Deux typographes parlent des codes typo

Que reste-t-il du monde des typo­graphes ? Laure Ber­nard a recueilli le témoi­gnage de deux d’entre eux, Fré­dé­ric Tachot et Jean-Paul Des­champs, der­niers héri­tiers de ce monde res­té qua­si­ment inchan­gé pen­dant cinq siècles et qui a dis­pa­ru en une géné­ra­tion. À tra­vers le récit de leur par­cours, de leur expé­rience dans une His­toire qui se ter­mine, ce sont les arcanes de ce métier qui se des­sinent : un uni­vers où se mêlent for­ma­tion et filia­tion, où le savoir-faire implique un cer­tain rap­port au savoir lui-même, où le geste est lié au mot, et où l’appartenance à une cor­po­ra­tion, avec ses diverses nuances, se tra­duit aus­si par un lan­gage, et par un esprit, vifs et tru­cu­lents. (Pré­sen­ta­tion de l’é­di­teur.) Extraits. 

Frédéric Tachot transmet son expérience de typographe.
Fré­dé­ric Tachot trans­met son expé­rience de typographe.

Chez les Tachot, on est typos depuis sept géné­ra­tions… Ain­si, la vie se passe en trois temps : un temps où l’on apprend, un deuxième temps où l’on se sert de ce qu’on a appris pour vivre et un troi­sième temps où l’on doit res­ti­tuer. J’en suis au troi­sième stade là, au stade de la res­ti­tu­tion. Mais qu’est-ce que je peux trans­mettre, et à qui ? Toute la ques­tion est là. La tra­di­tion typo­gra­phique, l’esprit du métier, ne sont plus trans­mis­sibles puisque le monde qui leur était rat­ta­ché est mort.

Correcteurs et corrigeurs

Une fois la pre­mière com­po­si­tion ter­mi­née, on tire une « épreuve » du texte. Le pro­ces­sus est un peu dif­fé­rent entre le Labeur et la Presse mais dans les deux cas, l’é­preuve per­met de faire les cor­rec­tions, Il y a les cor­rec­teurs qui cor­rigent le texte, qui l’an­notent en fonc­tion des modi­fi­ca­tions à faire ; par­fois il y a les cor­ri­geurs, des typo­graphes qui retouchent concrè­te­ment le texte, la forme typo­gra­phique selon les indi­ca­tions du cor­rec­teur. Bien sûr, en fonc­tion des boîtes ces tâches étaient faites par plus ou moins de per­sonnes dif­fé­rentes, le pro­to­cole n’é­tait pas tout à fait le même. (p. 82)

Codes typographiques

Des­champs : Éta­blir des règles com­munes, c’est aus­si le prin­cipe du Code typo­gra­phique. Mais il faut bien dire que ces codes de com­po­si­tion, ces codes typo­gra­phiques, il y en a un à chaque époque, chaque auteur a vou­lu en faire un, et il n’y en a pas deux qui disent la même chose, c’est assez extra­or­di­naire ! Il y a le Lexique des règles typo­gra­phiques de l’Im­pri­me­rie natio­nale ; le Code typo­gra­phique, édi­té par la Chambre typo­gra­phique ; le Guide du typo­graphe des Suisses romands ; les règles de l’Ins­ti­tut belge de nor­ma­li­sa­tion… autant de codes, sou­vent contra­dic­toires.
Et pour­tant, dans le pur esprit typo­gra­phique, il faut sou­li­gner qu’à une époque, quand on avait à faire un simple tableau admi­nis­tra­tif, qu’on le fasse à Lille, à Mar­seille, à Brest ou à Stras­bourg, il était fait rigou­reu­se­ment de la même manière. Chose qu’on ne fait plus maintenant.

Tachot : Si on vou­lait faire un ouvrage d’é­di­tion cou­rante, où que ce soit, il était fait de la même façon. À condi­tion que le for­mat papier soit le même. Il y avait la moi­tié du blanc avant le point-vir­gule, le point d’ex­cla­ma­tion, le point d’in­ter­ro­ga­tion, pas de cou­pure de syl­labe muette… Dans tous les pays fran­co­phones, que ce soit chez les Belges ou chez les Suisses, les mêmes règles étaient uti­li­sées. Les Anglais et les Amé­ri­cains en avaient d’autres, bien que les Anglais se rap­prochent aujourd’­hui de plus en plus des Amé­ri­cains. En France, d’ailleurs, le Code typo­gra­phique dépend des syn­di­cats de l’im­pri­me­rie ou de l’Imprimerie natio­nale ; tan­dis qu’en Angle­terre, il dépend d’Ox­ford. Ce sont les gram­mai­riens qui s’oc­cupent de la typo­gra­phie de leur langue, ce qui est tout à fait logique puisque ça touche aux règles de gram­maire et de com­pré­hen­sion d’un texte.

D : Quand l’é­tais appren­ti, mon patron pou­vait refu­ser un tra­vail à des clients dont les demandes ne cor­res­pon­daient pas aux règles typo­gra­phiques. Il nous disait : « Je ne le fais pas. Ce n’est pas typo­gra­phique ! ». Et le client se fai­sait dire la même chose par un autre. Main­te­nant, alors on s’en fout totalement.

T : Les impri­meurs sont deve­nus des pres­ta­taires de ser­vices, ils ne peuvent plus lut­ter contre les impri­mantes laser. Ils sont contraints de s’as­seoir sur toutes les valeurs qui ont construit le métier pen­dant cinq siècles. Et ça, ça nous désole un peu. (p. 98-99)

Laure Ber­nard, Les Typo­graphes. Fré­dé­ric Tachot, Jean-Paul Des­champs, éd. Pac­coud, 2013.

Ate­lier typo­gra­phique, Saran (Loi­ret) : visi­ter le site.

Face à la casse à l'Atelier typographique de Saran
Face à la casse, à l’A­te­lier typo­gra­phique de Saran. Source : Ville de Saran.

