Je me demandais pourquoi certains noms asiatiques, comme celui du cinéaste taïwanais Tsai Ming-liang (Hou Hsiao-hsien, Wong Kar-wai, Bong Joon-ho…), sont transcrits en français avec un trait d’union et une minuscule au second vocable.
Je savais que Tsai est le nom de famille, Ming-liang, le « nom personnel », composé de deux idéogrammes. Je ne m’interrogeais que sur l’ajout du trait d’union en français, la transcription en pinyin étant Cài Míngliàng.
Une aimable consœur a interrogé deux spécialistes à ce sujet. Voici son compte rendu.
« Ayons à l’esprit tout d’abord que les Chinois ne parlent que par vocables isolés, chaque « son » correspondant à un idéogramme, toujours détaché du précédent et du suivant. Donc, même si, en termes de « sens », on a un mot transcrit en français comme Qigong, en chinois, ce mot sera toujours transcrit avec deux idéogrammes : Qi + Gong.
« Idem pour les noms propres. On trouve effectivement le nom de famille en premier composé d’un seul vocable, suivi du prénom à deux vocables (et non de deux prénoms). Ex.: Mingliang.
« Le chinois classique considère que 1 mot = 1 caractère, donc les traducteurs attachés à la tradition préféreront couper un prénom en deux mots : Ming-Liang, le trait d’union servant à rappeler qu’il s’agit d’un seul prénom. C’est le système utilisé à Taïwan encore aujourd’hui.
« Le chinois moderne admet plus facilement que 1 mot = 2 caractères, et transcrira alors Mingliang.
« Le pinyin, système international utilisé pour romaniser le chinois depuis les années 1970, utilise donc la version moderne : tous les prénoms chinois devraient donc s’écrire en un seul mot : Mingliang.
« Il n’en demeure pas moins que beaucoup utilisent malgré tout le trait d’union. Pour citer une de mes amies sinologues, c’est « une erreur qui perdure»…
« Cela dit, même si l’on choisit la version traditionnelle, il n’y a (et ils sont bien d’accord sur ce point) aucune, mais alors, aucune raison de mettre une majuscule à un des vocables et pas à l’autre, ce qui laisserait supposer, à tort, qu’il y a une hiérarchie dans les vocables composant un prénom. »
Dans le Grevisse, je viens de tomber sur une règle bien utile et dont je ne trouve pas l’équivalent dans les codes typo.
On sait que « lorsqu’il fait partie intégrante du titre réel, l’article se compose en italique1 » : « dans Les Martyrs de Chateaubriand ». Mais qu’en est-il si l’œuvre est suivie d’un autre complément que le nom de l’auteur ?
Grevisse nous dit (§ 588) : « La syntaxe l’emporte sur le respect du titre nécessairement dans Acheter deux Monde, Acheter le Times. Il est donc préférable d’écrireDans le Monde d’aujourd’hui plutôt que Dans Le Monde d’aujourd’hui. »
Si l’on suit cette règle, on devrait écrire différemment : « J’ai emprunté le Monde de Jean » et « J’ai emprunté Le Monde à Jean ». Étonnant, non ?
Dans les ouvrages du xixe siècle, on rencontre souvent « dans le Figaro », alors qu’aujourd’hui l’usage le plus fréquent est « dans Le Figaro ». Certes, « plusieurs journaux arborant le titre Figaro (avec ou sans article) paraissent de manière irrégulière entre 1826 et 18542 », mais à partir de 1854 l’article est fixé. Il semblerait donc que cette différence de composition soit davantage liée à la primauté de la syntaxe qu’à la généralisation du code typo.
Entré dans la langue française par (via ?) la correspondance d’Hugo, poussé par l’influence de l’anglais, il est partout3 :
Aussi moderne qu’économe, Sophie fait toutes ses emplettes via Internet.
Ce film invite à l’évasion via l’univers musical de Gershwin.
Je vous ferai passer le dossier, via M. Durand.
S’il reste familier pour le TLFI (clos en 1994) ou le Larousse (l’Académie l’ignore tout à fait), le Robert et la Banque de dépannage linguistique (BDL) l’accueillent sans restriction (et même en romain, à la différence de l’Imprimerie nationale et de Lacroux). La BDL déclare : « Via s’emploie aussi au figuré, et ce, depuis le début du siècle dernier. La préposition sert alors à introduire une chose perçue comme un lieu ; Internet n’est qu’un exemple de cette forme d’analogie. […] « Certains dictionnaires apposent la marque “familier” à via au sens de “par l’intermédiaire de”. Or, de l’usage se dégage une perception tout à fait contraire, selon laquelle via s’apparenterait davantage au langage standard qu’à la langue familière. »
Certes, on le trouve déjà chez Paul Morand : « Ces récits mythiques de petites Londoniennes, vendues, violées ou crucifiées, qui venaient jusqu’à nous sous le manteau, du fond du dix-huitième siècle, en passant par Jean Lorrain et par Toulet, via les Goncourt » (Londres, 1933).
Mais sa dissémination pose deux problèmes :
Parfois, le lien entre les deux éléments qu’il unit n’est pas clair.
Comme tout mot à la mode, il en fait disparaître provisoirement beaucoup d’autres. En l’occurrence, par, sur, à travers, au travers de, par l’intermédiaire de, par l’entremise de, au moyen de, en faisant usage de, par le biais de, en utilisant, en employant, etc.
Corrigeant régulièrement des articles de nature juridique, je suis confronté à un problème épineux : l’accord après deux sujets liés par un ou exclusif et de genres ou de nombres différents. Que faire dans ce cas ? Attention, chaussée glissante !
Pour bien poser le problème, je rappelle quelques exemples ne présentant pas de difficulté au correcteur :
Henri ou Étienne sera le premier de la classe ce mois-ci.
