L’imprimerie d’un journal parisien dans les années 1960

Philippe Ragueneau, "Un homme à vendre", 1979

Rien de tel que la lit­té­ra­ture pour vous plon­ger dans un milieu que vous n’a­vez pas connu. Ain­si, dans un roman de 1979, on par­tage la vie d’un grand quo­ti­dien, Paris-Matin, après la guerre d’Al­gé­rie. Il est sur­tout ques­tion de sa dis­tri­bu­tion, car le héros du livre, Maxime Fer­ral, ancien sol­dat de métier et mer­ce­naire, est, à cette période de sa vie, ins­pec­teur des ventes du quo­ti­dien. Mais voi­ci des extraits où l’on per­çoit « l’ambiance enfié­vrée de l’atelier », un « bruit de ruche au tra­vail », « des odeurs indé­fi­nis­sables et subtiles ».

Toutes les lino­types cré­pi­taient en même temps, hachant les mots fugi­tifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opé­ra­teurs, les lignes de carac­tères tom­baient de la fon­deuse et s’alignaient sur les pla­teaux. Les typos, devant les casses, com­po­saient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes dis­po­saient rapi­de­ment la com­po­si­tion dans les formes, sépa­rant les colonnes d’interlignes et de filets les­te­ment cou­pés, à la dimen­sion, dans les lamelles de plomb souple et luisant. 

Si le métier de cor­rec­teur est men­tion­né plus loin — le jour­nal est le résul­tat du « tra­vail obs­cur et concer­té de plu­sieurs cen­taines de pro­fes­sion­nels, de l’en­voyé spé­cial au cor­rec­teur […] » —, c’est appa­rem­ment le seul secré­taire de rédac­tion qui, dans ce jour­nal, véri­fie les morasses.

Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse sur­gis­sait, pre­mière et gros­sière épure que le secré­taire de rédac­tion haus­sait avi­de­ment à hau­teur d’un regard cri­tique, pour la sou­pe­ser, voir son « œil », esti­mer sa fidé­li­té au modèle.
La page était « bonne ». Le secré­taire de rédac­tion posait un doigt sur un bou­ton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signa­laient que la 7 pas­sait à la prise d’empreinte. Décras­sées d’un coup de chif­fon imbi­bé d’essence, les formes, habillées de feutre et de car­ton mou, glis­saient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan sur­gis­sait, fouillis de creux et de bosses menus que le cli­cheur, dans la salle voi­sine, allait prendre en compte et trans­for­mer en métal.

Un autre soir, le jour­nal appro­chant du bou­clage, « l’atelier [est] à demi déser­té, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :

À la com­po­si­tion, on fai­sait la pause. Une lino­type qui ache­vait des cor­rec­tions cré­pi­tait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à pro­pos d’une inver­sion de légendes. Amé­dée remet­tait de l’ordre dans ses casses.
Max […] repous­sait du pied des épreuves macu­lées que les balayeurs, au matin, pour­chas­se­raient jusqu’aux pou­belles. À la cli­che­rie, les rognures de métal, tom­bées des cli­chés bros­sés, cris­saient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arra­chaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert récla­mait à tue-tête ses cor­rec­tions pour pou­voir ser­rer la forme des der­nières nou­velles. Dans le ves­tiaire, on enten­dait des robi­nets cou­ler et des rires.

Phi­lippe Rague­neau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.

L’arrivée de l’informatique dans un triste cassetin belge

Xavier Hanotte, "Du vent", Belfond, 2016

Dans le roman Du vent (Bel­fond, 2016), de l’écrivain et tra­duc­teur belge Xavier Hanotte, le pro­ta­go­niste, Jérôme Walque, ancien étu­diant en phi­lo­lo­gie et roman­cier à ses heures per­dues, a choi­si de gagner sa vie comme cor­rec­teur. Il est employé « dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale » (ce fut aus­si le cas, à Paris, d’Eugène Iones­co1). C’est, pour l’auteur, l’occasion de bros­ser un tableau sinistre des locaux où les cor­rec­teurs offi­cient. Un de plus2.

L’établissement lui-même – un véné­rable hôtel de maître aux esca­liers pom­peux et grin­çants, suant la médio­cri­té capi­ton­née des culs-de-sac intel­lec­tuels – sem­blait un îlot du dix-neu­vième siècle oublié en che­min par les explo­ra­teurs de la moder­ni­té. On y com­po­sait encore cer­tains annuaires à la mono­type et, à la fin du mois, cha­cun des loyaux ser­vi­teurs de la mai­son rece­vait une enve­loppe en papier kraft où tin­taient, au cen­time près, les pièces de son salaire entre deux billets neufs. C’é­tait peu dire que le tra­vail, pour exi­geant qu’il fût, lui lais­sait l’âme en paix et l’i­ma­gi­na­tion libre de vaga­bon­der, pen­dant comme après les heures de service.

Une des Pri­sons ima­gi­naires (Car­ce­ri d’in­ven­zione, 1750) de Gio­van­ni Bat­tis­ta Piranesi.

Plus loin, l’auteur détaille « le bureau des cor­rec­teurs », dont le « charme dis­cu­table […] l’ap­pa­ren­tait, dans l’es­prit de ses occu­pants, au greffe pous­sié­reux d’une pri­son vue par Pira­nèse » (savou­reuse référence).

Com­plète depuis la Révo­lu­tion belge, la col­lec­tion du jour­nal offi­ciel capi­ton­nait les murs du sol au pla­fond, man­teau de che­mi­née com­pris. […] Pro­fi­tant de l’u­nique fenêtre, un soleil aus­si patient qu’é­co­nome avait jau­ni tous les fas­ci­cules, dont de nom­breuses pages par­taient en lam­beaux sous l’ef­fet de l’a­ci­di­té. Dans la pièce, haute comme le salon qu’elle avait jadis été, stag­nait un par­fum com­po­site de pipe froide […] et de vieux papier. Le défi­lé des typo­graphes y ajou­tait une odeur tenace d’encre grasse. […].

Il évoque aus­si l’arrivée de l’informatique, ce qui me conduit à situer l’action au tout début des années 1980. Né en 1960, Hanotte a tra­vaillé « un temps dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale [peut-être bien comme cor­rec­teur3] pour ensuite s’orienter vers la ges­tion de bases de don­nées infor­ma­tiques4 ».

Dans ce tableau de genre, les taches claires et géo­mé­triques des ordi­na­teurs consti­tuaient presque une faute de goût. Car au même moment, trois étages plus bas, l’im­pri­me­rie pro­lon­geait la vie d’ou­tils à peine pos­té­rieurs au père Guten­berg. […]
« Néan­moins, le trium­vi­rat au pou­voir dans la mai­son s’é­tait las­sé de pas­ser, dans le lan­der­neau édi­to­rial, pour le musée vivant de la cor­po­ra­tion et avait récem­ment lan­cé l’en­tre­prise dans un pru­dent défri­che­ment des voies de la moder­ni­té. En com­men­çant par l’ad­mi­nis­tra­tion.
« Comp­tables, libraires et cor­rec­teurs avaient donc vu, sous forme d’é­crans mono­chromes, s’ou­vrir devant eux quelques fenêtres sur le monde impi­toyable de l’é­co­no­mie de marché. […]

Ces pas­sages mis à part, il s’a­git davan­tage d’un (bon) roman sur le tra­vail de l’é­cri­vain et sur la place de la lit­té­ra­ture5.

