Tiret long : amour et haine

Une gué­guerre oppose, d’un côté, feu Richard Her­lin et Jean-Pierre Lacroux, de l’autre, Jean-Pierre Coli­gnon, à pro­pos du tiret long, éga­le­ment appe­lé « tiret [sur] cadratin ». 

Richard Her­lin, ancien cor­rec­teur au Monde1 , dans ses Règles typo­gra­phiques2, défend le tiret cadratin.

— Et le tiret long, alors, s’enquit Zazie ? — Eh bien, le voi­ci, le « tiret sur cadra­tin », qui sert notam­ment à mettre en forme un dia­logue. Dans la pré­sen­ta­tion moderne des échanges entre per­son­nages, le tiret long s’impose sou­vent seul, aban­don­nant les guille­mets qui l’accompagnaient encore naguère (quoiqu’on les trouve encore). Selon les mai­sons ou les auteurs, il aura droit ou non à un ali­néa à chaque chan­ge­ment d’interlocuteur, l’essentiel étant pour le confort du lec­teur, pour la lisi­bi­li­té, qu’on sache qui parle. […]
— Mais tu n’as rien dit du tiret sur demi-cadra­tin ! s’impatientait Zazie.
— Écoute ce qu’en disait le typo­graphe Jean-Pierre Lacroux3, lui répon­dit Gabriel.

J. André — Alors qu’on uti­li­sait autre­fois le tiret sur cadra­tin pour les incises, etc., on a ten­dance aujourd’hui à n’utiliser que le demi-cadra­tin (c’est ce que fait l’I.N. par exemple).
J.-P. Lacroux — L’Hyène a bien tort […] C’est une mode funeste ! qui ne se jus­ti­fie que dans les jus­ti­fi­ca­tions très étroites… donc, sur­tout dans la presse. […] Pour résu­mer, le tiret sur demi-cadra­tin porte un nom un peu trom­peur. C’est en « prin­cipe » (his­toire d’en pla­cer un) un trait d’union faible… et excep­tion­nel­le­ment un ersatz rabou­gri du vrai tiret. Cela dit, cela ne me gêne nul­le­ment qu’ici ou là on lui attri­bue tous les rôles ima­gi­nables… Pour être com­plet, ça ne me gêne­rait pas énor­mé­ment si l’on ne l’employait jamais, on a vécu sans lui pas mal de temps… mais je trou­ve­rais quand même idiot de se pri­ver d’un signe qui peut avoir une uti­li­té (même limi­tée). S’agit sim­ple­ment de pas lui en deman­der trop…

Pour sa part, Jean-Pierre Coli­gnon, dans son Dic­tion­naire d’orthotypographie moderne4, ne men­tionne que « le tiret », jusqu’à la fin de l’article, où il assène :

Il faut reje­ter l’emploi des tirets hideux, affreux, parce que sur­di­men­sion­nés, que cer­tains adoptent aujourd’hui, notam­ment pour les dia­logues. On dirait presque qu’il s’agit de « couillards », des petits filets qui séparent les notes du corps du texte !

Deux écoles, donc. Je n’ai pas de pré­fé­rence aus­si mar­quée. Et vous ? 

Dans leur blog, les cor­rec­teurs du Monde recom­mandent de choi­sir l’un des deux tirets dans le même ouvrage : 

Comme il s’agit rigou­reu­se­ment du même signe, on emploie d’ordinaire l’un ou l’autre, mais pas les deux ensemble. [Ce serait] un peu comme si l’on trou­vait dans un livre deux des­sins dif­fé­rents pour le point d’interrogation, par exemple.

L’alternance des tirets cadra­tin et demi-cadra­tin est cepen­dant cou­rante dans l’é­di­tion contem­po­raine, notam­ment dans la col­lec­tion « Folio » de Gallimard. 


Illus­tra­tions : 24 Jours de web et Romane Rose.

Prénoms multiples : juxtaposés ou avec des traits d’union ?

