Sainte-Beuve recadre son correcteur

Des livres rares depuis l'invention de l'imprimerie

J’ai par­cou­ru avec délice le splen­dide ouvrage Des livres rares depuis l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie – cata­logue d’une expo­si­tion ayant pré­sen­té, en 1998, quelques-uns des tré­sors de la réserve de la Biblio­thèque natio­nale de France –, notam­ment les pages consa­crées aux « Pre­mières épreuves en pla­cards » (210-214) et aux « Exem­plaires d’é­preuves ou d’é­tat1 » (218-224). Dans les secondes figure (p. 220) un exem­plaire d’é­preuves de Volup­té, de Sainte-Beuve (Paris, Eugène Ren­duel, 1834). Le texte de Marie-Fran­çoise Qui­gnard précise : 

Sou­cieux de son style, fait d’im­pro­prié­té vou­lue et d’ar­chaïsmes de syn­taxe, Sainte-Beuve cor­ri­geait ses épreuves avec méti­cu­lo­si­té et ne souf­frait pas qu’on inter­vînt, sous le pré­texte d’une for­mu­la­tion plus conforme. Ain­si au cha­pitre XIV, à la page 297 du tome I, Sainte-Beuve ayant écrit « … Je lui fis savoir par un mot de billet que j’ac­cep­tais, et que je l’i­rais prendre », le cor­rec­teur sub­sti­tua « … et que j’i­rais le prendre ». Il se vit ver­te­ment répri­man­dé dans la marge : « Je prie qu’on ne se per­mette pas ces petits chan­ge­ments au texte comme on le fait quelquefois. »

corrections de Sainte-Beuve

“L’Homme fragile”, un correcteur au cinéma

Dans un petit Éloge de la cor­rec­tion2, je découvre l’existence d’un film mécon­nu signé de Claire Clou­zot3, L’Homme fra­gile (1981), met­tant en scène le métier :

Richard Ber­ry y campe un cor­rec­teur de presse tiraillé entre sa vie per­son­nelle et les bou­le­ver­se­ments tech­niques qui per­turbent sa vie pro­fes­sion­nelle – le pas­sage de la com­po­si­tion plomb à la pho­to­com­po­si­tion. Le bureau des cor­rec­teurs du Monde, les locaux du Matin et de France-Soir ser­virent de cadre à cette his­toire atta­chante. Signa­lons la pré­sence au géné­rique, en qua­li­té de conseiller tech­nique, de Jean-Pierre Coli­gnon, alors chef cor­rec­teur au Monde4.

« Chaque nuit, ses col­lègues et lui se retrouvent devant leur pupitre puis au bar voi­sin », pré­cise un autre résu­mé. Il est aus­si ques­tion d’« un stage de for­ma­tion des­ti­né à les fami­lia­ri­ser avec le nou­veau matériel ». 

Le film n’est mal­heu­reu­se­ment dis­po­nible ni en DVD ni en VOD, mais, en atten­dant une éven­tuelle dif­fu­sion à la télé­vi­sion, on peut voir, sur Vimeo, un entre­tien avec Claire Clou­zot (2014, 25 min). Plu­sieurs extraits y sont mon­trés. Le Code typo­gra­phique posé sur son bureau, la réa­li­sa­trice explique les rai­sons de son inté­rêt pour le métier (ver­ba­tim) :

le "Code typographique" posé sur le bureau de la réalisatrice

Pour­quoi je com­mence à avoir cet amour du mot et de sa cor­rec­tion ? C’est en étant au jour­nal Le Matin, où là je fais toute la durée du jour­nal, jusqu’à ce que Fran­çois Mit­ter­rand soit élu en 81, et je m’aperçois que le bou­lot du cor­rec­teur est abso­lu­ment essen­tiel. […] Quand j’ai appris que c’était une équipe de gens, hommes et femmes, qui ne per­daient pas leur place pen­dant toute leur vie, […] jusqu’à la retraite, et qui devaient ne pas chan­ger aus­si le sens poli­tique du conte­nu de l’article […] en fai­sant une faute d’une lettre. 

