Rien de tel que la littérature pour vous plonger dans un milieu que vous n’avez pas connu. Ainsi, dans un roman de 1979, on partage la vie d’un grand quotidien, Paris-Matin, après la guerre d’Algérie. Il est surtout question de sa distribution, car le héros du livre, Maxime Ferral, ancien soldat de métier et mercenaire, est, à cette période de sa vie, inspecteur des ventes du quotidien. Mais voici des extraits où l’on perçoit « l’ambiance enfiévrée de l’atelier », un « bruit de ruche au travail », « des odeurs indéfinissables et subtiles ».
Toutes les linotypes crépitaient en même temps, hachant les mots fugitifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opérateurs, les lignes de caractères tombaient de la fondeuse et s’alignaient sur les plateaux. Les typos, devant les casses, composaient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes disposaient rapidement la composition dans les formes, séparant les colonnes d’interlignes et de filets lestement coupés, à la dimension, dans les lamelles de plomb souple et luisant.
Si le métier de correcteur est mentionné plus loin — le journal est le résultat du « travail obscur et concerté de plusieurs centaines de professionnels, de l’envoyé spécial au correcteur […] » —, c’est apparemment le seul secrétaire de rédaction qui, dans ce journal, vérifie les morasses.
Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse surgissait, première et grossière épure que le secrétaire de rédaction haussait avidement à hauteur d’un regard critique, pour la soupeser, voir son « œil », estimer sa fidélité au modèle. La page était « bonne ». Le secrétaire de rédaction posait un doigt sur un bouton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signalaient que la 7 passait à la prise d’empreinte. Décrassées d’un coup de chiffon imbibé d’essence, les formes, habillées de feutre et de carton mou, glissaient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan surgissait, fouillis de creux et de bosses menus que le clicheur, dans la salle voisine, allait prendre en compte et transformer en métal.
Un autre soir, le journal approchant du bouclage, « l’atelier [est] à demi déserté, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :
À la composition, on faisait la pause. Une linotype qui achevait des corrections crépitait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à propos d’une inversion de légendes. Amédée remettait de l’ordre dans ses casses. Max […] repoussait du pied des épreuves maculées que les balayeurs, au matin, pourchasseraient jusqu’aux poubelles. À la clicherie, les rognures de métal, tombées des clichés brossés, crissaient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arrachaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert réclamait à tue-tête ses corrections pour pouvoir serrer la forme des dernières nouvelles. Dans le vestiaire, on entendait des robinets couler et des rires.
Philippe Ragueneau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.
Dans le roman Du vent (Belfond, 2016), de l’écrivain et traducteur belge Xavier Hanotte, le protagoniste, Jérôme Walque, ancien étudiant en philologie et romancier à ses heures perdues, a choisi de gagner sa vie comme correcteur. Il est employé « dans une maison d’édition juridique de la capitale » (ce fut aussi le cas, à Paris, d’Eugène Ionesco1). C’est, pour l’auteur, l’occasion de brosser un tableau sinistre des locaux où les correcteurs officient. Un de plus2.
L’établissement lui-même – un vénérable hôtel de maître aux escaliers pompeux et grinçants, suant la médiocrité capitonnée des culs-de-sac intellectuels – semblait un îlot du dix-neuvième siècle oublié en chemin par les explorateurs de la modernité. On y composait encore certains annuaires à la monotype et, à la fin du mois, chacun des loyaux serviteurs de la maison recevait une enveloppe en papier kraft où tintaient, au centime près, les pièces de son salaire entre deux billets neufs. C’était peu dire que le travail, pour exigeant qu’il fût, lui laissait l’âme en paix et l’imagination libre de vagabonder, pendant comme après les heures de service.
Plus loin, l’auteur détaille « le bureau des correcteurs », dont le « charme discutable […] l’apparentait, dans l’esprit de ses occupants, au greffe poussiéreux d’une prison vue par Piranèse » (savoureuse référence).
Complète depuis la Révolution belge, la collection du journal officiel capitonnait les murs du sol au plafond, manteau de cheminée compris. […] Profitant de l’unique fenêtre, un soleil aussi patient qu’économe avait jauni tous les fascicules, dont de nombreuses pages partaient en lambeaux sous l’effet de l’acidité. Dans la pièce, haute comme le salon qu’elle avait jadis été, stagnait un parfum composite de pipe froide […] et de vieux papier. Le défilé des typographes y ajoutait une odeur tenace d’encre grasse. […].
Il évoque aussi l’arrivée de l’informatique, ce qui me conduit à situer l’action au tout début des années 1980. Né en 1960, Hanotte a travaillé « un temps dans une maison d’édition juridique de la capitale [peut-être bien comme correcteur3] pour ensuite s’orienter vers la gestion de bases de données informatiques4 ».
Dans ce tableau de genre, les taches claires et géométriques des ordinateurs constituaient presque une faute de goût. Car au même moment, trois étages plus bas, l’imprimerie prolongeait la vie d’outils à peine postérieurs au père Gutenberg. […] « Néanmoins, le triumvirat au pouvoir dans la maison s’était lassé de passer, dans le landerneau éditorial, pour le musée vivant de la corporation et avait récemment lancé l’entreprise dans un prudent défrichement des voies de la modernité. En commençant par l’administration. « Comptables, libraires et correcteurs avaient donc vu, sous forme d’écrans monochromes, s’ouvrir devant eux quelques fenêtres sur le monde impitoyable de l’économie de marché. […]
Ces passages mis à part, il s’agit davantage d’un (bon) roman sur le travail de l’écrivain et sur la place de la littérature5.
Xavier Hanotte, Du vent, Belfond, 2016, p. 89-90 et 149-151.
« Correcteur d’imprimerie lors de son service militaire, c’est tout naturellement que Xavier Hanotte s’est dirigé vers ce métier dans la vie active. » Article « Xavier Hanotte : Un observateur du monde et de ses tourments », CathoBel, 13 mai 2024. ↩︎
J’avais repéré, parmi les nouveautés de la rentrée littéraire, le roman de Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu (Albin Michel). D’un des deux protagonistes, Ouest-France écrivait : « Étienne […], correcteur dans l’édition, obsessionnel, épris de Verlaine, dissimule ses penchants paranoïaques sous une rigueur socialement acceptable1. » Il est en fait « le seul et véritable personnage du livre », précisait L’Éclaireur Fnac2.
