Le champ d’intervention du correcteur est vaste

Aujourd’­hui, nombre de cor­rec­teurs tra­vaillent sur écran.
Pho­to Kiyun Lee. Uti­li­sa­tion gra­tuite sous licence Uns­plash.

Ma par­ti­ci­pa­tion à plu­sieurs groupes de dis­cus­sion entre cor­rec­teurs m’a fait remar­quer qu’un terme y reve­nait fré­quem­ment : « mai­sons d’édition ». Il est même par­fois uni­que­ment ques­tion de relec­ture de romans, voire de romans de genre. Cela s’ex­plique en par­tie par la fémi­ni­sa­tion du métier (voir mon article), par la for­ma­tion lit­té­raire de nombre de cor­rec­trices, filière elle-même majo­ri­tai­re­ment fémi­nine1, et par le fait que le roman est, depuis le xixe siècle, le genre lit­té­raire dominant.

Or, notre champ d’intervention ne s’arrête pas aux fron­tières de la lit­té­ra­ture. D’abord, les mai­sons d’édition publient aus­si de la « non-fic­tion ». Livres de sciences humaines (his­toire, géo­gra­phie, phi­lo­so­phie, psy­cho­lo­gie, socio­lo­gie, science poli­tique) et de sciences exactes, bio­gra­phies, témoi­gnages, récits, beaux livres, ouvrages pra­tiques, etc. 

La presse nous emploie aus­si, certes moins sou­vent qu’avant, mais il reste des « places » à prendre, ne serait-ce qu’en tant qu’indépendant. 

La com­mu­ni­ca­tion a éga­le­ment besoin de nous : on peut col­la­bo­rer avec des agences ou tra­vailler direc­te­ment pour les entre­prises et les organismes. 

Bien sûr, aujourd’hui, les textes relus peuvent être des­ti­nés à l’impression ou à une dif­fu­sion numérique.

Pour ma part, outre les mai­sons d’édition2, j’ai réa­li­sé des mis­sions de cor­rec­tion pour des maga­zines et revues (Beaux Arts, Grande Gale­rie du Louvre, La Lettre du musi­cien, Archéo­pages de l’In­rap…), nombre d’agences de com­mu­ni­ca­tion ou de gra­phisme (presse géné­ra­liste ou spé­cia­li­sée, maga­zines d’entreprise), des asso­cia­tions (comme Sidac­tion), une fédé­ra­tion pro­fes­sion­nelle (celle du bâti­ment), une admi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale (le conseil dépar­te­men­tal de Loir-et-Cher) et une entre­prise (Secu­ri­tas).

Les dis­cus­sions avec d’autres consœurs et confrères m’ont révé­lé une acti­vi­té de cor­rec­tion dans le sous-titrage vidéo, les sup­ports de cours, les jeux télé­vi­sés, les jeux vidéo, les jeux de rôle et autres jeux de société.

À l’heure où faire sa place sur le mar­ché est si dif­fi­cile pour les nou­veaux venus, il serait dom­mage de négli­ger ces nom­breuses pistes. 


  1. « À l’u­ni­ver­si­té, elles [les femmes] sont sept sur dix dans les filières Langues, lettres et sciences humaines. » — « La pari­té dans l’enseignement supé­rieur », État de l’En­sei­gne­ment supé­rieur, de la Recherche et de l’In­no­va­tion en France, n° 16, minis­tère de l’En­sei­gne­ment supé­rieur et de la Recherche, chiffres de 2021. ↩︎
  2. Voir le détail dans mon CV sur Lin­ke­dIn. ↩︎

Attention aux tests gratuits !

Nombre de cor­rec­teurs et cor­rec­trices se voient pro­po­ser par des clients poten­tiels un test gra­tuit cen­sé vali­der leurs com­pé­tences avant que des mis­sions leur soient confiées. Tes­ter un can­di­dat est admis­sible, mais pas lui envoyer vingt pages ! 

La pra­tique est dou­teuse et déjà ancienne. 