C’était une caté­go­rie de gens qui res­tent ensemble toute leur vie, et où est-ce que j’en ai enten­du par­ler au ciné­ma ? Nulle part. Cette col­lec­ti­vi­té de dix à peu près […] s’appelle le cas­se­tin […] [c’]est une popu­la­tion auto­nome, sur­tout pour un jour­nal [comme] celui que j’ai mis dans L’Homme fra­gile, c’est-à-dire un jour­nal qui paraît à 1 heure de l’a­près-midi, c’est-à-dire Le Monde5 – sous-enten­du, ce n’est pas pro­non­cé – et qui tra­vaillent donc l’a­près-midi, le soir, la nuit. […]

Je ne suis jamais entrée phy­si­que­ment dans le cas­se­tin du jour­nal Le Monde. C’est un endroit… c’est la Sainte-Cha­pelle du jour­na­lisme. Avec un type for­mi­dable et très rigo­lo, parce qu’il ne res­semble à per­sonne, Jean-Pierre Coli­gnon, qui a ser­vi de conseiller à la cor­rec­tion […] J’ai vu qu’ils étaient face à face, les cor­rec­teurs et les cor­rec­trices, […] et ils se parlent […] mais ils sont en fait très indi­vi­dua­listes, et des deux côtés d’une table immense […] mais c’est ça un cassetin.

Dans les extraits du film, on peut entendre (pho­tos de g. à dr.) : 

– une demande « à la cantonade » :

— Addis Abe­ba, deux d deux b par­tout ?
— Non. Vérifie.

– un rap­pel amu­sé du code de conduite : 

Pri­mo, veille aux règles de l’orthographe. Deu­zio, ne laisse jamais pas­ser un faux sens ou un contre­sens. Troi­zio, veille à l’harmonie et à l’exactitude du texte et de son contenu.

– une ques­tion d’orthotypographie :

— Tu peux m’expliquer pour­quoi Arabe a une capi­tale et juif une minus­cule ?
Juif, c’est une reli­gion et Arabe une natio­na­li­té. D’où la dif­fé­rence de cap.

Dans ses sou­ve­nirs, Claire Clou­zot évoque aus­si « les papiers qui arrivent des rédac­teurs dans les espèces de tuyaux qui autre­fois ser­vaient pour les pneu­ma­tiques » et le tra­vail de cor­rec­tion en duo sur la « morasse mouillée ». On a l’oc­ca­sion de voir, dans les extraits, la com­po­si­tion au plomb, le tirage de la morasse, les dis­cus­sions autour du marbre ; on entend par­ler de « DH ».

Enfin, la réa­li­sa­trice cri­tique la presse dis­tri­buée dans le métro (au moment de l’en­tre­tien), « gra­tuite, jetable, moche, illi­sible, avec pas mal de pub ». Dans une pre­mière scène au café, le per­son­nage inter­pré­té par Richard Ber­ry parle d’« un chauf­feur de taxi qui achète France-Soir pour le jeu des 7 erreurs. […] Il ne lit jamais une ligne. Les mots et leurs coquilles, tu vois, il n’en a rien à foutre. » Dans une autre scène, il pré­dit un ave­nir bien sombre pour la presse :

Bien­tôt y aura plus que les petites annonces, les codes [sic, cours] de la Bourse, les records spor­tifs et les résul­tats du Loto. On met­tra le tout en corps 24 pour faire plus facile à lire. Pour 3 ou 5 francs, on aura un jour­nal de deux pages. Pas de frais d’impression, plus de plomb, plus de correcteurs.

Nous sommes en 1981, Inter­net n’existe pas. Le cor­rec­teur Hen­ri Natange ne peut alors ima­gi­ner que la presse per­dra aus­si les petites annonces et que le papier dis­pa­raî­tra, peut-être, à son tour… 

☞ Voir aus­si Antoine Doi­nel, cor­rec­teur d’im­pri­me­rie.


L’Homme fra­gile, comé­die dra­ma­tique, 1981, cou­leur, 1 h 23, scé­na­rio et réa­li­sa­tion Claire Clou­zot, avec Richard Ber­ry, Fran­çoise Lebrun, Didier Sau­ve­grain, Jacques Serres, Isa­belle Sadoyan…

Article mis à jour le 26 juillet 2024.