Un seul être ou objet peut convenir.
Lorsqu’une rente viagère ou une pension aura été léguée au titre d’aliments (Code civil, art. 1015).
Mais voici un cas rencontré cette semaine :
L’opéra ou la compagnie chargée de la production du spectacle doit chercher…
Faut-il écrire chargé ou chargée ? (On ne peut écrire chargés, puisque le ou est exclusif.)
« Selon la tradition grammaticale, si l’accord ne se fait qu’avec un des termes unis par ou ou par ni, ce terme est le dernier antécédent », nous dit LeFrançais correct (§ 955).
Exemples (ibidem ; Jouette, art. participe passé, III, F, 9):
C’est son salut ou sa perte qu’il a risquée.
Est-ce une louange ou un blâme qu’il a mérité ?
Est-ce le boulanger ou sa femme que tu as vue ?
Pourtant, dans d’autres cas, la règle est inverse. Hanse affirme, en effet (art.adjectifs qualificatifs, § 2.7.2) :
« Si les noms ne sont pas du même genre et qu’il y ait exclusion d’un des sujets, l’adjectif attribut (ou le participe employé avec être) reste au masculin : Est-ce le père ou la mère qui est le plus âgé ?»
Il nous faut donc demander son avis à Grevisse (§ 449).
« La tradition grammaticale enseigne […] que, si l’accord se fait avec un seul des termes unis par ou, ce terme est le dernier[accord de proximité].Mais la réalité de l’usage est beaucoup moins simple. »
Grevisse cite des exemples suivant la tradition :
On entourait d’une particulière déférence celui ou celle qui était « restée à écrire » (Proust, Pastiches et mélanges, p. 227).
Le monde aussitôt a été menacé d’une anarchie ou d’un désordre universel(Lamennais, De la religion, VI). […]
Mais il poursuit :
«[…] contrairement à ce que disent beaucoup de grammairiens, le premier terme détermine plus souvent l’accord que le deuxième.
Le tribunal prononcera […] si le père ou la mère qui offrira de recevoir […] l’enfant à qui il devra des aliments, devra […] être dispensé de payer la pension alimentaire (Code civil, art. 211). Quel poison ou quelle drogue m’a-t-on injecté, qui m’incendie ? (J. Roy, Maître de la Mitidja)
Quelque hématome ou blessure que je m’étais infligé en jouant au football (Rinaldi, Roses de Pline).
Un sentiment ou une expression original(R. Desnos, cit. dans Studia neophilologica, 1946-1947).
Plateau ou table utilisé pour servir le café (Trésor, art. cabaret).
Tâche ou service imposée(Dict. du fr. vivant, art. prestation).
De plus, quand l’adjectif ou le participe passé est au masculin singulier, sommes-nous certains de ce qui motive le choix de l’auteur ?
« Il ne faut pas oublier en effet que le masculin est aussi le genre indifférencié etque la troisième personne est la personne indifférenciée, la « non-personne » (§ 655, c). Dès lors le recours à ce genre ou à cette personne peut être, soit la marque d’un accord avec le terme qui est à ce genre ou à cette personne, soit une absence d’accord. Cela est particulièrement vrai du participe passé conjugué avec avoir que certains laissent invariable même quand l’objet direct précède (cf. § 942).»
Nous voilà bien ! Si nous revenons à notre exemple de départ, nous pouvons suivre la tradition, éventuel recours :
L’opéra ou la compagnie chargée de la production
ou bien suivre l’usage courant, motivé par deux raisons différentes, la proximité ou l’indifférenciation :
L’opéra ou la compagnie chargé de la production
Pour ne pas allonger infiniment ce billet déjà dense, j’ai écarté les problèmes d’accord du verbe face à deux genres oudeux personnes différents (noter, ici, l’accord au pluriel), mais je ne résiste pas à cette devinette :
Quel futur après Toi ou luipartira (lui ou la non-personne) ?
Non, nous dit Jouette, au même endroit : partirez. « On tourne la difficulté »… au mépris de la logique (un seul des deux partira).
J’espère que vous aviez des pneus neige.
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NOTES :
Le problème évoqué ci-dessus est équivalent avec ni. Voir cet exemple : « Ni Robert ni sa femme ne sera trésorière de l’association. Le féminin trésorière nous heurte parce que nous attendons une sorte de neutralité (souhaitable lorsque masculin et féminin sont en concurrence) et que notre neutre est traduit par un masculin singulier. Alors on écrit communément : Ni Robert ni sa femme ne sera trésorier de l’association (seront trésoriers n’est pas possible : il n’y a qu’une place à pourvoir). Le mieux serait d’écrire en ce cas : Ni Jacqueline ni son mari ne sera trésorier de l’association. L’oreille et la règle y trouveront leur compte. » (Jouette, art. verbes, XVII, C, 3°, c.)
Il n’est pas toujours aisé de déterminer si nous sommes face à un ou exclusif. L’opéra ou la compagnie chargée de la production du spectacle doit chercher… Ne peut-on imaginer une coproduction ? (Ce n’est pas l’option choisie par l’auteur ici.)
La presse emploie de plus en plus des incises de citation telles que soupire-t-il ou s’étonne-t-elle, un phénomène qu’un linguiste (Raluca Nita, 2010) appelle « le verbe introducteur non déclaratif », dont « l’usage […] demeure encore hors norme » [dix ans ont passé depuis], et qu’il étudie en particulier dans les chroniques judiciaires de Libération.
La question qui intéresse le correcteur est la suivante : « Faut-il fixer une règle ? » Elle est formulée par Jacques Desrosiers (évaluateur linguistique pour le gouvernement canadien), dans un court article de 2001.