Pour les années 1990, Pierre Lagrue et Sil­vio Mat­teuc­ci1 racon­taient déjà :

Recru­ter un pigiste au sta­tut pré­caire ne néces­si­tait pas une mul­ti­pli­ca­tion d’entretiens et de tests de per­son­na­li­té : on lui fai­sait cor­ri­ger un texte pour véri­fier ses com­pé­tences. Cer­taines mai­sons d’édition vont se ser­vir de ce prin­cipe pour éco­no­mi­ser hon­teu­se­ment un salaire. La manœuvre est simple : plu­sieurs can­di­dats reçoivent cha­cun un frag­ment d’un livre com­plet à cor­ri­ger ; une fois le tra­vail ren­du, il ne reste plus au res­pon­sable d’édition qu’à col­la­tion­ner les épreuves et signer le bon à tirer ; il indique alors à tous les pos­tu­lants que leur com­pé­tence est insuf­fi­sante. Dans la réa­li­té, le gros bou­quin est cor­ri­gé à la per­fec­tion par cette asso­cia­tion d’yeux aigui­sés. Le tour de passe-passe est joué !

L’an der­nier, encore, le syn­di­cat CGT Cor­rec­teurs écrivait : 

[…] des cor­rec­teurs et cor­rec­trices nous alertent sur les mau­vaises pra­tiques de cer­taines mai­sons d’édition qui, dans le cadre d’un pro­ces­sus de recru­te­ment, exigent des can­di­dats qu’ils cor­rigent, en guise de test, plus de 100 000 signes de texte, en pré­pa­ra­tion de copie. Ce qui repré­sente plus de douze heures de tra­vail ! Le tout, non rémunéré.

Atten­tion, donc, aux édi­teurs qui abusent de la microen­tre­prise, « ce fameux régime où les cor­rec­teurs sont pris pour des bananes » (comme l’ont résu­mé nos confrères du Monde.fr, en 2015).


  1. Dans La Cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs et le Livre (un abé­cé­daire inat­ten­du), L’Harmattan, 2017, p. 223. ↩︎

Correcteur : un métier qui évolue ou qui disparaît ?

Dessin extrait de "La Revanche des bibliothécaires", de Tom Gauld. © Tom Gauld & Éditions 2024, 2022.
Extrait de La Revanche des biblio­thé­caires, de Tom Gauld. © Tom Gauld & Édi­tions 2024, 2022.

« L’IA met­tra au chô­mage le rédac­teur sans valeur ajou­tée rédac­tion­nelle. En d’autres termes, si l’IA four­nit de meilleurs ser­vices que vous, il est peut-être temps d’envisager une réorien­ta­tion pro­fes­sion­nelle », écri­vait Wil­helm Look­man Mas­sen­go, au début de l’année 2023, dans un billet sur Lin­ke­dIn

Pour le cor­rec­teur, c’est pareil : ne croyez pas que les édi­teurs pré­fé­re­ront tou­jours l’hu­main à la machine. Si la machine leur per­met de faire des éco­no­mies, ils la choi­si­ront – cer­tains nous ont déjà rem­pla­cés par des cor­rec­teurs auto­ma­tiques (et tant pis pour la marge d’er­reurs res­tantes, si le lec­to­rat est prêt à la tolérer). 

La ques­tion n’est donc pas de savoir si « le cor­rec­teur humain est meilleur que la machine » — ce que répètent, pour se ras­su­rer, nombre de cor­rec­teurs —, mais si les don­neurs d’ordre vont juger la marge d’er­reur accep­table. Et la réponse, pour cer­tains, est déjà oui.

Logo de ChatGPT
Logo de ChatGPT.

En juin 2023, une cor­rec­trice a annon­cé au groupe dont je fais par­tie sur Face­book qu’elle avait été « remer­ciée », rem­pla­cée par ChatGPT, dans une agence de communication.

Dès février, le groupe de médias alle­mand Axel Sprin­ger annon­çait sup­pri­mer des postes, y com­pris par­mi les cor­rec­teurs, rem­pla­çables par l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Au tabloïd Bild, le « vaste rema­nie­ment » a commencé.

Le 23 juin, on lit sur Actua­Lit­té que :

« Les édi­tions du Net ont annon­cé l’arrivée de ChatGPT sur la pla­te­forme de l’é­di­teur, afin d’aider les auteurs à cor­ri­ger leurs manus­crits. Dans cette optique, la mai­son sou­haite gran­dir en taille pour sou­te­nir ce pro­jet. Cette ini­tia­tive accom­pa­gne­ra les artistes, et mena­ce­ra le tra­vail des correcteurs… »

Et que : 

« Selon une étude de l’Université de Penn­syl­va­nie, finan­cée par Open­Re­search et publiée en mars 2023, la pro­fes­sion de cor­rec­teur figure dans la liste de celles qui sont les plus mena­cées… »

Le 23 mars 2024, inter­ro­gé par Libé­ra­tion, le phi­lo­sophe Éric Sadin déclare : 

« Il n’est pas besoin d’être devin pour sai­sir qu’au cours des pro­chaines années, au vu de la sophis­ti­ca­tion sans cesse crois­sante des sys­tèmes, quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par des tech­no­lo­gies que nous pour­rions qua­li­fier de « la plus grande effi­ca­ci­té que nous-mêmes1. »

« Par­mi une liste qui pour­rait être égre­née sur de longues pages » figurent les cor­rec­teurs — et les traducteurs.