Une consœur a lu ce roman et m’a gentiment transmis les pages où est évoqué le métier (merci Catherine !).
C’est après une première expérience en fac de lettres, alors qu’un ami lui a confié son manuscrit, corrigé « comme dans un corps-à-corps avec un animal furieux et non domestiqué », qu’Étienne a choisi ce métier.
Employé aux éditions de l’Instant fou, il se voit en « Homme réduit à un seul labeur : il en avait tant corrigé de manuscrits. Textes cochonnés, truffés d’écueils, de platitudes, parsemés d’erreurs et de maladresses, il avait tant redressé, nettoyé, démantelé, purifié. »
Frustré de n’être que correcteur, et non éditeur, il a perdu ses illusions de jeunesse d’intervenir dans le « destin de la littérature française » et regrette l’« impersonnalité progressive imposée à sa fonction » « Les correcteurs […] ne sont jamais nommés dans les livres auxquels ils ont contribué », de même que le sculpteur français Daniel Druet qui tenta, dans un procès, de se faire reconnaître cocréateur de certaines œuvres de l’artiste italien Maurizio Cattelan, procès évoqué dans le roman3.
La rigueur obsessionnelle d’Étienne ne l’atteint pas que dans le travail : « […] il prenait du temps sur ses loisirs pour signaler les erreurs systématiques qu’il relevait dans les revues ou à la radio, il fallait bien que quelqu’un s’en charge » (on pense à Fantino, le correcteur mis en scène par Marco Lodoli, voir l’extrait que j’ai publié). Sa compagne lui reproche aussi de classer leur bibliothèque par ordre alphabétique des titres d’ouvrages.
Malgré sa « susceptibilité légendaire », les éditeurs reconnaissent qu’il abat « un travail colossal » : « Il corrigeait entre quarante et soixante manuscrits par an, sans compter quelques dizaines de textes de présentation ou communiqués de presse […] ». Le rythme de travail est évoqué aussi à un autre endroit : « […] il avait ce matin corrigé près de trente-cinq pages du manuscrit en cours, ce qui était un bon rendement car il était à la peine […] ».
« Il ne loupait aucune coquille ni aucune faute d’orthographe. Il traquait en limier les répétitions, les incohérences, redondances, et toute rupture de rythme ou de registre non justifiée. Chaque contexte historique, politique, géographique, chaque anecdote réelle utilisée dans un manuscrit était passée au tamis de ses talents de chercheur maniaque et exhaustif. Il allait vérifier si la mention des attributs d’une obscure espèce de plancton dans un roman était correcte ; et si l’auteur parlait du soleil qui régnait sur Paris le 17 avril 1684, il était capable de lui signifier qu’il en était désolé mais qu’il pleuvait ce jour-là. Il était une machine4. »
Il est pourtant traité avec peu d’égards : « Aux éditions de l’Instant fou, il partageait un coin de table chèrement convoité, en alternance avec trois autres collègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité […] ».
Jusqu’ici, rien de très nouveau dans la description littéraire du métier.
Plus originale est l’évocation du statut social actuel du correcteur. Étienne est, en effet, « un des derniers salariés d’une maison dans son secteur d’activité ». Un statut « devenu une arlésienne dans le milieu, cela ne se pratiquait plus ».
« Le reste des troupes était à son compte, les impératifs budgétaires de l’édition avaient guillotiné les têtes des correcteurs, tous devenus autoentrepreneurs. Et depuis 2016 : micro-entrepreneurs ! Des êtres aux micro-aspirations, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tranché d’invisibles scribes de la loi Pinel5 […] Lui était fier d’être resté salarié, d’avoir résisté. […] Depuis que les éditions de l’IF avaient été achetées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nouveaux aménagements suintaient sans arrêt des couloirs. Mais il appartenait à l’ancienne école, […], celle qu’on ne déboulonne pas avec facilité. Il avait son bout de bureau et son salaire mensuel, il les garderait. »
Problème pour Katia Rollman, l’éditrice : « […] tu ne corriges pas les textes, tu les réécris entièrement. » Pour Étienne, c’est au nom de son « éthique professionnelle » qu’il réécrit ces « navets illisibles sans intérêt ». Mais :
« […] s’il avait réellement réécrit le texte [il] n’aurait rien gardé […]. Il aurait pris les quatre cent trente-deux pages de cet auteur fat narcissique insipide et surcoté et il aurait jeté ça dans la cuvette […] il n’avait inséré que cent cinquante-sept post-it indispensables, il était resté à sa place, il s’en était tenu à la résolution de problèmes manifestes de syntaxe – du niveau d’un enfant qui entre en CE1 – et avait tenté de remédier LÉGÈREMENT à l’indigence du vocabulaire. »
Claire Berest évoque alors l’arrivée de l’intelligence artificielle dans le métier de l’édition :
« Souhaiteraient-ils un appareil de correction automatique pour le remplacer, une connectique sans états d’âme ni goût de l’excellence ? Ils pourraient tout aussi bien créer une machine qui scannerait les textes comme des codes-barres, l’algorithme lisserait le bazar pour le transformer en un insipide brouet de mots creux. »
Sont même mentionnées les craintes suscitées par le modèle de langage ChatGPT. « Comme s’il fallait craindre qu’une machine puisse être Kafka ou Céline ! Insensé ! »
Le cheminement intérieur qui conduira Étienne au crime n’est pas sans rappeler celui d’Émile Virieu, le correcteur de La Cage de verre (1971) de Georges Simenon (voir « Le correcteur, personnage littéraire »).
Claire Berest, L’Épaisseur d’un cheveu, Albin Michel, 240 pages.
J’ai trouvé dans Demi-crimes, l’ultime roman d’Henry de Pène (1830-1888), une nouvelle description déplorable du local des correcteurs dans une imprimerie parisienne au xixe siècle. On peut raisonnablement faire crédit à l’auteur de l’authenticité de ses propos, car il a été journaliste pendant une quarantaine d’années.
