci­pi­tam­ment le ves­ti­bule et de plon­ger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.

« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à can­nage, consti­tuait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewri­ter ». Un pre­mier manus­crit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Ben­gale. La curio­si­té l’emporta sur les dési­rs de fuite.
« Il s’assit. »

Manuel de Cueb­bas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Édi­tions de Paris, 1957, p. 42-45.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».


Toussenel règle ses comptes avec son correcteur

Alphonse Toussenel par Nadar, avant 1885
Alphonse Tous­se­nel par Nadar, s.d. Coll. BnF.

Le mon­sieur n’é­tait sans doute pas com­mode. « Socia­liste uto­pique et dis­ciple de Fou­rier, [Alphonse Tous­se­nel (1803-1885)] était aus­si anglo­phobe et anti­sé­mite. […] Ses études d’his­toire natu­relle […] lui ser­vaient par­fois à expri­mer ses pen­sées phi­lo­so­phiques1. » Son œuvre prin­ci­pale est L’Es­prit des bêtes. Véne­rie fran­çaise et zoo­lo­gie pas­sion­nelle2. Dans un Aver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion (Librai­rie socié­taire, 1847), ses édi­teurs prennent leurs dis­tances avec ses pro­pos : « […] nous n’en­dos­sons point la res­pon­sa­bi­li­té de cer­taines doc­trines dans les­quelles il semble se com­plaire, notam­ment ses théo­ries au sujet du capi­tal, et ses sen­ti­ments à l’é­gard du Juif et de l’Anglais. » Suit une page d’erra­ta, volon­tai­re­ment pla­cée en tête d’ou­vrage, où Tous­se­nel s’en prend au cor­rec­teur. J’a­voue que l’é­lo­quence de l’au­teur m’a assez amusé.

ERRATA

« La plu­part des écri­vains ont encore la sin­gu­lière habi­tude de pla­cer à la fin de leurs volumes une page de rec­ti­fi­ca­tions qu’ils inti­tulent erra­ta, et dans laquelle ils se com­plaisent à entas­ser tous les crimes de la typo­gra­phie. Cette dis­po­si­tion m’a tou­jours paru peu logique, parce qu’il est peu logique d’at­tendre que les gens se soient cogné le nez pour leur crier : casse[-]cou ! Jugeant donc que le meilleur moyen d’empêcher le lec­teur de tom­ber dans un piège était de lui signa­ler le péril à l’avance, j’ai rom­pu avec l’usage, et j’ai pla­cé cette page des crève[-]cœurs, cette page des rec­ti­fi­ca­tions en tête de l’ouvrage, pour que cha­cun fût tenu de la lire.

« Un phi­lo­sophe immense, Gavar­ni, a écrit : « Cha­cun sa misère ! Le lièvre a le taf3, le chien les puces, le loup la faim ; l’homme a la soif… et la femme a… l’ivrogne ! »

La Femme et l’I­vrogne, gra­vure de Gavar­ni, vers 1845 (colo­ri­sa­tion postérieure ?). 

« L’Au­teur a le Cor­rec­teur, dont l’analogie est à faire. Le pire de tous les cor­rec­teurs est le cor­rec­teur trop savant, l’amant jaloux de la gram­maire, l’ennemi de la fan­tai­sie et de la cou­leur locale. C’est à lui que j’en ai4. C’est contre sa tyran­nie que je pro­teste par les lignes ci-après.

« J’a­vais écrit, page 32 de l’Introduction : toutes les sciences sont la même, ce qui n’est peut-être pas fran­çais, mais ce qui a un sens clair ; le cor­rec­teur a impri­mé : toutes les sciences sont les mêmes ; ce qui est peut-être fran­çais, mais ce qui n’a aucun sens. Le lec­teur est prié de lire : sont la même.

« J’avais écrit, page 180, que le domaine du che­val s’é­ten­dait des portes de la Chine aux rives du Danube. Le tyran, por­té à sus­pec­ter d’exa­gé­ra­tion toute asser­tion de chas­seur, a sub­sti­tué de son auto­ri­té pri­vée les portes de l’Asie, qui com­mencent tout près de la fin du Danube, à celles de la Chine ; ce qui pour­rait bien dimi­nuer de quelque mil­lion de lieues car­rées l’empire du che­val. Dans l’intérêt du noble qua­dru­pède, je ne sau­rais accep­ter une pareille réduction.

« J’avais dit, article rat, page 244, que le per­ro­quet noc­turne et le dia­blo­tin de la Gua­de­loupe habi­taient des ter­riers comme le tadorne (canard des Alpes). On a impri­mé : des ter­rains, ce qui ne signi­fie rien du tout ; ce qui est une erreur d’au­tant plus déplo­rable, que la cir­cons­tance de la demeure sou­ter­raine était indis­pen­sable ici pour expli­quer la des­truc­tion des deux espèces par le rat.

« Si la fan­tai­sie me prend de pos­ter mes chas­seurs au cro­chet5 comme dans l’histoire du pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à lunettes, le cor­rec­teur me fait dire : por­té au cro­chet.

« C’est lui aus­si et non pas moi qui attri­bue à l’ours la pas­sion des olives ; j’a­vais dit des alises, ce qui est tout dif­fé­rent. Suum cuique6.

« Par exemple, c’est bien moi et non pas lui qui ai prê­té aux abeilles cette répar­ti­tion émi­nem­ment vicieuse (gram­ma­ti­ca­le­ment par­lant) : à cha­cun sui­vant leurs besoins. lci le cor­rec­teur est inno­cent, ou du moins il n’a com­mis d’autre crime que de n’a­voir pas corrigé.

« C’est encore moi, moi tout seul qui me suis avi­sé de rac­cour­cir de cent ans l’âge des jeunes vierges de Jupi­ter, pour avoir confon­du avec une légè­re­té sans excuse l’année de cette pla­nète avec celle de Mars. Que le mépris de l’astronomie ne retombe que sur moi !