On peut déjà com­prendre que le mar­ché se rétré­cit

Rien de neuf sous le soleil

Se pas­ser des cor­rec­teurs n’est pas un phé­no­mène nou­veau, appa­ru avec ChatGPT : il s’ob­serve depuis une cin­quan­taine d’an­nées. Dans une pers­pec­tive his­to­rique, c’est même presque aus­si vieux que l’imprimerie : en 1608 (soit un siècle et demi après la Bible de Guten­berg), déjà, Jérôme Horn­schuch se plai­gnait de ce que les impri­meurs « en sont venus à ce point d’a­va­rice qu’ils répugnent même à payer leur salaire aux cor­rec­teurs2 ».

Com­bien de cas­se­tins ont fer­mé ? Com­bien de cor­rec­teurs ont été pré­ca­ri­sés (ce que raconte très bien Guillaume Goutte dans Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té) ? Com­bien ont déjà quit­té le métier ? En l’ab­sence de sta­tis­tiques, nous l’i­gno­rons, mais ça n’en est pas moins une réalité.

Édouard Lau­net l’é­cri­vait en 2010, dans Libé­ra­tion : 

« Chez beau­coup d’éditeurs, le tra­vail de lec­ture-cor­rec­tion est trans­fé­ré vers les édi­teurs et leurs assistant(e)s, en par­ti­cu­lier dans les sciences humaines. Par­fois les phases de cor­rec­tion deviennent des pré­pa­ra­tions de copie dégui­sées. Et fini le temps où les grandes mai­sons fai­saient tra­vailler deux cor­rec­teurs sur le même texte pour ren­for­cer la qualité. »

Dans la plu­part des titres de presse écrite, ce sont désor­mais les secré­taires de rédac­tion (quand il en existe) qui sont char­gés de la correction.

Inter­net est « un monde sans cor­rec­teurs » (Lau­net toujours).

Même s’ils s’en plaignent, les lec­teurs sont for­cés d’ad­mettre dans leur quo­ti­dien des textes non corrigés.

En 2021, étu­diant l’é­tat d’a­van­ce­ment des cor­rec­teurs auto­ma­tiques, je concluais : « Pour l’instant, le rédac­teur et le cor­rec­teur pro­fes­sion­nel gardent la main sur la machine. Jusqu’à quand ? »

Ma pre­mière réac­tion, sur Lin­ke­dIn, à l’annonce de l’ar­ri­vée de ChatGPT fut la suivante : 

« Si vous vou­lez que le métier de cor­rec­teur ait un ave­nir, soyez plus forts que la machine. Déve­lop­pez votre “valeur ajou­tée”. Tra­vaillez sur la cohé­rence, la qua­li­té, le style du texte plus que sur l’or­tho­graphe et la gram­maire, où nous serons inévi­ta­ble­ment rem­pla­çables. Soyez “force de pro­po­si­tion”, comme on dit aujourd’­hui. Mon­trez que, parce qu’­hu­mains, culti­vés, sen­sibles, vous êtes – nous sommes – meilleurs qu’un “modèle de langage”. »

Quelques mois plus tard, je ne suis déjà plus sûr que cela suffise. 

Une phrase publiée, sur Lin­ke­dIn, par l’EFLC (École fran­çaise de lec­teur-cor­rec­teur) a rete­nu mon attention : 

« Comme beau­coup d’autres, le métier de cor­rec­teur évo­lue depuis quelques années. Ain­si, il y a moins de cor­rec­teurs sala­riés qu’auparavant, au pro­fit de cor­rec­teurs indé­pen­dants et plu­ri­dis­ci­pli­naires qui dis­pensent plus lar­ge­ment des conseils édi­to­riaux, créent du conte­nu ou encore réa­lisent des tra­duc­tions de textes. »

Le cor­rec­teur, conseiller lit­té­raire ? rédac­teur (on m’a déjà deman­dé si je pou­vais rédi­ger des lettres types pour une com­pa­gnie d’assurances) ? tra­duc­teur ? Ce n’est plus le même métier. On peut y ajou­ter maquet­tiste, voire gra­phiste, car il n’est plus rare qu’on nous demande aus­si d’assurer la mise en pages. 

