J’ai parcouru avec délice le splendide ouvrage Des livres rares depuis l’invention de l’imprimerie – catalogue d’une exposition ayant présenté, en 1998, quelques-uns des trésors de la réserve de la Bibliothèque nationale de France –, notamment les pages consacrées aux « Premières épreuves en placards » (210-214) et aux « Exemplaires d’épreuves ou d’état1 » (218-224). Dans les secondes figure (p. 220) un exemplaire d’épreuves de Volupté, de Sainte-Beuve (Paris, Eugène Renduel, 1834). Le texte de Marie-Françoise Quignard précise :
Soucieux de son style, fait d’impropriété voulue et d’archaïsmes de syntaxe, Sainte-Beuve corrigeait ses épreuves avec méticulosité et ne souffrait pas qu’on intervînt, sous le prétexte d’une formulation plus conforme. Ainsi au chapitre XIV, à la page 297 du tome I, Sainte-Beuve ayant écrit « … Je lui fis savoir par un mot de billet que j’acceptais, et que je l’irais prendre », le correcteur substitua « … et que j’irais le prendre ». Il se vit vertement réprimandé dans la marge : « Je prie qu’on ne se permette pas ces petits changements au texte comme on le fait quelquefois. »
Dans un petit Éloge de la correction2, je découvre l’existence d’un film méconnu signé de Claire Clouzot3, L’Homme fragile (1981), mettant en scène le métier :
Richard Berry y campe un correcteur de presse tiraillé entre sa vie personnelle et les bouleversements techniques qui perturbent sa vie professionnelle – le passage de la composition plomb à la photocomposition. Le bureau des correcteurs du Monde, les locaux du Matin et de France-Soir servirent de cadre à cette histoire attachante. Signalons la présence au générique, en qualité de conseiller technique, de Jean-Pierre Colignon, alors chef correcteur au Monde4.
« Chaque nuit, ses collègues et lui se retrouvent devant leur pupitre puis au bar voisin », précise un autre résumé. Il est aussi question d’« un stage de formation destiné à les familiariser avec le nouveau matériel ».
Le film n’est malheureusement disponible ni en DVD ni en VOD, mais, en attendant une éventuelle diffusion à la télévision, on peut voir, sur Vimeo, un entretien avec Claire Clouzot (2014, 25 min). Plusieurs extraits y sont montrés. Le Code typographique posé sur son bureau, la réalisatrice explique les raisons de son intérêt pour le métier (verbatim) :
Pourquoi je commence à avoir cet amour du mot et de sa correction ? C’est en étant au journal Le Matin, où là je fais toute la durée du journal, jusqu’à ce que François Mitterrand soit élu en 81, et je m’aperçois que le boulot du correcteur est absolument essentiel. […] Quand j’ai appris que c’était une équipe de gens, hommes et femmes, qui ne perdaient pas leur place pendant toute leur vie, […] jusqu’à la retraite, et qui devaient ne pas changer aussi le sens politique du contenu de l’article […] en faisant une faute d’une lettre.
C’était une catégorie de gens qui restent ensemble toute leur vie, et où est-ce que j’en ai entendu parler au cinéma ? Nulle part. Cette collectivité de dix à peu près […] s’appelle le cassetin […] [c’]est une population autonome, surtout pour un journal [comme] celui que j’ai mis dans L’Homme fragile, c’est-à-dire un journal qui paraît à 1 heure de l’après-midi, c’est-à-dire Le Monde5 – sous-entendu, ce n’est pas prononcé – et qui travaillent donc l’après-midi, le soir, la nuit. […]
Je ne suis jamais entrée physiquement dans le cassetin du journal Le Monde. C’est un endroit… c’est la Sainte-Chapelle du journalisme. Avec un type formidable et très rigolo, parce qu’il ne ressemble à personne, Jean-Pierre Colignon, qui a servi de conseiller à la correction […] J’ai vu qu’ils étaient face à face, les correcteurs et les correctrices, […] et ils se parlent […] mais ils sont en fait très individualistes, et des deux côtés d’une table immense […] mais c’est ça un cassetin.
Dans les extraits du film, on peut entendre (photos de g. à dr.) :
– une demande « à la cantonade » :
— Addis Abeba, deux d deux b partout ? — Non. Vérifie.
– un rappel amusé du code de conduite :
Primo, veille aux règles de l’orthographe. Deuzio, ne laisse jamais passer un faux sens ou un contresens. Troizio, veille à l’harmonie et à l’exactitude du texte et de son contenu.