Xavier Hanotte, Du vent, Bel­fond, 2016, p. 89-90 et 149-151.


  1. Voir mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres. ↩︎
  2. Voir notam­ment Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861 et Condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs au XXe siècle. ↩︎
  3. « Cor­rec­teur d’imprimerie lors de son ser­vice mili­taire, c’est tout natu­rel­le­ment que Xavier Hanotte s’est diri­gé vers ce métier dans la vie active. » Article « Xavier Hanotte : Un obser­va­teur du monde et de ses tour­ments », Catho­Bel, 13 mai 2024.  ↩︎
  4. Fiche de l’au­teur sur Bela. ↩︎
  5. Lire les cri­tiques sur Babe­lio, sur La Cause lit­té­raire et sur Leslibraires.fr. ↩︎

Étienne, dans “L’Épaisseur d’un cheveu”, de Claire Berest

J’avais repé­ré, par­mi les nou­veau­tés de la ren­trée lit­té­raire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu (Albin Michel). D’un des deux pro­ta­go­nistes, Ouest-France écri­vait : « Étienne […], cor­rec­teur dans l’édition, obses­sion­nel, épris de Ver­laine, dis­si­mule ses pen­chants para­noïaques sous une rigueur socia­le­ment accep­table1. » Il est en fait « le seul et véri­table per­son­nage du livre », pré­ci­sait L’Éclaireur Fnac2.

Une consœur a lu ce roman et m’a gen­ti­ment trans­mis les pages où est évo­qué le métier (mer­ci Catherine !).

C’est après une pre­mière expé­rience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manus­crit, cor­ri­gé « comme dans un corps-à-corps avec un ani­mal furieux et non domes­ti­qué », qu’Étienne a choi­si ce métier. 

Employé aux édi­tions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant cor­ri­gé de manus­crits. Textes cochon­nés, truf­fés d’écueils, de pla­ti­tudes, par­se­més d’erreurs et de mal­adresses, il avait tant redres­sé, net­toyé, déman­te­lé, purifié. » 

Frus­tré de n’être que cor­rec­teur, et non édi­teur, il a per­du ses illu­sions de jeu­nesse d’intervenir dans le « des­tin de la lit­té­ra­ture fran­çaise » et regrette l’« imper­son­na­li­té pro­gres­sive impo­sée à sa fonc­tion » « Les cor­rec­teurs […] ne sont jamais nom­més dans les livres aux­quels ils ont contri­bué », de même que le sculp­teur fran­çais Daniel Druet qui ten­ta, dans un pro­cès, de se faire recon­naître cocréa­teur de cer­taines œuvres de l’artiste ita­lien Mau­ri­zio Cat­te­lan, pro­cès évo­qué dans le roman3.

La rigueur obses­sion­nelle d’É­tienne ne l’at­teint pas que dans le tra­vail : « […] il pre­nait du temps sur ses loi­sirs pour signa­ler les erreurs sys­té­ma­tiques qu’il rele­vait dans les revues ou à la radio, il fal­lait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fan­ti­no, le cor­rec­teur mis en scène par Mar­co Lodo­li, voir l’ex­trait que j’ai publié). Sa com­pagne lui reproche aus­si de clas­ser leur biblio­thèque par ordre alpha­bé­tique des titres d’ouvrages.

Mal­gré sa « sus­cep­ti­bi­li­té légen­daire », les édi­teurs recon­naissent qu’il abat « un tra­vail colos­sal » : « Il cor­ri­geait entre qua­rante et soixante manus­crits par an, sans comp­ter quelques dizaines de textes de pré­sen­ta­tion ou com­mu­ni­qués de presse […] ». Le rythme de tra­vail est évo­qué aus­si à un autre endroit : « […] il avait ce matin cor­ri­gé près de trente-cinq pages du manus­crit en cours, ce qui était un bon ren­de­ment car il était à la peine […] ».

Comme le Pro­fes­sore ima­gi­né par George Stei­ner (voir ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »), Étienne est d’une effi­ca­ci­té redoutable : 

« Il ne lou­pait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il tra­quait en limier les répé­ti­tions, les inco­hé­rences, redon­dances, et toute rup­ture de rythme ou de registre non jus­ti­fiée. Chaque contexte his­to­rique, poli­tique, géo­gra­phique, chaque anec­dote réelle uti­li­sée dans un manus­crit était pas­sée au tamis de ses talents de cher­cheur maniaque et exhaus­tif. Il allait véri­fier si la men­tion des attri­buts d’une obs­cure espèce de planc­ton dans un roman était cor­recte ; et si l’au­teur par­lait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signi­fier qu’il en était déso­lé mais qu’il pleu­vait ce jour-là. Il était une machine4. »

Il est pour­tant trai­té avec peu d’égards : « Aux édi­tions de l’Instant fou, il par­ta­geait un coin de table chè­re­ment convoi­té, en alter­nance avec trois autres col­lègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».

Jusqu’ici, rien de très nou­veau dans la des­crip­tion lit­té­raire du métier. 

Plus ori­gi­nale est l’évocation du sta­tut social actuel du cor­rec­teur. Étienne est, en effet, « un des der­niers sala­riés d’une mai­son dans son sec­teur d’activité ». Un sta­tut « deve­nu une arlé­sienne dans le milieu, cela ne se pra­ti­quait plus ».

« Le reste des troupes était à son compte, les impé­ra­tifs bud­gé­taires de l’é­di­tion avaient guillo­ti­né les têtes des cor­rec­teurs, tous deve­nus autoen­tre­pre­neurs. Et depuis 2016 : micro-entre­pre­neurs ! Des êtres aux micro-aspi­ra­tions, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tran­ché d’in­vi­sibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être res­té sala­rié, d’a­voir résis­té. […] Depuis que les édi­tions de l’IF avaient été ache­tées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nou­veaux amé­na­ge­ments suin­taient sans arrêt des cou­loirs. Mais il appar­te­nait à l’an­cienne école, […], celle qu’on ne débou­lonne pas avec faci­li­té. Il avait son bout de bureau et son salaire men­suel, il les garderait. »

Pro­blème pour Katia Roll­man, l’éditrice : « […] tu ne cor­riges pas les textes, tu les réécris entiè­re­ment. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique pro­fes­sion­nelle » qu’il réécrit ces « navets illi­sibles sans inté­rêt ». Mais :

« […] s’il avait réel­le­ment réécrit le texte [il] n’au­rait rien gar­dé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat nar­cis­sique insi­pide et sur­co­té et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’a­vait insé­ré que cent cin­quante-sept post-it indis­pen­sables, il était res­té à sa place, il s’en était tenu à la réso­lu­tion de pro­blèmes mani­festes de syn­taxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait ten­té de remé­dier LÉGÈREMENT à l’in­di­gence du vocabulaire. »

Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence arti­fi­cielle dans le métier de l’édition :

« Sou­hai­te­raient-ils un appa­reil de cor­rec­tion auto­ma­tique pour le rem­pla­cer, une connec­tique sans états d’âme ni goût de l’ex­cel­lence ? Ils pour­raient tout aus­si bien créer une machine qui scan­ne­rait les textes comme des codes-barres, l’al­go­rithme lis­se­rait le bazar pour le trans­for­mer en un insi­pide brouet de mots creux. »

Sont même men­tion­nées les craintes sus­ci­tées par le modèle de lan­gage ChatGPT. « Comme s’il fal­lait craindre qu’une machine puisse être Kaf­ka ou Céline ! Insensé ! »

Le che­mi­ne­ment inté­rieur qui condui­ra Étienne au crime n’est pas sans rap­pe­ler celui d’É­mile Virieu, le cor­rec­teur de La Cage de verre (1971) de Georges Sime­non (voir « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire »).