Le robot cor­rec­teur ima­gi­né par Isaac Asi­mov en 19643 est en train de deve­nir une réa­li­té. Pour nous, le temps est venu de se remettre en question.

« La luci­di­té est la bles­sure la plus rap­pro­chée du soleil. » — René Char.

Article mis à jour le 25 mars 2024.


  1. « Éric Sadin, phi­lo­sophe : “Pas besoin d’être devin pour sai­sir que quan­ti­té d’emplois à haute com­pé­tence cog­ni­tive vont être broyés par l’IA” », Libé­ra­tion, 23 mars 2024. ↩︎
  2. Jérôme Horn­schuch, Ortho­ty­po­gra­phia, 1608. Trad. du latin par Susan Bad­de­ley, éd. des Cendres, 1997, p. 60. Voir mon article sur ce pre­mier manuel du cor­rec­teur. ↩︎
  3. Voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire. ↩︎

Les erreurs de typographie dues au correcteur, 1886

Embed from Get­ty Images

D’a­vril à novembre 1886, le Bul­le­tin de l’im­pri­me­rie & de la librai­rie a publié en feuille­ton un long article inti­tu­lé « Des erreurs en typo­gra­phie », et pré­sen­té comme suit : « M. J.-B. Prod­homme, cor­rec­teur à l’Imprimerie Natio­nale1, a écrit sur ce sujet une dis­ser­ta­tion com­plète que nous résu­mons ici. Sauf quelques rares appré­cia­tions dont les années ont dimi­nué l’exac­ti­tude, les plaintes et les desi­de­ra­ta qu’il for­mu­lait sont mal­heu­reu­se­ment d’au­tant plus justes que le mal qu’il signa­lait, il y a une ving­taine d’an­nées, est plus grave encore aujourd’­hui. » Prod­homme exa­mine suc­ces­si­ve­ment les « fautes » incom­bant à l’au­teur, à l’é­di­teur, au maître impri­meur, à la copie, au com­po­si­teur ou paque­tier, au met­teur en pages, au prote, à l’é­preuve, à l’ap­pren­ti, à la presse (au sens pre­mier, la machine à impri­mer) et, bien sûr, au cor­rec­teur. Je repro­duis cette der­nière sec­tion, en y ajou­tant des intertitres.

Les qualités d’un bon correcteur

J’ai déjà fait connaître suc­cinc­te­ment les qua­li­tés prin­ci­pales que doit pos­sé­der un cor­rec­teur digne de ce nom.

S’il n’est pas néces­saire qu’il soit un ency­clo­pé­diste, ce qui serait impos­sible, ni un savant de pre­mier ordre, comme l’ont été plu­sieurs des cor­rec­teurs de l’origine de l’imprimerie, qui avaient sou­vent à res­ti­tuer des textes fort alté­rés par les copistes, les talents variés qu’il doit pos­sé­der sont encore assez rares pour que l’on s’é­tonne de voir le peu de consi­dé­ra­tion dont les cor­rec­teurs jouissent auprès des maîtres imprimeurs.

Peu sou­cieux de la cor­rec­tion des textes des ouvrages qu’ils publient, les impri­meurs de nos jours tiennent à avoir des cor­rec­teurs au rabais, faut-il s’é­ton­ner que les livres four­millent de fautes2 ?

Conditions de travail

La posi­tion des cor­rec­teurs est si peu avan­ta­geuse, que la plu­part ne regardent leur pro­fes­sion que comme un pis-aller qu’ils quit­te­ront à la pre­mière occa­sion favo­rable. En effet, ils n’ont aucune chance d’a­van­ce­ment, ils sont tou­jours expo­sés à voir dimi­nuer leurs appoin­te­ments ; jamais ils ne reçoivent le moindre témoi­gnage de satis­fac­tion, et c’est presque un bon­heur pour eux de pas­ser un jour sans rece­voir des reproches ; ils sont les boucs émis­saires de la mai­son, et il ne fau­drait pas qu’ils cher­chassent à se jus­ti­fier, quelque juste et modé­rée que fût leur défense.