Auto­por­trait à vingt-quatre ans de Jean Auguste Domi­nique Ingres (1804)

Aujourd’­hui, en his­toire de l’art, on écrit : « Jean Auguste Domi­nique Ingres », et non « Jean-Auguste-Domi­nique Ingres ». La dis­cus­sion sur le sujet est assez com­plexe, comme le résume Wiki­pé­dia : 

« Une tra­di­tion typo­gra­phique, encore recom­man­dée par le Lexique de l’Imprimerie natio­nale ou le Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques de Louis Gué­ry, impo­sait l’usage des traits d’union entre pré­noms, l’italique ser­vant à dis­tin­guer l’appellation usuelle, par exemple « Louis-Charles-Alfred de Mus­set ». Gou­riou indique que cette règle, en dépit de sa sim­pli­ci­té et d’être répan­due, n’a jamais fait l’unanimité et que la ten­dance moderne est de suivre les usages de l’état civil. Jean-Pierre Lacroux décon­seille de la res­pec­ter, au motif qu’elle engen­dre­rait des ambi­guï­tés. Dans les cas où deux vocables sont usuels, forment-ils un pré­nom com­po­sé ou sont-ils deux pré­noms, par exemple Jean-Pierre Lacroux a-t-il un pré­nom com­po­sé ou deux pré­noms ? Pour Aurel Ramat et Romain Mul­ler, le trait d’union est uti­li­sé dans les pré­noms com­po­sés mais pas entre les pré­noms dis­tincts. Clé­ment indique que les pré­noms com­po­sés, qu’ils soient écrits en toutes lettres ou abré­gés, doivent être reliés entre eux par un trait d’union ; mais que les pré­noms mul­tiples pro­pre­ment dits ne sont jamais sépa­rés ni par un trait d’union, ni par une vir­gule mais par une espace. »

L’é­tat civil, lui, veut des vir­gules depuis 1999 : 

« Les pré­noms doivent tou­jours être indi­qués dans l’ordre où ils sont ins­crits à l’é­tat civil. Les pré­noms simples sont sépa­rés par une vir­gule, les pré­noms com­po­sés com­portent un trait d’u­nion. Les pré­noms pré­cèdent tou­jours le nom patronymique. »

Cela n’a pas tou­jours été le cas, comme le pré­cise la cir­cu­laire du 28 octobre 2011 :

« Pen­dant long­temps, l’usage était, en matière d’inscription sur l’acte de nais­sance, de sépa­rer les dif­fé­rents pré­noms par un simple espace, le pré­nom com­po­sé se dif­fé­ren­ciant en prin­cipe par l’apposition d’un tiret entre les deux pré­noms le com­po­sant, sans tou­te­fois qu’une règle n’impose cette différenciation. »


Pho­to : Jean Auguste Domi­nique Ingres, Auto­por­trait à vingt-quatre ans, 1804-1851, musée Condé, Chantilly.

Mettre une virgule devant “mais” ou “car”

Toutes les gram­maires le recom­mandent, même la plus récente1 :

La vir­gule est sou­vent pla­cée avant la conjonc­tion mais, or, donc, car lorsque les élé­ments sont intro­duits par cette conjonc­tion.
En géné­ral je ne trouve pas par­ti­cu­liè­re­ment sédui­sant ce genre d’ac­cou­tre­ment, mais sur elle c’é­tait seyant. (Serge Jon­cour, L’É­cri­vain natio­nal, 2014.)
Tout est bon dans le film pour faire japo­nais, or les stu­dios manquent d’ac­ces­soires (Éric Faye, Éclipses japo­naises, 2016.)
Il serait dom­mage de rebrous­ser che­min, car sitôt pas­sé cette porte, on gagne un autre monde. (Nico­las d’Es­tienne d’Orves, La Gloire des mau­dits, 2017.)

Gre­visse pré­cise (§ 125) :

Lorsque les élé­ments unis par mais sont brefs, la vir­gule peut manquer :

Il a conçu pour elle un sen­ti­ment ardent mais hono­rable (Labiche, Gram­maire, VIII). — Sa fai­blesse était immense mais douce (Mau­riac, Geni­trix, p. 28).

Sur ce point, Drillon (p. 188), tou­jours sub­til, ana­lyse un contre-exemple de Vic­tor Hugo :

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close. (Les Pauvres Gens.)

[…] dans sa ponc­tua­tion, Hugo marque l’op­po­si­tion ; la cabane paraît encore plus pauvre, encore plus close. Ceci rat­tra­pant cela avec plus de vigueur encore.

Le para­graphe de Gre­visse se pour­suit ainsi :

Même par­fois avec des élé­ments assez longs [la vir­gule peut man­quer], mais ce n’est pas à recom­man­der : Il verse des rede­vances non négli­geables mais moins lourdes que celles qui frappent les caté­go­ries pré­cé­dentes (Le Roy Ladu­rie, Car­na­val de Romans, p. 45).