L’auteur formule « deux principes de base » qui peuvent nous aider à veiller à leur usage : « relief de la citation et discrétion de l’incise », c’est-à-dire marquer la séparation entre discours de l’auteur et discours rapporté, tout en évitant de mettre l’accent sur l’incise elle-même.
Citant un exemple du type insiste le secrétaire général, Desrosiers rappelle que « le verbe insister est en fait un raccourci pour insister sur le fait que. De même protester, c’est dire en manifestant son opposition, s’étonner, dire en exprimant de l’étonnement. Tous ces raccourcis sont des usages consacrés depuis longtemps par les dictionnaires et les grands ouvrages de langue. »
Mais, poursuit-il : « Tout va bien [tant que] l’on reste dans l’univers du verbe dire. […] C’est d’ailleurs ici que Grevisse […] trace la limite. » Je cite Grevisse [§ 416] :
« Tantôt cette superposition de l’idée de “dire” est impossible et on peut être heurté par l’illogisme de telles incises, comme : ° C’est affreux, pâlit-il, s’enfuit-il, tomba-t-il, etc. Il faut reconnaître pourtant que beaucoup d’auteurs, et certains non médiocres, se servent sans gêne d’incises de cette espèce : Monsieur, m’aborda-t-il cérémonieusement… (Bordeaux, Pays sans ombre). — Ah !… s’apaisa-t-elle tout à coup (Châteaubriand, M. des Lourdines). — Du secours ! sursauta la visiteuse (Billy, Princesse folle). — « Niera-t-on qu’il soit chasseur ? » se fût alors retourné notre homme, discernant dans un coin un fusil et une gibecière (Montherl., Célibataires). — On se moque de nous, tremblent-ils (Bremond, Poésie pure). — Pardon ! s’étrangla le bonhomme (Dorgelès, Tout est à vendre). — Je voudrais bien la permission de minuit, sourit-il ( La Varende, Roi d’Écosse). — La maison, c’est évidemment considérable, s’agitait le médecin (Mallet-Joris, Mensonges).»
L’exemple de Montherlant est particulièrement surprenant !
Au vu de ces exemples, il est logique que Nita écrive que le discours journalistique, « en se focalisant sur la mise en scène, […] emprunte des traits littéraires ». C’est, dit-il dans sa conclusion, « un moyen de […] restituer l’authenticité de la parole qu’il représente. Le DD [discours direct] n’est plus une simple citation, mais une parole prise sur le vif dans un faisceau d’éléments paraverbaux (gestes, mouvements, réactions émotionnelles). […]»
Pour Desrosiers, « ces tours sont choquants pour des raisons stylistiques : leur sens est si lourd, et leur emploi si éloigné de l’usage courant, que c’est l’incise elle-même qui est mise en valeur. Elle est étrangement surchargée d’expressivité. […]
« Il serait utopique, ajoute-t-il, de tenter de dresser la liste des verbes admissibles. Tout suggère que non seulement c’est une question de jugement, mais qu’il est préférable de disposer d’une certaine marge de manœuvre, d’autant plus que la raison d’être fondamentale des inversions étant d’ordre stylistique, celui qui en use a jusqu’à un certain point le droit de pousser l’expressivité un peu plus loin. […]»
Pour ma part, en lisant un des exemples donnés par Nita :
M. Harper a bondi :« Nous recevons notre mandat de la population et non de l’ambassadeur des États-Unis », a-t-il déclaré. (Le Monde)
j’ai pris conscience qu’un verbe introducteur non déclaratif passait beaucoup mieux devant la citation que derrière, le comportement étant visualisé avant la prise de parole et non après. On pourrait, sans problème, faire l’économie du a-t-il déclaré.
« La copie (sans le Supplément) comptait 415 636 feuillets. » Ce nombre laisserait songeur – ou effraierait – plus d’un correcteur. Le découvrir m’a donné envie de publier les longs passages ayant trait à la correction figurant dans le récit, par Émile Littré (1801-1881) lui-même, de l’aventure de son gigantesque Dictionnaire de la langue française (plus de dix mille pages, 37 km de texte !).
« Une copie non suffisamment préparée »
Mon désillusionnement s’opéra quand il fallut enfin donner de la copie (c’est le mot technique) à l’imprimerie. Tous les auteurs ne se comportent pas de la même manière à l’égard de la copie. Quelques-uns la livrent telle qu’elle doit demeurer ; elle est du premier coup achevée et aussi parfaite que le veut le talent de chacun ; l’épreuve ne reçoit d’eux que des corrections typographiques ; ils sont la joie du metteur en pages, n’occasionnent ni remaniements ni retards. Auguste Comte et Armand Carrel, parmi ceux que j’ai vus travailler, ont été des modèles en cette manière de faire : tout était si nettement arrêté en leur esprit, qu’ils ne changeaient plus rien ni à la pensée, ni au tour, ni à l’expression. D’autres ne voient dans l’épreuve qu’un brouillon taillable et raturable à merci, et ils le taillent et le raturent ; une nouvelle épreuve arrive, nouvelle occasion de recommencer le travail de la correction, et ils ne parviennent à se satisfaire qu’au prix de plusieurs épreuves et des malédictions du typographe. D’autres enfin tiennent le milieu : ils ne sont ni aussi arrêtés que les premiers, ni aussi flottants que les seconds. J’étais de cette dernière catégorie, avec tendance pourtant à laisser sortir de mes mains une copie non suffisamment préparée. Mais, un jour que sur une épreuve j’avais beaucoup effacé et remanié, M. J.-B. Baillière, qui fut pour mon Hippocrate ce que M. Hachette fut pour mon Dictionnaire, me fit observer que ces ratures et ces remaniements étaient un travail perdu, ennuyeux à l’imprimeur, coûteux à l’éditeur, et qu’il serait préférable pour tout le monde d’achever davantage la copie, et de réserver les remaniements aux cas indispensables. Le raisonnement me parut sans réplique et, comme je suis corrigible, ayant de bonne heure compris qu’il était peu sage de répondre aux suggestions d’amendement « Je suis comme cela, » j’ai depuis toujours eu à cœur, selon la capacité de mon esprit, de conduire au plus près du définitif ma copie, avant de m’en dessaisir. C’était ce que je croyais avoir fait en ce que j’appellerai la première édition manuscrite de mon dictionnaire mais, au faire et au prendre, elle ne fut qu’un canevas.