« Je connais un cabiai de la taille d’un énorme porc-épic et qui n’a que fort peu de rap­ports avec le cochon d’Inde des col­lèges. Si j’ai bien vou­lu accep­ter la déno­mi­na­tion de cabiai pour ce der­nier qua­dru­pède, c’est par pure com­plai­sance ; qu’on ne le trouve pas mauvais.

« Ces crimes-là sont les erreurs capi­tales de ce volume, avec quelques omis­sions de par­ti­cule et quelques confu­sions de genre, quos [sic, quas7]… incu­ria fudit8, comme dit Horace, et sur les­quelles il serait véri­ta­ble­ment pué­ril de s’ar­rê­ter. Que le lec­teur nous par­donne donc nos offenses, ain­si que nous les par­don­nons au cor­rec­teur qui nous a offensé. […] »

J’a­vais déjà publié un texte du xviie siècle disant que « la plû­part des Cor­rec­teurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si neces­saire & si utile, n’a rien qui attire les per­sonnes d’esprit ». Tous­se­nel en a, lui, après les cor­rec­teurs trop savants.

☞ Lire aus­si « Sainte-Beuve recadre son cor­rec­teur ».


Nécrologie de Louis Ganderax, par Émile Henriot, 1940

Portrait de Louis Ganderax, "Revue de Paris", 1910
Por­trait de Louis Gan­de­rax, Revue de Paris, 1910.

Le 12 février 1940, dans le quo­ti­dien Le Temps, le jour­na­liste et écri­vain Émile Hen­riot rend hom­mage à son ami Louis Gan­de­rax (1855-1940), ancien direc­teur de la Revue de Paris et fin correcteur.

Un correcteur 

« Un homme vient de mou­rir, aus­si dis­cret qu’il a vécu, qui depuis vingt ans s’é­tait en sage chas­te­ment reti­ré du monde, et dont, par le fait de la guerre, le départ a pas­sé inaper­çu, alors qu’en d’autres temps sa nécro­lo­gie aurait fait lon­gue­ment flo­rès dans les gazettes lit­té­raires. Pré­ci­sé­ment à cause de la guerre, où toutes les valeurs fran­çaises méritent d’être mises en vedette, il nous faut don­ner le sou­ve­nir de l’a­mi­tié à cet être rare, très peu connu du grand public, mais à qui les écri­vains durent beau­coup, qui s’ap­pe­lait Louis Ganderax.

« Quand on aura dit, d’a­bord, qu’il fut l’exé­cu­teur tes­ta­men­taire d’Hen­ri Meil­hac — le Meil­hac de la Vie pari­sienne et de Frou­frou, avec lequel il avait même col­la­bo­ré et fait repré­sen­ter Pépa sur la scène du Théâtre-Fran­çais, — on aura situé dans le temps ce char­mant et solide esprit d’un autre âge. Le situer dans la pro­duc­tion lit­té­raire de cet âge sera un peu plus dif­fi­cile, car, bien qu’il ait assez écrit, Gan­de­rax ne fai­sait guère figure de pro­duc­teur. D’an­ciens lec­teurs de la Revue des Deux Mondes se sou­viennent peut-être encore qu’il y tint, une dizaine d’an­nées, la rubrique de la cri­tique dra­ma­tique avec autant de goût que d’au­to­ri­té, et qu’il l’a­ban­don­na un jour (en 1888, soyons pré­cis) pour une rai­son qui paraî­tra aujourd’­hui extra­or­di­naire. C’est qu’à cette date Gan­de­rax, ayant écrit une ou deux pièces de théâtre, se fit un cas de conscience d’être à la fois auteur et cri­tique, et déci­da que le fait d’être lui-même appe­lé à être jugé lui ôtait toute qua­li­té pour juger autrui. On avait de ces scru­pules autre­fois. Celui-ci suf­fi­ra pour faire appré­cier le galant homme.

« Il aimait les lettres à la passion ; il les servit à sa manière… »

« Son mérite est autre, pour­tant. Louis Gan­de­rax était deve­nu, dans les années 90, direc­teur de la Revue de Paris. Il n’y écri­vit point, que je sache, pas plus que Buloz et Val­lette, ces deux autres grands direc­teurs de revue, n’é­cri­virent dans leur Revue des Deux Mondes ou dans leur Mer­cure. Le rôle de direc­teur d’un impor­tant pério­dique lit­té­raire est ailleurs que dans la pro­duc­tion lit­té­raire per­son­nelle. Il consiste à cher­cher les talents pour les impo­ser au public, à les exci­ter, à les conseiller. Et dans ce rôle Louis Gan­de­rax fut incom­pa­rable. Il aimait les lettres à la pas­sion ; il les ser­vit à sa manière, et ce qu’il accom­plit, dans ses quinze ou vingt ans de direc­tion, à la Revue de Paris, dont il fit la mai­son de France, de Loti, de Lemaître, de Bar­rès, d’Abel Her­mant, d’Hen­ri de Régnier, de Boy­lesve, de d’An­nun­zio, de Gérard d’Hou­ville et de la com­tesse de Noailles, sans comp­ter de plus jeunes débu­tants, porte témoi­gnage de son dis­cer­ne­ment et de son goût. Mais ce goût ne l’in­ci­tait pas seule­ment à choi­sir ; il sut en outre le mettre au ser­vice de ceux mêmes qu’il avait choi­sis ; et les plus illustres, et les plus accom­plis même dans leur art, il fut pour eux, dans la cou­lisse, le col­la­bo­ra­teur le plus actif, le plus dés­in­té­res­sé, le plus vigi­lant, en s’ins­ti­tuant leur cor­rec­teur. Car aucun de ceux qu’il avait accep­tés dans son équipe ne rece­vait jamais la moindre épreuve d’im­pri­me­rie de la Revue, qu’il s’a­gît d’un roman, d’un conte, d’un article, qui ne fût, dès le pre­mier état (on appelle cela un pla­card), cri­blée, constel­lée, zébrée, rayée en tous sens de sou­li­gnures, de points d’in­ter­ro­ga­tion, de ren­vois et de cor­rec­tions pro­po­sées, toutes fon­dées sur l’eu­pho­nie, la pro­prié­té des termes, la jus­tesse du sens, la gram­maire, l’hor­reur des répé­ti­tions de mots et de la fré­quence des tours, et autres mal­fa­çons d’é­cri­ture, qui échappent par­fois au plus judi­cieux écri­vain et au plus raf­fi­né styliste…