Je dois cepen­dant consta­ter que la « dévir­gu­li­sa­tion » est en marche. Nombre d’au­teurs contem­po­rains ne mettent jamais de vir­gule avant mais et car, pas plus qu’a­vant une rela­tive expli­ca­tive.

Pas de point à la fin des titres.

L’u­sage de ne pas mettre de point à la fin des titres s’ap­prend quand on com­mence à tra­vailler dans la presse ou l’é­di­tion. Il est men­tion­né dans la plu­part des ouvrages de réfé­rence. (Je l’ai véri­fié dans Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Im­pri­me­rie natio­naleLe Ramat euro­péen de la typo­gra­phie et Mémen­to typo­gra­phique de Charles Gouriou.) 

Dans son récent Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (à l’en­trée Point), Jean-Pierre Coli­gnon, ancien chef cor­rec­teur du Monde et ensei­gnant dans les écoles de jour­na­lisme et de cor­rec­tion, précise :

Dans les titres, sur­titres, sous-titres, inter­titres cen­trés, l’u­sage, géné­ra­le­ment, est de ne pas mettre de point final, même quand ils sont consti­tués d’une phrase com­plète. Mais il s’a­git d’un usage, non d’une règle, et cha­cun peut faire comme il l’en­tend, à condi­tion de s’en tenir constam­ment à une même “marche de travail”.

Enfin, Jacques Drillon, dans son Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, écrit (p. 140-141) :

On ne met pas de point après un titre de livre, de jour­nal, de film, etc. 
Cette règle est récente. Jus­qu’au début du xxe siècle, on fai­sait suivre d’un point le titre de l’ou­vrage, mais aus­si le nom de l’au­teur et de l’im­pri­meur, la date et le lieu d’im­pres­sion, le titre cou­rant, le quan­tième des cha­pitres, etc. Aujourd’­hui, si l’on regarde la “une” du Monde, on constate que ne portent aucune ponc­tua­tion finale le titre (même lors­qu’il forme une phrase com­plète), l’a­dresse, les dates, le nom des fon­da­teur et direc­teur, le numé­ro d’é­di­tion, les titres, les sur­titres, le som­maire non plus que le numé­ro des pages aux­quelles il ren­voie. Une phrase comme :
Le som­maire com­plet se trouve page 22
… n’est sui­vie d’au­cune ponc­tua­tion ; en revanche, on lisait, récem­ment encore, à la fin d’un article :
DOMINIQUE GALLOIS.
(Lire la suite page 19.)

On note­ra cepen­dant que :

  • « les titres sont sui­vis des signes exi­gés par le sens de l’énoncé, comme le point d’interrogation et le point d’exclamation1 » ;
  • « si un titre fait plus d’une ligne et com­porte déjà une ponc­tua­tion forte (point, point d’interrogation, point d’exclamation), il faut un point final2 ».

Illus­tra­tion : Libé­ra­tion.

Du problème des tirets dans les dialogues

Il arrive que l’u­sage sys­té­ma­tique et sans dis­cer­ne­ment des tirets dans les dia­logues rende la lec­ture dif­fi­cile, la limite entre dia­logue et récit n’é­tant pas mar­quée par un guille­met fermant.

Dans son Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (s. v. dia­logues), Jean-Pierre Coli­gnon prend clai­re­ment par­ti pour le main­tien des guille­mets comme déli­mi­ta­teurs de parole.

Dans la typo­gra­phie tra­di­tion­nelle, tous les dia­logues com­mencent et finissent par un guille­met. C’est tou­jours la meilleure façon de pro­cé­der, celle qui déjoue tout risque de mécompte.

Beau­coup d’é­cri­vains, d’é­di­teurs, d’im­pri­meurs se bornent à pla­cer un tiret devant chaque amorce ou reprise de dia­logue, chaque fois qu’un per­son­nage prend la parole. Hélas ! ce pro­cé­dé – en faveur grâce à la faci­li­té de son emploi – rend confus la plu­part des textes. Et cela devient très pénible quand un inter­lo­cu­teur dévide une tirade de plu­sieurs ali­néas. Paroles, jeux de scène, des­crip­tions de lieux, com­men­taires du nar­ra­teur ou de l’au­teur, tout cela est mélan­gé sans dis­tinc­tion. Aus­si, et non par dilec­tion pour l’ar­chaïsme ou la mode « rétro », ne peut-on que recom­man­der la pré­sen­ta­tion clas­sique, qui exclut toute obs­cu­ri­té.