Claire Berest, L’Épaisseur d’un che­veu, Albin Michel, 240 pages.


La vie d’un correcteur au XIXe siècle, c’est du Dickens

Henry de Pène par Nadar (avant 1888)
Hen­ry de Pène par Nadar (avant 1888).

J’ai trou­vé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Hen­ry de Pène (1830-1888), une nou­velle des­crip­tion déplo­rable du local des cor­rec­teurs dans une impri­me­rie pari­sienne au xixe siècle. On peut rai­son­na­ble­ment faire cré­dit à l’auteur de l’authenticité de ses pro­pos, car il a été jour­na­liste pen­dant une qua­ran­taine d’années. 

Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pra­ti­quée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui condui­sait de l’atelier des machines aux ate­liers de com­po­si­tion et aux bureaux des dif­fé­rents jour­naux loca­taires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour rece­voir des visi­teurs gan­tés, ver­nis, lui­sants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spé­cia­le­ment encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédac­teur hip­pique de l’Écho Pari­sien.

Autant le jeune homme était par­fu­mé, autant le petit local dont il venait de pous­ser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exha­lai­sons humaines, les fumées refroi­dies des cigares et des ciga­rettes, les éma­na­tions du gaz, l’absence d’air exté­rieur, la pous­sière lon­gue­ment accu­mu­lée sur le plan­cher, le long des murs, y com­po­saient une atmo­sphère spé­ciale et, en quelque sorte, pro­fes­sion­nelle qu’on ne pou­vait impu­né­ment res­pi­rer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poi­trines humaines étaient condam­nées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Bre­nard, le cor­rec­teur atti­tré de l’Écho, un appren­ti qui lui ser­vait de « teneur de copie » ; un autre cor­rec­teur, atta­ché au ser­vice de plu­sieurs canards de moindre impor­tance qui ne se payaient pas le luxe d’un cor­rec­teur spé­cial. Ce second cor­rec­teur était assis­té, lui aus­si, d’un jeune gar­çon char­gé de suivre sur le manus­crit, tan­dis que son chef cou­vrait de signes caba­lis­tiques, intel­li­gibles seule­ment pour les ini­tiés, les étroites feuilles de papier impri­mées dites : paquets, où le pre­mier tra­vail du com­po­si­teur dépose par­fois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)

“Des chenils sombres et malsains”

Cet extrait est à rap­pro­cher du témoi­gnage de M. Dutri­pon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un esca­lier, sous les rangs des com­po­si­teurs, quel­que­fois dans une espèce de niche qu’on appelle cabi­net, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans cer­taines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui dis­pa­rues, auraient pu pas­ser pour des salons en com­pa­rai­son des che­nils sombres et mal­sains que telle grande impri­me­rie de la capi­tale décore du nom pom­peux de bureaux des cor­rec­teurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices possibles […] »).

On a, heu­reu­se­ment, un contre-exemple avec le bureau des cor­rec­teurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867.

Dans un dia­logue, Hen­ry de Pène évoque aus­si la rému­né­ra­tion du cor­rec­teur, que Jack Stick appelle « avec une fami­lia­ri­té cor­diale “père Bre­nard” ». Ce der­nier déclare : 

— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au jour­nal du soir où je cor­rige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts.
— […] Vous ne m’avez jamais dit com­bien vous vous fai­siez par mois à vous cre­ver les yeux et à vous érein­ter le tem­pé­ra­ment au ser­vice de vos deux jour­naux.
— Deux cent cin­quante francs ; quel­que­fois trois cents, quand je puis faire quelques sup­plé­ments… (p. 16)


Romans récents avec un personnage de correcteur (2)

Deux ans après ma pré­cé­dente recherche de per­son­nages de cor­rec­teur ou de cor­rec­trice dans les romans parus ces der­nières années, j’ai relan­cé mes filets… et la pêche fut bonne. Dans ces nou­velles réfé­rences, il y en a pour tous les goûts, de la romance à l’hor­reur. Faites votre choix !

Jean Anglade, Le Semeur d’al­pha­bets, Presses de la Cité, 2007, 313 p. ; Pocket, 2009.

"Le Semeur d'alphabets" de Jean Anglade

Après qua­rante ans de bons et loyaux ser­vices comme cor­rec­teur-typo­graphe au quo­ti­dien La Mon­tagne, Romain Fou­gères a bien méri­té sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auver­gnat, éner­gique et géné­reux, ne peut se résoudre au bri­co­lage. Une asso­cia­tion huma­ni­taire lui offre alors l’oc­ca­sion de trans­mettre son expé­rience et d’a­gir selon sa conscience : elle recherche un béné­vole pour créer une impri­me­rie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remé­more son exis­tence pai­sible, celle d’un enfant de la cam­pagne qui a connu la guerre, puis la trans­for­ma­tion de Cler­mont-Fer­rand de cité pro­vin­ciale en métro­pole régio­nale, et qui, aujourd’­hui, se pré­pare à l’a­ven­ture qui va cou­ron­ner sa vie.

Jean-Charles Batl­lo, Le Des­tin d’O­vide, Edi­livre, 2011, 198 p.

Ovide Will­king­son, modeste cor­rec­teur des célèbres édi­tions Else­neur, publie les autres, mais se voit refu­ser tous ses manus­crits, jus­qu’au jour où, à bout de patience, il décide de pla­gier, reco­pier et publier en son nom le manus­crit qu’il vient de rece­voir. La ter­rible his­toire de Ben­ja­min Rou­quier, orphe­lin vio­len­té, spo­lié par un monde d’or­gueil, de guerre, de puis­sants et de haine et la non-moins ter­rible his­toire d’Ham­let, qu’il joue au théâtre, l’his­toire de l’en­fant qui a per­du la parole, en fili­grane, s’en­lacent alors dans une valse étour­dis­sante où se mêlent réa­li­té et fic­tion, envoû­tant éche­veau d’u­ni­vers qui s’en­tre­choquent. Ain­si se des­sine, en images par­fois volées, le des­tin d’Ovide.

Fran­çois Beaune, Un homme louche, Ver­ti­cales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.