Le fait est que le petit réduit, une espèce de niche pratiquée, à l’entresol, dans la cage de l’escalier noir qui conduisait de l’atelier des machines aux ateliers de composition et aux bureaux des différents journaux locataires de l’imprimerie Drière, n’était guère fait pour recevoir des visiteurs gantés, vernis, luisants [sic] des pieds à la tête comme l’était d’ordinaire, et plus spécialement encore ce soir-là, M. Jack Stick, l’élégant rédacteur hippique de l’Écho Parisien.
Autant le jeune homme était parfumé, autant le petit local dont il venait de pousser la porte devant lui était puant. L’odeur grasse des encres, le relent des vieux papiers mêlé aux exhalaisons humaines, les fumées refroidies des cigares et des cigarettes, les émanations du gaz, l’absence d’air extérieur, la poussière longuement accumulée sur le plancher, le long des murs, y composaient une atmosphère spéciale et, en quelque sorte, professionnelle qu’on ne pouvait impunément respirer que par grâce d’état1. Dans ce bouge, quatre poitrines humaines étaient condamnées à une asphyxie de chaque nuit. C’étaient Brenard, le correcteur attitré de l’Écho, un apprenti qui lui servait de « teneur de copie » ; un autre correcteur, attaché au service de plusieurs canards de moindre importance qui ne se payaient pas le luxe d’un correcteur spécial. Ce second correcteur était assisté, lui aussi, d’un jeune garçon chargé de suivre sur le manuscrit, tandis que son chef couvrait de signes cabalistiques, intelligibles seulement pour les initiés, les étroites feuilles de papier imprimées dites : paquets, où le premier travail du compositeur dépose parfois presque autant de fautes que de mots. (p. 13-14)
“Des chenils sombres et malsains”
Cet extrait est à rapprocher du témoignage de M. Dutripon (1861 : « on le fourre dans un trou, sous un escalier, sous les rangs des compositeurs, quelquefois dans une espèce de niche qu’on appelle cabinet, sombre, étroit »), du récit de Pierre Larousse (1869 : « Les loges de concierges, dans certaines ruelles du vieux Paris, aujourd’hui disparues, auraient pu passer pour des salons en comparaison des chenils sombres et malsains que telle grande imprimerie de la capitale décore du nom pompeux de bureaux des correcteurs ») et de la vision lugubre du métier par Paul Bodier (1936 : « Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles […] »).
Dans un dialogue, Henry de Pène évoque aussi la rémunération du correcteur, que Jack Stick appelle « avec une familiarité cordiale “père Brenard” ». Ce dernier déclare :
— […] voyez-vous, nous avons des enfants et avec ce que je gagne ici la nuit, ce qu’on me donne au journal du soir où je corrige dans l’après-midi, on a bien de la peine à joindre les deux bouts. — […] Vous ne m’avez jamais dit combien vous vous faisiez par mois à vous crever les yeux et à vous éreinter le tempérament au service de vos deux journaux. — Deux cent cinquante francs ; quelquefois trois cents, quand je puis faire quelques suppléments… (p. 16)
Après quarante ans de bons et loyaux services comme correcteur-typographe au quotidien La Montagne, Romain Fougères a bien mérité sa retraite. Mais à 55 ans, ce pur Auvergnat, énergique et généreux, ne peut se résoudre au bricolage. Une association humanitaire lui offre alors l’occasion de transmettre son expérience et d’agir selon sa conscience : elle recherche un bénévole pour créer une imprimerie au Congo. Avant le grand départ, Romain se remémore son existence paisible, celle d’un enfant de la campagne qui a connu la guerre, puis la transformation de Clermont-Ferrand de cité provinciale en métropole régionale, et qui, aujourd’hui, se prépare à l’aventure qui va couronner sa vie.
Ovide Willkingson, modeste correcteur des célèbres éditions Elseneur, publie les autres, mais se voit refuser tous ses manuscrits, jusqu’au jour où, à bout de patience, il décide de plagier, recopier et publier en son nom le manuscrit qu’il vient de recevoir. La terrible histoire de Benjamin Rouquier, orphelin violenté, spolié par un monde d’orgueil, de guerre, de puissants et de haine et la non-moins terrible histoire d’Hamlet, qu’il joue au théâtre, l’histoire de l’enfant qui a perdu la parole, en filigrane, s’enlacent alors dans une valse étourdissante où se mêlent réalité et fiction, envoûtant écheveau d’univers qui s’entrechoquent. Ainsi se dessine, en images parfois volées, le destin d’Ovide.
François Beaune, Un homme louche, Verticales-Phase deux, 2009, 352 p. ; Folio, 2011.
Un homme louche se donne à lire comme le journal intime d’un certain Jean-Daniel Dugommier, rédigé à deux époques cruciales de sa vie : sa jeunesse « autistique » au début des années 1980, puis son existence de trentenaire mal socialisé peu avant sa mort soudaine. Dans le « Cahier 1 », on découvre le collégien Dugommier, dit « le Glaviot », 13 ans, qui s’ennuie à mourir dans un lotissement où ses parents tiennent une petite épicerie. Sur fond de hard rock, il note les moindres détails de son quotidien de gamin en révolte latente et complexes inavoués. Il scrute ses voisins, théorise les tares familiales avec un mauvais esprit à l’ironie cinglante. Cette omniscience précoce trouve bientôt son explication : le jeune narrateur se sent doué de « superpouvoirs », une sorte de caméra spéciale implantée dans son cerveau lui permettrait de pénétrer les consciences de son entourage. Se croyant investi d’une mission d’observation ultrasecrète sur l’humanité, notre surdoué préfère se faire passer pour un attardé. Jusqu’à son internement d’office, son cahier ayant été finalement découvert par sa mère. Dès lors, ses prises de notes vont céder la place à une série de dessins désespérés, puis au vertigineux silence d’un doux dingue sous camisole chimique. Le « Cahier 2 » nous fait retrouver JDD à l’été 2008. À 39 ans, il est installé à Lyon où il est devenu correcteur à domicile. On reconstitue les pièces manquantes de son existence : sa tentative de vie conjugale, la mort tragique de son fils, ses errements au bistro, ses velléités sentimentales. Tout cela l’aura mené aux confins d’une existence a minima, moitié spéculative moitié végétative, avant qu’une rupture d’anévrisme vienne couper court à son ultime projet : rien moins qu’un attentat planétaire.