Les ouvriers demandent une augmentation
[…] Voici comment l’ordre de la besogne était réglé entre moi, mes collaborateurs et mon organe indispensable, le typographe. Je remettais un lot de copie à M. Beaujean. Il le paraphait et l’envoyait à l’imprimerie. Mais je n’ai pas encore dit que cette imprimerie était celle de M. Lahure. M. Hachette l’avait désignée comme grand établissement pour un grand ouvrage. En même temps il s’y était assuré d’un bon metteur en pages et de bons ouvriers. Quand ils eurent sous les yeux un premier échantillon de mon manuscrit, ils refusèrent de s’en charger aux conditions ordinaires de la composition, et ils demandèrent une augmentation de prix, qui leur fut accordée par M. Hachette. Ils n’arguèrent, pour fonder leur réclamation, ni de la mauvaise écriture, ni des ratures, ni des difficultés de lecture mais ils déclarèrent que ce qui accroissait leur besogne et justifiait leur exigence était le vieux français de l’historique, qui ne pouvait être composé couramment comme le reste. Avant de formuler leur demande, ils avaient soumis l’affaire à une sorte de conseil arbitral formé d’ouvriers, qu’ils nomment le Comité, et qui prononça en leur faveur.
« Scrupuleuse attention de mes réviseurs »
En retour du lot de copie, M. Beaujean recevait un premier placard dont il corrigeait les fautes. Avec celui-là l’imprimerie faisait un second placard. M. Beaujean le lisait, le corrigeait derechef, et inscrivait en marge ses observations. C’est ce second placard ainsi annote qui m’était adressé. Il était formé de quatre colonnes de texte, équivalant à quatre colonnes de ce qui est aujourd’hui le dictionnaire.
Ce même second placard était, en même temps qu’à M. Beaujean, envoyé à mes autres collaborateurs et soumis à leur examen. Leurs observations ne négligeaient rien, depuis l’humble faute typographique jusqu’aux points les plus élevés de la langue, de la grammaire, de l’étymologie. Plus d’une fois j’ai frémi en voyant de quelles erreurs, qui m’avaient échappé, j’étais préservé par la scrupuleuse attention de mes réviseurs.
« Refonte de telle ou telle portion de l’article »
Quand j’avais sous la main tous ces matériaux de correction, y compris parfois des notes personnelles que je pouvais avoir recueillies depuis l’envoi de la copie jusqu’à la venue du second placard, je me mettais à la besogne. Je lisais d’abord le placard pour moi et sans consulter le travail de mes collaborateurs, et je le corrigeais à mon point de vue. Puis je prenais M. Beaujean, puis M. Jullien, puis M. Sommer, et après lui M. Despois, puis M. Baudry, puis le capitaine André. Tout allait bien tant que les observations n’exigeaient ni un examen prolongé, ni une rédaction secondaire, ni des additions, ni des retranchements. Mais quand venaient celles qui soulevaient des questions épineuses, ou que je ne pouvais recevoir sans refaire mon texte, alors il me fallait réfléchir longuement pour prendre un parti et mettre résolument la main à la refonte de telle ou telle portion de l’article incriminé. Rien n’était plus laborieux que la correction de certains de ces placards prédestinés. On en jugera quand on saura que maintes fois ils ne quittaient mon bureau qu’accrus d’un cinquième ou d’un quart. Sans doute le plus long était le travail intellectuel qu’ils me demandaient ; mais, ajouterai-je, cette minutie qui, en fin de compte, n’en était pas une ? le travail matériel était long aussi, obligé que j’étais d’ajuster sur le placard notes et bouts de papier, de manière que l’imprimerie pût se reconnaître dans le dédale. Combien de fois, quand j’étais au plus fort de mes embarras, n’ai-je pas dit, moitié plaisantant, moitié sérieux « O mes amis, ne faites jamais de dictionnaire ! » Mais dépit vain et passager ! C’est le cas d’appliquer le dicton picard rapporté par La Fontaine dans sa fable du Loup, la Mère et l’Enfant :
Un tel placard si surchargé en exigeait un nouveau. Je le demandais donc, vérifiais les corrections, et l’adressais ainsi vérifié à M. Beaujean, qui donnait la mise en pages. C’était un grand pas ; il avait coûté beaucoup de labeur, et un labeur tantôt très minutieux, tantôt très relevé.