Le gras, grand oublié des codes typographiques

Il est tou­jours agréable de trou­ver for­mu­lée dans un livre une réflexion qu’on s’était déjà faite, plus ou moins clai­re­ment. Ain­si, dans l’His­toire de l’écriture typo­gra­phique6 de Jacques André, je trouve : 

Assez curieu­se­ment, les marches typo­gra­phiques sont fort peu disertes sur le gras. Par « marches typo­gra­phiques », nous enten­dons les « codes typo­gra­phiques », dont le Code typo­gra­phique, le Lexique des règles en usage à l’Imprimerie natio­nale, le Ramat de la typo­gra­phie, le Guide du typo­graphe romand, etc. […] Alors qu’elles consacrent toutes de nom­breuses pages aux usages de l’italique ou des petites capi­tales, aucune ne parle de ceux du gras. À croire qu’il est mal aimé, mau­dit ou ban­ni ! Pour­tant, toutes ces marches sont elles-mêmes com­po­sées avec du gras, pour la « titraille » (grands titres mais aus­si les titres de sec­tion, sous-sec­tion, etc., mar­quant la struc­ture du texte) bien sûr et, depuis le quart du xixe siècle, dans le texte courant.

Les carac­tères gras « sont l’une des grandes inven­tions typo­gra­phiques du début du xixe siècle », nous dit J. André. Il en donne quelques exemples dans les titres et dans le texte cou­rant, notam­ment pour les entrées de dic­tion­naires, les listes (annuaires, horaires, notam­ment des che­mins de fer), les manuels de lec­ture. « Le plus ancien dic­tion­naire que nous ayons trou­vé qui ait uti­li­sé du gras pour ses entrées date de 1832 : le Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture de Duckett. » 

Les entrées du Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture, de William Duckett (1832), sont com­po­sées en carac­tères gras

Jacques André pour­suit avec des consi­dé­ra­tions sur les « conno­ta­tions du gras », notam­ment par rap­port à l’italique :

Des exemples pré­cé­dents, on peut dire que le prin­ci­pal usage du gras est la mise en évi­dence. Tschi­chold7 n’aimait pas le gras au point de dire qu’il « pré­fère ne pas par­ler des carac­tères […] gras, sinon pour mettre ins­tam­ment en garde contre leur emploi dans un livre ». Mais il ajoute : « sauf pour les lexiques et réper­toires, etc. et en tout cas pour les titres. Leur fonc­tion est de cap­ter le regard, non de dif­fé­ren­cier. » De son côté, Gérard Blan­chard8 signa­lait que « le gras rem­place effi­ca­ce­ment l’italique [pour la valeur de contraste ordi­nai­re­ment accor­dée à l’italique] » et donne une « fonc­tion de dif­fé­ren­cia­tion ren­for­cée ». Gou­riou9 est l’un des rares auteurs à avoir bien ana­ly­sé les fonc­tions de l’italique (au xxe siècle), fonc­tions qu’il classe en deux grands caté­go­ries : l’insistance (que d’autres appellent l’emphase) et la dis­jonc­tion (ou différentiation […]). 

Cette dis­jonc­tion est uti­li­sée dès le milieu du xvie siècle pour « dif­fé­ren­cier » les mots de langue étran­gère […], les chan­ge­ments d’interlocuteurs, etc. L’insistance se met aus­si en ita­lique […]. L’italique n’a cepen­dant pas la pro­prié­té d’accrocher l’œil au niveau de la page (comme c’est le cas pour le gras) mais seule­ment au niveau de la ligne. Il nous semble que les édi­teurs-impri­meurs d’avant 1800 aient alors uti­li­sé des petites capi­tales, non pas pour leur graisse, mais du fait que celles-ci étaient alors tou­jours com­po­sées très espa­cées, les blancs don­nant alors un effet d’accroche plus impor­tant que l’italique mais sans tou­cher au gris de la page.

Mais l’usage du gras aujourd’hui (parais­sant plus noir, un peu comme les gothiques uti­li­sées par les Anglais) accen­tue cet effet d’accroche. […] 


Pho­to : Gal­li­ca, BNF.

Présent et avenir des correcteurs automatiques

Un récent article de Vice raconte l’his­toire des cor­rec­teurs auto­ma­tiques, une his­toire qui « a com­men­cé chez Micro­soft au début des années 90 ». L’au­teur conclut par ces mots : 

Aus­si per­fec­tion­nés soient-ils, les der­niers sys­tèmes de cor­rec­tion et de sug­ges­tion ne connaissent pas le sens des mots – seule­ment leur ortho­graphe et les rela­tions qui les unissent. Ancrer une com­pré­hen­sion séman­tique de la plus simple des langues dans la cer­velle figée d’une machine est encore impos­sible. 