– une question d’orthotypographie :
— Tu peux m’expliquer pourquoi Arabe a une capitale et juif une minuscule ? — Juif, c’est une religion et Arabe une nationalité. D’où la différence de cap.
Dans ses souvenirs, Claire Clouzot évoque aussi « les papiers qui arrivent des rédacteurs dans les espèces de tuyaux qui autrefois servaient pour les pneumatiques » et le travail de correction en duo sur la « morasse mouillée ». On a l’occasion de voir, dans les extraits, la composition au plomb, le tirage de la morasse, les discussions autour du marbre ; on entend parler de « DH ».
Enfin, la réalisatrice critique la presse distribuée dans le métro (au moment de l’entretien), « gratuite, jetable, moche, illisible, avec pas mal de pub ». Dans une première scène au café, le personnage interprété par Richard Berry parle d’« un chauffeur de taxi qui achète France-Soir pour le jeu des 7 erreurs. […] Il ne lit jamais une ligne. Les mots et leurs coquilles, tu vois, il n’en a rien à foutre. » Dans une autre scène, il prédit un avenir bien sombre pour la presse :
Bientôt y aura plus que les petites annonces, les codes [sic, cours] de la Bourse, les records sportifs et les résultats du Loto. On mettra le tout en corps 24 pour faire plus facile à lire. Pour 3 ou 5 francs, on aura un journal de deux pages. Pas de frais d’impression, plus de plomb, plus de correcteurs.
Nous sommes en 1981, Internet n’existe pas. Le correcteur Henri Natange ne peut alors imaginer que la presse perdra aussi les petites annonces et que le papier disparaîtra, peut-être, à son tour…
L’Homme fragile, comédie dramatique, 1981, couleur, 1 h 23, scénario et réalisation Claire Clouzot, avec Richard Berry, Françoise Lebrun, Didier Sauvegrain, Jacques Serres, Isabelle Sadoyan…
Il est toujours agréable de trouver formulée dans un livre une réflexion qu’on s’était déjà faite, plus ou moins clairement. Ainsi, dans l’Histoire de l’écriture typographique6 de Jacques André, je trouve :
Assez curieusement, les marches typographiques sont fort peu disertes sur le gras. Par « marches typographiques », nous entendons les « codes typographiques », dont le Code typographique, le Lexique des règles en usage à l’Imprimerie nationale, le Ramat de la typographie, le Guide du typographe romand, etc. […] Alors qu’elles consacrent toutes de nombreuses pages aux usages de l’italique ou des petites capitales, aucune ne parle de ceux du gras. À croire qu’il est mal aimé, maudit ou banni ! Pourtant, toutes ces marches sont elles-mêmes composées avec du gras, pour la « titraille » (grands titres mais aussi les titres de section, sous-section, etc., marquant la structure du texte) bien sûr et, depuis le quart du xixe siècle, dans le texte courant.
Les caractères gras « sont l’une des grandes inventions typographiques du début du xixe siècle », nous dit J. André. Il en donne quelques exemples dans les titres et dans le texte courant, notamment pour les entrées de dictionnaires, les listes (annuaires, horaires, notamment des chemins de fer), les manuels de lecture. « Le plus ancien dictionnaire que nous ayons trouvé qui ait utilisé du gras pour ses entrées date de 1832 : le Dictionnaire de la conversation et de la lecture de Duckett. »
Les entrées du Dictionnaire de la conversation et de la lecture, de William Duckett (1832), sont composées en caractères gras
Jacques André poursuit avec des considérations sur les « connotations du gras », notamment par rapport à l’italique :
Des exemples précédents, on peut dire que le principal usage du gras est la mise en évidence. Tschichold7 n’aimait pas le gras au point de dire qu’il « préfère ne pas parler des caractères […] gras, sinon pour mettre instamment en garde contre leur emploi dans un livre ». Mais il ajoute : « sauf pour les lexiques et répertoires, etc. et en tout cas pour les titres. Leur fonction est de capter le regard, non de différencier. » De son côté, Gérard Blanchard8 signalait que « le gras remplace efficacement l’italique [pour la valeur de contraste ordinairement accordée à l’italique] » et donne une « fonction de différenciation renforcée ». Gouriou9 est l’un des rares auteurs à avoir bien analysé les fonctions de l’italique (au xxe siècle), fonctions qu’il classe en deux grands catégories : l’insistance (que d’autres appellent l’emphase) et la disjonction (ou différentiation […]).