L’imprimerie ne se faisait pas attendre, et une première épreuve de mise en page arrivait à M. Beaujean, qui là, lisait, y inscrivait ses observations et me l’envoyait. Autant en faisaient mes autres collaborateurs, qui recevaient aussi cette mise en pages. Ceux qui ont beaucoup imprimé (et je suis du nombre ; honni soit qui mal y pense ; un jour M. Wittersheim, imprimeur et directeur du Journal officiel, que je remerciais de je ne sais quoi, remarqua, qu’un imprimeur devait être gracieux à qui avait tant occupé la presse), ceux, dis-je, qui impriment beaucoup ont éprouvé que bien des choses qui échappent en placard apparaissent visibles dans la mise en pages. Chaque nouvel arrangement a sa lumière. J’étais certainement satisfait, quand cette lumière m’invitait à quelque rectification ou addition de bon aloi mais je l’étais encore plus si aucune modification du texte imprimé ne s’imposait ; car en présence d’un changement nécessaire, mes transes commençaient, tenu que j’étais à me restreindre dans les limites de la composition, et à ne pas occasionner des remaniements toujours difficiles et coûteux, quand ils forcent le cadre d’une mise en pages. La plupart du temps, j’y réussissais à grand renfort de combinaisons et d’artifices de rédaction, comptant les lettres que je supprimais et les lettres par lesquelles je les remplaçais, et heureux quand le total était ce qu’il fallait. Des heures entières s’y employaient ; mais en fin de compte, à force de dextérité, je rendis très rares les cas extrêmes où les remaniements ne purent être évités. Ce que j’ai ainsi consumé d’efforts, de patience, d’ingéniosité et de moments, il y a longtemps que je l’ai pardonné à ces laborieuses minuties ; car, à un point de vue plus général, elles n’ont pas été sans me servir, disciplinant mon esprit enclin aux généralités et l’obligeant à se faire sa provision régulière de faits grands et petits.
« Laborieuses minuties »
Quelque soigneuse que fût l’imprimerie, ces pages étaient, d’ordinaire, trop surchargées pour que je ne tinsse pas à vérifier moi-même si tout était bien comme je l’avais indiqué. Cette vérification faite, j’adressais l’épreuve à M. Beaujean, qui enfin donnait le bon à tirer. Régulièrement il s’écoulait deux mois entre la remise de la copie et ce bon à tirer définitif. L’intervalle était long mais, à voir équitablement les choses, à considérer par combien de mains l’épreuve passait, et à tenir compte des vues et des suggestions de chacun, on jugera qu’il n’était guère possible de demander plus de célérité ni à l’imprimerie, toujours pourvue de besogne, ni à M. Beaujean, cheville ouvrière, ni à moi, réviseur général. Quand il fut bien constaté que telle était la vitesse moyenne, je pus, en faisant l’estimation de l’accroissement de ma copie, calculer approximativement de combien d’années j’aurais besoin (car c’était par années qu’il fallait compter) pour atteindre l’achèvement, à supposer qu’il ne survînt aucune de ces males chances4 sans lesquelles les choses humaines ne vont guère. Je craignais la maladie pour moi ou pour les miens, la perte de papiers égarés, l’incendie ; ce fut la guerre, à laquelle je ne songeais pas, qui m’interrompit. […]
Note supplémentaire. — Le commencement de la copie fut remis à l’imprimerie le 27 septembre 1859, la fin, le 4 juillet 1872. Les premiers mois de 1859 furent employés à des essais de caractères, avec un paquet de copie livré pour ces essais.
La copie (sans le Supplément) comptait 415,636 feuillets. Il y a eu 2,242 placards de composition. Les additions faites sur les placards ont produit 292 pages à trois colonnes. Si le Dictionnaire (toujours sans le Supplément) était composé sur une seule colonne, cette colonne aurait 37,525 m. 28 cent. La composition a commencé régulièrement en septembre 1859 ; le bon à clicher du dernier placard (sans le Supplément) a été donné le 14 novembre 1872 ; ce qui fait une durée de treize ans et deux mois environ.
Je rappelle qu’Alain Rey a écrit une biographie du grand lexicographe, Littré. L’humaniste et les mots, parue pour la première fois chez Gallimard en 1970, rééditée dans une version augmentée en 2008.
Sur Gallica, je suis tombé sur une chanson du correcteur signée « Chollet ». S’agit-il d’un aïeul de Louis Chollet, auteur du Petit manuel de composition à l’usage des typographes et des correcteurs (Lyon, Armand Mame et fils, 1912) ? Il n’était pas rare que le métier se transmette de père en fils.
Ce texte sort des presses de l’imprimerie de Fain, 4, rue Racine (place de l’Odéon), à Paris, active de 1803 à 1848 (?).
La treille de sincérité est, selon Littré, une « vigne imaginaire dont le vin faisait involontairement parler avec sincérité ceux qui en buvaient ».
Le Correcteur d’imprimerie
L'homme sage,
Dit un adage,
De son métier se fait honneur:
Le mien est d'être Correcteur.
Une réforme inopinée
Me fit prendre un jour ce parti;
De ma nouvelle destinée
L'avantage sera senti: (bis.)
J'affirmerie sans gasconnade
Que c'est l'état le plus charmant,
Pourvu qu'on ne soit pas malade
Et que l'on vive sobrement.
Je confesse
Que ma paresse
De l'entreprise eut d'abord peur;
Enfin je devins Correcteur.
En raccourci je vois le monde
Dans notre modeste atelier;
Tout ce qu'on invente à la ronde,
Chez nous on vient le publier: (bis.)
Billets de morts ou de naissance,
Roman, mémoire, et cætera,
De nouvelles et de science
C'est un petit panorama.
Par ma tâche,
J'ai sans relâche,
Matin et soir, même bonheur:
Quel plaisir d'être correcteur!
Je corrige avec même zêle
Un écrit sur l'égalité,
Et maint discours qui nous rappelle
Les dangers de la liberté; (bis.)
De tel ouvrage académique
Le style m'est recommandé,
Et d'une phrase romantique
Le sens est par moi décidé.
Sans médire
Je pourrais dire,
Quand l'ouvrage n'est pas meilleur,
N'accusez pas le Correcteur.
Je puis vanter en assurance
L'exactitude des auteurs,
Et du public la confiance
Aux promesses des éditeurs. (bis.)
J'aurais de quoi sur cette glose
Faire un chapitre tout entier;
Mais je dois me taire, et pour cause:
C'est le secret de mon métier.
Mon silence
N'est que prudence,
Chaque abus a son protecteur,
Je n'en suis pas le Correcteur.
Des substituts à la censure
Quoiqu'on se plaigne de nos jours,
Sans prononcer, je me rassure,
Puisque l'on imprime toujours. (bis.)