Un jour, peut-être, les ordi­na­teurs maî­tri­se­ront mieux les règles du lan­gage que les êtres humains eux-mêmes. Reste qu’ils ne pour­ront jamais pré­dire vos inten­tions avec pré­ci­sion : aus­si aug­men­tée et sur­veillée soit-elle, votre écri­ture sera tou­jours la vôtre. Les petites entre­prises de cor­rec­tion auto­ma­tique le savent bien. […]

« Les cor­rec­teurs auto­ma­tiques ne seront[-ils] jamais bons », comme le titre l’ar­ticle ? Je l’i­gnore. Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage était déjà avan­cé quand j’é­tais étu­diant, au milieu des années 1980. Les tra­duc­teurs auto­ma­tiques et les logi­ciels de cor­rec­tion tels qu’Anti­dote ou Pro­Lexis en sont le résul­tat (les dic­tion­naires actuels en béné­fi­cient aus­si, à tra­vers l’a­na­lyse de cor­pus). Aujourd’­hui, ces logi­ciels pro­gressent sur le plan séman­tique, ter­rain de l’in­tel­li­gence humaine.

Dès 2000, un pro­fes­seur de fran­çais, Xavier Bihan, après avoir tes­té Pro­Lexis, écri­vait : « […] si la cor­rec­tion n’est pas par­faite à 100 %, le résul­tat est ample­ment satis­fai­sant10. » Je crains que ce ne soit aus­si l’avis de bien des édi­teurs. Si la marge d’erreur est accep­table, ils se pas­se­ront de nous, cor­rec­teurs. Beau­coup le font déjà. En effet, comme l’écrivait Que choi­sir en 2012 : « Même dans les col­lec­tions les plus pres­ti­gieuses, il est aujourd’hui impos­sible d’ouvrir un livre sans ren­con­trer, au détour d’un para­graphe, une coquille ou une faute de gram­maire. Et le pire est à venir11. »

M. Bihan ajoutait : 

Si les cor­rec­teurs qui nous sont actuel­le­ment pro­po­sés sur le mar­ché sont désor­mais très per­for­mants sur le plan de la véri­fi­ca­tion lexi­cale, gram­ma­ti­cale et syn­taxique, ils ne sont pas encore arri­vés au bout de leur déve­lop­pe­ment et les recherches portent actuel­le­ment sur la véri­fi­ca­tion séman­tique et sty­lis­tique. Le cor­rec­teur séman­tique se char­geant de veiller à ce que les mots ne pro­duisent pas de contra­dic­tion ou d’ab­sur­di­té alors que le cor­rec­teur sty­lis­tique trai­te­ra la chaîne de carac­tères que forme la phrase pour repé­rer les répé­ti­tions, les phrases trop longues, les angli­cismes, les pléo­nasmes, les mots vulgaires.

« […] la com­pré­hen­sion de la signi­fi­ca­tion séman­tique des mots d’une phrase reste une tâche en cours de recherche », confirme un autre article vingt ans plus tard12.

Un spé­cia­liste du trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel (TALN), Fran­çois Yvon, en a expli­qué les dif­fi­cul­tés en jan­vier 2007 : 

Une des limi­ta­tions de pra­ti­que­ment tous les sys­tèmes de trai­te­ment un peu sophis­ti­qués est qu’ils font appel à une somme impor­tante de connais­sances d’expert : lexiques, règles de gram­maire, réseaux séman­tiques… Ceci explique en par­tie pour­quoi il n’existe pas de sys­tème de trai­te­ment qui soit à la fois com­plet (i.e. inté­grant tous les niveaux de trai­te­ment) et indé­pen­dant du domaine (i.e. capable de trai­ter avec une même effi­ca­ci­té n’importe quel type de texte). Il existe une autre rai­son, moins visible, qui limite l’avancée des pro­grès en TALN, et qui est que, pour un bon nombre de phé­no­mènes, l’état de la connais­sance lin­guis­tique est insuf­fi­sa­ment for­ma­li­sée pour pou­voir être uti­li­sée par les concep­teurs de sys­tèmes de TALN13

Mais les années passent et les pro­grès sont mani­festes. « Tout ce qui peut être auto­ma­ti­sé le sera », entend-on sou­vent dire de nos jours. 