Cette disjonction est utilisée dès le milieu du xvie siècle pour « différencier » les mots de langue étrangère […], les changements d’interlocuteurs, etc. L’insistance se met aussi en italique […]. L’italique n’a cependant pas la propriété d’accrocher l’œil au niveau de la page (comme c’est le cas pour le gras) mais seulement au niveau de la ligne. Il nous semble que les éditeurs-imprimeurs d’avant 1800 aient alors utilisé des petites capitales, non pas pour leur graisse, mais du fait que celles-ci étaient alors toujours composées très espacées, les blancs donnant alors un effet d’accroche plus important que l’italique mais sans toucher au gris de la page.
Mais l’usage du gras aujourd’hui (paraissant plus noir, un peu comme les gothiques utilisées par les Anglais) accentue cet effet d’accroche. […]
Un récent article de Vice raconte l’histoire des correcteurs automatiques, une histoire qui « a commencé chez Microsoft au début des années 90 ». L’auteur conclut par ces mots :
Aussi perfectionnés soient-ils, les derniers systèmes de correction et de suggestion ne connaissent pas le sens des mots – seulement leur orthographe et les relations qui les unissent. Ancrer une compréhension sémantique de la plus simple des langues dans la cervelle figée d’une machine est encore impossible.
Un jour, peut-être, les ordinateurs maîtriseront mieux les règles du langage que les êtres humains eux-mêmes. Reste qu’ils ne pourront jamais prédire vos intentions avec précision : aussi augmentée et surveillée soit-elle, votre écriture sera toujours la vôtre. Les petites entreprises de correction automatique le savent bien. […]
« Les correcteurs automatiques ne seront[-ils] jamais bons », comme le titre l’article ? Je l’ignore. Le traitement automatique du langage était déjà avancé quand j’étais étudiant, au milieu des années 1980. Les traducteurs automatiques et les logiciels de correction tels qu’Antidote ou ProLexis en sont le résultat (les dictionnaires actuels en bénéficient aussi, à travers l’analyse de corpus). Aujourd’hui, ces logiciels progressent sur le plan sémantique, terrain de l’intelligence humaine.
Dès 2000, un professeur de français, Xavier Bihan, après avoir testé ProLexis, écrivait : « […] si la correction n’est pas parfaite à 100 %, le résultat est amplement satisfaisant10. » Je crains que ce ne soit aussi l’avis de bien des éditeurs. Si la marge d’erreur est acceptable, ils se passeront de nous, correcteurs. Beaucoup le font déjà. En effet, comme l’écrivait Que choisir en 2012 : « Même dans les collections les plus prestigieuses, il est aujourd’hui impossible d’ouvrir un livre sans rencontrer, au détour d’un paragraphe, une coquille ou une faute de grammaire. Et le pire est à venir11. »
M. Bihan ajoutait :
Si les correcteurs qui nous sont actuellement proposés sur le marché sont désormais très performants sur le plan de la vérification lexicale, grammaticale et syntaxique, ils ne sont pas encore arrivés au bout de leur développement et les recherches portent actuellement sur la vérification sémantique et stylistique. Le correcteur sémantique se chargeant de veiller à ce que les mots ne produisent pas de contradiction ou d’absurdité alors que le correcteur stylistique traitera la chaîne de caractères que forme la phrase pour repérer les répétitions, les phrases trop longues, les anglicismes, les pléonasmes, les mots vulgaires.
« […] la compréhension de la signification sémantique des mots d’une phrase reste une tâche en cours de recherche », confirme un autre article vingt ans plus tard12.
Un spécialiste du traitement automatique du langage naturel (TALN), François Yvon, en a expliqué les difficultés en janvier 2007 :
Une des limitations de pratiquement tous les systèmes de traitement un peu sophistiqués est qu’ils font appel à une somme importante de connaissances d’expert : lexiques, règles de grammaire, réseaux sémantiques… Ceci explique en partie pourquoi il n’existe pas de système de traitement qui soit à la fois complet (i.e. intégrant tous les niveaux de traitement) et indépendant du domaine (i.e. capable de traiter avec une même efficacité n’importe quel type de texte). Il existe une autre raison, moins visible, qui limite l’avancée des progrès en TALN, et qui est que, pour un bon nombre de phénomènes, l’état de la connaissance linguistique est insuffisament formalisée pour pouvoir être utilisée par les concepteurs de systèmes de TALN13
Mais les années passent et les progrès sont manifestes. « Tout ce qui peut être automatisé le sera », entend-on souvent dire de nos jours.