La correction expliquée aux enfants

Le métier de correcteur ou correctrice sommairement évoqué
Le métier de correcteur/trice très som­mai­re­ment évoqué… 
La correction, une des étapes du manuscrit au livre imprimé

L’é­tape de la cor­rec­tion figure en bonne place dans le livre jeu­nesse Com­ment fait-on un livre ?, édi­té par Tour­billon en 2009. 

Marie-Odile, l’é­di­trice du livre qui est don­né en exemple, appelle Anne, la cor­rec­trice, pour s’as­su­rer de sa dis­po­ni­bi­li­té. C’est tout ce que nous sau­rons du métier, mais c’est mieux que rien.

Je com­plète donc cet article en citant l’ar­ticle « Correcteur/trice » de l’O­ni­sep, pour celles et ceux qui seraient tenté(e)s d’en­trer dans cette « carrière ». 

Accent grave ou accent aigu ? Majus­cule ou minus­cule ? Deux « p » ou un seul ? Quels sont le sujet, le temps employés ? Le cor­rec­teur passe les textes des pro­fes­sion­nels de l’é­crit au crible. Jour­na­listes, auteurs, tra­duc­teurs, char­gés de com­mu­ni­ca­tion, rédac­teurs web, tous attendent la même chose de cet expert de la langue fran­çaise : qu’il amé­liore la « copie » (ou « épreuve ») qu’ils lui ont trans­mise. Son œil de lynx ne doit lais­ser pas­ser aucune faute d’or­tho­graphe, de gram­maire, de syn­taxe ou de typographie.

Dans les sec­teurs de l’é­di­tion, de la presse ou de la com­mu­ni­ca­tion d’en­tre­prise, il tra­vaille en rela­tion avec les secré­taires de rédac­tion ou d’é­di­tion ou encore les res­pon­sables de pro­duit. Le cor­rec­teur peut être sala­rié d’une entre­prise mais la grande majo­ri­té tra­vaille à domi­cile pour plu­sieurs employeurs. La pro­fes­sion est mena­cée par les res­tric­tions bud­gé­taires, plus encore que par le recours aux logi­ciels de cor­rec­tion auto­ma­tique. Cepen­dant, une nou­velle norme euro­péenne impose la cor­rec­tion des tra­duc­tions tech­niques et devrait favo­ri­ser l’es­sor de ce métier dans le sec­teur de la production.

On note­ra l’es­poir conte­nu dans la der­nière phrase, même si le sec­teur en ques­tion n’a rien de réjouis­sant pour un littéraire. 

Couverture du livre “Comment fait-on un livre ?”
Éd. Tour­billon, 2009.

Dans cette fiche, on trou­ve­ra aus­si une liste de for­ma­tions uni­ver­si­taires (licences et mas­ter de lettres et métiers du livre). 

Pour les for­ma­tions spé­ci­fiques au métier, voir la page For­ma­tion du Syn­di­cat CGT des correcteurs. 

☞ Lire aus­si Mon papa est cor­rec­teur.

PS – Le métier de cor­rec­teur est aus­si men­tion­né dans Le Livre, de Sté­pha­nie Ledu et Auré­lie Grand, coll. Mes p’tits docs, Milan, 2020 ; et dans Le Livre du livre, de Claude Lapointe, coll. Décou­verte cadet, Gal­li­mard, 1987. Mer­ci aux deux consœurs qui me les ont signalés.

Ce que la PAO a changé au métier de correcteur

Correcteur américain comparant la copie à l'épreuve. Lieu et date non communiqués.
Cor­rec­teur amé­ri­cain com­pa­rant la copie et l’é­preuve. Lieu et date n.c. Source : Get­ty Images.

L’avènement de la PAO a pro­vo­qué un chan­ge­ment d’époque pour le métier de cor­rec­teur. L’article « Cor­rec­tion » de l’Ency­clo­pé­die de la chose impri­mée du papier à l’é­cran1 explique bien ce basculement. 

Composition : la double saisie

À l’époque du plomb comme lors de l’arrivée de la pho­to­com­po­si­tion, les maté­riels uti­li­sés pour la com­po­si­tion étaient d’une uti­li­sa­tion réser­vée à des per­son­nels lon­gue­ment et spé­cia­le­ment for­més car ces maté­riels étaient chers, rares, encom­brants et d’emploi com­pli­qué.
La «  sai­sie » était donc confiée à des pro­fes­sion­nels (typo­graphes, lino­ty­pistes, cla­vistes) qui com­po­saient les textes manus­crits confiés par l’auteur… La tâche du cor­rec­teur consis­tait à com­pa­rer scru­pu­leu­se­ment la copie ori­gi­nale et l’épreuve pour évi­ter les bour­dons et les dou­blons, à cor­ri­ger les fautes d’inattention (coquilles), à contrô­ler l’observation des règles typo­gra­phiques (espa­ce­ments, lézardes…) et la qua­li­té du maté­riel de com­po­si­tion (lettres abî­mées, mélan­gées, mas­tics…).
Les cor­rec­tions étaient notées dans les marges de l’épreuve puis exé­cu­tées par le même per­son­nel qui avait com­po­sé le texte (cor­ri­geage). 