Mon goût n'est rien en cette affaire,
Le reste me touche fort peu:
Nonotte aussi-bien que Voltaire
Fera bouillir mon pot-au-feu.
Quand sans crime
Cette maxime
Se pratique et s'apprend par cœur,
Que peut y faire un Correcteur?
Mes confrères de cette esquisse
Reconnaîtront la vérité;
Je suis sans fiel et sans malice,
Et n'ai peint que le beau côté. (bis.)
Chaque chose a le sien de même
Qu'il faut choisir pour être heureux;
Dans mon état j'ai pour système,
Le bien est l'ennemi du mieux.
Mon histoire,
Veuillez le croire,
Sera la vôtre, ami lecteur,
Si vous vous faites Correcteur.
Chollet
Le même Chollet signe une autre chanson, « couplets chantés le 7 juillet 1822, dans une réunion composée de MM. Casimir, prote de l’imprimerie de M. FAIN ; Provost, Chollet, Laurent, Bouvet, Broin, Mayeux, Guibert, correcteurs ». Celle-ci colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809) « À jeun je suis trop philosophe ». (J’en cherche encore la partition.)
Les Correcteurs en goguette à Charenton
Certain dimanche, en pique-nique,
De Fain l'état-major piéton,
Octovirat typographique,
S'achemina vers Charenton. (bis.)
Un correcteur peut se mettre en goguette;
Le cas n'est pas commun, je crois;
Il peut quitter le régime et la diète,
Et risque la barbe une fois. (bis.) [des deux dernières lignes]
Pour charmer le cours du voyage,
On fait le menu du repas,
Et chacun, plein de cette image,
Se livre à de joyeux ébats.
Car du plaisir c'est une loi secrète :
Désir passe réalité;
Tout amoureux, tout buveur en goguette
Éprouva cette vérité.
On arrive, on se met à table,
Et l'on débouche le vin vieux.
« Messieurs, quel moment délectable! »
Dit G******, le front radieux.
« Vive une bonne et large côtelette!
» Et vive encor plus le bon vin!
» Puisque, ma foi, nous sommes en goguette,
» Au diable ici grec et latin! »
A cette harangue éloquente
La troupe applaudit de grand cœur;
L'appétit, une soif ardente,
Ont redoublé la bonne humeur.
On te bannit, triste et froide étiquette,
Dont l'aspect fait fuir la gaîté;
Mais qu'à ta place arrive la goguette,
Elle aime à rire en liberté.
La soif avec la faim s'apaise,
Des bons mots vient enfin le tour;
On jase, on discourt à son aise
Sur mainte anecdote du jour.
J'avoûrai bien qu'une langue discrète
Eût parlé sur un autre ton;
Mais le moyen de se taire en goguette,
Et d'être sage à Charenton!
Alors B*****, l'âme attendrie,
(On est si tendre en buvant sec!)
S'écrie: « O France! honneur! patrie!
» Ceci, messieurs, n'est pas du grec....
» La volonté du ciel en tout soit faite.
» J'étais né pour un beau destin!....
» Un jour, hélas! pour suivre la goguette,
» Je laissai la gloire en chemin.»
— « Et moi, répondit un confrère,
» Ai-je eu, mon cher, plus de bonheur,
» Quand, de sous-chef au ministère,
» Je suis retombé correcteur?
» C'est un métier à se rompre la tête,
» Encor n'y boit-on que de l'eau;
» Aussi jamais je ne rêve goguette
» Que je ne rêve à mon bureau.»
— « Messieurs, trêve à cette matière,»
Dit le doyen, homme prudent;
« Pourquoi regarder en arrière,
» Lorsqu'il faut regarder devant?
» Un sage a dit, et je vous le répète:
» Portons notre fardeau gaîment;
» Passons plutôt notre vie en goguette,
» Si notre bonheur en dépend.»
Du bon doyen cette sentence
Est entonnée à l'unisson,
Et de plus belle on recommence
A faire sauter le bouchon.
Noyons, amis, noyons dans la buvette
Du temps passé le souvenir;
Et, vrais enfans de la franche goguette,
Espérons tout de l'avenir.
A.-F. Chollet.
Voir également la Chanson du correcteur, de H. Vallée (1912), republiée par la revue HistoLivre dans son numéro 20, d’octobre 2018.
Enfin, voici le texte de l’hymne des typographes, À la santé du confrère (dit aussi « le À la… »), « qui s’entonne le verre à la main ». On peut l’entendre chanter dans cette vidéo YouTube.
Refrain :
À la !... À la !... À la !...
À la santé du confrère,
qui nous régal' aujourd'hui.
Ce n'est pas de l'eau de rivière
Encor' moins de celle du puits.
À la !... À la !... À la !...
À la santé du confrère.
qui nous régale aujourd'hui.
Pas d'eau !... Pas d'eau !... Pas d'eau !...
À la santé d'Baptisse,
Plus l'on boit, plus l'on pisse,
À la santé d'saint Nicolas,
plus l'on boira, plus l'on pissera.
À la !... À la !... À la !...
À boire !... À boire !... À boire !...
Nous laiss'rez-vous sans boire !...
Non !...
Car les typos n'sont pas si fous,
Pous se quitter sans boire un coup !...
À la !... À la !... À la !...
« Il semblerait que notre À la remonte au Second Empire. En effet, une loi de Napoléon III durcit l’application de la loi Le Chapelier interdisant toute coalition ouvrière. « Exclues des ateliers, les assemblées typographiques se déroulèrent alors au domicile des confrères. À leur tour de rôle chacun recevait ses camarades d’atelier autour d’un verre. « Lors de ces réunions on portait une santé au confrère amphitryon. Cela ne dura que fort peu car les typos retrouvèrent bien vite le chemin du marbre. « Les paroles et la musique de cet hymne typographique sont de Adda-Dorgel et Paddy. Quant aux versions allemande et anglaise, ce sont des adaptations libres5 .»