En janvier 2018, des modèles d’intelligence artificielle développés par Microsoft et Alibabaréussissent chacun de leur côté à battre les humains dans un test de lecture et de compréhension de l’université Stanford. Le traitement automatique du langage naturel imite la compréhension humaine des mots et des phrases et permet maintenant aux modèles d’apprentissage automatique de traiter de grandes quantités d’informations avant de fournir des réponses précises aux questions qui leur sont posées14.
Au début de l’année dernière, un article du CNRS annonce :
Le traitement automatique du langage naturel a été chamboulé en [novembre] 2018 par la publication de BERT, un modèle de langue proposé par Google. « Avant, chaque mot était manipulé sous forme d’un vecteur unique, explique Laurent Besacier, professeur à l’université Grenoble Alpes. Des modèles comme Word2vec décrivaient de façon unique des mots pourtant polysémiques, comme “avocat”. »
À l’inverse, BERT adapte sa représentation vectorielle des mots en fonction du contexte et fait ainsi la différence selon que l’on parle d’un fruit ou d’un juriste. C’est d’ailleurs ainsi qu’il s’entraîne : le modèle prend une phrase et masque un ou plusieurs mots au hasard, qu’il tente ensuite de deviner. Ce principe le rend extrêmement performant, mais BERT a besoin d’être modifié pour chaque langue autre que l’anglais.
Ils l’ont entraîné à partir d’un corpus de 71 gigaoctets de textes dans la langue de Molière, composés de tout Wikipédia en français, de plusieurs années du journal Le Monde, des ouvrages francophones du projet Gutenberg (dont bien entendu du Flaubert) ou encore des transcriptions des débats du Parlement européen15 .
C’est plus qu’un grand lecteur ne lira jamais.
En juin dernier, le société française Synapse Développement annonce une nouvelle version de Cordial, son correcteur orthographique, « boosté[e] à l’intelligence articielle » :
Cordial Néo promet une qualité de correction encore jamais vue grâce à l’intelligence artificielle. Fruit de 25 ans de recherche en traitement automatique du langage, la technologie de correction de Cordial Néo permet une véritable analyse sémantique et assure une correction optimale de vos textes avec un taux de correction record de 90 % pour la grammaire et de plus de 99,5 % pour l’orthographe16.
« Nous avons fait un choix éditorial », explique Kevin Comte, le responsable communication du logiciel français, dans l’article de Vice cité au début du présent billet. Quand quelque chose pose un doute, nous le soulignons et nous proposons des explications à l’utilisateur. Il lui appartient de corriger s’il en a envie. »
Pour l’instant, le rédacteur et le correcteur professionnel gardent la main sur la machine. Jusqu’à quand ?
En 1835, un typographe dont nous savons peu de chose, Antoine Frey, a tenté de lutter contre les termes professionnels déjà établis grandes capitales et bas-de-casse, au profit de majuscules et minuscules, et d’imposer le néologisme médiuscules pour désigner les petites capitales. La postérité ne l’a pas suivi.
Ci-dessous, les pages 293-294 de son Nouveau manuel complet de typographie, où il déroule son raisonnement.
Une fois n’est pas coutume, je sors de mon domaine de prédilection, le monde des correcteurs, pour évoquer leurs anciens confrères, les ouvriers typographes. Des gars durs à la tâche, soumis à des exigences de productivité dès les débuts de l’imprimerie, mais dont le fort tempérament s’affrontait souvent avec la volonté du patron ou du chef d’atelier.
[…] beaucoup d’ouvriers ont encore, au début du xviiie siècle, une propension naturelle à régler leur travail sur leurs besoins immédiats. On constate ainsi une tendance très marquée à travailler plus dur en fin de semaine qu’au début. […] le lundi est souvent chômé en tout ou en partie, mais volontairement, et prolonge le dimanche en une espèce de week-end avant la lettre. Le mardi, l’atelier résonne des récits plaisants des « parties » qui ont émaillé ces deux journées (après la messe dominicale!).
[…] toutes les heures de présence ne sont pas des heures de travail, tant s’en faut ! À part la longue pause du dîner (repas de midi!), que l’on va généralement prendre chez l’aubergiste, il y a celles, régulières elles aussi, du déjeuner, vers 8-9 heures, et du goûter, vers 16-17 heures : l’apprenti est alors envoyé en commissions dans les boutiques du voisinage, d’où il revient chargé de pain et de vin, de fromage et de charcuterie. Souvent, ces quatre heures dégénèrent en véritable ribote, et les ouvriers en déroute abandonnent la casse et la presse pour passer au cabaret et y prendre une barbe capitale (une cuite magistrale). Le travail est également coupé de disputes et de querelles. Les ouvriers, d’origines diverses, sont liés par des solidarités régionales, divisés par des rivalités de bandes : d’un groupe à l’autre, on se « joue des tours », parfois violents.