Un homme louche se donne à lire comme le jour­nal intime d’un cer­tain Jean-Daniel Dugom­mier, rédi­gé à deux époques cru­ciales de sa vie : sa jeu­nesse « autis­tique » au début des années 1980, puis son exis­tence de tren­te­naire mal socia­li­sé peu avant sa mort sou­daine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le col­lé­gien Dugom­mier, dit « le Gla­viot », 13 ans, qui s’en­nuie à mou­rir dans un lotis­se­ment où ses parents tiennent une petite épi­ce­rie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quo­ti­dien de gamin en révolte latente et com­plexes inavoués. Il scrute ses voi­sins, théo­rise les tares fami­liales avec un mau­vais esprit à l’i­ro­nie cin­glante. Cette omni­science pré­coce trouve bien­tôt son expli­ca­tion : le jeune nar­ra­teur se sent doué de « super­pou­voirs », une sorte de camé­ra spé­ciale implan­tée dans son cer­veau lui per­met­trait de péné­trer les consciences de son entou­rage. Se croyant inves­ti d’une mis­sion d’ob­ser­va­tion ultra­se­crète sur l’hu­ma­ni­té, notre sur­doué pré­fère se faire pas­ser pour un attar­dé. Jus­qu’à son inter­ne­ment d’of­fice, son cahier ayant été fina­le­ment décou­vert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de des­sins déses­pé­rés, puis au ver­ti­gi­neux silence d’un doux dingue sous cami­sole chi­mique. Le « Cahier 2 » nous fait retrou­ver JDD à l’é­té 2008. À 39 ans, il est ins­tal­lé à Lyon où il est deve­nu cor­rec­teur à domi­cile. On recons­ti­tue les pièces man­quantes de son exis­tence : sa ten­ta­tive de vie conju­gale, la mort tra­gique de son fils, ses erre­ments au bis­tro, ses vel­léi­tés sen­ti­men­tales. Tout cela l’au­ra mené aux confins d’une exis­tence a mini­ma, moi­tié spé­cu­la­tive moi­tié végé­ta­tive, avant qu’une rup­ture d’a­né­vrisme vienne cou­per court à son ultime pro­jet : rien moins qu’un atten­tat planétaire.

Nadine Bis­muth, Scrap­book, Boréal, 2006, 400 p.

"Scrapbook" de Nadine Bismuth

Aux édi­tions Duf­froy, qui publient son pre­mier roman, Annie Brière fait la connais­sance de Laurent Viau, cor­rec­teur d’é­preuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insen­sible au charme d’An­nie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de pas­sion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’an­neau à la main gauche, n’est pas pour autant céli­ba­taire. Elle devra donc trou­ver de façon urgente ce que signi­fie, pour elle, l’en­ga­ge­ment amou­reux. Deve­nue joueuse com­pul­sive de Tetris, conver­tie aux ver­tus cura­tives de Leo­nard Cohen, du lac Cham­plain jus­qu’à Paris, en pas­sant par les cock­tails lit­té­raires de la mai­son Duf­froy au Ritz-Carl­ton, y arrivera-t-elle ?

Chi Zijian, Bon­soir, la rose, trad. du chi­nois par Yvonne André, éd. Phi­lippe Pic­quier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.

Bonsoir, la rose, de CHI Zijian

Il faut d’a­bord ima­gi­ner ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’ex­plo­sion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, cor­rec­trice d’é­preuves dans une agence de presse, pas spé­cia­le­ment belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’ap­par­te­nais à une caté­go­rie insi­dieu­se­ment repous­sée et anéan­tie par d’in­vi­sibles forces mau­vaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raf­fi­né, qui joue du pia­no et prie en hébreu, dont le visage exprime une soli­tude infi­nie. Elle qui avait une vie inté­rieure si riche, com­ment pou­vait-elle ne pas avoir connu l’a­mour ? Xiao’e ren­contre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfu­giée à Har­bin après la révo­lu­tion d’Oc­tobre. Tout semble les oppo­ser, pour­tant on décou­vri­ra qu’un ter­rible secret les lie. 

Annie Clu­zel, Lily-Jeanne, Edi­livre, 2018, 136 p.

L’é­cri­vaine Annette, exal­tée par le suc­cès de ses pre­miers livres, se trouve sou­dai­ne­ment confron­tée à un ter­rible manque d’ins­pi­ra­tion. Dépi­tée mais sou­hai­tant néan­moins res­ter dans le milieu lit­té­raire, elle devient cor­rec­trice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’en­nuie jus­qu’au jour où elle reçoit un manus­crit à cor­ri­ger dont l’his­toire va bou­le­ver­ser sa vie. Une his­toire qui va la bal­lot­ter entre l’é­cri­ture et la cor­rec­tion et qui va lui per­mettre de faire une bien curieuse rencontre.

Vincent Ces­pedes, Mot pour mot, Flam­ma­rion, 2007, 288 p.

"Mot pour mot" de Vincent Cespedes

Louis et Noé­mie se ren­contrent dans le TGV. Noé­mie étant sourde, ils dia­loguent par écrit. Désa­bu­sé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un col­lège de ban­lieue et dis­tri­bue des 00/20 à chaque dic­tée. Noé­mie, elle, est intime avec un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel et se pas­sionne pour la liber­té gra­phique avec laquelle la jeune géné­ra­tion pra­tique l’écrit (SMS, blogs, Inter­net…). Inévi­ta­ble­ment, l’orthographe devient le thème cen­tral de leur conver­sa­tion fer­ro­viaire, et à cha­cun de leurs tra­jets le débat fait rage.

Hora­cio Cas­tel­la­nos Moya, Dérai­son, trad. de l’es­pa­gnol par Robert Amu­tio, Les Allu­sifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.

"Déraison" de Horacio Castellanos Moya

À tra­vers un mono­logue res­sas­sant, qui brasse des faits ter­ribles, des inter­pré­ta­tions plus ou moins assu­rées, des scènes à carac­tère hal­lu­ci­na­toire, un nar­ra­teur raconte en 12 cha­pitres les étapes d’une des­cente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une socié­té qui baigne dans la vio­lence et le meurtre, comme dans son élé­ment natu­rel. Ce nar­ra­teur, homme sans nom et étran­ger au pays où il se trouve, est deve­nu un exi­lé volon­taire afin de fuir les per­sé­cu­tions entre­prises par les auto­ri­tés de son pays. Il lit et cor­rige un rap­port éla­bo­ré par l’É­glise catho­lique dans lequel sont repor­tés minu­tieu­se­ment les mas­sacres d’In­diens, toutes les exac­tions et les vio­la­tions de ce que l’on nomme les droits de l’homme, com­mis par des mili­taires, nom­mé­ment dési­gnés et dont l’im­pu­ni­té est totale et le pou­voir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque cha­pitre mêle dans les pro­pos empor­tés du nar­ra­teur des des­crip­tions des atro­ci­tés de l’ar­mée, des cita­tions des témoi­gnages des sur­vi­vants assi­mi­lées à la plus haute poé­sie, et les inquié­tudes per­son­nelles de ce cor­rec­teur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout inci­dent quo­ti­dien, le tout plon­gé dans un fort cou­rant que le nar­ra­teur lui-même nomme paranoïa.

Didier da Sil­va (texte) et Fran­çois Mat­ton (des­sins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.

Le texte de Didier da Sil­va met en scène un per­son­nage dont le métier, il est « tra­vailleur à domi­cile », consiste à cor­ri­ger de stu­pides romans d’amour, et que cela déprime – on le com­prend. Il se livre donc à une suite de consi­dé­ra­tions désa­bu­sées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de luci­di­té. C’est drôle et tou­chant, juste, dis­crè­te­ment déses­pé­ré. Les des­sins de Fran­çois Mat­ton qui constellent ce récit, qui par­fois l’interrompent, lui font un écho très réus­si, joli­ment dévié parfois.

Hugo Horst, Les Cendres de l’a­mante asia­tique, Zul­ma, 2002, 128 p.