Il ne faut donc pas s’é­ton­ner si l’on trouve beau­coup de cor­rec­teurs en pre­mières qui sont trop inha­biles, soit qu’ils n’aient pas de connais­sances lit­té­raires ou scien­ti­fiques assez éten­dues, soit qu’ils ne connaissent pas suf­fi­sam­ment les règles de la typo­gra­phie. Sous ce der­nier rap­port, les met­teurs en pages ins­truits seraient de bons cor­rec­teurs, mais la plu­part per­draient au change, sous le rap­port pécu­niaire, aus­si se montrent-ils peu dis­po­sés à accepter.

Mais ce n’est là qu’un faible échan­tillon des désa­gré­ments qu’un cor­rec­teur subit. 

II est toute la jour­née dans un réduit si étroit et sou­vent si obs­cur, qu’on ne le croi­rait pas des­ti­né à ser­vir d’ha­bi­ta­tion à une créa­ture humaine.

Corriger sans documentation

Le cor­rec­teur aurait besoin d’a­voir à sa dis­po­si­tion une petite biblio­thèque d’ou­vrages scien­ti­fiques et lit­té­raires, et à peine se décide-t-on à lui accor­der un dic­tion­naire de la langue ; s’il en veut d’autres, il est obli­gé de se les pro­cu­rer à ses frais.

Il exis­tait, dans l’ancienne typo­gra­phie, un usage que l’on a bien fait d’a­bo­lir sous cer­tains rap­ports, mais que l’on aurait dû conser­ver sous d’autres. C’étaient les copies de cha­pelle, c’est-à-dire des exem­plaires de chaque ouvrage impri­mé dans la mai­son. Plu­sieurs ouvriers y avaient droit, et le pro­duit que l’on reti­rait de la vente de ces ouvrages était consa­cré à un ban­quet. La vente des ouvrages et le ban­quet ont été abo­lis avec rai­son. Mais ce que l’on aurait bien dû conser­ver, c’est le droit du cor­rec­teur à un exem­plaire de chaque feuille de l’ouvrage, non pas seule­ment pour faire la table3, mais encore pour aug­men­ter sa biblio­thèque, afin qu’il pût avoir le moyen de déve­lop­per chaque jour ses connais­sances, ce qu’il ne peut faire la plu­part du temps, vu sa posi­tion beau­coup trop modeste.

“Au milieu d’un atelier bruyant”

Pour qu’un cor­rec­teur s’ac­quit­tât conve­na­ble­ment de ses fonc­tions, il fau­drait qu’il fût pla­cé dans un lieu iso­lé, loin du bruit, tan­dis que la plu­part du temps il est au milieu d’un ate­lier bruyant. Les cor­rec­teurs ont, en géné­ral, assez de sujets de dis­trac­tion dans les rela­tions obli­gées avec les ouvriers pour le tra­vail, et il est aus­si indigne de leur carac­tère que pré­ju­di­ciable à une bonne lec­ture de se livrer près d’eux à des conver­sa­tions fri­voles ou tout au moins intem­pes­tives.

Physiologie du correcteur 

« Une chose étrange, bizarre et inex­pli­cable, dit M. Bre­ton4, c’est que l’attention la plus sou­te­nue, les soins les plus scru­pu­leux ne puissent pas conduire à l’épuration com­plète d’une épreuve ; on pour­rait même admettre qu’une trop grande ten­sion d’es­prit n’est pas sans incon­vé­nient dans ce genre de tra­vail, en ce qu’elle jette la per­tur­ba­tion dans les centres ner­veux, pro­voque l’afflux du sang vers les régions supé­rieures, cause de l’engourdissement dans toute la péri­phé­rie du crâne, et par suite le trouble de la vue ; ces acci­dents mor­bides se ren­contrent sou­vent chez les cor­rec­teurs, sur­tout aujourd’­hui qu’ils sont astreints à pas­ser dix heures consé­cu­tives, et quel­que­fois davan­tage, dans une espèce d’échoppe que l’on décore du nom de bureau. Là, le cor­rec­teur, atteint déjà mora­le­ment par la nature de son tra­vail, souffre encore phy­si­que­ment de la pos­ture qu’il est obli­gé de tenir : la barre d’a­bord d’un pupitre trop haut, le bord angu­leux d’une table trop basse, lui meur­trissent le tho­rax, et ses heures de tra­vail sont des heures de tor­ture que chaque jour aggrave. »

Un rythme intenable

Non seule­ment on exige du cor­rec­teur de longues heures de tra­vail, mais sou­vent encore on l’oblige à four­nir un cer­tain nombre d’é­preuves par jour ; si, pour lire conscien­cieu­se­ment, il y met un peu plus de temps, il est cou­pable, il n’a pas rem­pli sa tâche.