Mais on aime aussi à rire et à plaisanter. On apprécie par-dessus tout les joberies et les copies, récits moqueurs où un ouvrier est tourné en dérision. S’ils sont réussis, on les applaudit par des huées, espèces de charivaris où tout est bon pour faire du bruit : coups de visorium sur les bords de la casse, coups de maillets sur les châssis des formes. Le matériel typographique peut d’ailleurs servir de façon encore plus inattendue, par exemple quand les compositeurs jouent aux osselets avaec des cadratins !
Roger Chartier et Henri-Jean Martin, Histoire de l’édition française, t. 2, Fayard, 1990, p. 58-60.
[…] [Au xixe siècle] Certaines balades les conduisaient dans des gares où ils prenaient le premier train qui partait, en province, et plus rare, à l’étranger. […] il n’était pas rare (vu l’état d’ébriété avancé) qu’ils se réveillassent dans des lieux où ils n’avaient aucune souvenance de leur arrivée… […] La pratique de la balade était encore en vigueur jusqu’au milieu des années 1960.
David Alliot, Chier dans le cassetin aux apostrophes, éd. Horay, 2004, p. 36.
Pour d’autres anecdotes, sur les typos au xxe siècle, on peut lire : Isabelle Repiton et Pierre Cassen, « Touche pas au plomb ! » Mémoire des derniers typographes de la presse parisienne, Le Temps des Cerises, 2008. J’en publie un extrait dans mon billet Une femme parmi les typographes.
Non, il ne s’agit pas d’un des jurons du capitaine Haddock. Cet étrange adjectif, aujourd’hui inusité, signifie « écrit, imprimé d’un seul côté » et caractérisait la copie autrefois confiée au compositeur – ou « singe ».
Si l’on devait « préparer la copie » – anopisthographe, donc –, c’est parce que, aux origines de l’imprimerie, les manuscrits étaient souvent quasi illisibles et qu’une personne de l’atelier devait réécrire le texte lisiblement17.
Deux découvertes tirées du livre de David Alliot Chier dans le cassetin aux apostrophes, qui recense 600 mots, termes et expressions de l’argot des métiers du livre, dont la plupart ont hélas disparu (éd. Horay, 2004, épuisé, comme souvent).
PS – En bon « astiqueur de virgules », j’ai corrigé ci-dessus l’orthographe du mot en y ajoutant un h, puisqu’il est composé de an-opistho-graphe (« qui n’est pas écrit à l’arrière »).
Une photo rare – que je ne peux malheureusement reproduire ici – est disponible en ligne dans le catalogue de la BNF La Presse à la une. De la Gazette à Internet. On y voit deux ouvriers typographes travaillant à la composition d’un numéro du Monde, le 8 septembre 1970. En voici la légende :
À l’imprimerie du quotidien Le Monde rue des Italiens à Paris en 1970, la page est composée sur une table métallique plate (le marbre) à partir d’un cadre en métal rigide (la forme) qui a la taille de la page à imprimer. Le typographe (ou typo) assemble et serre les lignes et les textes venant de la Linotype, les filets, les illustrations… Tous ces éléments ont la même épaisseur, sauf bien sûr les blancs (les espaces). Avant le serrage, on tire à la brosse une épreuve (la morasse), pour vérifier si les corrections ont bien été portées et s’il n’y a pas de nouvelles erreurs, par exemple sur les titres. Lorsque la page est composée, on pose dessus un papier épais et, par une forte pression, on obtient un moule en creux à la fois léger – donc facile à transporter – et pouvant résister au plomb fondu qu’on va lui injecter : c’est le flan.
Cette ancienne opération de serrage de la forme reste présente dans le vocabulaire de la presse à l’ère numérique :
Le geste de bouclage de la forme en plomb
« Quand le travail de composition d’un livre ou d’un journal était achevé, on bouclait (ou serrait) les formes en plomb pour les préparer à l’impression. Le terme de bouclage existe toujours dans la presse, il désigne la phase ultime de la préparation du journal avant son impression », précise David Alliot18.