« Il portait au génie le don qu’il avait de la correction »

« Gan­de­rax était né cor­rec­teur. Il y aurait, pour un biblio­phile let­tré, une jolie col­lec­tion à for­mer, des épreuves si volup­tueu­se­ment cor­ri­gées de sa main, par­faites leçons de bien dire. Il por­tait au génie le don qu’il avait de la cor­rec­tion et l’art d’a­per­ce­voir, à quatre pages d’in­ter­valle, une conso­nance dou­teuse, une redon­dance, un dou­ble­ment d’ef­fet, une iden­ti­té de timbre ou de cou­leur. Jusque dans l’in­té­rieur d’un mot ou d’un com­po­sé, son œil et son oreille sour­cilleuse (eût-il admis qu’une oreille pût être sour­cilleuse ?) trou­vaient un sujet de cha­grin ; et je me sou­viens de la joie lyrique que met­tait Mme de Noailles à mon­trer telle épreuve qu’elle avait reçue du redou­table Gan­de­rax, où il avait sou­li­gné plu­sieurs fois d’une plume indi­gnée ces simples mots Afrique équa­to­riale dont le « fri­que­qua » lui parais­sait into­lé­rable à entendre et seule­ment à lire. Gan­de­rax aurait, à cet égard, repris le sévère Mal­herbe lui-même, qui a écrit quelque part « com­pa­rable à la flamme », sans s’a­vi­ser que « para­bla­la­fla » est une hor­reur pour qui­conque a l’o­reille déli­cate et le tym­pan fin… Il est pos­sible que le scru­pu­leux Gan­de­rax ait par­fois un peu exa­gé­ré le sen­ti­ment qu’il avait de l’eu­pho­nie ; mais si galant homme et si spi­ri­tuel qu’il était, sans fana­tisme d’au­cune sorte, il lui suf­fi­sait d’a­voir signa­lé à ses auteurs leurs bourdes, pata­quès ou caco­pho­nies, et sug­gé­ré le syno­nyme ou l’é­qui­valent ; et il n’o­bli­geait per­sonne à accep­ter d’au­to­ri­té les cor­rec­tions qu’il « pro­po­sait ». Il en pro­po­sa même un jour, je crois bien, à Ana­tole France, dont il était l’a­mi. Et France, qui le tutoyait de longue date, pous­sa ce jour-là le tutoie­ment jus­qu’à l’éner­gie mili­taire, en lui retour­nant ses épreuves cor­ri­gées, avec un delea­tur sur les « cor­rec­tions pro­po­sées », accom­pa­gnées de cette remarque : « Tu as rai­son, mais je t’.….. ! » — J’i­ma­gine que, pour toute ven­geance, Gan­de­rax dut se conten­ter de mettre un point d’in­ter­jec­tion en face de ce verbe incorrect.

Émile Henriot, vers 1930
Émile Hen­riot, vers 1930.

« Jeux raf­fi­nés, goût déli­cieux, cas de conscience d’au­tre­fois ! Comme tout cela doit paraître péri­mé à nos scri­bouilleurs d’au­jourd’­hui, qui tiennent l’im­par­fait du sub­jonc­tif pour une pose, et l’ac­cord des temps pour une ridi­cule conven­tion ! — N’empêche que c’est Louis Gan­de­rax qui avait rai­son, en main­te­neur et juge du meilleur par­ler de chez nous. Beau­coup de ceux qui ont tra­vaillé avec lui ont gar­dé un sou­ve­nir affec­tueux et recon­nais­sant de ses sou­riantes sévé­ri­tés. En leur épar­gnant bien des fautes, il leur a, sinon appris, du moins rap­pe­lé ce que c’é­tait que l’art d’é­crire : à la fois pour soi-même un choix ; et pour qui vous lit, une politesse. 

Émile Hen­riot. »

“La Coquille”, nouvelle de Jacques des Gachons, 1908

Jacques des Gachons, 1927
Jacques des Gachons. Agence Rol, 1927. © BNF.

Le 27 juin 1908, dans son sup­plé­ment lit­té­raire, Le Figa­ro publiait une nou­velle inédite de Jacques des Gachons (1868-1945), inti­tu­lée La Coquille. J’en repro­duis un large extrait. 

Récem­ment ins­tal­lé en ban­lieue de Paris, le nar­ra­teur est intri­gué par une des vil­las de son quar­tier et par son pro­prié­taire. Le soir, avant de ren­trer chez lui, il observe son voi­sin, et ses curieuses habi­tudes de lec­ture, à tra­vers la fenêtre éclai­rée de son salon. 

La Coquille, nouvelle inédite, titre du journal

« […] La Coquille, quel joli nom pour la mai­son d’un sage ! […]
On m’avait dit le nom de l’hôte de la Coquille, Isi­dore Bonin. Sans doute, s’il avait écrit, l’avait-il fait sous un pseu­do­nyme. Mais qu’im­por­tait ce mys­tère. Ce qui m’in­té­res­sait, ce n’é­tait pas le pas­sé, c’é­tait le pré­sent, c’é­tait la vil­la la Coquille.

« […] M. Isi­dore Bonin lit. Il lit gra­ve­ment, les doigts le long de sa belle barbe blanche. On sent qu’à mesure qu’il avance dans sa lec­ture, le plai­sir, comme un philtre, pénètre en lui ; par­fois, il hoche la tête à petits coups appro­ba­teurs ; d’autrefois [sic], le visage illu­mi­né, il sai­sit un crayon, sou­ligne un pas­sage, ajoute une croix en marge, puis il jette les bras en l’air et il rit, il rit. J’entends son rire de l’allée où je marche à petits pas peu­reux. M. Isi­dore Bonin, par­fois, rit trop fort. Cela me contra­rie un peu. Il est peu de livres qui pro­curent un si gros éclat de rire et M. Bonin rit très souvent.