Aux éditions Duffroy, qui publient son premier roman, Annie Brière fait la connaissance de Laurent Viau, correcteur d’épreuves de son métier. Laurent Viau n’est pas insensible au charme d’Annie Brière, et une idylle se noue. Mais, après une nuit de passion, Annie apprend que Laurent Viau, s’il ne porte pas d’anneau à la main gauche, n’est pas pour autant célibataire. Elle devra donc trouver de façon urgente ce que signifie, pour elle, l’engagement amoureux. Devenue joueuse compulsive de Tetris, convertie aux vertus curatives de Leonard Cohen, du lac Champlain jusqu’à Paris, en passant par les cocktails littéraires de la maison Duffroy au Ritz-Carlton, y arrivera-t-elle ?
Chi Zijian, Bonsoir, la rose, trad. du chinois par Yvonne André, éd. Philippe Picquier, 2015, 192 p., poche, 2018, 224 p.
Il faut d’abord imaginer ce Grand Nord de la Chine aux si longs hivers, les fleurs de givre sur les vitres et l’explosion vitale des étés trop brefs. Puis Xiao’e, une jeune fille modeste, correctrice d’épreuves dans une agence de presse, pas spécialement belle, dit-elle, pour qui la vie n’a jamais été tendre : « j’appartenais à une catégorie insidieusement repoussée et anéantie par d’invisibles forces mauvaises ». Et puis Léna aux yeux gris-bleu et au mode de vie raffiné, qui joue du piano et prie en hébreu, dont le visage exprime une solitude infinie. Elle qui avait une vie intérieure si riche, comment pouvait-elle ne pas avoir connu l’amour ? Xiao’e rencontre donc Léna, une vieille dame juive dont la famille s’est réfugiée à Harbin après la révolution d’Octobre. Tout semble les opposer, pourtant on découvrira qu’un terrible secret les lie.
Annie Cluzel, Lily-Jeanne, Edilivre, 2018, 136 p.
L’écrivaine Annette, exaltée par le succès de ses premiers livres, se trouve soudainement confrontée à un terrible manque d’inspiration. Dépitée mais souhaitant néanmoins rester dans le milieu littéraire, elle devient correctrice. Mais œuvrer dans l’ombre des autres, de ceux qui ont des idées, l’ennuie jusqu’au jour où elle reçoit un manuscrit à corriger dont l’histoire va bouleverser sa vie. Une histoire qui va la ballotter entre l’écriture et la correction et qui va lui permettre de faire une bien curieuse rencontre.
Vincent Cespedes, Mot pour mot, Flammarion, 2007, 288 p.
Louis et Noémie se rencontrent dans le TGV. Noémie étant sourde, ils dialoguent par écrit. Désabusé et adepte du « tout fout le camp », Louis enseigne dans un collège de banlieue et distribue des 00/20 à chaque dictée. Noémie, elle, est intime avec un correcteur professionnel et se passionne pour la liberté graphique avec laquelle la jeune génération pratique l’écrit (SMS, blogs, Internet…). Inévitablement, l’orthographe devient le thème central de leur conversation ferroviaire, et à chacun de leurs trajets le débat fait rage.
Horacio Castellanos Moya, Déraison, trad. de l’espagnol par Robert Amutio, Les Allusifs, 2006, 144 p. ; 10/18, 2009.
À travers un monologue ressassant, qui brasse des faits terribles, des interprétations plus ou moins assurées, des scènes à caractère hallucinatoire, un narrateur raconte en 12 chapitres les étapes d’une descente aux enfers, ses propres enfers et ceux d’une société qui baigne dans la violence et le meurtre, comme dans son élément naturel. Ce narrateur, homme sans nom et étranger au pays où il se trouve, est devenu un exilé volontaire afin de fuir les persécutions entreprises par les autorités de son pays. Il lit et corrige un rapport élaboré par l’Église catholique dans lequel sont reportés minutieusement les massacres d’Indiens, toutes les exactions et les violations de ce que l’on nomme les droits de l’homme, commis par des militaires, nommément désignés et dont l’impunité est totale et le pouvoir de nuire et de tuer, encore immense. Chaque chapitre mêle dans les propos emportés du narrateur des descriptions des atrocités de l’armée, des citations des témoignages des survivants assimilées à la plus haute poésie, et les inquiétudes personnelles de ce correcteur — le sexe, la peur, la panique, la colère et la rage qui naissent de tout incident quotidien, le tout plongé dans un fort courant que le narrateur lui-même nomme paranoïa.
Didier da Silva (texte) et François Matton (dessins), Une petite forme, P.O.L, 2011, 112 p.
Le texte de Didier da Silva met en scène un personnage dont le métier, il est « travailleur à domicile », consiste à corriger de stupides romans d’amour, et que cela déprime – on le comprend. Il se livre donc à une suite de considérations désabusées sur la vie et sa vie, pleines d’humour et d’autodérision, de lucidité. C’est drôle et touchant, juste, discrètement désespéré. Les dessins de François Matton qui constellent ce récit, qui parfois l’interrompent, lui font un écho très réussi, joliment dévié parfois.
Schlomo est un flic solitaire, parisien dans l’âme, qui se nourrit de rouleaux de printemps rue de Belleville. C’est une sorte d’artiste qui a tout pour faire un bon flic. D’ailleurs, c’est un bon flic. Alors qu’il enquête sur le meurtre de l’écrivain Jérôme Carné, il sauve de la noyade une jeune Chinoise, correctrice d’imprimerie. Il la croisera de nouveau à une signature en librairie, autour d’un pamphlet détonnant : Le nègre se rebiffe. Entre cocktails, plumitifs, nègres et académiciens, un portrait satirique du milieu de la presse et de l’édition. Avec en toile de fond, la ville énigmatique et souveraine.