PAO : la saisie directe

L’arrivée de la micro-infor­ma­tique a per­mis, à par­tir de 1980, de confier direc­te­ment aux auteurs, aux écri­vains, aux jour­na­listes ou à des dac­ty­lo­graphes un maté­riel de sai­sie léger, éco­no­mique, d’utilisation extrê­me­ment sim­pli­fiée (com­pa­rable à une machine à écrire) et qui pro­duit un fichier infor­ma­tique direc­te­ment uti­li­sable pour la mise en page et l’impression. 
Le cor­rec­teur est sou­vent lui-même équi­pé d’un micro-ordi­na­teur. Sa tâche de com­pa­rai­son avec un texte ori­gi­nal est sup­pri­mée2, mais d’autres sujé­tions ont été ajou­tées à sa tâche. 
La pre­mière, c’est que le pro­fes­sion­nel d’imprimerie connais­sait bien et appli­quait lors de la com­po­si­tion les règles tra­di­tion­nelles de l’utilisation des ita­liques, des gras, des lettres supé­rieures, des espaces spé­ciales, savait pla­cer les capi­tales, com­po­ser les abré­via­tions, etc., toutes com­pé­tences qui ne res­sor­tissent pas de l’éducation du public moyen. 
Les règles déli­cates de la langue (accords des par­ti­cipes pas­sés par exemple, emploi des plu­riels, traits d’union…) n’échappaient pas non plus à l’opérateur de sai­sie. 
L’utilisation d’un micro-ordi­na­teur comme d’une machine à écrire, par un pro­fane sans for­ma­tion spé­cia­li­sée, amène éga­le­ment à devoir cor­ri­ger une bonne par­tie des signes néces­saires à un fran­çais cor­rect (e dans o, c cédille majus­cule, capi­tales accen­tuées, liga­tures, guille­mets, puces, tirets…). 
C’est le cor­rec­teur, pre­mier pro­fes­sion­nel de la chaîne de fabri­ca­tion à inter­ve­nir après l’auteur, qui est char­gé du « net­toyage » du texte, direc­te­ment lors de la lec­ture à l’écran, et simul­ta­né­ment de son cor­ri­geage3.

Cor­rec­teur tra­vaillant sur écran au New York Times. Date n.c. Source : The New York Times.

Sens et cohérence du texte

Cette rup­ture sur le plan tech­nique a cepen­dant lais­sé intacte la par­tie la plus inté­res­sante du métier :

[…] la fonc­tion la plus noble de la cor­rec­tion, toutes époques confon­dues, demeure : véri­fier que le texte a du sens ! Une légende pla­cée sous la mau­vaise pho­to, une note absente à l’appel, un nombre erro­né, un pavé de texte mas­qué par un des­sin, un cha­pô ajou­té en der­nière minute sur la page mon­tée et non relu préa­la­ble­ment… et c’est l’article entier qui perd son sens, quel­que­fois l’ouvrage entier qui perd tout cré­dit !
Dans la jungle des fautes humaines, infor­ma­tiques, méca­niques, le der­nier maillon de la chaîne du «  pré­presse », lors de cet ultime contrôle avant bon à tirer, c’est encore le cor­rec­teur (qui prend alors le nom de « réviseur »).

☞ Lire aus­si Cor­ri­ger au temps de Guten­berg.


Conditions de travail des correcteurs au XXe siècle

« Les cor­rec­teurs en pleine action. » Image du Net (DR). Source inconnue.

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les déplo­rables condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs du xve au xixe siècle1. Il semble mal­heu­reu­se­ment que le pro­blème ait per­du­ré au xxe siècle. Ain­si trouve-t-on en 1973, dans l’ouvrage d’Yves Blon­deau Le Syn­di­cat des cor­rec­teurs2, le texte suivant :

L’article 3 de l’annexe tech­nique des cor­rec­teurs — conven­tion col­lec­tive de la presse de 1937 — pré­cise « (…) qu’il est dési­rable que les cor­rec­teurs dis­posent, lorsque cela est pos­sible, dans chaque impri­me­rie, d’un local indé­pen­dant et spa­cieux, aéré et, autant que pos­sible, éclai­ré par la lumière du jour et agen­cé spé­cia­le­ment pour l’exécution du tra­vail ». Le peu de pro­grès dans ce domaine est affir­mé par la néces­si­té que les cor­rec­teurs ont eue de faire insé­rer, en les repro­dui­sant mot pour mot, ces quelques lignes dans l’annexe tech­nique de la conven­tion col­lec­tive de la presse de 1959. 
Un aper­çu des condi­tions de tra­vail réelles des cor­rec­teurs est don­né par un article de R. Man­ge­ret3 : « Elles sont légion les impri­me­ries où, dans une atmo­sphère irres­pi­rable (odeur de plomb en fusion, fumée de ciga­rettes, pous­sières vol­ti­geant au moindre dépla­ce­ment), sou­vent au milieu de l’atelier, avec le bruit des lino­types, il (le cor­rec­teur) ne doit pas avoir la moindre dis­trac­tion. L’aération, quand par hasard il occupe une petite pièce, est le plus sou­vent très mau­vaise : pas de fenêtre don­nant sur l’extérieur, donc pas de pos­si­bi­li­té de renou­ve­ler l’air vicié. C’est la lumière cli­gno­tante qui éclaire son bureau exi­gu, c’est la couche de pous­sière gluante qui recouvre tout : murs, tables, armoires, et toute chose qu’on a l’imprudence de lais­ser quelque temps à la même place. 
« Depuis ce jour­nal tris­te­ment célèbre pour la décré­pi­tude de ses locaux, où l’on a peur de se retrou­ver sou­dain au rez-de-chaus­sée par les trous que dis­pense géné­reu­se­ment le plan­cher ver­mou­lu, où les cor­rec­teurs tra­vaillent sur des tables ban­cales, s’asseyent sur des chaises per­cées (sic) et où les vitres cas­sées laissent joyeu­se­ment fil­trer l’air pur du « Crois­sant4 », tout cela dans la crasse…
« Jusqu’à ce grand quo­ti­dien où les vasis­tas à ras du sol s’entrouvrent sur la cour inté­rieure pour que les gaz d’échappement des nom­breuses voi­tures et motos manœu­vrant sans arrêt asphyxient les cor­rec­teurs. Local bien trop petit, sys­tème d’aération inef­fi­cace, sale­té régnant en maî­tresse… (…) »
[…]
Aux odeurs, au manque d’air, aux pous­sières, au bruit, à la vétus­té des locaux, s’ajoute, aujourd’hui encore, un éclai­rage défi­cient, source d’une fatigue sup­plé­men­taire pour les correcteurs.