Quand il est aux pièces5, on le met dans l’alternative, ou de lire trop vite pour gagner de quoi vivre, ou d’employer tout le soin que la cor­rec­tion exige de ses yeux et de son esprit, ce qui est nui­sible à ses inté­rêts ; et on ne lui en sait nul gré, car on dit alors qu’il n’a fait que son devoir.

Subir le teneur de copie

Mais de tous les désa­gré­ments du cor­rec­teur en pre­mières, celui qui, à lui seul, sur­passe tous les autres, c’est la néces­si­té de lire avec un apprenti.

La lec­ture sans teneur de copie est vue de mau­vais œil par les patrons, et cepen­dant elle est infi­ni­ment pré­fé­rable, sous tous les rap­ports, à celle faite avec un apprenti.

Elle est plus exacte, car il peut s’ar­rê­ter dans tous les endroits dif­fi­ciles autant de temps que c’est néces­saire ; elle est réel­le­ment aus­si rapide, car il n’est pas sans cesse obli­gé de lut­ter contre la mau­vaise volon­té, la négli­gence, l’inattention, la fatigue de son teneur de copie. On pré­tend qu’il est plus facile de lais­ser pas­ser des bour­dons quand on lit seul ; c’est plus que dou­teux, vu les causes d’er­reur que je viens d’in­di­quer, et beau­coup d’autres que j’omets.

Lire dans le désordre

Ce qui est éga­le­ment nui­sible à la bonne lec­ture, c’est l’usage qui s’est intro­duit de faire quit­ter une épreuve com­men­cée pour en prendre une autre plus pres­sée. Com­ment l’attention du cor­rec­teur ne serait-elle pas dis­traite si on le fait pas­ser aus­si brus­que­ment d’un sujet à un autre, et cela plu­sieurs fois dans la journée ?

Mais ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, c’est l’habitude que l’on a aujourd’­hui de par­ta­ger la copie en une infi­ni­té de petites cotes, comme on fait pour les jour­naux.

Ce qui est plus funeste encore pour la cor­rec­tion, avons-nous dit, c’est l’habitude de divi­ser la copie en une infi­ni­té de petites cotes6 ; cha­cune d’elles n’est com­po­sée que de dix à douze lignes ; quel­que­fois la der­nière est faite avant la pre­mière, et ain­si des autres, et il faut que cha­cune d’elles soit lue dans l’ordre où elle arrive7. Conçoit-on quelque chose de plus contraire au bon sens qu’une telle lec­ture ? Si au moins, pour en atté­nuer les incon­vé­nients, il était pos­sible de relire la feuille en pages avant de l’envoyer à l’auteur, mais non, il faut tout sacri­fier à la rapi­di­té de la lecture.

Quel­que­fois, lors même que la feuille est en pages, on est si pres­sé de l’envoyer, que le cor­rec­teur est prié d’en faire une lec­ture rapide, comme si l’on pou­vait lire vite et bien. Une telle lec­ture n’a aucune valeur ; cepen­dant, si des fautes nom­breuses res­tent après une telle cor­rec­tion, c’est néces­sai­re­ment le cor­rec­teur qui est cou­pable, car il doit être res­pon­sable de tout, même de ce qu’il fait mal­gré lui.