Le stylo rouge des correcteurs est-il un chasse-démons ? Titivillus est-il leur démon patron ? Il figure sur des tee-shirts, des décorations murales ; les enseignes de maisons d’édition, de correcteurs, d’un webmaster… Il a même sa pièce de chambre, composée par Betsy Jolas en l’an 2000 « pour conjurer le bogue ». Saint-Léger, éditeur de textes religieux, a publié sa légende, le qualifiant de « démon de tous les amoureux du livre : auteur, éditeur, correcteur, typographe, imprimeur… ». Pourtant, est-il bien coupable de tout ce qu’on lui attribue ? Rouvrons le dossier.
« Titivillus est selon la tradition un démon travaillant pour Belphégor, Lucifer ou Satan pour parsemer d’erreurs le travail des copistes », affirme d’emblée Wikipédia dans la fiche qu’elle lui consacre. « […] La première référence sous ce nom se trouve dans le Tractatus de Penitentia, vers 1285, de Jean de Galles, voire avant chez Caesarius [Césaire de Hesterbach].»
Cependant, le portrait du démon que brosse l’historien André Vernet en 1958 est tout autre :
Césaire de Heisterbach, Jacques de Vitry, Étienne de Bourbon, etc., dans la première moitié du xiiie siècle, ont raconté, pour l’édification de leurs auditeurs, l’histoire de ce diable (diabolus, demon) qui recueillait dans un sac les versets oubliés, les mots sautés, les syllabes syncopées, les voyelles omises dans leur psalmodie par des chantres paresseux, distraits ou somnolents, pour les en accabler au jour du Jugement dernier. Un siècle plus tard, John Bromyard, dans sa Summa predicantium (v. 1360-1368), connaît le nom de ce diablotin : Titivillus6.
Celui-ci fait aussi son miel des paroles inutiles lâchées par les fidèles durant l’office, qu’il note sur un parchemin. Il serait également, selon Pierre Martini, savant du xvie siècle, le démon qui note, dans un énorme codex, « les péchés commis par les hommes dans toutes les régions de la terre ».
À partir de là, la légende s’amplifie. « Titivillus, démon des copistes » (Samaran, 19467), « des copistes et des moines étourdis » (Vielliard, 19578), « de la calligraphie » (Drogin, 19809), « de la typographie » (Fraticola, 200110).
« Pour alléger ce fardeau permanent de la faute, l’imaginaire monastique a créé, probablement par jeu, au début, un démon particulier, du nom de Titivillus […], auquel les moines faisaient porter la responsabilité de leurs erreurs, disant parfois au dos de leur copie : “Titivillus m’a fait faire cette faute”», affirme l’Encyclopédie universelle en ligne. Selon les sites, cette nouvelle « fonction » remonterait soit au xiiie, soit au xve siècle ! Il est même dit que cet agent de Satan ajouterait lui-même des erreurs dans les textes.
Démon des chantres, et non des copistes
Pure calomnie, nous dit en substance Julio Ignacio González Montañés, chercheur en histoire de l’art (dans un texte espagnol en 201511, puis italien en 201812). S’il ne met pas de point d’interrogation au titre de son livre, « le démon des coquilles », sa réponse est nette : les informations sur l’activité de Titivillus comme « pousse-au-crime » des copistes et des typographes sont tardives et peu fiables.
Les versions espagnole et italienne du livre de Julio Ignacio GonzálezMontañés entourent la légende publiée par Saint-Léger.
Aucun texte médiéval n’y fait référence, pas plus qu’elle ne figure dans l’art du Moyen Âge. C’est, dit-il, une création française de la seconde moitié du xixe siècle, à partir d’une association d’idées de Victor Le Clerc13, diffusée dans les dictionnaires de l’époque14 et popularisée par Anatole France. Pour Montañés, la « première référence concrète à la question dans la bibliographie française est datée de 1877 » :
[…] la superstition s’en mêla : on inventa un démon : Titivitilarius, ou Titivillus, qui emportait les sacs de syllabes oubliées par les moines dans les psalmodies nocturnes ou dans les copies des livres15.
En résumé, le démon sachant écrire au Moyen Âge serait devenu, bien plus près de notre époque, le démon des écrivains et autres manieurs de plume et de plomb.
Miniature du Livre des Heures, bibliothèque municipale de Lyon, vers 1510.
Quant à la miniature, largement reproduite, censée représenter Titivillus en action, elle mériterait, toujours d’après Montañés, une autre interprétation. La créature ailée faisant face à saint Bernard de Menthon ne serait pas notre démon, mais celui qui, selon la légende, aurait révélé à l’archidiacre les sept vers des psaumes dont la récitation quotidienne assure le salut (septem versus santi Bernardi, titre latin de l’image, en rouge – je n’entre pas les détails plus érudits).
Alors, quel est donc le texte où Anatole France aurait assuré la notoriété de Titivillus ? Notre écrivain le cite à la fin de la longue préface de sa Vie de Jeanne d’Arc16 :
Au siècle que j’ai essayé de faire revivre en cet ouvrage, un démon nommé Titivillus mettait chaque soir dans son sac toutes les lettres omises ou changées par les copistes durant la journée et les portait en enfer, pour que Saint-Michel [sic], alors qu’il pèserait les âmes de ces scribes négligents, mît la part de chacun dans le plateau des iniquités. Je crois que ce diable justement vétilleux, s’il a survécu à la découverte de l’imprimerie, assume aujourd’hui la lourde tâche de relever les coquilles semées dans les livres qui prétendent à l’exactitude ; car il serait bien naïf de s’occuper des autres. Je pense qu’il met ces coquilles, selon le cas, à la charge du prote ou de l’auteur. J’ai une infinie reconnaissance à mes éditeurs et amis MM. Calmann-Lévy et à leurs excellents collaborateurs d’avoir, par leurs soins et leur expérience, allégé de beaucoup le sac dont Titivillus me chargera au jour du jugement.