« Je vois les choses de loin, mais avec une telle intensité qu’elles me semblent avoir un relief qu’elles n’ont peut-être pas. J’extrapole et leur confère une signification qui est peut-être illusoire. » Qu’est-ce qui pousse Émile Vanier à venir, chaque nuit, coller le nez à la vitre de son appartement de la butte Montmartre ? Veut-il élucider l’envers des apparences, débusquer les marges illogiques de l’existence courante ? Son voyeurisme ne cherche pas un assouvissement des sens mais un apaisement de l’esprit. Mais pourquoi se sent-il traqué ? Encore jeune, il travaille comme correcteur dans une maison d’édition, et va découvrir, sous la férule d’un éditeur équivoque et cajoleur, toutes les ambiguïtés d’une société partagée entre le faire-valoir culturel, la noble attitude, et un mercantilisme cynique, un « monde de l’esprit » qui ne joue pas franc jeu, où Émile se sent l’otage des séduisants caprices de son patron. Malgré ses efforts pour s’assimiler, il se sent piégé par un sentiment de non-appartenance, hanté par des questions qui ne trouvent pas de réponse. Comment son père a-t-il mystérieusement disparu lorsqu’il était enfant ? Pourquoi son oncle et ex-tuteur, un riche expert financier, veut-il à tout prix lui racheter son appartement ? Que cherche donc la ravissante Anglaise qui croise toujours son chemin et finit par partager son intimité tout en se refusant à ses avances ? Au bout de ses quêtes, Émile Vanier va découvrir les vérités fondamentales de son destin, si longtemps dérobées dans ce qu’elles ont de monstrueux, ayant fait de lui, à son insu, un outsider qui aspire à être un homme-chat.
Marco Lodoli, Boccacce, trad. de l’italien par Lise Capuis et Dino Nessuno, illustrations d’Alban Caumont, L’Arbre vengeur, 2007, 120 p.
Boccacce ! Prononcez-le à votre guise mais en tordant la bouche, comme si vous grimaciez en catimini. Car les nouvelles réunies ici par Marco Lodoli, une des plus fines plumes contemporaines italiennes, ont le dessein de vous faire ricaner. Concentrant leur acidité sur la bêtise, la vanité, ou la folie des antichambres du monde délirant de l’édition, elles forment une sarabande joyeuse mais inquiétante dans laquelle le correcteur vous corrige, l’éditeur vous menace, le traducteur vous navre, l’universitaire vous vampe, le critique vous guillotine, l’auteur se venge… Quant au libraire ? Ne vous retournez pas, il vous observe et c’est peut-être dangereux… Boccacce ou comment être perfide sans cesser de sourire.
Alexandra Lucas Coelho, Mon amant du dimanche, trad. du portugais par Ana Isabel Sardinha Desvignes et Antoine Volodine, Seuil, 2016, 228 p.
Une femme crie vengeance. Un homme l’a trahie et elle est bien décidée à avoir sa peau. Celle qui raconte cette histoire est célibataire, sans enfants, et trouve dans ses cinquante ans et ses cinquante kilos une énergie dévorante. Vivant dans l’Alentejo où elle travaille comme correctrice pour une maison d’édition, elle ne quitte sa campagne qu’une fois par semaine. Elle se rend alors à Lisbonne où elle a pour mission de changer, chaque dimanche, la litière du chat d’une amie partie en voyage. C’est entre son domicile, l’appartement où l’attend le chat et la piscine qu’elle prendra sa revanche. Son plan l’occupera tout un mois et sa réussite sera totale. Ses complices ? Les livres, la natation, un été torride. Et trois amants du dimanche, aussi différents que vivifiants.
Alfonso Mateo-Sagasta, Voleurs d’encre, trad. de l’espagnol par Denise Laroutis, Rivages, « Thriller », 2008 ; « Noir », 2011, 688 p.
Dans le Madrid du Siècle d’Or, Isidoro Montemayor supervise un tripot où viennent s’encanailler de nobles dames. L’établissement appartient à son maître, Francisco Robles, qui est par ailleurs éditeur et emploie aussi Isidoro comme rédacteur-correcteur. Robles ne décolère pas. Il a publié le Don Quichotte ; mais un certain Alonso Fernández de Avellaneda vient de sortir au nez et à la barbe de Cervantès une suite à son chef-d’œuvre. Une suite qui n’est autre qu’un livre à clés, diffamatoire envers plusieurs personnalités, dont Cervantès lui-même. Décidé à découvrir qui se cache derrière ce pastiche, Robles envoie Isidoro à la recherche d’Avellaneda. Une enquête picaresque au cœur de grandes œuvres littéraires, dont les pages peuvent receler de brûlants secrets. À condition de savoir les interpréter.
Julie Malchair, nouvelle dactylo pour une revue scientifique, est une femme d’une beauté charmante et perturbante, apparemment sans passé. Elle fait irruption dans la vie de Hasch, correcteur, et dans celle de ses collègues. Par sa paresse et sa perversité naïve, elle les entraîne à se libérer des contraintes que la routine et les règles de la vie sociale leur imposent. S’ensuit alors une dérision totale du travail, notamment par l’introduction du vin et de drogues qui conduisent à un festin orgiaque dans le bureau. Sa tâche accomplie, Julie disparaît.
D’après la quatrième de couverture, Marcel Moreau (1933-2020) fut correcteur à Bruxelles pour le quotidien Le Soir, à partir de 1955, puis à Paris, à partir de 1968, pour Alpha Encyclopédie, Le Parisien libéré et Le Figaro. « Considéré comme un écrivain marginal, au style verbal fort singulier – véhément et organique, teinté de lyrisme et d’envolées paroxystiques, tout à la fois caressant et bousculant –, il est l’auteur d’une œuvre ample et foisonnante, foncièrement charnelle. »
Guadalupe Nettel, Après l’hiver, trad. de l’espagnol (Mexique) par François Martin, Buchet-Chastel, 2016, 304 p.