La « cage de verre » décrite par Georges Sime­non en 19715 et fil­mée par Fran­çois Truf­faut en 19796 est repré­sen­ta­tive de ces locaux exi­gus. Ni l’es­pace ni l’é­clai­rage ne semblent, non plus, bien fameux dans le cas­se­tin recréé par Claire Clou­zot en 19817.

L’arrivée de la pho­to­com­po­si­tion (années 1960), de la PAO (1985) et la loi Évin contre le taba­gisme (1991) ont assai­ni l’air, mais pour ce qui est de l’espace, je peux à mon tour témoi­gner, ces der­nières années, avoir plu­sieurs fois été relé­gué dans une petite pièce sans fenêtre ou sur un coin de bureau. 

Le télé­tra­vail pré­sente au moins l’avantage de pou­voir contrô­ler ses condi­tions maté­rielles de travail. 


“Le Gardien de la norme”, de Jean-Pierre Leroux

Couverture du livre "Le Gardien de la norme", de Jean-Pierre Leroux

Le Gar­dien de la norme est un livre post­hume de Jean-Pierre Leroux (1952-2015), qui a pas­sé « qua­rante ans à han­ter les cou­lisses de la lit­té­ra­ture ». C’est, en quelque sorte, le tes­ta­ment de ce révi­seur lin­guis­tique, « pri­vi­lé­gié d’un très grand nombre d’écrivains qué­bé­cois […], récla­mé par tous ceux qui le disaient le meilleur » (dixit Monique Proulx, dans sa préface).

Sur la forme, ce livre tient plus du recueil de « mor­ceaux » que de l’ouvrage construit. En tout cas, ce n’est « ni un trai­té ni un manuel de révi­sion », ce que l’auteur admet lui-même dans son avant-pro­pos – pré­ci­sion qui aurait été utile dans la pré­sen­ta­tion de l’éditeur. 

Quel est le rôle exact du révi­seur lit­té­raire, notion spé­ci­fi­que­ment qué­bé­coise ? En quoi dif­fère-t-il du cor­rec­teur ? Et à quel stade de la chaîne édi­to­riale inter­vient-il ? Le manus­crit ayant été « scru­té » et vali­dé par l’éditeur :

Le révi­seur lin­guis­tique […], qui est le maillon sui­vant, se pré­oc­cupe de la cor­rec­tion […] de la langue. Par la suite, le texte modi­fié est revu par l’auteur et l’éditeur, et mis en pages. Entre alors en scène le cor­rec­teur d’épreuves, qui, au cours de sa lec­ture, véri­fie que les cor­rec­tions rete­nues ont été appor­tées et peut sug­gé­rer d’autres chan­ge­ments. Enfin, la révi­sion revoit les der­nières cor­rec­tions, sans qu’il soit indis­pen­sable – si cha­cun a bien fait son tra­vail – de relire le texte en entier, d’autant plus que l’éditeur est sou­mis à des contraintes tem­po­relles et financières. 

Le titre don­né à l’ouvrage, « Le gar­dien de la norme », est en fait celui de la pre­mière par­tie du livre, la seule qui parle vrai­ment de révi­sion lin­guis­tique (p. 25-74). La seconde par­tie évoque la courte expé­rience de l’au­teur comme direc­teur lit­té­raire. La troi­sième ras­semble des por­traits d’écrivains et d’éditeurs qué­bé­cois1. La qua­trième peut être qua­li­fiée de « notes de lec­teur » (sur Tho­mas Bern­hard, Phi­lip Roth, Pes­soa… et sur Le Petit Robert, j’y revien­drai). Enfin, une courte fic­tion vient clore l’ouvrage.

La norme, mais laquelle ?

« Gar­der, c’est sur­veiller, non pour prendre en fla­grant délit, mais pour mettre à l’abri2. C’est pro­té­ger, non contre le chan­ge­ment, mais contre la dis­pa­ri­tion, l’écroulement. Le tout dans le silence recueilli de la lecture. » 

Le révi­seur lin­guis­tique est donc le gar­dien de la norme… mais de laquelle ? Car « La langue est mou­vante, elle évo­lue petit à petit, au gré des idées, des cir­cons­tances, des modes, des erreurs ».

Sur quelle norme le révi­seur lin­guis­tique doit-il s’appuyer ? Les dic­tion­naires, comme Le Petit Robert, un excellent conden­sé (Le Grand Robert aus­si, bien sûr, mais ses dimen­sions rendent dif­fi­ciles au quo­ti­dien sa mani­pu­la­tion et son ran­ge­ment), et les gram­maires, comme Le Bon Usage, l’espèce de cahier des normes du fran­çais. Mais il s’avère par­fois ardu d’appliquer des normes qui ne semblent pas claires ou logiques. 

Suivent quelques exemples, que l’auteur conclut par deux ques­tions : « Doit-on lut­ter contre des emplois que l’usage a fini par impo­ser ? Doit-on tolé­rer des termes (comme solu­tion­ner) pour les­quels il existe déjà un équi­valent cor­rect (résoudre) ? » N’y pas répondre, c’est admettre que tout cor­rec­teur ou révi­seur y est confron­té chaque jour : il est seul res­pon­sable de ses choix, de l’endroit où il place le cur­seur normatif.

Le “rituel de la révision”

Leroux aborde ensuite le tra­vail de la révi­sion lui-même, à effec­tuer sur « une table bien ordonnée » :

Tout doit être à sa place. Le sty­lo rouge qui répan­dra le sang des cor­rec­tions sur les feuilles, le crayon à mine pour les dis­crètes et effa­çables anno­ta­tions et inter­ro­ga­tions dans la marge de gauche, les sty­los de cou­leur pour les notes de toutes sortes à prendre sur une feuille à part, la règle à poser sur la page à lire de manière à mas­quer les lignes sui­vantes, et donc à frei­ner la lec­ture, une cal­cu­la­trice de poche per­met­tant de véri­fier les opé­ra­tions fon­da­men­tales dans les tableaux et d’établir la feuille de temps du révi­seur, des auto­col­lants colo­rés, une montre (ou l’heure à l’écran de l’ordinateur) pour consi­gner le temps notam­ment du début du tra­vail et de sa fin, un conte­nant rem­pli de trom­bones, de pinces ou d’élastiques pour regrou­per des feuillets. 