En jan­vier 2018, des modèles d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle déve­lop­pés par Micro­soft et Ali­ba­ba réus­sissent cha­cun de leur côté à battre les humains dans un test de lec­ture et de com­pré­hen­sion de l’uni­ver­si­té Stan­ford. Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel imite la com­pré­hen­sion humaine des mots et des phrases et per­met main­te­nant aux modèles d’ap­pren­tis­sage auto­ma­tique de trai­ter de grandes quan­ti­tés d’in­for­ma­tions avant de four­nir des réponses pré­cises aux ques­tions qui leur sont posées14.

Au début de l’an­née der­nière, un article du CNRS annonce : 

Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel a été cham­bou­lé en [novembre] 2018 par la publi­ca­tion de BERT, un modèle de langue pro­po­sé par Google. « Avant, chaque mot était mani­pu­lé sous forme d’un vec­teur unique, explique Laurent Besa­cier, pro­fes­seur à l’université Gre­noble Alpes. Des modèles comme Word2vec décri­vaient de façon unique des mots pour­tant poly­sé­miques, comme “avo­cat”. »

À l’inverse, BERT adapte sa repré­sen­ta­tion vec­to­rielle des mots en fonc­tion du contexte et fait ain­si la dif­fé­rence selon que l’on parle d’un fruit ou d’un juriste. C’est d’ailleurs ain­si qu’il s’entraîne : le modèle prend une phrase et masque un ou plu­sieurs mots au hasard, qu’il tente ensuite de devi­ner. Ce prin­cipe le rend extrê­me­ment per­for­mant, mais BERT a besoin d’être modi­fié pour chaque langue autre que l’anglais.

Des cher­cheurs du Labo­ra­toire d’informatique de Gre­noble (LIG, CNRS/Univ. Gre­noble Alpes), du Labo­ra­toire d’analyse et modé­li­sa­tion de sys­tèmes pour l’aide à la déci­sion (LAMSADE, CNRS/Université Paris Dau­phine-PSL) et du Labo­ra­toire de lin­guis­tique for­melle (LLF, CNRS/Université Paris Dide­rot) ont donc déve­lop­pé Flau­BERT, une ver­sion fran­çaise de BERT.

Ils l’ont entraî­né à par­tir d’un cor­pus de 71 giga­oc­tets de textes dans la langue de Molière, com­po­sés de tout Wiki­pé­dia en fran­çais, de plu­sieurs années du jour­nal Le Monde, des ouvrages fran­co­phones du pro­jet Guten­berg (dont bien enten­du du Flau­bert) ou encore des trans­crip­tions des débats du Par­le­ment euro­péen15 .

C’est plus qu’un grand lec­teur ne lira jamais. 

En juin der­nier, le socié­té fran­çaise Synapse Déve­lop­pe­ment annonce une nou­velle ver­sion de Cor­dial, son cor­rec­teur ortho­gra­phique, « boosté[e] à l’in­tel­li­gence articielle » :

Cor­dial Néo pro­met une qua­li­té de cor­rec­tion encore jamais vue grâce à l’intelligence arti­fi­cielle. Fruit de 25 ans de recherche en trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage, la tech­no­lo­gie de cor­rec­tion de Cor­dial Néo per­met une véri­table ana­lyse séman­tique et assure une cor­rec­tion opti­male de vos textes avec un taux de cor­rec­tion record de 90 % pour la gram­maire et de plus de 99,5 % pour l’orthographe16.

« Nous avons fait un choix édi­to­rial », explique Kevin Comte, le res­pon­sable com­mu­ni­ca­tion du logi­ciel fran­çais, dans l’ar­ticle de Vice cité au début du pré­sent billet. Quand quelque chose pose un doute, nous le sou­li­gnons et nous pro­po­sons des expli­ca­tions à l’utilisateur. Il lui appar­tient de cor­ri­ger s’il en a envie. » 

Pour l’ins­tant, le rédac­teur et le cor­rec­teur pro­fes­sion­nel gardent la main sur la machine. Jus­qu’à quand ? 


Source pho­to : Le Robert Cor­rec­teur.

Médiuscules, échec d’un néologisme

En 1835, un typo­graphe dont nous savons peu de chose, Antoine Frey, a ten­té de lut­ter contre les termes pro­fes­sion­nels déjà éta­blis grandes capi­tales et bas-de-casse, au pro­fit de majus­cules et minus­cules, et d’im­po­ser le néo­lo­gisme médius­cules pour dési­gner les petites capi­tales. La pos­té­ri­té ne l’a pas suivi. 