« M. Bonin est métho­dique. À huit heures, il allume sa pipe et se carre un peu plus dans son fau­teuil. Sans doute, il rumine la nour­ri­ture intel­lec­tuelle qu’il vient de mâcher page à page. Il ferme les yeux et remue la tête de gauche à droite et de droite à gauche, vive­ment, avec une sorte de sou­rire. Ah ! il ne laisse pas le suc des livres s’échapper de lui à mesure qu’il lui arrive : il le retient, le retourne, le savoure ; il le fait sien.

« La pipe ache­vée, il reprend son crayon, feuillette le livre ter­mi­né et reporte au com­men­ce­ment du tome le numé­ro des pages anno­tées. Par­fois, il n’y résiste pas et lit, tout haut, à sa femme, qui, d’avance, approuve un des pas­sages par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant. La cita­tion se ter­mine d’ordinaire par une pan­to­mime que je n’ai jamais bien com­prise. Il compte avec ses doigts, jusqu’à cinq, par­fois jusqu’à neuf, devient grave, hausse les épaules, reste un moment immo­bile, puis il esquisse un geste d’irresponsabilité et laisse le sou­rire chas­sé reve­nir dans ses yeux.

« C’est cette petite scène finale qui, renou­ve­lée, m’intrigua tel­le­ment que je fus bien­tôt mor­du par le désir de faire la connais­sance de cet homme qui trou­vait tant de plai­sir dans les livres. »

N’y tenant plus, le nar­ra­teur cherche le moyen de péné­trer chez son voi­sin. Une ques­tion de voi­rie fait l’affaire.

« […] 
— Excu­sez-moi, mon­sieur, de vous avoir déran­gé, lui dis-je. Je n’aurais garde d’abuser de vos pré­cieux moments. Moi aus­si je vis par­mi les livres et je sais com­bien l’on aime peu à voir vio­ler leur bonne retraite. II faut plaindre ceux dont le logis n’est pas tapis­sé de ces chers amis…
D’un coup d’œil cir­cu­laire, je cares­sai les six ran­gées de reliures…
— Sans doute, sans doute, mur­mu­ra le vieillard, un peu confus.
— Les livres sont immor­tels. Ils ne meurent jamais que d’accident… Il nous en vient des temps les plus recu­lés… Il en est qui vivront peut-être des mil­liers de siècles après nous… Ce sont les fruits de l’homme et de Dieu…
— Sans doute, sans doute…
Je conti­nuai mon dithy­rambe, pour me mettre à l’unisson des sen­ti­ments de cet homme.
— Que vous êtes heu­reux, de bai­gner votre vieillesse dans leur éter­nelle jou­vence. Par­don­nez-moi mon indis­cré­tion, mais j’ai vu, en pas­sant, le soir, devant votre mai­son, que vous aimiez les livres…
Enfin, je me tais. Le vieux biblio­phile put pla­cer un mot :
— Ah ! oui, mon­sieur, j’aime les livres. J’en ai tant fait, pen­dant qua­rante années…
— Mais qui donc êtes-vous, mon cher maître ? mur­mu­rai-je ému sou­dain à cette décla­ra­tion.
— Voi­ci ma ran­gée, dit-il, pen­ché vers le second rayon de sa biblio­thèque. Ils ne sont pas tous là. Ma mai­son serait trop petite pour les conte­nir tous ! Mais ce sont, en quelque sorte, mes pré­fé­rés, ceux aux­quels j’ai pu appor­ter tous mes soins.
Du doigt, il gui­da mes regards et je lus sur les dos ali­gnés : « Vic­tor Cher­bu­liez, Edmond About, Louis Enault, Fran­cis Wey, Oui­da… »
Le vieillard, sans doute, se moquait de moi. Je me mis à rire.
— Tous ne sont pas à votre goût, peut-être, s’empressa-t-il d’ajouter. Moi, j’ai mes rai­sons…
Quelle dés­illu­sion ! Mon voi­sin était fou ! Je crus devoir flat­ter sa manie. J’avisai quelques ouvrages récents qui for­maient une pile sur la table. Il y avait des romans de Bazin, de Loti, de Rod…
— Vos der­nières œuvres, sans doute ?
— Oh ! non, mon­sieur, répon­dit-il, j’ai ces­sé tout tra­vail. Mais on ne quitte pas les livres du jour au len­de­main. J’achète les der­niers romans pour res­ter au cou­rant des tra­vaux de mes confrères. Et, soit dit entre nous, tout ce qui paraît ne vaut pas tri­pette. Ça ne tient pas debout !…
— Vous êtes sévère.
— Je suis clair­voyant. De mon temps, mon­sieur, on était conscien­cieux.
Ce n’était pas là le pro­pos d’un insen­sé.
— Com­bien je suis de votre avis ! dis-je, pris à son accent sin­cère.
— On ne sait plus écrire. Les points, les accents, les vir­gules, les lettres majus­cules, l’orthographe, la syn­taxe, on ignore tout. Aujourd’hui, on lit en cou­rant, pour­quoi n’écrirait-on pas de même ? Il y a des excep­tions, certes. Quelques ouvrages de luxe sont pré­sen­tables. Il y a des mai­sons hono­rables qui res­tent dans la bonne tra­di­tion. Mais ouvrez un peu ceci, et cela.
Il me ten­dit un roman de Paul Adam, un livre de nou­velles de Jean Lor­rain.
— C’est tel­le­ment exé­crable, mon­sieur, que cela en devient déli­cieux. C’est un régal. Tout ce rayon est consa­cré à mes trou­vailles en ce genre. Jetez un œil sur ce volume de vers.
Je pris le livre dans mes mains et l’ouvris, pour ne point déso­bli­ger mon hôte. En marge, au crayon, s’alignaient une file inin­ter­rom­pue de cor­rec­tions : vers faux, ortho­graphe inha­bi­tuelle, lettre trans­po­sée, lettre d’un corps dif­fé­rent du reste du poème, pagi­na­tion erro­née, titre cou­rant omis, déléa­tur, etc.