Les sources qu’il garde à por­tée de main sont les sui­vantes : Le Petit Robert, Le Bon Usage, L’Art de conju­guer de Bes­che­relle, Le Petit Robert des noms propres, Le Grand Dic­tion­naire ter­mi­no­lo­gique de l’Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise ou d’autres sites ency­clo­pé­diques comme Wiki­pé­dia, le Mul­ti­dic­tion­naire de la langue fran­çaise pour les emplois qué­bé­cois, Le Col­pron pour les angli­cismes, Le Ramat de la typo­gra­phie, Le Dic­tion­naire visuel « et d’autres ouvrages, selon les matières à réviser ». 

Robert plutôt que Larousse 

Pour­quoi pré­fère-t-il Le Petit Robert ? Parce que « les défi­ni­tions sont sou­vent por­tées à un haut degré de pré­ci­sion, de conci­sion, d’élégance ». Il rend un bel hom­mage à ce dic­tion­naire en y pio­chant au hasard des cita­tions puis en s’amusant à « décor­ti­quer les défi­nis­sants, qui com­posent une défi­ni­tion ». De son côté, Le Petit Larousse « a l’avantage de pré­sen­ter des illus­tra­tions et de don­ner des défi­ni­tions concises, mais cette condi­tion devient un incon­vé­nient pour le pro­fes­sion­nel des mots, qui y trouve peu d’exemples d’emploi des termes ». Le Robert est « le livre à empor­ter sur une île déserte ».

Sur écran ou sur papier ? 

Et l’ordinateur ? S’il est bien pré­sent, « au fond de la table, ou sur une table qui lui est réser­vée », il n’est pas uti­li­sé en pre­mière intention :

[…] les révi­seurs lin­guis­tiques pré­fèrent sou­vent entre­prendre leur lec­ture sur papier, pour avoir la sen­sa­tion de mieux voir le texte, de mieux flai­rer ses pièges, dans le for­mat tra­di­tion­nel, cir­cons­crit et ras­su­rant de la feuille, sans la lumière sur­ajou­tée de l’écran à la page se dérou­lant presque à l’infini. Il s’agira ensuite de trans­crire les cor­rec­tions dans le fichier, de se relire à l’écran. Mais chaque révi­seur a sa méthode, et il n’est pas impos­sible que les tra­vailleurs plus jeunes jugent inutiles, d’une époque révo­lue, la copie papier.

Le travail lui-même

Jean-Pierre Leroux recom­mande la double lec­ture, au rythme d’un para­graphe à la fois : 

Le révi­seur peut pri­vi­lé­gier le para­graphe comme fron­tière natu­relle de la lec­ture ini­tiale, parce qu’il faut bien s’arrêter quelque part avant de se relire. Arri­vé à la fin du para­graphe, il le reprend. Sans ces deux pre­mières lec­tures, il paraît impos­sible d’espérer appré­hen­der l’ensemble du texte. La pre­mière lec­ture, essen­tiel­le­ment visuelle, méca­nique, se pré­sente comme une suite de mots – du voca­bu­laire, des élé­ments liés entre eux par des conjonc­tions et des pré­po­si­tions –, et le sens s’esquisse bien enten­du, mais il est en grande par­tie dis­si­mu­lé der­rière les signes gra­phiques. La deuxième lec­ture, déjà plus dis­tan­ciée, comme une vue en plon­gée, per­met d’apercevoir ce que les mots cherchent à dire, va au-delà de la syn­taxe et du sens som­mai­re­ment per­çu. Elle livre un sens plus global.

Se conten­ter d’une pre­mière lecture : 

Ce serait faire appel à plu­sieurs habi­le­tés simul­ta­né­ment, sachant en outre que cer­tains aspects du texte sol­li­citent un savoir cou­rant, pro­fon­dé­ment ancré depuis l’école et au fil des lec­tures, tan­dis que d’autres aspects requièrent des véri­fi­ca­tions par­fois poussées.

Secrets du bon travail 

Les cor­rec­teurs savent bien qu’ils doivent tou­jours douter : 

La règle d’or est de ne jamais se pres­ser. […] il faut être prêt à tout cher­cher, et d’abord ce qu’on croit connaître. […] Cette recherche de l’évidence est d’ailleurs une des manières de se ména­ger de belles sur­prises, de décou­vrir des faits de langue qu’on ignorait […].

Leroux aborde le pro­blème des répé­ti­tions de mots et expres­sions, ceux que l’auteur emploie de nou­veau parce qu’il les a gar­dés en mémoire ou parce qu’ils sont ses termes fétiches. 

Le Petit Robert s’avère dans ces cir­cons­tances d’un pré­cieux secours, mais il est sou­hai­table d’écarter les syno­nymes évi­dents qu’il four­nit […] et de faire appel à un mot parais­sant éloi­gné mais appro­prié au contexte, quitte à sou­mettre à l’auteur la refor­mu­la­tion d’un seg­ment de phrase.

En cas de panne, ne pas hési­ter à « lais­ser un signe […] ou une note […] à la mine dans la marge et à y reve­nir plus tard […] dans la plu­part des cas, à la suite de cette pause, le terme recher­ché se détache de lui-même. » 

Faut-il tout vérifier ? 