"Les Cendres de l'amant asiatique" de Hugo Horst

Schlo­mo est un flic soli­taire, pari­sien dans l’âme, qui se nour­rit de rou­leaux de prin­temps rue de Bel­le­ville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Car­né, il sauve de la noyade une jeune Chi­noise, cor­rec­trice d’imprimerie. Il la croi­se­ra de nou­veau à une signa­ture en librai­rie, autour d’un pam­phlet déton­nant : Le nègre se rebiffe.
Entre cock­tails, plu­mi­tifs, nègres et aca­dé­mi­ciens, un por­trait sati­rique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énig­ma­tique et souveraine.

Pierre Kyria, Les Yeux de la nuit, éd. du Rocher, 2018, 318 p.

« Je vois les choses de loin, mais avec une telle inten­si­té qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’ex­tra­pole et leur confère une signi­fi­ca­tion qui est peut-être illu­soire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, col­ler le nez à la vitre de son appar­te­ment de la butte Mont­martre ? Veut-il élu­ci­der l’en­vers des appa­rences, débus­quer les marges illo­giques de l’exis­tence cou­rante ? Son voyeu­risme ne cherche pas un assou­vis­se­ment des sens mais un apai­se­ment de l’es­prit. Mais pour­quoi se sent-il tra­qué ? Encore jeune, il tra­vaille comme cor­rec­teur dans une mai­son d’é­di­tion, et va décou­vrir, sous la férule d’un édi­teur équi­voque et cajo­leur, toutes les ambi­guï­tés d’une socié­té par­ta­gée entre le faire-valoir cultu­rel, la noble atti­tude, et un mer­can­ti­lisme cynique, un « monde de l’es­prit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’o­tage des sédui­sants caprices de son patron. Mal­gré ses efforts pour s’as­si­mi­ler, il se sent pié­gé par un sen­ti­ment de non-appar­te­nance, han­té par des ques­tions qui ne trouvent pas de réponse. Com­ment son père a-t-il mys­té­rieu­se­ment dis­pa­ru lors­qu’il était enfant ? Pour­quoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert finan­cier, veut-il à tout prix lui rache­ter son appar­te­ment ? Que cherche donc la ravis­sante Anglaise qui croise tou­jours son che­min et finit par par­ta­ger son inti­mi­té tout en se refu­sant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va décou­vrir les véri­tés fon­da­men­tales de son des­tin, si long­temps déro­bées dans ce qu’elles ont de mons­trueux, ayant fait de lui, à son insu, un out­si­der qui aspire à être un homme-chat. 

Mar­co Lodo­li, Boc­cacce, trad. de l’i­ta­lien par Lise Capuis et Dino Nes­su­no, illus­tra­tions d’Al­ban Cau­mont, L’Arbre ven­geur, 2007, 120 p.

"Boccacce" de Marco Lodoli

Boc­cacce ! Pro­non­cez-le à votre guise mais en tor­dant la bouche, comme si vous gri­ma­ciez en cati­mi­ni.
Car les nou­velles réunies ici par Mar­co Lodo­li, une des plus fines plumes contem­po­raines ita­liennes, ont le des­sein de vous faire rica­ner. Concen­trant leur aci­di­té sur la bêtise, la vani­té, ou la folie des anti­chambres du monde déli­rant de l’édition, elles forment une sara­bande joyeuse mais inquié­tante dans laquelle le cor­rec­teur vous cor­rige, l’éditeur vous menace, le tra­duc­teur vous navre, l’universitaire vous vampe, le cri­tique vous guillo­tine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retour­nez pas, il vous observe et c’est peut-être dan­ge­reux… Boc­cacce ou com­ment être per­fide sans ces­ser de sourire.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Alexan­dra Lucas Coel­ho, Mon amant du dimanche, trad. du por­tu­gais par Ana Isa­bel Sar­din­ha Des­vignes et Antoine Volo­dine, Seuil, 2016, 228 p.

Mon amant du dimanche, d'Alexandra Lucas Coelho

Une femme crie ven­geance. Un homme l’a tra­hie et elle est bien déci­dée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette his­toire est céli­ba­taire, sans enfants, et trouve dans ses cin­quante ans et ses cin­quante kilos une éner­gie dévo­rante. Vivant dans l’A­len­te­jo où elle tra­vaille comme cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, elle ne quitte sa cam­pagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lis­bonne où elle a pour mis­sion de chan­ger, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie par­tie en voyage. C’est entre son domi­cile, l’ap­par­te­ment où l’attend le chat et la pis­cine qu’elle pren­dra sa revanche. Son plan l’oc­cu­pe­ra tout un mois et sa réus­site sera totale. Ses com­plices ? Les livres, la nata­tion, un été tor­ride. Et trois amants du dimanche, aus­si dif­fé­rents que vivifiants.

Alfon­so Mateo-Sagas­ta, Voleurs d’encre, trad. de l’es­pa­gnol par Denise Larou­tis, Rivages, « Thril­ler », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.

"Voleurs d'encre" d'Alfonso Mateo-Sagasta

Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isi­do­ro Mon­te­mayor super­vise un tri­pot où viennent s’en­ca­nailler de nobles dames. L’é­ta­blis­se­ment appar­tient à son maître, Fran­cis­co Robles, qui est par ailleurs édi­teur et emploie aus­si Isi­do­ro comme rédac­teur-cor­rec­teur. Robles ne déco­lère pas. Il a publié le Don Qui­chotte ; mais un cer­tain Alon­so Fernán­dez de Avel­la­ne­da vient de sor­tir au nez et à la barbe de Cer­van­tès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, dif­fa­ma­toire envers plu­sieurs per­son­na­li­tés, dont Cer­van­tès lui-même. Déci­dé à décou­vrir qui se cache der­rière ce pas­tiche, Robles envoie Isi­do­ro à la recherche d’A­vel­la­ne­da. Une enquête pica­resque au cœur de grandes œuvres lit­té­raires, dont les pages peuvent rece­ler de brû­lants secrets. À condi­tion de savoir les interpréter.

Mar­cel Moreau, Julie ou la dis­so­lu­tion, Espace Nord, 2021, 187 p. Réédi­tion d’un roman de 1971.

"Julie ou la dissolution" de Marcel Moreau

Julie Mal­chair, nou­velle dac­ty­lo pour une revue scien­ti­fique, est une femme d’une beau­té char­mante et per­tur­bante, appa­rem­ment sans pas­sé. Elle fait irrup­tion dans la vie de Hasch, cor­rec­teur, et dans celle de ses col­lègues. Par sa paresse et sa per­ver­si­té naïve, elle les entraîne à se libé­rer des contraintes que la rou­tine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une déri­sion totale du tra­vail, notam­ment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un fes­tin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accom­plie, Julie disparaît.

D’a­près la qua­trième de cou­ver­ture, Mar­cel Moreau (1933-2020) fut cor­rec­teur à Bruxelles pour le quo­ti­dien Le Soir, à par­tir de 1955, puis à Paris, à par­tir de 1968, pour Alpha Ency­clo­pé­die, Le Pari­sien libé­ré et Le Figa­ro. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’en­vo­lées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’au­teur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment charnelle. »

Gua­da­lupe Net­tel, Après l’hi­ver, trad. de l’es­pa­gnol (Mexique) par Fran­çois Mar­tin, Buchet-Chas­tel, 2016, 304 p.