« Un nuage à l’horizon se déchi­ra, et je vis clair dans la vil­la de la Coquille.
J’étais chez un vieux cor­rec­teur en retraite.
Il ne lisait pas, le soir, sous la lampe[,] il épe­lait. Il col­lec­tion­nait les coquilles[.]
[…] »

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

“De toutes les nuits, les amants”, de Mieko Kawakami

« Après les jours fériés de début mai, où tout du long le temps n’avait pas été fameux, j’ai été sou­dain très occupée. 

« Non seule­ment j’avais les épreuves d’un ouvrage très épais en deux volumes à relire, mais en plus c’était une pré­pa­ra­tion de copie. Pen­dant près de trois semaines, j’ai pas­sé plus de quinze heures par jour à ma table de tra­vail. Et cela n’a pas suffi. 

« Plus je me concen­trais, plus j’avais l’impression que les mots s’éparpillaient et s’échappaient dans tous les sens. Je les pin­çais un par un par le col­let et je les remet­tais en rang sur le papier. Je tra­quais le moindre sens du moindre mot, je les pas­sais au tamis. Et je les soup­çon­nais tous a prio­ri, comme tou­jours, tous sys­té­ma­ti­que­ment. Sur le prin­cipe, à part la quan­ti­té, cela ne dif­fé­rait en rien du tra­vail habi­tuel, mais cette fois, peut-être parce que le texte trai­tait d’un sujet qui ne m’était pas fami­lier, ça avait déra­pé et ça avait fini par me cas­ser la tête. Plus j’essayais de trou­ver mon rythme, plus tout me glis­sait des mains. Un vrai cercle vicieux. Mes yeux deve­naient de plus en plus lents à tra­quer les mots. Fina­le­ment il ne m’était res­té qu’une seule solu­tion : télé­pho­ner à Hiji­ri pour deman­der un délai sup­plé­men­taire de trois jours. […]

[Deux jours plus tard] 

« Fina­le­ment, à l’aube, j’ai tour­né la der­nière page de mon quo­ta du mois. 

« J’ai regar­dé la pile de feuilles entiè­re­ment cor­ri­gées, j’ai pous­sé un gros sou­pir, j’ai posé mes mains des­sus, j’ai lis­sé la pile de papier de la main, et j’ai de nou­veau pous­sé un sou­pir. Sur la table, des deux côtés, mes dic­tion­naires encore ouverts, des livres que je n’aurais jamais tou­chés de ma vie si ça n’avait pas été pour le tra­vail, rem­plis d’une quan­ti­té de marque-pages vert clair, les mon­tagnes de pho­to­co­pies effec­tuées en biblio­thèque, au bord de l’éboulement.

« Je les ai tous ran­gés à leur place, j’ai retaillé mes crayons aux pointes com­plè­te­ment usées, je les ai remis dans leur boîte ou dans le pot à crayons, je suis allée à la salle d’eau prendre une douche […]. Mon dos et mes hanches, com­plè­te­ment sclé­ro­sés au point que j’avais l’impression que j’allais tom­ber en mille mor­ceaux au moindre mou­ve­ment, ont petit à petit repris de l’élasticité, ma nuque a retrou­vé un peu de sou­plesse et j’ai pen­sé que l’eau chaude c’était quand même formidable. »

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, trad. du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2014, p. 55-57. Voir la fiche de l’éditeur.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

couverture du roman "De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami

Baudelaire, infatigable relecteur des “Fleurs du mal”

couverture du livre "Crénom, Baudelaire" de Jean Teulé

Le talen­tueux et non moins sym­pa­thique Jean Teu­lé vient, hélas, de nous quit­ter pré­ma­tu­ré­ment. Cette triste actua­li­té est venue me rap­pe­ler que, peu de temps après sa publi­ca­tion, j’avais ébau­ché un article ins­pi­ré d’un de ses der­niers livres, Cré­nom, Bau­de­laire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dan­dys. Per­son­na­li­té insup­por­table, le poète l’é­tait aus­si par ses exi­gences infi­nies à l’égard de son édi­teur pari­sien, Auguste Pou­let-Malas­sis, un des grands édi­teurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trou­vait à Alen­çon, dans l’Orne. 

portrait d'Auguste Poulet-Malassis
Pou­let-Malas­sis.

La Biblio­thèque natio­nale a gar­dé trace des épreuves des Fleurs du mal cor­ri­gées par Bau­de­laire1 – le manus­crit ori­gi­nal, lui, n’a jamais été retrou­vé. Jean Teu­lé s’en amuse dans les cha­pitres 41 à 56 (de la livrai­son du der­nier poème com­po­sant le recueil jus­qu’à la signa­ture du bon à tirer). Les deux typo­graphes com­mis à la com­po­si­tion de ses vers, qu’il pré­nomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indé­fi­ni­ment leurs formes – et de se faire « engueuler ». 

Ain­si, dans « La Fon­taine de sang », Bau­de­laire se plaint qu’on ait com­po­sé capi­teux au lieu de cap­tieux. Denis recon­naît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai com­pris. Il n’est pas obli­gé de m’en col­ler une tar­tine et de salo­per le haut de la feuille avec des gri­bouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)

deleatur tracé par Baudelaire
Un des très artis­tiques delea­tur tra­cés par Bau­de­laire (BNF).