Autant que pos­sible, oui, mais en recon­nais­sant ses limites :

[…] l’auteur doit assu­mer l’exactitude des faits, des don­nées et des chiffres qu’il avance, à plus forte rai­son lorsque le sujet est très spé­cia­li­sé ou tech­nique. […] Par contre, [le révi­seur] est sus­cep­tible de poser des ques­tions ou d’émettre des com­men­taires, et même des doutes. Et rien ne l’empêche non plus, pour­vu qu’il garde son sang-froid […], de signa­ler un pré­ju­gé, quel qu’il soit. […] il a tout à fait le droit se se mêler de ce qui ne le regarde pas, sans tou­te­fois jamais perdre de vue l’idée que toute cor­rec­tion ou toute recom­man­da­tion qu’il fait reste une sug­ges­tion, car le texte ne lui appar­tient pas.

Rester humble

Nous arri­vons main­te­nant à la par­tie la plus inté­res­sante : elle a trait aux limites d’intervention du réviseur. 

Le révi­seur peut être por­té sans trop s’en rendre compte à mani­fes­ter ses pré­fé­rences, à ajou­ter sa propre cou­leur, ce qui risque d’altérer l’esprit du texte. L’insécurité est liée à la crainte que le tra­vail lin­guis­tique ne soit pas recon­nu, ou soit jugé insuf­fi­sant, s’il n’entraîne pas un nombre appré­ciable et bien visible de cor­rec­tions. Il est loin d’être tou­jours facile pour le révi­seur de n’apporter que les chan­ge­ments stric­te­ment néces­saires. Cela implique d’accepter une for­mu­la­tion qui ne lui plaît pas mal­gré qu’elle soit cor­recte, de ne pas rem­pla­cer une expres­sion conforme par celle qu’il choi­si­rait s’il écri­vait lui-même, de ne pas effec­tuer une sorte de nivel­le­ment cor­res­pon­dant fina­le­ment à sa propre façon d’écrire. Ain­si, le révi­seur ne peut mode­ler l’écriture à sa guise, sup­pri­mer ce qui le dérange, orien­ter une idée dans un sens qui lui paraî­trait pré­fé­rable. Car l’application de normes ne doit jamais empié­ter sur la per­son­na­li­té du ton. On peut appe­ler ça l’humilité du technicien.

On reste d’autant plus faci­le­ment humble que ce tra­vail est géné­ra­le­ment mal consi­dé­ré et mal payé (en 2015, avec trente ans d’expérience, on touche péni­ble­ment 25 dol­lars l’heure dans l’édition lit­té­raire, selon Leroux). Cepen­dant, pour sa propre satis­fac­tion comme pour celle de son client, il faut tra­vailler « le mieux pos­sible, en y met­tant toute [s]a concen­tra­tion et toute [s]on énergie ».

Les vingt pages que je viens de syn­thé­ti­ser, les seules évo­quant concrè­te­ment notre pra­tique, sont sui­vies d’un dia­logue ima­gi­naire illus­trant la mécon­nais­sance dont la pro­fes­sion est le plus sou­vent vic­time – on en trouve un équi­valent au début du livre Au bon­heur des fautes de Muriel Gil­bert3. Puis, à tra­vers quelques anec­dotes, Jean-Pierre Leroux relate des expé­riences dif­fi­ciles de col­la­bo­ra­tion avec l’auteur, qui a besoin d’être ras­su­ré avant de pou­voir admettre des cor­rec­tions vécues comme des « intrusions ».

Après un court com­men­taire d’une cita­tion de Ray­mond Car­ter sur la révi­sion du manus­crit, l’au­teur pro­pose des consi­dé­ra­tions géné­rales sur la ponc­tua­tion (gram­ma­ti­cale plu­tôt qu’orale), les pléo­nasmes (cer­tains sont admis­sibles) et l’« écri­ture for­ma­tée » des romans jeu­nesse et poli­ciers, qui n’apprendront sans doute rien au cor­rec­teur professionnel.

Il ne faut pas cher­cher dans ce livre la « réflexion fas­ci­nante sur la pra­tique de ce métier de l’ombre » que nous annonce l’éditeur en qua­trième de cou­ver­ture. Plu­tôt, comme le résume la pré­fa­cière, « un jour­nal intime, à l’écriture fré­mis­sante et pré­cise, qui nous dévoile les forces et les bles­sures d’un homme habi­té par la pas­sion de son métier ». Il satis­fe­ra donc davan­tage l’a­ma­teur de lit­té­ra­ture (sur­tout qué­bé­coise) que le cor­rec­teur en recherche de for­ma­tion professionnelle.

☞ Voir ma Biblio­thèque du cor­rec­teur.

Jean-Pierre Leroux, Le Gar­dien de la norme, Les Édi­tions du Boréal, 2016, 256 pages.


“Histoire du livre et de l’édition”, de Yann Sordet

Couverture de l'Histoire du livre et de l'édition, de Yann Sordet
Le « gros roman » de mon été.

Des tablettes sumé­riennes à Google Books. L’His­toire du livre et de l’édition qu’a fait paraître Yann Sor­det en mars der­nier a été pour moi le « gros roman » de l’été. Cette vaste syn­thèse des tra­vaux les plus récents est à la fois riche­ment docu­men­tée, clai­re­ment expo­sée et remar­qua­ble­ment orga­ni­sée. On peut la lire in exten­so, comme je l’ai fait – et c’est pas­sion­nant de bout en bout –, ou y pui­ser des ren­sei­gne­ments sur un thème par­ti­cu­lier, car elle est assor­tie d’une table des matières détaillée et d’un index des noms de per­sonnes, de col­lec­ti­vi­tés, de lieux, et des titres. 

Sur le sujet que je traite dans ce blog, le métier de cor­rec­teur et son his­toire, sans sur­prise je n’y ai pas trou­vé grand-chose. L’auteur pou­vait dif­fi­ci­le­ment trai­ter dans ses 800 pages ce qui n’est qu’effleuré dans les quatre gros volumes de l’His­toire de l’édition fran­çaise, de Roger Char­tier et Hen­ri-Jean Mar­tin (Fayard, 1983-1986, dont je par­le­rai dans un pro­chain article). Si la cor­rec­tion, étape fon­da­men­tale de la vie du livre, n’est pas pas­sée sous silence, elle n’est pas non plus détaillée. Confor­mé­ment à son titre, cet ouvrage est une his­toire du livre, non une his­toire des hommes du livre. Comme le dit Robert Darn­ton dans sa post­face, « c’est la vision large, déve­lop­pée à tra­vers la longue durée, qui carac­té­rise ce volume ». Nous n’entrons jamais dans la vie d’un atelier. 