Après l'hiver, de Guadalupe Nettel

Clau­dio, exi­lé cubain de New York, cor­rec­teur pour une mai­son d’édition, a une seule pas­sion : évi­ter les pas­sions. Ceci­lia est une jeune Mexi­caine mélan­co­lique ins­tal­lée à Paris, vague­ment étu­diante, vague­ment éprise de son voi­sin, mais com­plè­te­ment soli­taire. Cha­pitre après cha­pitre, leurs voix sin­gu­lières s’entremêlent et invitent le lec­teur à les sai­sir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, pas­sé obsé­dant. Cha­cun d’eux traîne des deuils, des bles­sures, des rup­tures. Lorsque le hasard les fait se ren­con­trer à Paris, nous atten­dons, hale­tants, de savoir si ces êtres de mots et de dou­leurs par­vien­dront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.

Fré­dé­rique Noëlle, Embar­que­ment pour Cythère, Les Édi­tions du Net, 2014, 546 p.

L’une vit à Bor­deaux, est un écri­vain à suc­cès, mère céli­ba­taire, une fille de 9 ans, et une famille omni­pré­sente. Elle craque sur son nou­veau voi­sin, un jeune libraire alle­mand. Mais est-il réel­le­ment celui qu’il pré­tend ? L’autre vit à Sou­lac, est cor­rec­trice pour une mai­son d’é­di­tion, et atteinte d’une tumeur. Pour ten­ter de réa­li­ser ses der­niers rêves et offrir à sa fille des sou­ve­nirs inou­bliables, elle entre­prend avec elle une croi­sière jus­qu’en Poly­né­sie, qui va les mener beau­coup plus loin que pré­vu. Deux vies, deux femmes ?

Fré­dé­ric Roux, Contes de la lit­té­ra­ture ordi­naire, Mille et une nuits, 2004, 144 p.

"Contes de la littérature ordinaire" de Frédéric Roux

« Il était mûr pour les humi­lia­tions majeures, car l’au­teur, il l’ap­pren­drait à ses dépens, avant de pou­voir faire des caprices, ne se conçoit qu’­hu­mi­lié. Il aurait pu faire la liste : le cor­rec­teur dys­lexique, les maquettes foi­rées, les cou­ver­tures nulles, les coquilles qui cre­vaient les yeux ; le jour­na­liste qui com­pre­nait tout à l’en­vers, celui qui n’a­vait pas même lu la qua­trième de cou­ver­ture ; les salons du livre dans des contrées recu­lées où per­sonne ne se poin­tait sinon le poète local qui pos­tillon­nait et finis­sait par vou­loir lui cas­ser la gueule, la Fête de l’Hu­ma où il avait attra­pé une inso­la­tion ; les col­lègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insi­nua­tions men­son­gères, les ami­tiés défaites, les chan­ge­ments de per­son­nel, les bruits de cou­loir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplu­mait sous le har­nois comme le cou du chien de la fable.

Après lec­ture, il s’a­vère que les seules men­tions du métier de cor­rec­teur figu­rant dans le livre sont les mots en gras ci-des­sus, mais j’ai tel­le­ment ri en le lisant que je le main­tiens dans la liste, en vous recom­man­dant vive­ment de vous le pro­cu­rer. C’est vrai­ment « une vigou­reuse satire de la machine édi­to­riale et de ses noires vicis­si­tudes », comme l’an­nonce l’éditeur.

Uwe Tell­kamp, La Tour, trad. de l’al­le­mand par Oli­vier Man­no­ni, Gras­set et Fas­quelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.

"La Tour" d'Uwe Tellkamp

Dresde, 1982. Les habi­tants d’un quar­tier rési­den­tiel cos­su se sont depuis long­temps accom­mo­dé des condi­tions de vie. Pour­tant, les membres de cette bour­geoi­sie est-alle­mande, véri­table ana­chro­nisme en RDA, s’i­solent par­fois pour tour­ner le dos à la gri­saille quo­ti­dienne. À com­men­cer par Meno, cor­rec­teur pour une mai­son d’é­di­tion, qui se doit de com­po­ser avec la cen­sure ; mais aus­si son beau-frère, chi­rur­gien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a éle­vé son fils. Celui-ci est un éter­nel incom­pris qui incarne pour l’Homme Nou­veau dont le nom rayon­ne­ra un jour, dans le res­pect des plus belles valeurs — vie fami­liale har­mo­nieuse, amour de la culture, pra­tique de la musique, tra­vail achar­né. Tou­te­fois, cette pein­ture idyl­lique ne tarde pas à se lézar­der et bien­tôt, c’est le pays tout entier qui tremble…

☞ Voir aus­si ma pre­mière sélec­tion, « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».

Article mis à jour le 26 avril 2024.

Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


Romans récents avec un personnage de correcteur

Dans ma Biblio­thèque du cor­rec­teur, j’a­vais déjà réfé­ren­cé une dizaine de romans dont le pro­ta­go­niste est cor­rec­teur. Je viens de relan­cer la recherche dans les cata­logues des biblio­thèques natio­nales : il semble que notre métier ait encore ins­pi­ré les écri­vains ces der­nières années. Peut-être trou­ve­rez-vous dans cette liste des idées de lec­ture pour l’été.

Del­phine de Vigan, Les Gra­ti­tudes, JC Lat­tès, 2019 ; Le Livre de Poche, 2020.

Mich­ka, ancienne cor­rec­trice de presse, est en train de perdre peu à peu l’usage de la parole. Autour d’elles, deux per­sonnes se retrouvent : Marie, une jeune femme dont elle est très proche, et Jérôme, l’orthophoniste char­gé de la suivre.
Il n’est pas vrai­ment ques­tion du métier dans ce roman, mais le des­tin d’une cor­rec­trice qui s’é­loigne du lan­gage ne pou­vait que m’émouvoir.

"La Cage" de Michel Beuvens

Michel Beu­vens, La Cage, Plom­bières-les-Bains : éd. Ex aequo, 2018.

La ven­geance est un plat qui épais­sit en refroi­dis­sant… Arri­vé à la fin de sa vie, un père tente de mettre par écrit l’his­toire d’une ven­geance. Ven­geance qui a bien tour­né, ou qui a mal tour­né ? Il ne sait plus… Par manus­crit inter­po­sé, une cor­rec­trice devient sa confi­dente. Mais elle se rend compte qu’il n’a pas tout dit : est-ce vrai­ment un meur­trier qui a écrit ça ? Ne serait-ce pas quel­qu’un de sen­sible ? Intri­guée, elle décide de mener son enquête et de com­bler les blancs qu’elle a déce­lés dans le récit. 

Claude Denu­zière, La Cor­rec­trice, éd. de Fal­lois, 2017.

À dix-neuf ans Ernes­to Mes­si­na choi­sit de fuir la dic­ta­ture de Cas­tro. Son père lui a don­né ce pré­nom, en hom­mage à Che Gue­va­ra, mais sa pas­sion va plu­tôt à celui qu’il appelle « le Grand Ernest », l’écrivain amé­ri­cain Ernest Heming­way. Par­ti de Cuba pour Key West, il ren­contre sur son che­min la belle Ange­la qui donne des cours d’anglais, et la redou­table édi­trice Julia Martí­nez. Celle-ci va l’aider à se lan­cer, sous le pseu­do­nyme de Vic­tor Hemings, dans l’écriture d’une saga poli­cière que le monde entier va bien­tôt s’arracher. Mais le soir du der­nier jour d’octobre 1985, au som­met de sa gloire, Ernes­to Mes­si­na dis­pa­raît sans lais­ser de traces. C’est sa femme qui va devoir assu­rer la pro­mo­tion de son der­nier roman, Unis par la mort. D’Halloween à Thanks­gi­ving, de New York à La Nou­velle-Orléans, qu’est-il arri­vé à Ernes­to Mes­si­na ? A-t-il vrai­ment disparu ?