De plus en plus excé­dés, voire au bord de l’épuisement, les deux typo­graphes le men­tionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne ful­mine : « J’ignore si c’est la ber­lue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me ren­voie cette page et il y a tou­jours quelque chose à modi­fier ! Je vais le faire savoir aux deux édi­teurs2. En plus du jour­nal local, la com­po­si­tion et l’impression des for­mu­laires de la pré­fec­ture nous suf­fi­saient bien… Pour­quoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)

En effet, comme le raconte Claude Pichois3, spé­cia­liste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de pla­cards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves conte­nant des ques­tions comme des impré­ca­tions. Rare­ment, impri­meur fut plus mal­trai­té par un auteur et il ne fal­lait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malas­sis por­tait à Bau­de­laire pour que n’intervînt pas la rupture. »

“Un Sisyphe de l’écriture”

En 2015, les Édi­tions des Saints-Pères ont publié un fac-simi­lé des pré­cieuses épreuves anno­tées, illus­tré par treize des­sins inédits d’Au­guste Rodin. 

Bon à tirer de Baudelaire
Extrait des épreuves des Fleurs du mal édi­tées en fac-simi­lé par les Édi­tions des Saint-Pères.

« Dans ce docu­ment manus­crit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Bau­de­laire appa­raît comme un Sisyphe de l’écriture, aban­don­nant dou­lou­reu­se­ment l’œuvre de sa vie et cher­chant, dans les inces­sants rema­nie­ments de son texte, une forme de per­fec­tion esthé­tique. Des notes à l’attention de son édi­teur alertent le lec­teur sur le type de rela­tions – tein­tées d’agacement ! – qui unis­saient Bau­de­laire à Pou­let-Malas­sis. Le poète, déçu par le copiste ayant reco­pié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigi­lant que de coutume… 

« Avant de don­ner son “bon à tirer” défi­ni­tif, Bau­de­laire retra­vaille plu­sieurs fois son recueil. Il rema­nie plu­sieurs fois l’architecture géné­rale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chro­no­lo­gique de leur écri­ture. Il rec­ti­fie, se reprend, rature, sol­li­cite l’avis de son édi­teur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraî­tra jamais, tant Bau­de­laire peine à ter­mi­ner ses corrections. »

Sur la page de garde, Pou­let-Malas­sis (que son ami poète appelle « Coco mal per­ché ») se plaint : « Mon cher Bau­de­laire, voi­là 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir impri­mé cinq feuilles. »

Correction de Baudelaire : «Je tiens absolument à cette virgule»
« Je tiens abso­lu­ment à cette vir­gule », note de Bau­de­laire, page 6 des épreuves des Fleurs du mal (BNF).

« On découvre un Bau­de­laire tatillon, défen­seur de la vir­gule, de l’accent aigu plu­tôt que de l’accent grave, de l’u­sage ou non de l’ac­cent cir­con­flexe. Dans la marge de “Béné­dic­tion”, un des pre­miers poèmes du recueil, Bau­de­laire s’in­ter­roge ain­si sur le mot blas­phême tel qu’il est impri­mé sur l’é­preuve à cor­ri­ger. “Blas­phême ou blas­phème ? gare aux ortho­graphes modernes !” met-il en garde » (Livres Heb­do4).

hésitation graphique de Baudelaire : chariot ou charriot
« Cha­riot / char­riot ? » Autre hési­ta­tion gra­phique de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.

“Les correcteurs qui font défaut”

« Pou­let-Malas­sis avait une chance, explique Claude Pichois : Bau­de­laire ne pou­vait pas se rendre à Alen­çon, rete­nu qu’il était à Paris par la publi­ca­tion des Aven­tures d’Arthur Gor­don Pym dans Le Moni­teur uni­ver­sel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit mari­time et fan­tas­tique de Poe donne beau­coup de “tin­touin” au tra­duc­teur. Sinon, il ne se serait pas pri­vé d’intervenir à l’imprimerie même dans la com­po­si­tion, liber­té ou licence par­fois accor­dée à l’auteur puisque la com­po­si­tion était manuelle. »

« Grande atten­tion pour ces cor­rec­tions », note de Bau­de­laire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.

« La seconde édi­tion (1861), raconte aus­si Claude Pichois, fut impri­mée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entre­te­nu de bonnes rela­tions et qui, sans doute, ne lui per­met­tait pas d’accéder fré­quem­ment à ses ate­liers. Bau­de­laire se plaint d’avoir trou­vé “de grosses négli­gences” dans les épreuves :

Dans cette mai­son-là, c’est les cor­rec­teurs qui font défaut. Ain­si, ils ne com­prennent pas la ponc­tua­tion, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aus­si des lettres cas­sées, des lettres tom­bées, des chiffres romains de gros­seur et de lon­gueur inégale5.

Cette cri­tique, qu’on trouve dans une lettre à Pou­let-Malas­sis, est un éloge indi­rect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souf­frir des remarques, inter­ven­tions, cor­rec­tions du poète. »

« Le dérou­le­ment de cette publi­ca­tion nous reste incon­nu, pré­cise Andrea Schel­li­no6, puisque ni les échanges épis­to­laires entre Bau­de­laire et Pou­let-Malas­sis, ni les épreuves de cette seconde édi­tion des Fleurs du mal n’ont été conser­vés. Une lettre que Bau­de­laire envoie le 20 novembre 1860 au cor­rec­teur Rigaud laisse entre­voir que le poète-édi­teur n’avait pas réduit ses exigences :

Je serai bien­tôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des vir­gules, de retour­ner des lettres, de réta­blir des mots dans les épreuves que vous me retour­nez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sor­nettes pour Son­nettes, ita­liens pour cita­dins, je vous trouve vrai­ment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs7.

L’œil de Bau­de­laire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fau­tive que l’édition de 1857.

« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Bau­de­laire, pour avoir asso­cié si étroi­te­ment la créa­tion et, au sens noble du terme, la fabri­ca­tion des livres », conclut Claude Pichois.


Franck Thilliez rend hommage au métier de correcteur

Qua­trième écri­vain1 invi­té par les Édi­tions Le Robert à par­ta­ger ses « Secrets d’écriture », l’au­teur de thril­lers Franck Thil­liez évoque dans son livre, Le Plai­sir de la peur, l’étape de la cor­rec­tion. Après avoir expli­qué com­ment il peau­fine son propre tra­vail sty­lis­tique, puis com­ment il répond aux remarques de l’éditeur, en deux temps, d’abord « liées au rythme et à la dyna­mique du récit », puis concer­nant « les petites inco­hé­rences », il aborde le moment où « le texte part dans le cir­cuit de correction ». 