Complexité de la tâche

La trop grande rapi­di­té de la lec­ture n’est pas la seule cause ordi­naire des nom­breuses fautes qui res­tent après une pre­mière lec­ture, cela tient aus­si à ce que l’on exige que le cor­rec­teur exa­mine trop de choses à la fois. Il doit, en lisant, aus­si rapi­de­ment que pos­sible, une feuille d’un ouvrage quel­conque, exa­mi­ner : 1o si tous les mots sont bien ortho­gra­phiés ; 2o s’ils ne contiennent pas quelques coquilles, des lettres retour­nées, des lettres d’un œil8 dif­fé­rent ; 3o s’il y a des dou­blons, des bour­dons ; 4o si le com­po­si­teur ne s’est pas écar­té de sa copie ; 5o s’il a bien eu égard à toutes les addi­tions ou cor­rec­tions de la copie ; 6o s’il a sui­vi une marche régu­lière dans l’emploi des capi­tales et de l’italique ; 7o s’il ne s’est pas écar­té des règles de la typo­gra­phie dans cer­tains cas ; 8o enfin, si la ponc­tua­tion est régu­lière. Et il faut que le cor­rec­teur fasse toutes ces obser­va­tions à la fois, car s’il remet­tait l’examen de cer­tains détails après avoir lu la feuille, elle ne serait pas prête à temps. Tout doit être sacri­fié à la rapi­di­té de l’exécution, une mau­vaise écri­ture ne doit pas prendre plus de temps qu’une écri­ture cal­li­gra­phiée : l’heure s’y oppose. Si on ajoute que, dans la même mai­son, il faut suivre tel sys­tème d’or­tho­graphe dans un ouvrage, et dans un autre, tel autre sys­tème ; que quel­que­fois un auteur ne ponc­tue pas ou ponc­tue mal ; que les com­po­si­teurs, obli­gés de mettre la ponc­tua­tion, n’ont d’autre guide que la rou­tine, et que sou­vent le cor­rec­teur se voit contraint de lais­ser sub­sis­ter une ponc­tua­tion vicieuse, parce qu’elle entraî­ne­rait de trop nom­breuses cor­rec­tions et retar­de­rait l’envoi de l’épreuve, on n’au­ra qu’une faible idée des dif­fi­cul­tés qui se rencontrent.

Pen­dant que le cor­rec­teur est bien appli­qué à son tra­vail, il est inter­rom­pu par la tur­bu­lence de son teneur de copie, par des com­po­si­teurs qui viennent le prier de leur déchif­frer un pas­sage illi­sible, ou lui deman­der des ren­sei­gne­ments sur dif­fé­rents objets.

Une orthographe encore mal fixée

Que ceux qui sont dis­po­sés à jeter la pierre au cor­rec­teur, méditent les réflexions sui­vantes de M. Bre­ton : « La cor­rec­tion n’est pas plus un tra­vail mathé­ma­tique qu’un tra­vail manuel, et, s’il repose sur quelques règles géné­rales,  comme la connais­sance des langues et l’expérience que réclame une bonne exé­cu­tion typo­gra­phique, il est le plus sou­vent sou­mis à l’arbitraire, et ne cède par consé­quent que fort peu à l’habitude. Il ne suf­fit pas, en effet, de pos­sé­der à fond la connais­sance des lettres pour s’ac­quit­ter au mieux de l’emploi de cor­rec­teur, il faut encore avoir acquis une connais­sance par­faite de la typo­gra­phie, c’est-à-dire être bon com­po­si­teur et savoir appré­cier le tra­vail des impri­meurs. Il faut qu’une longue expé­rience de l’imprimerie et de l’impression ait for­mé l’œil et le juge­ment du cor­rec­teur. Il est impos­sible de se faire une idée des mille dif­fi­cul­tés qui se dressent devant celui qui cor­rige une épreuve pour la pre­mière fois. Il est facile d’é­crire, la plume vole, la ponc­tua­tion se sème au hasard, on ortho­gra­phie selon Boiste, Noël, Napo­léon Lan­dais, l’A­ca­dé­mie même ; on n’est point arrê­té par l’emploi rai­son­né des majus­cules, des minus­cules, de l’italique, des points d’in­ter­ro­ga­tion, d’ex­cla­ma­tion, par l’accord des mots entre eux, par l’emploi des guille­mets, des paren­thèses, des traits d’u­nion ; on n’est pas contraint sur­tout et régu­liè­re­ment à l’observation des règles de tel ou tel dic­tion­naire, de celui de l’A­ca­dé­mie, par exemple, vrai laby­rinthe dans lequel viennent se perdre les répu­ta­tions les mieux éta­blies, qui écrit la Bohême avec un accent cir­con­flexe, le Bohème avec un accent grave, le Bohé­mien avec un accent aigu ; séve avec un accent aigu9, fève avec un accent grave ; des pot-au-feu, quand tous les autres écrivent des pots-au-feu, Grand-Sei­gneur avec une capi­tale et une divi­sion, sa sei­gneu­rie sans capi­tale, et mille autres mots entre les­quels l’A­ca­dé­mie éta­blit des dis­tinc­tions bizarres, absurdes, sans comp­ter les nom­breuses excep­tions créées par le caprice du maître, qui n’est pas tou­jours consé­quent avec lui-même, et qui n’en exige pas moins que le cor­rec­teur se conforme tou­jours à sa volonté.