Ci-des­sous, les pages 293-294 de son Nou­veau manuel com­plet de typo­gra­phie, où il déroule son raisonnement.

Ouvrage et néo­lo­gisme men­tion­nés par Jacques André et Chris­tian Lau­cou, dans His­toire de l’é­cri­ture typo­gra­phique : le xixe siècle fran­çais, Ate­lier Per­rous­seaux édi­teur, 2013. 

Les typos, de sacrés gaillards

Une fois n’est pas cou­tume, je sors de mon domaine de pré­di­lec­tion, le monde des cor­rec­teurs, pour évo­quer leurs anciens confrères, les ouvriers typo­graphes. Des gars durs à la tâche, sou­mis à des exi­gences de pro­duc­ti­vi­té dès les débuts de l’imprimerie, mais dont le fort tem­pé­ra­ment s’affrontait sou­vent avec la volon­té du patron ou du chef d’atelier. 

[…] beau­coup d’ou­vriers ont encore, au début du xviiie siècle, une pro­pen­sion natu­relle à régler leur tra­vail sur leurs besoins immé­diats. On constate ain­si une ten­dance très mar­quée à tra­vailler plus dur en fin de semaine qu’au début. […] le lun­di est sou­vent chô­mé en tout ou en par­tie, mais volon­tai­re­ment, et pro­longe le dimanche en une espèce de week-end avant la lettre. Le mar­di, l’a­te­lier résonne des récits plai­sants des « par­ties » qui ont émaillé ces deux jour­nées (après la messe dominicale!).

[…] toutes les heures de pré­sence ne sont pas des heures de tra­vail, tant s’en faut ! À part la longue pause du dîner (repas de midi!), que l’on va géné­ra­le­ment prendre chez l’au­ber­giste, il y a celles, régu­lières elles aus­si, du déjeu­ner, vers 8-9 heures, et du goû­ter, vers 16-17 heures : l’ap­pren­ti est alors envoyé en com­mis­sions dans les bou­tiques du voi­si­nage, d’où il revient char­gé de pain et de vin, de fro­mage et de char­cu­te­rie. Sou­vent, ces quatre heures dégé­nèrent en véri­table ribote, et les ouvriers en déroute aban­donnent la casse et la presse pour pas­ser au caba­ret et y prendre une barbe capi­tale (une cuite magis­trale). Le tra­vail est éga­le­ment cou­pé de dis­putes et de que­relles. Les ouvriers, d’o­ri­gines diverses, sont liés par des soli­da­ri­tés régio­nales, divi­sés par des riva­li­tés de bandes : d’un groupe à l’autre, on se « joue des tours », par­fois violents. 

Mais on aime aus­si à rire et à plai­san­ter. On appré­cie par-des­sus tout les jobe­ries et les copies, récits moqueurs où un ouvrier est tour­né en déri­sion. S’ils sont réus­sis, on les applau­dit par des huées, espèces de cha­ri­va­ris où tout est bon pour faire du bruit : coups de viso­rium sur les bords de la casse, coups de maillets sur les châs­sis des formes. Le maté­riel typo­gra­phique peut d’ailleurs ser­vir de façon encore plus inat­ten­due, par exemple quand les com­po­si­teurs jouent aux osse­lets avaec des cadratins !

Roger Char­tier et Hen­ri-Jean Mar­tin, His­toire de l’é­di­tion fran­çaise, t. 2, Fayard, 1990, p. 58-60.

[…] [Au xixe siècle] Cer­taines balades les condui­saient dans des gares où ils pre­naient le pre­mier train qui par­tait, en pro­vince, et plus rare, à l’étranger. […] il n’était pas rare (vu l’état d’ébriété avan­cé) qu’ils se réveillassent dans des lieux où ils n’avaient aucune sou­ve­nance de leur arri­vée… […] La pra­tique de la balade était encore en vigueur jusqu’au milieu des années 1960. 

David Alliot, Chier dans le cas­se­tin aux apos­trophes, éd. Horay, 2004, p. 36. 

Pour d’autres anec­dotes, sur les typos au xxe siècle, on peut lire : Isa­belle Repi­ton et Pierre Cas­sen, « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, Le Temps des Cerises, 2008. J’en publie un extrait dans mon billet Une femme par­mi les typo­graphes.