"Le Cadavre dans le canal" de François Hoff

Fran­çois Hoff, Le Cadavre dans le canal (Les Mys­tères de Stras­bourg ; 2), Barr : Le Ver­ger Édi­teur, 2017.

« Made­moi­selle Wil­hel­mi­na Pier­ron, ins­ti­tu­trice, se ren­dait à l’é­cole Saint-Tho­mas, rue des Cor­don­niers, au petit matin, en lon­geant le bras de l’Ill sur le che­min de halage. En pas­sant sous le pont Saint-Mar­tin, il lui sem­bla aper­ce­voir, dans l’eau, sor­tant d’un bou­quet d’algues, “à un pied de la berge, quelque chose comme une main”. Elle pous­sa un cri, mais nul ne l’en­ten­dit, car elle était seule. En arri­vant à son école, elle infor­ma sa direc­trice, qui haus­sa les épaules. »
En cet hiver 1846, Flo­réal Krattz, le héros (mal­gré lui) des Mys­tères de Stras­bourg, va devoir reprendre du ser­vice. Pris en étau entre Mina l’ins­ti­tu­trice et le com­mis­saire Engel­ber­ger, le jeune pion du Col­lège royal va se faire cor­rec­teur d’im­pri­me­rie pour enquê­ter sur l’as­sas­si­nat d’Al­phonse Decker, impri­meur d’al­ma­nachs. Est-ce un vol com­mis par des tor­tion­naires sans ver­gogne ? Un règle­ment de compte lié à ce tra­fic de lit­té­ra­ture inter­dite ? Ou, pire encore, cette affaire annonce-t-elle le retour du “Cogneur”, ce mal­frat de l’ombre qui avait mis sous sa coupe toute la pègre de Strasbourg ?

"De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, tra­duit du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2020.

Fuyu­ko a trente-quatre ans, cor­rec­trice elle tra­vaille en free-lance pour l’édition, vit seule et ne s’imagine aucune rela­tion affec­tive. Elle ne se nour­rit pas de ses lec­tures : elle décor­tique les mots, cherche la faute cachée, l’erreur embus­quée. Elle n’écrit pas, ne connaît pas la musique, s’habille sans la moindre recherche.
Mais Fuyu­ko aime la lumière. Elle ne sort la nuit qu’au soir de ses anni­ver­saires en hiver, seule, pour voir et pour comp­ter les lumières dans ce froid qu’on peut presque entendre si l’on tend l’oreille, dans cet air sec et aride mais quelque part fer­tile.
Timide, intro­ver­tie, Fuyu­ko va néan­moins lais­ser entrer deux per­sonnes aux abords de sa vie : Hiji­ri, son inter­lo­cu­trice pro­fes­sion­nelle, et M. Mit­sut­su­ka, un pro­fes­seur de phy­sique qui lui offre un accès d’une autre dimen­sion vers la lumière : le bleu a une lon­gueur d’onde très courte, elle se dif­fuse faci­le­ment, c’est pour­quoi le ciel appa­raît si vaste.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Math Lopez, Dites-moi que je suis fou, Plom­bières-les-Bains : éd. Ex aequo, 2017.

Février 2001. Ser­gio Caliz quitte sa Lor­raine natale et s’ins­talle au Luxem­bourg. Il vient d’être employé comme rédac­teur-cor­rec­teur au ser­vice com­mu­ni­ca­tion interne des Che­mins de fer luxem­bour­geois (CFL). Léa, sa com­pagne, est par­tie de son coté pour­suivre ses études d’his­toire à Stras­bourg et ne donne plus de nou­velles du jour au len­de­main. Quelques semaines plus tard, Ser­gio reçoit de sa part une lettre de quelques lignes qui signe­ra leur rup­ture au cœur de l’au­tomne. Dans le but de sur­vivre à cette sépa­ra­tion, Ser­gio mul­ti­plie les ren­contres, mais la haine qu’il porte en lui est plus forte que le par­don. Beau­coup de jeunes femmes croisent alors son che­min et le paient de leur vie. Chaque meurtre violent appelle à un nou­veau meurtre encore plus bar­bare, révé­lant le symp­tôme d’un mal-être socié­tal, au gré des nébu­leux sou­ve­nirs de Léa mal­gré le besoin d’ab­so­lu et les désillusions. 

"Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" de Haruku Murakami

Haru­ki Mura­ka­mi, Au sud de la fron­tière, à l’ouest du soleil, trad. du japo­nais par Corinne Atlan, Bel­fond, 2002 ; 10/18, 2011.

Hajime, après avoir été cor­rec­teur chez un édi­teur, a épou­sé Yuki­ko, dont le père, homme d’af­faires véreux, lui offre d’ou­vrir un club de jazz. Tout dans sa vie lui réus­sit. Un soir il retrouve Shi­ma­mo­to-san, une femme qui a été sa voi­sine et son amie dans son enfance. Ils deviennent amants, mais elle dis­pa­raît. Yuki­ko donne à son mari le temps de réflé­chir. Hajime décide de res­ter avec sa famille.

Phi­lippe Muray, On ferme, Les Belles Lettres, 2011.

Jean-Sébas­tien, cor­rec­teur dans l’é­di­tion, s’est reti­ré avec sa famille dans le Midi pour finir de cor­ri­ger son roman qu’il s’ap­prête à publier. Ce roman raconte l’exis­tence paral­lèle de deux per­son­nages prin­ci­paux : Michel, un intel­lec­tuel qui tra­vaille comme nègre pro­fes­sion­nel dans l’é­di­tion, et Béré­nice, qui tra­vaille dans un cabi­net pri­vé char­gé d’é­la­bo­rer le look des businessmen.

"Soixante-neuf tiroirs" de Goran Petrovic

Goran Petro­vic, Soixante-neuf tiroirs, trad. du serbe par Goj­ko Lukic, éd. du Rocher, 2003 ; Le Ser­pent à plumes, 2006 ; Zul­ma, 2021.

Adam, étu­diant en lettres et cor­rec­teur inté­ri­maire, doit rema­nier un vieux livre mys­té­rieux pour le compte d’obs­curs clients. Se plon­geant dans le texte, il s’a­per­çoit vite qu’il n’est pas seul : d’autres lec­teurs le hantent, par­mi les­quels une vieille dame excen­trique, un agent des ser­vices secrets et une jeune fille au doux parfum. 

« C’est étour­dis­sant comme La biblio­thèque de Babel, de Jorge Luis Borges, poé­tique et aérien comme Le Cime­tière des livres oubliés de Car­los Ruiz Zafón. Et c’est serbe. » — Alain Lal­le­mand, Le Soir

Méri­da Rein­hart, Un Noël qui a du chien, Saint-Mar­tin-d’Hères : éd. Lega­cy, 2020 ; Book­mark, 2022.