Claudio, exilé cubain de New York, correcteur pour une maison d’édition, a une seule passion : éviter les passions. Cecilia est une jeune Mexicaine mélancolique installée à Paris, vaguement étudiante, vaguement éprise de son voisin, mais complètement solitaire. Chapitre après chapitre, leurs voix singulières s’entremêlent et invitent le lecteur à les saisir dans tout ce qui fait leur être au monde : goûts, petites névroses, passé obsédant. Chacun d’eux traîne des deuils, des blessures, des ruptures. Lorsque le hasard les fait se rencontrer à Paris, nous attendons, haletants, de savoir si ces êtres de mots et de douleurs parviendront à s’aimer au-delà de leurs contradictions.
L’une vit à Bordeaux, est un écrivain à succès, mère célibataire, une fille de 9 ans, et une famille omniprésente. Elle craque sur son nouveau voisin, un jeune libraire allemand. Mais est-il réellement celui qu’il prétend ? L’autre vit à Soulac, est correctrice pour une maison d’édition, et atteinte d’une tumeur. Pour tenter de réaliser ses derniers rêves et offrir à sa fille des souvenirs inoubliables, elle entreprend avec elle une croisière jusqu’en Polynésie, qui va les mener beaucoup plus loin que prévu. Deux vies, deux femmes ?
« Il était mûr pour les humiliations majeures, car l’auteur, il l’apprendrait à ses dépens, avant de pouvoir faire des caprices, ne se conçoit qu’humilié. Il aurait pu faire la liste : le correcteur dyslexique, les maquettes foirées, les couvertures nulles, les coquilles qui crevaient les yeux ; le journaliste qui comprenait tout à l’envers, celui qui n’avait pas même lu la quatrième de couverture ; les salons du livre dans des contrées reculées où personne ne se pointait sinon le poète local qui postillonnait et finissait par vouloir lui casser la gueule, la Fête de l’Huma où il avait attrapé une insolation ; les collègues jaloux, les crocs-en-jambe, les insinuations mensongères, les amitiés défaites, les changements de personnel, les bruits de couloir et l’âge qui venait sans que jamais rien ne change. Il se déplumait sous le harnois comme le cou du chien de la fable.
Après lecture, il s’avère que les seules mentions du métier de correcteur figurant dans le livre sont les mots en gras ci-dessus, mais j’ai tellement ri en le lisant que je le maintiens dans la liste, en vous recommandant vivement de vous le procurer. C’est vraiment « une vigoureuse satire de la machine éditoriale et de ses noires vicissitudes », comme l’annonce l’éditeur.
Uwe Tellkamp, La Tour, trad. de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset et Fasquelle, 2012, 976 p. ; J’ai lu, 2013.
Dresde, 1982. Les habitants d’un quartier résidentiel cossu se sont depuis longtemps accommodé des conditions de vie. Pourtant, les membres de cette bourgeoisie est-allemande, véritable anachronisme en RDA, s’isolent parfois pour tourner le dos à la grisaille quotidienne. À commencer par Meno, correcteur pour une maison d’édition, qui se doit de composer avec la censure ; mais aussi son beau-frère, chirurgien qui mène une double vie et qui, avec sa femme, aveugle et aimante, a élevé son fils. Celui-ci est un éternel incompris qui incarne pour l’Homme Nouveau dont le nom rayonnera un jour, dans le respect des plus belles valeurs — vie familiale harmonieuse, amour de la culture, pratique de la musique, travail acharné. Toutefois, cette peinture idyllique ne tarde pas à se lézarder et bientôt, c’est le pays tout entier qui tremble…
Paul Bodier (1875-1946), grand défenseur du spiritisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du passé (éd. Paul Leymarie, 1936 ; rééd. numérique Ink Book, 2012), où figure la description du métier de correcteur la plus noire qu’il m’ait été donné de lire à ce jour. Une vision romancée, chargée d’effets, mais qui rejoint pour l’essentiel d’autres sources d’information qu’on peut lire sur ce blog1. (Le dernier paragraphe est, lui, représentatif de la misogynie de l’époque, hélas.)
Dans sa préface, René Kopp (auteur d’une Introduction générale à l’étude des sciences occultes, chez le même éditeur, en 1930) résume ainsi le roman : « L’action se déroule autour d’une amitié entre deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par la droiture. L’un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l’autre, celui qui n’a pas souffert, l’aristocrate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d’un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu’au zénith de la certitude. »
Le « damné de la vie » est donc le correcteur… Lançons-nous.
« Écœuré de la littérature et de ses pontifes, il [Roger Danis] s’était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. II s’était fait correcteur d’imprimerie.
« Mais il n’avait pas tardé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu’une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d’exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d’imprimerie.
« Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d’imprimerie est un paria2. Les directeurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun souci d’équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n’a d’égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
« La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d’une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
« Ces politesses entretiennent sans doute l’amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n’ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d’œuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
« Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l’hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creusets des linotypes, trop heureux s’ils n’ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Écritures illisibles, fautes de français et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s’ils laissent passer une coquille, s’ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
« Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s’arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s’usent vite à ce travail ingrat et l’on pourrait rappeler l’anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu’elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j’ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
« Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d’imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
« Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la société3.
« Ajoutons que l’élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d’une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée. »
Suivent des considérations tout aussi impitoyables sur « l’Imprimerie, avec un grand I » et « l’Édition, avec un grand E », « ces deux puissances [… qui] savent admirablement s’entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ». « L’Imprimerie, l’Édition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre et la société moderne en décomposition. »
Dans ma Bibliothèque du correcteur, j’avais déjà référencé une dizaine de romans dont le protagoniste est correcteur. Je viens de relancer la recherche dans les catalogues des bibliothèques nationales : il semble que notre métier ait encore inspiré les écrivains ces dernières années. Peut-être trouverez-vous dans cette liste des idées de lecture pour l’été.
Delphine de Vigan, Les Gratitudes, JC Lattès, 2019 ; Le Livre de Poche, 2020.
Michka, ancienne correctrice de presse, est en train de perdre peu à peu l’usage de la parole. Autour d’elles, deux personnes se retrouvent : Marie, une jeune femme dont elle est très proche, et Jérôme, l’orthophoniste chargé de la suivre.
Il n’est pas vraiment question du métier dans ce roman, mais le destin d’une correctrice qui s’éloigne du langage ne pouvait que m’émouvoir.
Michel Beuvens, La Cage, Plombières-les-Bains : éd. Ex aequo, 2018.