On devine cepen­dant que le métier a bien chan­gé depuis l’époque de la com­po­si­tion au plomb, « un contexte de pro­duc­tion où, en plus des risques ordi­naires de l’inattention humaine (que connais­sait déjà le copiste), le dis­po­si­tif tech­nique ajou­tait des fac­teurs d’erreurs (inter­ver­sion de lignes, ren­ver­se­ment de carac­tère, mau­vaise suc­ces­sion des pages liée à une erreur d’imposition…) » (p. 193).

Contri­buant dans l’ombre à la qua­li­té des ouvrages impri­més, les cor­rec­teurs répondent à l’exigence for­mu­lée par Érasme dès 1505, pour qui, nous dit Yann Sor­det, « la per­fec­tion du texte écrit est une des ambi­tions les plus hautes ; elle impose une vigi­lance d’autant plus exi­geante que “l’imprimerie […] répand aus­si­tôt une faute unique en mille exem­plaires” » (p. 290). 

Assu­ré­ment, nos ancêtres ont par­ti­ci­pé, au moins par la pra­tique, à la nor­ma­li­sa­tion de la langue fran­çaise et des usages typo­gra­phiques, mais ils sont bien peu nom­breux à avoir lais­sé témoi­gnage de leur vie pro­fes­sion­nelle ou à avoir cou­ché sur le papier leurs réflexions sur le métier, à la notable excep­tion de Jérôme Horn­schuch (1608, lire mon article) et de Louis-Emma­nuel Bros­sard (Le Cor­rec­teur typo­graphe, 1924-1934, article à venir). 

Quoi qu’il en soit, le récit des étapes ayant conduit au livre, et à l’imprimé en géné­ral, tel que nous le connais­sons aujourd’hui – et sur lequel le cor­rec­teur conti­nue d’in­ter­ve­nir – est très inté­res­sant à suivre. Récit d’une suc­ces­sion d’inventions : l’é­cri­ture, ses dif­fé­rents sup­ports et formes jus­qu’au codex en papier, l’imprimerie par Guten­berg, bien sûr, mais aus­si les carac­tères romains puis ita­liques, les lettres accen­tuées, la cédille et l’apostrophe, le décou­page du texte et les signes de ponc­tua­tion, etc. 

Par­mi ces élé­ments figurent les règles typo­gra­phiques : elles sont évo­quées très tard dans l’ouvrage, dans un para­graphe sur la « chaîne gra­phique » (p. 635).

Sous l’ancien régime typo­gra­phique, les choix de com­po­si­tion et de mise en page (alter­nance des casses, signes de ponc­tua­tion, ges­tion des blancs et des cou­pures de lignes, etc.) étaient très lar­ge­ment fixés au sein des ate­liers, même si des usages s’étaient impo­sés de manière cou­tu­mière, avec des par­ti­cu­la­ri­tés ou des ten­dances propres à cer­tains espaces géo­lin­guis­tiques. L’idée d’un code typo­gra­phique géné­ral est appa­rue au xixe siècle et a trou­vé son pre­mier lieu d’expression dans les manuels de com­po­si­tion, comme celui du cor­rec­teur Antoine Frey, paru en 1835 au sein de la col­lec­tion des manuels ency­clo­pé­diques Roret, et qui a été lar­ge­ment dif­fu­sé et réédi­té. En 1889, Hachette avait publié ses Règles typo­gra­phiques géné­ra­le­ment sui­vies et adop­tées pour les publi­ca­tions de la Librai­rie Hachette. En 1928, pour la pre­mière fois paraît un ouvrage déli­bé­ré­ment col­lec­tif, qui tend vers la norme du fait de l’adhésion de plu­sieurs pro­fes­sion­nels à son conte­nu : c’est le Code typo­gra­phique, édi­té par une « socié­té ami­cale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie », désor­mais régu­liè­re­ment actua­li­sé, et dont la publi­ca­tion sera prise en charge par les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles [la 18e édi­tion, der­nière à ce jour, publiée par la Fédé­ra­tion de la com­mu­ni­ca­tion, CFE-CGC, date de 1997]. Un guide com­plé­men­taire s’impose dans le sec­teur, le Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale, publié pour la pre­mière fois en 1971 et qui a déjà connu cinq éditions.

Réim­pri­mée en 2017, cette der­nière réfé­rence n’a cepen­dant pas été revue depuis 2002 et je doute que cette tâche soit une prio­ri­té du groupe indus­triel (IN Groupe) qu’est deve­nue l’Imprimerie natio­nale dans les années 1990 car, comme le pré­cise Yann Sordet :

[…] entre 2003 et 2005, les dif­fi­cul­tés finan­cières, aggra­vées par la dis­pa­ri­tion du mar­ché de l’annuaire des PTT, la contraignent à céder la plu­part de ses sites, à réduire sa masse sala­riale par des plans sociaux, et à res­ser­rer dras­ti­que­ment son acti­vi­té aux seuls docu­ments dont la pro­duc­tion est entou­rée de mesures par­ti­cu­lières de sécurité. 

Quant au patri­moine « vivant et maté­riel » de l’Imprimerie natio­nale, il est désor­mais conser­vé par l’Ate­lier du livre d’art et de l’estampe, dans le nord de la France. 