“Anopisthographe !” Un drôle de mot

Non, il ne s’a­git pas d’un des jurons du capi­taine Had­dock. Cet étrange adjec­tif, aujourd’­hui inusi­té, signi­fie « écrit, impri­mé d’un seul côté » et carac­té­ri­sait la copie autre­fois confiée au com­po­si­teur – ou « singe ».

Si l’on devait « pré­pa­rer la copie » – ano­pis­tho­graphe, donc –, c’est parce que, aux ori­gines de l’im­pri­me­rie, les manus­crits étaient sou­vent qua­si illi­sibles et qu’une per­sonne de l’a­te­lier devait réécrire le texte lisi­ble­ment17

Deux décou­vertes tirées du livre de David Alliot Chier dans le cas­se­tin aux apos­trophes, qui recense 600 mots, termes et expres­sions de l’ar­got des métiers du livre, dont la plu­part ont hélas dis­pa­ru (éd. Horay, 2004, épui­sé, comme souvent).

PS – En bon « asti­queur de vir­gules », j’ai cor­ri­gé ci-des­sus l’or­tho­graphe du mot en y ajou­tant un h, puis­qu’il est com­po­sé de an-opis­tho-graphe (« qui n’est pas écrit à l’arrière »).

Bouclage sur le marbre

Une pho­to rare – que je ne peux mal­heu­reu­se­ment repro­duire ici – est dis­po­nible en ligne dans le cata­logue de la BNF La Presse à la une. De la Gazette à Inter­net. On y voit deux ouvriers typo­graphes tra­vaillant à la com­po­si­tion d’un numé­ro du Monde, le 8 sep­tembre 1970. En voi­ci la légende :

À l’imprimerie du quo­ti­dien Le Monde rue des Ita­liens à Paris en 1970, la page est com­po­sée sur une table métal­lique plate (le marbre) à par­tir d’un cadre en métal rigide (la forme) qui a la taille de la page à impri­mer. Le typo­graphe (ou typo) assemble et serre les lignes et les textes venant de la Lino­type, les filets, les illus­tra­tions… Tous ces élé­ments ont la même épais­seur, sauf bien sûr les blancs (les espaces). Avant le ser­rage, on tire à la brosse une épreuve (la morasse), pour véri­fier si les cor­rec­tions ont bien été por­tées et s’il n’y a pas de nou­velles erreurs, par exemple sur les titres. Lorsque la page est com­po­sée, on pose des­sus un papier épais et, par une forte pres­sion, on obtient un moule en creux à la fois léger – donc facile à trans­por­ter – et pou­vant résis­ter au plomb fon­du qu’on va lui injec­ter : c’est le flan.

Cette ancienne opé­ra­tion de ser­rage de la forme reste pré­sente dans le voca­bu­laire de la presse à l’ère numérique :

Le geste de bou­clage de la forme en plomb

« Quand le tra­vail de com­po­si­tion d’un livre ou d’un jour­nal était ache­vé, on bou­clait (ou ser­rait) les formes en plomb pour les pré­pa­rer à l’im­pres­sion. Le terme de bou­clage existe tou­jours dans la presse, il désigne la phase ultime de la pré­pa­ra­tion du jour­nal avant son impres­sion », pré­cise David Alliot18

De même, on conti­nue à dire qu’on met un texte au marbre, pour signi­fier qu’on le met de côté, en attente. 

Cette pho­to­gra­phie appa­raît éga­le­ment dans l’His­toire de la presse fran­çaise de Patrick Eve­no19, avec cette légende :

« Le marbre, ici au Monde en 1979 [noter la data­tion dif­fé­rente], est un lieu hau­te­ment sym­bo­lique de la presse. C’est le lieu et le moment où s’arrête le tra­vail rédac­tion­nel et où com­mence le tra­vail indus­triel. La forme, cadre métal­lique au for­mat de la page qui reçoit les pavés de plomb com­po­sés et fon­dus à la Lino­type, ou dans les temps anciens les lignes de carac­tères assem­blés à la ligne par les typo­graphes, doit être posée sur une sur­face par­fai­te­ment plane afin qu’aucun carac­tère ne saille ou creuse, ce qui pro­vo­que­rait un déchi­re­ment du papier ou un mas­tic. »

La Lino­type dis­pa­raî­tra du Monde – et rapi­de­ment du monde – en 1980, avec l’arrivée de la pho­to­com­po­si­tion, sui­vie de celle de la PAO acces­sible aux rédac­teurs eux-mêmes (1984).