La vengeance est un plat qui épaissit en refroidissant… Arrivé à la fin de sa vie, un père tente de mettre par écrit l’histoire d’une vengeance. Vengeance qui a bien tourné, ou qui a mal tourné ? Il ne sait plus… Par manuscrit interposé, une correctrice devient sa confidente. Mais elle se rend compte qu’il n’a pas tout dit : est-ce vraiment un meurtrier qui a écrit ça ? Ne serait-ce pas quelqu’un de sensible ? Intriguée, elle décide de mener son enquête et de combler les blancs qu’elle a décelés dans le récit.
Claude Denuzière, La Correctrice, éd. de Fallois, 2017.
À dix-neuf ans Ernesto Messina choisit de fuir la dictature de Castro. Son père lui a donné ce prénom, en hommage à Che Guevara, mais sa passion va plutôt à celui qu’il appelle « le Grand Ernest », l’écrivain américain Ernest Hemingway. Parti de Cuba pour Key West, il rencontre sur son chemin la belle Angela qui donne des cours d’anglais, et la redoutable éditrice Julia Martínez. Celle-ci va l’aider à se lancer, sous le pseudonyme de Victor Hemings, dans l’écriture d’une saga policière que le monde entier va bientôt s’arracher. Mais le soir du dernier jour d’octobre 1985, au sommet de sa gloire, Ernesto Messina disparaît sans laisser de traces. C’est sa femme qui va devoir assurer la promotion de son dernier roman, Unis par la mort. D’Halloween à Thanksgiving, de New York à La Nouvelle-Orléans, qu’est-il arrivé à Ernesto Messina ? A-t-il vraiment disparu ?
François Hoff, Le Cadavre dans le canal (Les Mystères de Strasbourg ; 2), Barr : Le Verger Éditeur, 2017.
« Mademoiselle Wilhelmina Pierron, institutrice, se rendait à l’école Saint-Thomas, rue des Cordonniers, au petit matin, en longeant le bras de l’Ill sur le chemin de halage. En passant sous le pont Saint-Martin, il lui sembla apercevoir, dans l’eau, sortant d’un bouquet d’algues, “à un pied de la berge, quelque chose comme une main”. Elle poussa un cri, mais nul ne l’entendit, car elle était seule. En arrivant à son école, elle informa sa directrice, qui haussa les épaules. » En cet hiver 1846, Floréal Krattz, le héros (malgré lui) des Mystères de Strasbourg, va devoir reprendre du service. Pris en étau entre Mina l’institutrice et le commissaire Engelberger, le jeune pion du Collège royal va se faire correcteur d’imprimerie pour enquêter sur l’assassinat d’Alphonse Decker, imprimeur d’almanachs. Est-ce un vol commis par des tortionnaires sans vergogne ? Un règlement de compte lié à ce trafic de littérature interdite ? Ou, pire encore, cette affaire annonce-t-elle le retour du “Cogneur”, ce malfrat de l’ombre qui avait mis sous sa coupe toute la pègre de Strasbourg ?
Fuyuko a trente-quatre ans, correctrice elle travaille en free-lance pour l’édition, vit seule et ne s’imagine aucune relation affective. Elle ne se nourrit pas de ses lectures : elle décortique les mots, cherche la faute cachée, l’erreur embusquée. Elle n’écrit pas, ne connaît pas la musique, s’habille sans la moindre recherche. Mais Fuyuko aime la lumière. Elle ne sort la nuit qu’au soir de ses anniversaires en hiver, seule, pour voir et pour compter les lumières dans ce froid qu’on peut presque entendre si l’on tend l’oreille, dans cet air sec et aride mais quelque part fertile. Timide, introvertie, Fuyuko va néanmoins laisser entrer deux personnes aux abords de sa vie : Hijiri, son interlocutrice professionnelle, et M. Mitsutsuka, un professeur de physique qui lui offre un accès d’une autre dimension vers la lumière : le bleu a une longueur d’onde très courte, elle se diffuse facilement, c’est pourquoi le ciel apparaît si vaste.
Février 2001. Sergio Caliz quitte sa Lorraine natale et s’installe au Luxembourg. Il vient d’être employé comme rédacteur-correcteur au service communication interne des Chemins de fer luxembourgeois (CFL). Léa, sa compagne, est partie de son coté poursuivre ses études d’histoire à Strasbourg et ne donne plus de nouvelles du jour au lendemain. Quelques semaines plus tard, Sergio reçoit de sa part une lettre de quelques lignes qui signera leur rupture au cœur de l’automne. Dans le but de survivre à cette séparation, Sergio multiplie les rencontres, mais la haine qu’il porte en lui est plus forte que le pardon. Beaucoup de jeunes femmes croisent alors son chemin et le paient de leur vie. Chaque meurtre violent appelle à un nouveau meurtre encore plus barbare, révélant le symptôme d’un mal-être sociétal, au gré des nébuleux souvenirs de Léa malgré le besoin d’absolu et les désillusions.
Hajime, après avoir été correcteur chez un éditeur, a épousé Yukiko, dont le père, homme d’affaires véreux, lui offre d’ouvrir un club de jazz. Tout dans sa vie lui réussit. Un soir il retrouve Shimamoto-san, une femme qui a été sa voisine et son amie dans son enfance. Ils deviennent amants, mais elle disparaît. Yukiko donne à son mari le temps de réfléchir. Hajime décide de rester avec sa famille.
Philippe Muray, On ferme, Les Belles Lettres, 2011.
Jean-Sébastien, correcteur dans l’édition, s’est retiré avec sa famille dans le Midi pour finir de corriger son roman qu’il s’apprête à publier. Ce roman raconte l’existence parallèle de deux personnages principaux : Michel, un intellectuel qui travaille comme nègre professionnel dans l’édition, et Bérénice, qui travaille dans un cabinet privé chargé d’élaborer le look des businessmen.
Goran Petrovic, Soixante-neuf tiroirs, trad. du serbe par Gojko Lukic, éd. du Rocher, 2003 ; Le Serpent à plumes, 2006 ; Zulma, 2021.