Dans ce remar­quable ouvrage, le cor­rec­teur appren­dra aus­si beau­coup des pro­grès tech­niques qui ont mené de la séquence de l’an­cien régime typo­gra­phique (pré­pa­ra­tion de la copie, com­po­si­tion, impo­si­tion, impres­sion, éven­tuel­le­ment reliure) à la chaîne gra­phique actuelle, où le rem­pla­ce­ment du plomb par le cla­vier a par­tiel­le­ment – mais sub­stan­tiel­le­ment – modi­fié la nature de son tra­vail. Sans par­ler des muta­tions de l’é­di­tion, aux­quelles Yann Sor­det consacre de nom­breuses pages tout aus­si captivantes. 


Yann Sor­det, His­toire du livre et de l’édition, Albin Michel, 2021, 800 pages.

“Une vie française”, de Jean-Paul Dubois

La phrase que j’ai choi­si de mettre en exergue à mon site, je l’ai extraite du Petit Robert

Entrée "correcteur" du Petit Robert
Extrait de l’en­trée « Cor­rec­teur, trice » du Petit Robert (appli­ca­tion pour iPhone, 2021).

La source de cette cita­tion est un roman de Jean-Paul Dubois, Une vie fran­çaise (éd. de l’Olivier, 2004). La mère du nar­ra­teur, Claire Blick, y est cor­rec­trice de presse. S’il est peu ques­tion du métier dans le roman, la page 23 fait excep­tion. La voici. 

Couverture du roman "Une vie française" de Jean-Paul Dubois

Claire, ma mère, ne par­lait guère de son métier de cor­rec­trice. Elle m’avait som­mai­re­ment expli­qué une fois pour toutes que son tra­vail consis­tait à cor­ri­ger les fautes d’orthographe et de langue com­mises par des jour­na­listes et des auteurs peu regar­dants sur l’usage des sub­jonc­tifs ou les accords des par­ti­cipes pas­sés. On pour­rait croire qu’il s’agit là d’une tâche rela­ti­ve­ment pai­sible, répé­ti­tive, et tout cas peu anxio­gène. C’est exac­te­ment le contraire. Un cor­rec­teur n’est jamais en repos. Sans cesse il réflé­chit, doute, et sur­tout redoute de lais­ser pas­ser la faute, l’erreur, le bar­ba­risme. L’esprit de ma mère n’était jamais en repos tant elle éprou­vait le besoin, à tout heure, de véri­fier dans un mon­ceau de livres trai­tant des par­ti­cu­la­rismes du fran­çais1, le bon usage d’une règle ou le bien-fon­dé de l’une de ses inter­ven­tions. Un cor­rec­teur, disait-elle, est une sorte de filet char­gé de rete­nir les impu­re­tés de la langue. Plus son atten­tion et son exi­gence étaient grandes, plus les mailles se res­ser­raient. Mais Claire Blick ne se satis­fai­sait jamais de ses plus grosses prises. En revanche, elle était obsé­dée par ces fautes minus­cules, ce krill d’incorrections qui, sans cesse, se fau­fi­lait sans ses filets. Il était fré­quent que ma mère se lève de table en plein repas du soir pour aller consul­ter l’un de ses ency­clo­pé­dies ou un ouvrage spé­cia­li­sé, et cela dans l’unique but d’éliminer un doute ou bien d’apaiser une bouf­fée d’angoisse. Ce com­por­te­ment n’était pas spé­ci­fique au carac­tère de ma mère. La plu­part des cor­rec­teurs déve­loppent ce genre d’obsession véri­fi­ca­trice et adoptent des com­por­te­ments com­pul­sifs géné­rés par la nature même de leur tra­vail. La quête per­ma­nente de la per­fec­tion et de la pure­té est la mala­die pro­fes­sion­nelle du réviseur. 

Je me recon­nais assez dans ce por­trait. Et vous ? 

Des correcteurs sévèrement punis ?

Dans plu­sieurs jour­naux du début du xxe siècle, on trouve le même texte affir­mant qu’au Ching-Pao, jour­nal chi­nois, « le cor­rec­teur pris en défaut est empa­lé, tout uniment ». 

La répé­ti­tion n’a rien de sur­pre­nant : il n’é­tait pas rare les jour­naux de l’é­poque se copient l’un l’autre pour rem­plir leurs colonnes. Mais la repu­bli­ca­tion d’une infor­ma­tion n’as­sure pas de sa véra­ci­té. Si la Gazette de Pékin (京 报, trans­lit­té­ré Jing Bao, par­fois Ching Pao) a bien exis­té jus­qu’en 19121, l’au­then­ti­ci­té du sup­plice du cor­rec­teur n’est pas garan­tie2 – heureusement !

On trouve une variante de cette his­toire dans La Petite Tuni­sie du 12 sep­tembre 1927 :

LA CHINE EST UN PAYS CHARMANT.
Le jour­nal chi­nois « Ching-Pao » est la plus vieille gazette connue. S’y glisse-t-il une coquille ? Le com­po­si­teur reçoit cent coups de verge, ce qui est ano­din, mais le cor­rec­teur est empa­lé sur l’heure, ce qui est bien quelque chose.
Ce n’est pas comme dans nos jour­naux — sur­tout le nôtre — on découvre peu de coquilles dans le « Ching-Pao ».
Heu­reux journal.

Une anec­dote appro­chante remonte, elle, au xvie siècle. D’a­près l’im­pri­meur Georges-Adrien Cra­pe­let3 (1837), « Un cor­rec­teur mal­in­ten­tion­né fut fouet­té de verges et hon­teu­se­ment chas­sé de la ville épis­co­pale de Wurtz­bourg4, pour avoir omis la lettre w dans un mot, ce qui for­moit un sens obs­cène ». L’in­for­ma­tion est reprise par son confrère Paul Dupont5 puis par l’an­cien libraire-édi­teur Edmond Wer­det6. Plus près de nous, D. B. Dru­cker7 ajoute que la coquille en ques­tion fut « oubliée dans un livre de Cicéron ». 

Mais la source de cette his­toire me reste aus­si incon­nue que celle de la première…