L’é­cri­vain exalte alors « une méca­nique de pré­ci­sion », au « micro­scope », avec « une approche sen­sible des textes » mais « sans se lais­ser por­ter » par eux. Il repro­duit deux pages Word de ses romans, anno­tées à la main par « la pré­pa­ra­trice ». Elles montrent des cor­rec­tions lexi­cales (boîte à aux lettres, elle glis­sa enfon­ça la clé dans la ser­rure…), gram­ma­ti­cales (notam­ment, l’a­jout d’une pré­po­si­tion : la per­sonne qui avait sous­crit [à] ce ser­vice), mais aus­si sty­lis­tiques (dont elle […] régla les dix euros de [récla­més pour la] clé). Un com­men­taire dans la marge demande, de plus, si l’on peut par­ler de « gelées mati­nales » en avril, moment où, d’après la logique du récit, se situe l’action.  

Cepen­dant, « quoi qu’on fasse », l’espoir du zéro faute est tou­jours déçu, ce que l’au­teur excuse volon­tiers : « Cer­tains lec­teurs crient au scan­dale lorsqu’ils détectent sept coquilles sur l’ensemble d’un gros roman. […] Mais sept coquilles sur 700 000 signes, cela donne 0,001 % d’erreur. Nul n’est parfait […] »

Pour finir, il sou­ligne « le tra­vail remar­quable des per­sonnes char­gées de rendre nos textes les [sic] plus har­mo­nieux possible ». 

Ces per­sonnes talen­tueuses […] ne se contentent pas de tra­quer les fautes. Elles sont à la fois des chi­rur­giennes de la langue fran­çaise, mais aus­si des musi­ciennes capables de repé­rer l’usage trop sys­té­ma­tique d’un mot, d’une expres­sion et d’apporter des pro­po­si­tions. Si j’écris « un astro­naute » alors que je parle d’un Russe, elles me diront que le terme exact est cos­mo­naute. Si l’un de mes per­son­nages joue au Rubik’s Cube alors que mon his­toire se passe en 1973, elles me diront que c’est impos­sible car le fameux casse-tête a été inven­té en 1974. Ces per­sonnes sont capables d’appréhender un récit sous des angles dif­fé­rents, en s’intéressant à la struc­ture des phrases, à la cohé­rence glo­bale, locale, aux dépla­ce­ments, au temps. Sans elles, les lec­teurs affron­te­raient nombre de minus­cules élé­ments per­tur­ba­teurs qui les empê­che­raient de pro­fi­ter à 100 % du voyage. Ce serait dommage.

Un sym­pa­thique hom­mage qui n’est pas sans me rap­pe­ler celui de l’écrivain qué­bé­cois Nico­las Dick­ner en 2017 : « Les révi­seuses » (pod­cast (apar­té), Alto).

On note avec plai­sir que la nom de la cor­rec­trice du pré­sent livre est men­tion­né dans le colophon. 


Franck Thil­liez, Le Plai­sir de la peur, Le Robert et Fleuve édi­tions, 2022, 167 pages.


Mon papa est correcteur

Curieux de toute men­tion un peu ori­gi­nale du métier de cor­rec­teur, je me suis pro­cu­ré à la média­thèque locale le livre pour enfants Un trou­pal de che­vals, dont j’a­vais décou­vert l’exis­tence il y a un an1. La jeune pro­ta­go­niste, Méli­sande, a pour papa Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse. Un homme qui passe ses jour­nées enfer­mé « dans le gre­nier amé­na­gé en bureau », épau­lé par « une armée de dic­tion­naires de toutes les tailles et de toutes les cou­leurs […] prêts à être mobi­li­sés au moindre doute », évi­dem­ment pres­sé par l’éditeur à l’approche du bouclage. 

Louis Leroi, cor­rec­teur en chef du dic­tion­naire Labrousse et papa de Mélisande.

Devant la télé­vi­sion, « il ne cesse de faire des com­men­taires sur la façon cala­mi­teuse dont s’expriment les pré­sen­ta­teurs ». Un cor­rec­teur pas­sion­né, comme beau­coup, aux dépens de l’at­ten­tion due à sa propre fille : 

Chaque hiver, il relit et cor­rige un dic­tion­naire com­plet, de A à Z, de Aba­ca à Zythum, sans sau­ter une seule défi­ni­tion. C’est son tra­vail. En fait, tous les ans, au prin­temps, les édi­tions Labrousse publient la nou­velle édi­tion de leur pres­ti­gieux dic­tion­naire, en y ajou­tant des nou­veaux mots et en modi­fiant cer­taines des défi­ni­tions. Eh bien, mon père, lui, il relit minu­tieu­se­ment le nou­veau dic­tion­naire Labrousse, juste avant qu’il ne soit envoyé à l’imprimerie. 
Papa est cor­rec­teur chez Labrousse. Cor­rec­teur en chef, même. Son bou­lot consiste à s’assurer qu’il ne reste aucune faute. Les fautes de gram­maire, les fautes d’orthographe, les mots qui manquent, les lettres en trop… Abso­lu­ment aucune erreur ne lui échappe. Parce que si le livre qui per­met de ne pas faire de fautes d’orthographe en conte­nait lui-même, ce serait la fin du monde, d’après papa. 
Heu­reu­se­ment, l’humanité a encore de beaux jours devant elle, car mon père a comme un sixième sens pour tra­quer les coquilles, ces petites erreurs sour­noises qui se fondent dans les phrases. Il les flaire à des kilo­mètres. Pas une ne lui échappe, même celles qui se planquent dans les défi­ni­tions obs­cures de vieux mots bis­cor­nus et oubliés que per­sonne ne cher­che­ra jamais. (P. 9-11)