De même, on continue à dire qu’on met un texte au marbre, pour signifier qu’on le met de côté, en attente.
Cette photographie apparaît également dans l’Histoire de la presse française de Patrick Eveno19, avec cette légende :
« Le marbre, ici au Monde en 1979 [noter la datation différente], est un lieu hautement symbolique de la presse. C’est le lieu et le moment où s’arrête le travail rédactionnel et où commence le travail industriel. La forme, cadre métallique au format de la page qui reçoit les pavés de plomb composés et fondus à la Linotype, ou dans les temps anciens les lignes de caractères assemblés à la ligne par les typographes, doit être posée sur une surface parfaitement plane afin qu’aucun caractère ne saille ou creuse, ce qui provoquerait un déchirement du papier ou un mastic. »
La Linotype disparaîtra du Monde – et rapidement du monde – en 1980, avec l’arrivée de la photocomposition, suivie de celle de la PAO accessible aux rédacteurs eux-mêmes (1984).
Dessin d’Alberto Montt, dessinateur équatorien, connu dans toute l’Amérique latine. Celui-ci est pour nous, gens du livre. L’album dont il est extrait est publié, avec d’autres, par Çà et là. Une bonne idée cadeau.
Les hispanophones peuvent apprécier les dessins d’Alberto Montt en version originale sur son blog, En dosis diartas.
Une guéguerre oppose, d’un côté, feu Richard Herlin et Jean-Pierre Lacroux, de l’autre, Jean-Pierre Colignon, à propos du tiret long, également appelé « tiret [sur] cadratin ».
Richard Herlin, ancien correcteur au Monde20 , dans ses Règles typographiques21, défend le tiret cadratin.
— Et le tiret long, alors, s’enquit Zazie ? — Eh bien, le voici, le « tiret sur cadratin », qui sert notamment à mettre en forme un dialogue. Dans la présentation moderne des échanges entre personnages, le tiret long s’impose souvent seul, abandonnant les guillemets qui l’accompagnaient encore naguère (quoiqu’on les trouve encore). Selon les maisons ou les auteurs, il aura droit ou non à un alinéa à chaque changement d’interlocuteur, l’essentiel étant pour le confort du lecteur, pour la lisibilité, qu’on sache qui parle. […] — Mais tu n’as rien dit du tiret sur demi-cadratin ! s’impatientait Zazie. — Écoute ce qu’en disait le typographe Jean-Pierre Lacroux22, lui répondit Gabriel.
J. André — Alors qu’on utilisait autrefois le tiret sur cadratin pour les incises, etc., on a tendance aujourd’hui à n’utiliser que le demi-cadratin (c’est ce que fait l’I.N. par exemple). J.-P. Lacroux — L’Hyène a bien tort […] C’est une mode funeste ! qui ne se justifie que dans les justifications très étroites… donc, surtout dans la presse. […] Pour résumer, le tiret sur demi-cadratin porte un nom un peu trompeur. C’est en « principe » (histoire d’en placer un) un trait d’union faible… et exceptionnellement un ersatz rabougri du vrai tiret. Cela dit, cela ne me gêne nullement qu’ici ou là on lui attribue tous les rôles imaginables… Pour être complet, ça ne me gênerait pas énormément si l’on ne l’employait jamais, on a vécu sans lui pas mal de temps… mais je trouverais quand même idiot de se priver d’un signe qui peut avoir une utilité (même limitée). S’agit simplement de pas lui en demander trop…
Pour sa part, Jean-Pierre Colignon, dans son Dictionnaire d’orthotypographie moderne23, ne mentionne que « le tiret », jusqu’à la fin de l’article, où il assène :
Il faut rejeter l’emploi des tirets hideux, affreux, parce que surdimensionnés, que certains adoptent aujourd’hui, notamment pour les dialogues. On dirait presque qu’il s’agit de « couillards », des petits filets qui séparent les notes du corps du texte !
Deux écoles, donc. Je n’ai pas de préférence aussi marquée. Et vous ?
Dans leur blog, les correcteurs du Monde recommandent de choisir l’un des deux tirets dans le même ouvrage :
Comme il s’agit rigoureusement du même signe, on emploie d’ordinaire l’un ou l’autre, mais pas les deux ensemble. [Ce serait] un peu comme si l’on trouvait dans un livre deux dessins différents pour le point d’interrogation, par exemple.
L’alternance des tirets cadratin et demi-cadratin est cependant courante dans l’édition contemporaine, notamment dans la collection « Folio » de Gallimard.