Alberto Montt et les muses

Des­sin d’Alber­to Montt, des­si­na­teur équa­to­rien, connu dans toute l’A­mé­rique latine. Celui-ci est pour nous, gens du livre. L’al­bum dont il est extrait est publié, avec d’autres, par Çà et là. Une bonne idée cadeau.

Les his­pa­no­phones peuvent appré­cier les des­sins d’Al­ber­to Montt en ver­sion ori­gi­nale sur son blog, En dosis diar­tas.

Tiret long : amour et haine

Une gué­guerre oppose, d’un côté, feu Richard Her­lin et Jean-Pierre Lacroux, de l’autre, Jean-Pierre Coli­gnon, à pro­pos du tiret long, éga­le­ment appe­lé « tiret [sur] cadratin ». 

Richard Her­lin, ancien cor­rec­teur au Monde20 , dans ses Règles typo­gra­phiques21, défend le tiret cadratin.

— Et le tiret long, alors, s’enquit Zazie ? — Eh bien, le voi­ci, le « tiret sur cadra­tin », qui sert notam­ment à mettre en forme un dia­logue. Dans la pré­sen­ta­tion moderne des échanges entre per­son­nages, le tiret long s’impose sou­vent seul, aban­don­nant les guille­mets qui l’accompagnaient encore naguère (quoiqu’on les trouve encore). Selon les mai­sons ou les auteurs, il aura droit ou non à un ali­néa à chaque chan­ge­ment d’interlocuteur, l’essentiel étant pour le confort du lec­teur, pour la lisi­bi­li­té, qu’on sache qui parle. […]
— Mais tu n’as rien dit du tiret sur demi-cadra­tin ! s’impatientait Zazie.
— Écoute ce qu’en disait le typo­graphe Jean-Pierre Lacroux22, lui répon­dit Gabriel.

J. André — Alors qu’on uti­li­sait autre­fois le tiret sur cadra­tin pour les incises, etc., on a ten­dance aujourd’hui à n’utiliser que le demi-cadra­tin (c’est ce que fait l’I.N. par exemple).
J.-P. Lacroux — L’Hyène a bien tort […] C’est une mode funeste ! qui ne se jus­ti­fie que dans les jus­ti­fi­ca­tions très étroites… donc, sur­tout dans la presse. […] Pour résu­mer, le tiret sur demi-cadra­tin porte un nom un peu trom­peur. C’est en « prin­cipe » (his­toire d’en pla­cer un) un trait d’union faible… et excep­tion­nel­le­ment un ersatz rabou­gri du vrai tiret. Cela dit, cela ne me gêne nul­le­ment qu’ici ou là on lui attri­bue tous les rôles ima­gi­nables… Pour être com­plet, ça ne me gêne­rait pas énor­mé­ment si l’on ne l’employait jamais, on a vécu sans lui pas mal de temps… mais je trou­ve­rais quand même idiot de se pri­ver d’un signe qui peut avoir une uti­li­té (même limi­tée). S’agit sim­ple­ment de pas lui en deman­der trop…

Pour sa part, Jean-Pierre Coli­gnon, dans son Dic­tion­naire d’orthotypographie moderne23, ne men­tionne que « le tiret », jusqu’à la fin de l’article, où il assène :

Il faut reje­ter l’emploi des tirets hideux, affreux, parce que sur­di­men­sion­nés, que cer­tains adoptent aujourd’hui, notam­ment pour les dia­logues. On dirait presque qu’il s’agit de « couillards », des petits filets qui séparent les notes du corps du texte !

Deux écoles, donc. Je n’ai pas de pré­fé­rence aus­si mar­quée. Et vous ? 

Dans leur blog, les cor­rec­teurs du Monde recom­mandent de choi­sir l’un des deux tirets dans le même ouvrage : 

Comme il s’agit rigou­reu­se­ment du même signe, on emploie d’ordinaire l’un ou l’autre, mais pas les deux ensemble. [Ce serait] un peu comme si l’on trou­vait dans un livre deux des­sins dif­fé­rents pour le point d’interrogation, par exemple.

L’alternance des tirets cadra­tin et demi-cadra­tin est cepen­dant cou­rante dans l’é­di­tion contem­po­raine, notam­ment dans la col­lec­tion « Folio » de Gallimard. 


Illus­tra­tions : 24 Jours de web et Romane Rose.