Cor­rec­trice dans une petite mai­son d’é­di­tion d’An­gou­lême, Lou Dulac tente de noyer son cha­grin dans un pot de glace suite à sa rup­ture, mou­ve­men­tée, avec le sup­po­sé homme de sa vie. Fort heu­reu­se­ment, elle peut comp­ter sur sa meilleure amie, Lucille Wal­lace, et un mil­lio­nième vision­nage des adap­ta­tions de Jane Aus­ten, pour se remettre en selle. C’est d’ailleurs une idée souf­flée par Lucille qui va retour­ner son exis­tence de fond en comble : avoir un ange gar­dien. Mais, Lou ne fait rien comme tout le monde : lors­qu’elle croise la pet-sit­ter de son immeuble et son shi­ba-inu, elle décide que son ange gar­dien sera poi­lu et à quatre pattes. Une aven­ture qui ne sera pas de tout repos, d’au­tant qu’elle coïn­cide avec l’ar­ri­vée de son nou­veau patron, cha­ris­ma­tique et hau­tain, Natha­niel Hame­lin – qu’elle manque d’as­som­mer dès le pre­mier jour. Celui-ci lui confie la lourde res­pon­sa­bi­li­té de s’oc­cu­per du der­nier manus­crit de Hugo Craw­ford – auteur vedette qui sou­haite publier un roman très cher à son cœur. Lorsque son pas­sé menace de refaire sur­face, rien ne va plus à l’ap­proche de Noël !

"Le Retour" de Bernhard Schlink

Bern­hard Schlink, Le Retour, trad. de l’al­le­mand par Ber­nard Lor­tho­la­ry, Gal­li­mard, « Du monde entier », 2007 ; Folio, 2008.

Les grands-parents du jeune Peter Debauer tra­vaillent comme relec­teurs pour une col­lec­tion de lit­té­ra­ture popu­laire. Sou­vent, Peter des­sine ou fait ses devoirs au dos de jeux d’é­preuves cor­ri­gées. Un jour, il se met à lire un de ces feuille­tons mal­gré l’in­ter­dic­tion grand-paren­tale. Intri­gué, il découvre dans le récit pour­tant incom­plet d’un pri­son­nier de guerre déte­nu en Sibé­rie des détails qui se rat­tachent étran­ge­ment à sa propre vie… Une longue quête com­mence alors pour lui, et sa volon­té de décou­vrir la fin de l’his­toire l’en­traî­ne­ra dans une odys­sée à tra­vers l’his­toire alle­mande et le pas­sé de sa propre famille.

"Un troupal de chevals" d'Anne Schmauch

Anne Schmauch, Aurore Damant, Un trou­pal de che­vals, Rageot, 2018.

Méli­sande a un père cor­rec­teur qui relit la der­nière édi­tion du célèbre dic­tion­naire Labrousse. Un soir, quatre che­vals en colère sonnent à sa porte. Criant à l’injustice, ils exigent son aide pour faire leur entrée dans l’ouvrage avant « che­vaux ». Face à ces créa­tures fan­tas­tiques, Méli­sande sait que sa tâche ne sera pas facile…

☞ Lire mon article Mon papa est cor­rec­teur.

Phi­lippe Sol­lers, Pas­sion fixe, Gal­li­mard, Blanche, 2000 ; Folio, 2001.

Ici le nar­ra­teur, cor­rec­teur chez un édi­teur scien­ti­fique, affiche deux pas­sions : celle qui le lie à Dora Weiss, avo­cate, avec laquelle il forme un couple d’in­sé­pa­rables, et celle qu’il voue à la phi­lo­so­phie chi­noise, où il puise l’art de l’har­mo­nie inté­rieure. Un roman d’a­mour et du culte de la mue en soi. 

Fer­nan­do Trías de Bes, Encre, trad. de l’es­pa­gnol par Del­phine Valen­tin, Actes Sud, 2012.

Dans la Mayence de Guten­berg, un libraire et un mathé­ma­ti­cien cherchent vai­ne­ment dans les livres la rai­son de leur mal­heur. Avec les ser­vices d’un cor­rec­teur et d’un impri­meur, ils créent un ouvrage à l’encre inso­lite qui ne se laisse lire qu’a­vec le cœur.

Jab­bour Douai­hy, Le Manus­crit de Bey­routh, trad. de l’a­rabe par Sté­pha­nie Dujols, Actes Sud, 2017.

Farid, jeune et naïf, fait le tour des édi­teurs bey­rou­thins avec un ouvrage rédi­gé de sa main qu’il a fiè­re­ment inti­tu­lé Le Livre. Hélas, per­sonne ne daigne prê­ter atten­tion à son chef-d’œuvre. La mort dans l’âme, il se résout à accep­ter l’emploi de cor­rec­teur qu’on lui pro­pose à l’imprimerie Karam Frères. Le patron, Abdal­lah, des­cend d’une brillante lignée d’imprimeurs mais manque cruel­le­ment de tout ce qui a fait leur renom­mée pen­dant plus d’un siècle. Médiocre et bla­sé, défi­gu­ré par une explo­sion, il se défoule auprès des filles de joie, n’osant plus s’approcher de sa femme, la belle Per­sé­phone, qui finit par jeter son dévo­lu sur Farid. Pour l’impressionner, elle fait impri­mer un magni­fique exem­plaire, un seul, de son manus­crit. C’est le début des démê­lés du cor­rec­teur avec Inter­pol dans une sor­dide affaire de faux billets.

☞ Voir aus­si La Cor­rec­trice, de David Nah­mias.

☞ PS – Voir aus­si les résul­tats de la recherche de 2023.

“Avant que j’oublie”, d’Anne Pauly

Anne Pauly, Avant que j'oublie, prix Livre Inter 2020

Pre­mier roman, excellent, d’une secré­taire de rédac­tion et cor­rec­trice, métier qui ne l’empêche pas de prendre des liber­tés – créa­tives – avec la ponc­tua­tion et, bien sûr, avec la langue. L’au­trice m’a séduit et ému. Ce récit d’un deuil est plein de vie. Ci-des­sous, le seul pas­sage où elle évoque sa situa­tion pro­fes­sion­nelle, « à Issy-les-Mou­li­neaux, du nine to five sans congés ni RTT payé en droits d’au­teur » (p. 92).

Le len­de­main, il m’a télé­pho­né vers 15 heures. C’é­tait pas nor­mal qu’il m’ap­pelle en pleine après-midi. Mes col­lègues étaient au cou­rant de la situa­tion mais  l’af­faire ne les concer­nait pas direc­te­ment, cha­cun vaquait, casque sur les oreilles, à ses occu­pa­tions. Je ne vou­lais pas débal­ler mon cha­grin en plein open space. Ma fonc­tion, subal­terne, qui consis­tait à édi­ter des papiers sur des drames fami­liaux et des dis­pa­ri­tions mys­té­rieuses, et que venaient régu­liè­re­ment ponc­tuer des pages « Vie pra­tique », me ran­geait déjà, dans cette entre­prise pour­tant « fami­liale », du côté des inca­pables et des pas­sifs. Une crise de larmes inopi­née, même jus­ti­fiée, m’au­rait fait perdre le peu de cré­dit que j’a­vais gagné à m’é­ner­ver sur le bon emploi des adverbes et des points-vir­gules. J’ai sau­ve­gar­dé les pré­cieuses cor­rec­tions effec­tuées sur « Cinq astuces pour un chat en bonne san­té » et j’ai cou­ru dans les toi­lettes pour pou­voir décro­cher à temps. […]

Anne Pau­ly, Avant que j’ou­blie, Ver­dier, 2019, p. 68-69.