Coli­gnon donne un exemple (je mets les guille­mets en gras) :

« Votre posi­tion ain­si que la fonc­tion qui est la vôtre vous donnent droit à une arme. C’est le règle­ment, cela fait par­tie de vos émo­lu­ments. Il faut que vous en ayez une. J’es­père que je suis clair… 
– Tout à fait, mais quelque chose m’é­chappe. » D’é­ner­ve­ment, j’a­vais rou­gi jus­qu’aux oreilles. « Je n’ai jamais vu la cou­leur du pis­to­let dont tu me parles, tu com­prends ? 
– Je com­prends. Mais peu importe que vous l’ayez vu ou pas. Il est for­cé­ment en votre pos­ses­sion ! »
(D’a­près Lao Ma, Tout ça va chan­ger, éd. Phi­lippe Picquier.)

Je par­tage l’a­vis du grand chef.

La virgule qui manquait

Traité de la ponctuation française, Jacques Drillon, Gallimard

J’ai pro­fi­té du pre­mier confi­ne­ment pour lire in exten­so le Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, de Jacques Drillon (Gal­li­mard, 1991) – un vieux pro­jet. Un ouvrage évi­dem­ment pas­sion­nant et instructif.

Dans la pre­mière par­tie, outre l’histoire de la ponc­tua­tion, on apprend notam­ment que, même dans les édi­tions cri­tiques (Pléiade), la ponc­tua­tion des auteurs clas­siques (avant le xixe s.) est modi­fiée, ce qui n’est pas sans poser problème.

Dans la seconde par­tie, j’ai consta­té avec plai­sir que la plu­part des nom­breuses règles m’é­taient acquises par la pra­tique de la cor­rec­tion et la fré­quen­ta­tion des écrivains.

Une règle, cepen­dant, a rete­nu mon atten­tion, car je la cher­chais incons­ciem­ment. Jamais de vir­gule entre le sujet et le verbe, dit le code typo­gra­phique. Il y a tout de même des excep­tions, que j’ai sou­vent ren­con­trées au cours de mes lectures.

« On met une vir­gule pour sépa­rer les divers sujets d’un verbe (s’ils ne sont pas reliés, répé­tons-le, par une conjonc­tion). Le der­nier sujet est lui-même sépa­ré du verbe par une vir­gule […] on peut consi­dé­rer que la der­nière vir­gule, immé­dia­te­ment avant le verbe, confère à tous les sujets une valeur égale. »

« La sot­tise, l’er­reur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et tra­vaillent nos corps » — Baudelaire

« Les arbres, les eaux, les revers des fos­sés, les champs mûris­sants, flam­boient sous le res­plen­dis­se­ment mys­té­rieux de l’heure de Saturne » — Claudel

Cela fonc­tionne aus­si après la der­nière épi­thète d’un com­plé­ment ou d’un sujet :

« Tout un monde loin­tain, absent, presque défunt, vit dans tes pro­fon­deurs, forêt aro­ma­tique » — Baudelaire

… ou après plu­sieurs adverbes :

« L’infirmier leur mas­sait lon­gue­ment, puis­sam­ment, les muscles des jambes […]» — Michel Mouton

Inver­se­ment, « dans une laisse de sujets dont les deux der­niers sont liés par “et”, on ne met pas de vir­gule entre le der­nier et le verbe » :

« Trop de dia­mants, d’or et de bon­heur rayonnent aujourd’­hui sur les verres de ce miroir où Monte-Cris­to regarde Dan­tès » – Dumas 

Gre­visse donne la même règle au § 128, avec des exemples pris chez Mau­riac et Saint-Exu­pé­ry. Par­mi les autres cas où il admet la vir­gule « inter­dite », il donne celui-ci : 

Lorsque le sujet a une cer­taine lon­gueur, la pause néces­saire dans l’oral est par­fois ren­due par une vir­gule dans l’écrit (mais on pré­fère aujourd’hui une ponc­tua­tion plus logique, qui ne sépare pas le sujet et le verbe) : La foudre que le ciel eût lan­cée contre moi, m’aurait cau­sé moins d’épouvante (Chat., Mém., I, ii, 8). — Quand la per­sonne dont nous sommes accom­pa­gnés, nous est supé­rieure par le rang et la qua­li­té (Lit­tré, art. accom­pa­gné). — Les soins à don­ner aux deux nour­ris­sons qui lui sont confiés par l’Assistance, l’empêchent de gar­der le lit (Gide, Jour­nal, 27 janv. 1931). — Le pas­sé simple et la troi­sième per­sonne du Roman, ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte (Barthes, Degré zéro de l’écriture, I, 3). — La réponse que je don­nai à l’enquête par Voyage en Grèce (revue tou­ris­tique de pro­pa­gande) et que l’on trou­ve­ra en tête de la seconde par­tie de ce recueil, sert donc […] de char­nière entre les deux par­ties (Que­neau, Voyage en Grèce, p. 11).