Nous autres, correcteurs, ne pouvons donc blâmer Titivillus lorsque nous laissons malencontreusement passer une erreur – la fatigue et le stress du bouclage sont nos vrais ennemis. Le pauvre diablotin, lui, a bien d’autres chats à fouetter : les discussions oiseuses et les commérages sur Internet ont largement de quoi remplir ses sacs.
Le 7 mai 2020, l’Académie française publiait sur son site, dans la rubrique « Dire, ne pas dire », un avis sur le genre de Covid-19. En voici les dernières lignes :
On devrait donc dire la covid 19, puisque le noyau est un équivalent du nom français féminin maladie. Pourquoi alors l’emploi si fréquent du masculin le covid 19 ? Parce que, avant que cet acronyme ne se répande, on a surtout parlé du corona virus, groupe qui doit son genre, en raison des principes exposés plus haut, au nom masculin virus. Ensuite, par métonymie, on a donné à la maladie le genre de l’agent pathogène qui la provoque. Il n’en reste pas moins que l’emploi du féminin serait préférable et qu’il n’est peut-être pas trop tard pour redonner à cet acronyme le genre qui devrait être le sien.
Cette recommandation a suscité des débats dans les médias, et certains journalistes l’ont aussitôt suivie. J’étais plutôt de ceux17 qui pensaient qu’elle venait trop tard et forçait l’usage déjà bien établi.
Un intéressant article de France Culture, créé précédemment mais modifié le 18 mai, revient sur cette question. On y apprend, entre autres, que le prétendu « avis de l’Académie française » serait dû à la seule plume de sa secrétaire perpétuelle, aussi respectable soit-elle. Tiens donc ! Les avis des linguistes interrogés sont plus nuancés et penchent pour le masculin, du moins en France.
Enfin, le 27 septembre, un billet de la directrice éditoriale du Robert rappelle : « Cet acronyme a été créé en anglais, langue qui ne connaît pas de genre pour les substantifs, et il n’a pas été précisé s’il devait être féminin ou masculin dans les traductions. […] L’usage en France est majoritairement masculin, probablement sous l’influence de virus, les sigles en français adoptant le plus souvent le genre du premier mot. »
Le 21 janvier 2021, Ouest-France a proposé une carte18 de l’usage en France. Elle est parlante :
La question de la bonne graphie des gestes barrière(s) circule aussi sur Internet :
S’agissant de geste barrière, on peut considérer que ces gestes forment une barrière et préférer le singulier, mais dans la mesure où l’on peut aussi dire que ces gestes sont des barrières,l’accord au pluriel semble le meilleur choix, et le plus simple. On écrira donc des gestes barrières.
Dans sa dernière édition, Le Petit Robert fait le même choix :
Geste, mesure barrière : précaution prise dans la vie quotidienne pour limiter la propagation d’un virus, d’une maladie. Respecter les gestes barrières.
Devant la rédaction du New York Times le 30 juin 2020. Photo Johannes Eisele. AFP
Le 30 juin 2020, à la suite de la mort de George Floyd et des manifestations qui ont secoué les États-Unis, le New York Times annonce qu’il mettra désormais une majuscule à l’adjectif Black, mais pas à white. L’agence de presse Associated Press l’a précédé dans ce choix.
C’est donc un choix politique, un exemple de discrimination positive par la typographie.
Sur ce sujet, Libération répond à la question d’un lecteur :
Concernant une éventuelle capitalisation du mot « blanc », l’agence de presse AP se pose encore la question. Le New York Times, de son côté, a tranché : « Nous conserverons le traitement en minuscule pour le mot “blanc”. Bien qu’il y ait une question évidente de parallélisme, il n’y a pas eu de mouvement comparable vers l’adoption généralisée d’un nouveau style de “blanc”, et il y a moins le sentiment que “blanc” décrit une culture et une histoire partagées. De plus, les groupes haineux et les suprémacistes blancs ont longtemps privilégié le style majuscule, ce qui en soi est une raison pour l’éviter. »
En France, la grande majorité des médias met une majuscule à « Blanc » et à « Noir », principalement pour des raisons grammaticales. C’est la règle du substantif qui s’applique en effet. « Par analogie avec les ethniques[gentilés19] dérivés de noms propres, on met la majuscule à des noms qui désignent des groupes humains, par exemple d’après la couleur de leur peau ou d’après l’endroit où ils résident (lequel n’est pas désigné par un vrai nom propre)», détaille le Grevisse de la langue française.
C’est cette même règle qui est suivie depuis plusieurs années à Libé. « À partir du moment où on l’utilise comme une ethnie, la règle des nationalités s’applique », explique Michel Becquembois, chef du service édition.
J’en profite pour donner les exemples du Grevisse :
Des Noirs en file indienne (Malraux, Antimémoires, p. 163). — Les femmes ne sont pas comme les Noirs d’Amérique, comme les Juifs, une minorité (Beauvoir, Deux. sexe, t. I, p. 17). — L’Asie rassemble la plus grande partie des Jaunes de la planète (Grand dict. enc. Lar., art. Asie). — Ce brassage incessant de Provinciaux et de Parisiens (H. Walter, Phonologie du fr., p. 16). — Un d’entre eux, qui se déclare simplement Auvergnat, a été rangé […] parmi les Méridionaux (A. Martinet, Prononc. du fr. contemp., p. 29). — Les Peaux-Rouges du Nouveau Monde (Ac. 2007).