Son acti­vi­té favo­rite, quand il ne tra­vaille pas ? « Relire le Nor­bert, le dic­tion­naire concur­rent du Labrousse, en espé­rant déni­cher une petite coquille ou une approxi­ma­tion gram­ma­ti­cale oubliée. » 

« Che­vals, ça n’existe pas ! » C’est peut-être dans ce genre d’af­fir­ma­tion péremp­toire que l’autrice – ori­gi­naire de Metz, ce qui nous fait un point com­mun – de ce char­mant roman jeu­nesse a pui­sé l’inspiration. « Une courte expé­rience de cor­rec­trice lui a […] per­mis de ren­con­trer toutes sortes de créa­tures indomp­tables », raconte en clin d’œil sa pré­sen­ta­tion à la fin du livre. Elle ima­gine donc des « fautes de gram­maire vivantes » pour nous par­ler du lan­gage. Des che­vals, nom plu­riel sans sin­gu­lier, mais ani­mals bien sin­gu­liers, eux, qui réclament leur défi­ni­tion dans le Labrousse. Cela ne se fera pas sans mal… et, comme tou­jours en France, cela pren­dra une ampleur nationale. 

« Ce n’est tout de même pas la réa­li­té qui doit s’adapter au dic­tion­naire ! » s’exclame l’un des che­vals, rap­pe­lant que des ani­maux qui n’existent pas – le yéti, la licorne – et d’autres qui ont dis­pa­ru – le dodo, le pté­ro­dac­tyle, le tigre à dents de sabre – y ont leur défi­ni­tion. Leur cri mili­tant : « Nous refu­sons qu’une règle de gram­maire nous réduise à la clandestinité ! » 

Au pas­sage, l’autrice fait décou­vrir aux enfants la vie d’un dic­tion­naire, allant jusqu’à évo­quer le sou­ci d’ob­jec­ti­vi­té des rédac­teurs. Méli­sande pré­cise : « Mon père cor­rige seule­ment les fautes, ce n’est pas du tout lui qui écrit les défi­ni­tions. Le choix des nou­veaux mots est confié une équipe de spé­cia­listes de la langue française. » 

L’autrice en pro­fite pour jouer avec la langue – et avec la typo­gra­phie –, mon­trant à ses jeunes lec­teurs qu’on peut s’autoriser, avec bon­heur, à inven­ter des mots. Gron­cho­gne­mel­le­ment, « pas tout à fait des grom­mel­le­ments, pas exac­te­ment des gro­gre­ments ni des ron­chon­ne­ments », puis piaillis­se­ment, « quelque chose entre le piaille­ment et le hen­nis­se­ment ». Pour rican­nis­se­ment, je vous laisse devi­ner. À réa­li­té nou­velle, voca­bu­laire nouveau. 

Une chouette manière de par­ler d’édition et d’un métier mécon­nu aux enfants. 

☞ Lire aus­si La cor­rec­tion expli­quée aux enfants.


Anne Schmauch et Aurore Damant, Un trou­pal de che­vals, Paris, Rageot, 2018.

“Une vie française”, de Jean-Paul Dubois

La phrase que j’ai choi­si de mettre en exergue à mon site, je l’ai extraite du Petit Robert

Entrée "correcteur" du Petit Robert
Extrait de l’en­trée « Cor­rec­teur, trice » du Petit Robert (appli­ca­tion pour iPhone, 2021).

La source de cette cita­tion est un roman de Jean-Paul Dubois, Une vie fran­çaise (éd. de l’Olivier, 2004). La mère du nar­ra­teur, Claire Blick, y est cor­rec­trice de presse. S’il est peu ques­tion du métier dans le roman, la page 23 fait excep­tion. La voici. 

Couverture du roman "Une vie française" de Jean-Paul Dubois

Claire, ma mère, ne par­lait guère de son métier de cor­rec­trice. Elle m’avait som­mai­re­ment expli­qué une fois pour toutes que son tra­vail consis­tait à cor­ri­ger les fautes d’orthographe et de langue com­mises par des jour­na­listes et des auteurs peu regar­dants sur l’usage des sub­jonc­tifs ou les accords des par­ti­cipes pas­sés. On pour­rait croire qu’il s’agit là d’une tâche rela­ti­ve­ment pai­sible, répé­ti­tive, et tout cas peu anxio­gène. C’est exac­te­ment le contraire. Un cor­rec­teur n’est jamais en repos. Sans cesse il réflé­chit, doute, et sur­tout redoute de lais­ser pas­ser la faute, l’erreur, le bar­ba­risme. L’esprit de ma mère n’était jamais en repos tant elle éprou­vait le besoin, à tout heure, de véri­fier dans un mon­ceau de livres trai­tant des par­ti­cu­la­rismes du fran­çais1, le bon usage d’une règle ou le bien-fon­dé de l’une de ses inter­ven­tions. Un cor­rec­teur, disait-elle, est une sorte de filet char­gé de rete­nir les impu­re­tés de la langue. Plus son atten­tion et son exi­gence étaient grandes, plus les mailles se res­ser­raient. Mais Claire Blick ne se satis­fai­sait jamais de ses plus grosses prises. En revanche, elle était obsé­dée par ces fautes minus­cules, ce krill d’incorrections qui, sans cesse, se fau­fi­lait sans ses filets. Il était fré­quent que ma mère se lève de table en plein repas du soir pour aller consul­ter l’un de ses ency­clo­pé­dies ou un ouvrage spé­cia­li­sé, et cela dans l’unique but d’éliminer un doute ou bien d’apaiser une bouf­fée d’angoisse. Ce com­por­te­ment n’était pas spé­ci­fique au carac­tère de ma mère. La plu­part des cor­rec­teurs déve­loppent ce genre d’obsession véri­fi­ca­trice et adoptent des com­por­te­ments com­pul­sifs géné­rés par la nature même de leur tra­vail. La quête per­ma­nente de la per­fec­tion et de la pure­té est la mala­die pro­fes­sion­nelle du réviseur. 

Je me recon­nais assez dans ce por­trait. Et vous ?