Je n’entre pas plus dans les détails – la vir­gule occupe chez Drillon plus de cent pages – et vous ren­voie aux pages 165 à 176 pour ce point pré­cis. Drillon pré­cise que « le Code typo­gra­phique » (celui de la Fédé­ra­tion CGC de la com­mu­ni­ca­tion, 1989) et « cer­tains gram­mai­riens » désap­prouvent ces excep­tions. Pour ma part, je trouve là la confir­ma­tion qui me man­quait. Je n’ajouterai que cette citation :

« Il arrive à la vir­gule d’être “facul­ta­tive”. C’est alors que l’auteur se montre, et par quoi il se dis­tingue d’un autre » (p. 150).

Espacement de la ponctuation en français

Pour mon métier, j’ai lu quan­ti­té de manuels de typo­gra­phie, et jamais je n’ai lu d’ex­pli­ca­tion sur l’o­ri­gine de l’es­pa­ce­ment des signes de ponc­tua­tion. Ce que décrivent les codes typo­gra­phiques est sim­ple­ment l’état actuel de l’u­sage fran­çais.

Mais il a varié, comme on peut le com­prendre ici ou là.

« Jadis, la vir­gule était pré­cé­dée d’“une” espace. Cette règle est tom­bée en désué­tude », nous dit Jacques Drillon1.

Cette évo­lu­tion est détaillée par Jean-Pierre Lacroux :

Les anciens typo­graphes étaient plus souples que les modernes. Ils savaient jouer avec les espaces liées à la ponctuation.

Lefevre 1883 : « On met une espace d’un point avant la vir­gule, le point-vir­gule, le point d’exclamation et le point d’interrogation, si la ligne où ils se trouvent est espa­cée ordi­nai­re­ment ; mais si elle est plus ser­rée, on se dis­pense d’en mettre avant la vir­gule, sur­tout lorsqu’elle est pré­cé­dée d’une lettre de forme ronde. Le contraire a lieu, c’est-à-dire que l’on peut aug­men­ter l’espace d’un demi-point avant ces diverses ponc­tua­tions, et sur­tout avant les points d’exclamation et d’interrogation, si la ligne est espa­cée plus lar­ge­ment. On ne met pas d’espace avant le point qui ter­mine une phrase, ni avant le point abré­via­tif, ni avant les points sus­pen­sifs. »

La vir­gule a per­du son espace éven­tuelle. Resquies­cat in pace ! En revanche, rien n’interdit de conti­nuer à faire varier les espaces qui pré­cèdent le point-vir­gule, le point d’exclamation et le point d’interrogation. Aujourd’hui, rares sont les com­po­si­teurs qui se donnent la peine de modi­fier au coup par coup les espaces insé­cables fixes qui pré­cèdent la ponc­tua­tion haute. Dom­mage, car de très légères modi­fi­ca­tions — qua­si imper­cep­tibles — peuvent éli­mi­ner des cou­pures ou amé­lio­rer l’espace jus­ti­fiante d’une ligne donnée.

L’ar­ri­vée de l’in­for­ma­tique dans l’é­di­tion a sim­pli­fié les usages ; celle d’In­ter­net les a bous­cu­lés, comme le note Jean-Pierre Colignon :

Comme le point d’in­ter­ro­ga­tion, le point d’ex­cla­ma­tion doit, en prin­cipe, être pré­cé­dé d’une espace fine et sui­vi d’une espace forte. Dans la réa­li­té, si le second espa­ce­ment est res­pec­té, l’es­pace fine, elle, dis­pa­raît sou­vent, ou bien cède la place à une espace plus ou moins moyenne, en fonc­tion des blancs à répar­tir dans la ligne par la per­sonne, écri­vain, jour­na­liste, secré­taire d’é­di­tion, secré­taire de rédac­tion, qui fait la sai­sie du texte2.