Adam, étudiant en lettres et correcteur intérimaire, doit remanier un vieux livre mystérieux pour le compte d’obscurs clients. Se plongeant dans le texte, il s’aperçoit vite qu’il n’est pas seul : d’autres lecteurs le hantent, parmi lesquels une vieille dame excentrique, un agent des services secrets et une jeune fille au doux parfum.
« C’est étourdissant comme La bibliothèque de Babel, de Jorge Luis Borges, poétique et aérien comme Le Cimetière des livres oubliés de Carlos Ruiz Zafón. Et c’est serbe. » — Alain Lallemand, Le Soir
Mérida Reinhart, Un Noël qui a du chien, Saint-Martin-d’Hères : éd. Legacy, 2020 ; Bookmark, 2022.
Correctrice dans une petite maison d’édition d’Angoulême, Lou Dulac tente de noyer son chagrin dans un pot de glace suite à sa rupture, mouvementée, avec le supposé homme de sa vie. Fort heureusement, elle peut compter sur sa meilleure amie, Lucille Wallace, et un millionième visionnage des adaptations de Jane Austen, pour se remettre en selle. C’est d’ailleurs une idée soufflée par Lucille qui va retourner son existence de fond en comble : avoir un ange gardien. Mais, Lou ne fait rien comme tout le monde : lorsqu’elle croise la pet-sitter de son immeuble et son shiba-inu, elle décide que son ange gardien sera poilu et à quatre pattes. Une aventure qui ne sera pas de tout repos, d’autant qu’elle coïncide avec l’arrivée de son nouveau patron, charismatique et hautain, Nathaniel Hamelin – qu’elle manque d’assommer dès le premier jour. Celui-ci lui confie la lourde responsabilité de s’occuper du dernier manuscrit de Hugo Crawford – auteur vedette qui souhaite publier un roman très cher à son cœur. Lorsque son passé menace de refaire surface, rien ne va plus à l’approche de Noël !
Bernhard Schlink, Le Retour, trad. de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, « Du monde entier », 2007 ; Folio, 2008.
Les grands-parents du jeune Peter Debauer travaillent comme relecteurs pour une collection de littérature populaire. Souvent, Peter dessine ou fait ses devoirs au dos de jeux d’épreuves corrigées. Un jour, il se met à lire un de ces feuilletons malgré l’interdiction grand-parentale. Intrigué, il découvre dans le récit pourtant incomplet d’un prisonnier de guerre détenu en Sibérie des détails qui se rattachent étrangement à sa propre vie… Une longue quête commence alors pour lui, et sa volonté de découvrir la fin de l’histoire l’entraînera dans une odyssée à travers l’histoire allemande et le passé de sa propre famille.
Mélisande a un père correcteur qui relit la dernière édition du célèbre dictionnaire Labrousse. Un soir, quatre chevals en colère sonnent à sa porte. Criant à l’injustice, ils exigent son aide pour faire leur entrée dans l’ouvrage avant « chevaux ». Face à ces créatures fantastiques, Mélisande sait que sa tâche ne sera pas facile…
Ici le narrateur, correcteur chez un éditeur scientifique, affiche deux passions : celle qui le lie à Dora Weiss, avocate, avec laquelle il forme un couple d’inséparables, et celle qu’il voue à la philosophie chinoise, où il puise l’art de l’harmonie intérieure. Un roman d’amour et du culte de la mue en soi.
Fernando Trías de Bes, Encre, trad. de l’espagnol par Delphine Valentin, Actes Sud, 2012.
Dans la Mayence de Gutenberg, un libraire et un mathématicien cherchent vainement dans les livres la raison de leur malheur. Avec les services d’un correcteur et d’un imprimeur, ils créent un ouvrage à l’encre insolite qui ne se laisse lire qu’avec le cœur.
Jabbour Douaihy, Le Manuscrit de Beyrouth, trad. de l’arabe par Stéphanie Dujols, Actes Sud, 2017.
Farid, jeune et naïf, fait le tour des éditeurs beyrouthins avec un ouvrage rédigé de sa main qu’il a fièrement intitulé Le Livre. Hélas, personne ne daigne prêter attention à son chef-d’œuvre. La mort dans l’âme, il se résout à accepter l’emploi de correcteur qu’on lui propose à l’imprimerie Karam Frères. Le patron, Abdallah, descend d’une brillante lignée d’imprimeurs mais manque cruellement de tout ce qui a fait leur renommée pendant plus d’un siècle. Médiocre et blasé, défiguré par une explosion, il se défoule auprès des filles de joie, n’osant plus s’approcher de sa femme, la belle Perséphone, qui finit par jeter son dévolu sur Farid. Pour l’impressionner, elle fait imprimer un magnifique exemplaire, un seul, de son manuscrit. C’est le début des démêlés du correcteur avec Interpol dans une sordide affaire de faux billets.
Premier roman, excellent, d’une secrétaire de rédaction et correctrice, métier qui ne l’empêche pas de prendre des libertés – créatives – avec la ponctuation et, bien sûr, avec la langue. L’autrice m’a séduit et ému. Ce récit d’un deuil est plein de vie. Ci-dessous, le seul passage où elle évoque sa situation professionnelle, « à Issy-les-Moulineaux, du nine to five sans congés ni RTT payé en droits d’auteur » (p. 92).
Le lendemain, il m’a téléphoné vers 15 heures. C’était pas normal qu’il m’appelle en pleine après-midi. Mes collègues étaient au courant de la situation mais l’affaire ne les concernait pas directement, chacun vaquait, casque sur les oreilles, à ses occupations. Je ne voulais pas déballer mon chagrin en plein open space. Ma fonction, subalterne, qui consistait à éditer des papiers sur des drames familiaux et des disparitions mystérieuses, et que venaient régulièrement ponctuer des pages « Vie pratique », me rangeait déjà, dans cette entreprise pourtant « familiale », du côté des incapables et des passifs. Une crise de larmes inopinée, même justifiée, m’aurait fait perdre le peu de crédit que j’avais gagné à m’énerver sur le bon emploi des adverbes et des points-virgules. J’ai sauvegardé les précieuses corrections effectuées sur « Cinq astuces pour un chat en bonne santé » et j’ai couru dans les toilettes pour pouvoir décrocher à temps. […]