Les com­po­si­teurs de texte « à l’an­cienne » ayant qua­si­ment dis­pa­ru, bien peu de pro­fes­sion­nels de l’é­di­tion ont connais­sance de règles comme celle édic­tée par Charles Gouriou :

Le point-vir­gule (;), le point d’ex­cla­ma­tion (!) et le point d’in­ter­ro­ga­tion (?) sont sépa­rés du mot pré­cé­dent par une espace variable selon les corps et les carac­tères : elle est de 2 points au moins (on peut se régler sur 1/3 de cadra­tin)3.

(On note­ra qu’il pour­rait y avoir débat entre Coli­gnon et Gou­riou, car une espace fine fait un point (Lacroux), alors que « 2 points au moins » est « une espace plus ou moins moyenne ».)

N.B. : Comme il n’existe pas un code typo­gra­phique unique auquel se réfé­rer, l’es­pa­ce­ment de la ponc­tua­tion peut varier, même entre pro­fes­sion­nels. Par exemple, cer­tains font pré­cé­der le deux-points d’une espace forte (règle la plus cou­rante en France) ; d’autres pré­fèrent une fine, notam­ment les Belges et les Suisses.

☞ Voir aus­si Qui crée les codes typographiques ?


Ponctuation : logique ou sensibilité ?

Les cor­rec­teurs se battent volon­tiers pour une vir­gule en plus ou en moins. Jus­te­ment, hier, un billet de Jean-Pierre Coli­gnon évo­quait ce sujet. 

La ponc­tua­tion est une affaire de logique, de bon sens, puis aus­si de sen­si­bi­li­té, bien sûr. Il est regret­table que la logique toute simple soit si sou­vent bafouée, par exemple dans une tour­nure aus­si ordi­naire que : « Il pen­sait mani­fes­te­ment qu’en l’état actuel des choses, cette affaire ne mène­rait à rien » (Pou­lets grillés, Sophie Hénaff, Albin Michel, 2015 ; Prix des lec­teurs polar du Livre de poche).

Il devrait pour­tant sau­ter aux yeux de tout le monde que la vir­gule est illo­gique, cou­pant bru­ta­le­ment la phrase à “choses” ! Il ne faut aucune ponc­tua­tion, ou, sinon, il faut créer une incise, une inci­dente, entre vir­gules qui n’interrompt pas le fil de l’expression : « Il pen­sait mani­fes­te­ment que, en l’état actuel des choses, cette affaire ne mène­rait à rien ». (En retran­chant les termes mis entre les vir­gules, il reste une phrase com­plète, logique :  « Il pen­sait mani­fes­te­ment que cette affaire ne mène­rait à rien ».)

« Tour­nure ordi­naire », comme il le dit ; exemple clas­sique de pro­blème pour le cor­rec­teur. J’ai sou­vent ten­té de res­tau­rer l’in­cise ; et, si l’au­teur repas­sait der­rière moi, il refu­sait par­fois ma cor­rec­tion. Pour­quoi ? Il ne recon­nais­sait plus sa prose. Sup­pri­mer la vir­gule n’est pas tou­jours une meilleure solu­tion, quand l’in­ci­dente est longue. 

Les auteurs mettent une vir­gule parce qu’elle cor­res­pond à une res­pi­ra­tion. Ce n’est pas stric­te­ment conforme à l’a­na­lyse gram­ma­ti­cale, mais cela répond à leur sen­si­bi­li­té, terme employé par Coli­gnon dans sa pre­mière phrase… 

J’ai été plus asser­tif dans mon par­cours pro­fes­sion­nel, sans doute fier de connaître les règles et de les appli­quer. La fré­quen­ta­tion des écri­vains m’a appris la nuance, confir­mée par la lec­ture de Gre­visse et de Drillon

Chaque cor­rec­teur est res­pon­sable de ses choix et doit les assu­mer, même être prêt à les défendre. J’as­su­me­rais, pour ma part, de lais­ser l’au­teur respirer.

J’a­jou­te­rais que j’ai beau­coup appris en écri­vant moi-même – modes­te­ment, des notes per­son­nelles, des mails ou des inter­ven­tions en ligne. Obser­vons en écri­vant que nous pré­fé­rons un mot à un autre, une tour­nure à une autre, une ponc­tua­tion à une autre. Cela ne nous empêche de cor­ri­ger les autres, mais cela nous rend moins interventionnistes.

☞ Lire aus­si Le géné­ral de Gaulle défend ses vir­gules.