Se conformer au choix de l’auteur

Le cor­rec­teur, au contraire, ne voit autour de lui que dif­fi­cul­tés ou écueils ; il se doit tout entier à l’ob­ser­va­tion reli­gieuse des règles dont les écri­vains s’af­fran­chissent sans scru­pule, et son esprit, ten­du dès la pre­mière page d’un ouvrage, est condam­né à ne pas en perdre de vue un seul ins­tant la marche10, le détail et l’ensemble. Tan­tôt un auteur lui impo­se­ra des prin­cipes géné­raux d’or­tho­graphe ; tan­tôt il l’enfermera dans un laby­rinthe gram­ma­ti­cal qui lui est propre ; les uns vou­dront le t au plu­riel, d’autres le pros­cri­ront11 ; ceux-ci exi­ge­ront encore l’o à l’imparfait12, ceux-là écri­ront tems sans p13, et si, dans une mai­son, trois ouvrages se ren­contrent sou­mis cha­cun à une ortho­graphe par­ti­cu­lière, le cor­rec­teur s’é­pui­se­ra en efforts de mémoire pour satis­faire aux exi­gences de cha­cun, et voyez avec quelle faci­li­té les auteurs éla­borent leurs ouvrages, avec quel lais­ser-aller ils pro­cèdent14. Voi­ci un échan­tillon de l’orthographe de Vol­taire dans une de ses lettres : cham­be­lan, nou­vau, touttes, nou­rit, sou­hait­té, bau­coup, ramaux, le fonds de mon cœur, etc., etc.15, et tous les verbes sans dis­tinc­tion de l’indicatif et du sub­jonc­tif ; à pré­po­si­tion comme a verbe. » Et notez que Vol­taire a écrit d’as­sez nom­breuses obser­va­tions sur la langue.

Vol­taire est bien loin d’être le seul écri­vain où l’on ren­contre de ces irré­gu­la­ri­tés. En voi­ci de sem­blables dans une lettre auto­graphe de Mon­tes­quieu, dont je ne donne que le com­men­ce­ment : « Je vous ecris, mon cher confrere, auj’ourd’­huy, ven­dre­di, parce que demain matin je dois aller a la cam­pagne pour tout le jour ; jecri­vis à mon­sieur de Vesis par lex­tra­or­di­naire du mer­cre­di et lui deman­day excuse davoir lais­sé pas­ser deux cour­riers sans lui écrire, etc. »

Je ne parle pas de Mme de Sévi­gné ; tout le monde sait que son ortho­graphe lais­sait beau­coup à désirer. 

Béran­ger, dont le lan­gage est si pur, fut obli­gé de quit­ter l’imprimerie, où il était entré comme appren­ti com­po­si­teur, parce qu’il ne put se far­cir la mémoire des rêve­ries ortho­gra­phiques de la langue fran­çaise.

Il faut donc que les cor­rec­teurs apportent à l’orthographe une atten­tion d’au­tant plus minu­tieuse, que les savants ne sont pas forts sur cet article, qu’ils traitent de baga­telle. En effet, si l’auteur a le génie, la pro­prié­té du style, au cor­rec­teur appar­tient la régu­la­ri­té ortho­gra­phique. Un livre dans lequel les fautes four­millent n’est pas seule­ment un mau­vais livre, une œuvre informe, un sal­mi­gon­dis lit­té­raire, c’est un livre dan­ge­reux. En effet, quoique l’imprimerie ait beau­coup per­du de son ancienne splen­deur, il est encore une foule de gens qui ont une telle foi en toute chose impri­mée, qu’une phrase, quelle qu’elle soit, est pour eux tou­jours logique. Jean Fro­ben, ami d’Érasme, disait : « Un livre où il y a des fautes n’est pas un livre. »

Le sans-faute, objectif inatteignable

S’il est facile d’é­vi­ter l’énorme quan­ti­té des fautes qui déparent beau­coup de nos ouvrages modernes, il est à peu près impos­sible de publier un livre sans fautes. Si le cor­rec­teur s’oc­cupe trop des détails, il laisse pas­ser des fautes gros­sières ; dans le cas contraire, il laisse faci­le­ment filer la coquille, ce qui donne quel­que­fois lieu à de sin­gu­lières bévues. C’est une inat­ten­tion de ce genre qui a cau­sé l’impression de cette sin­gu­lière phrase dans un rituel : « Ici le prêtre ôte sa culotte (calotte) et baise l’autel. »

Sui­vant mon confrère Aug. Ber­nard, cor­rec­teur à l’Imprimerie impé­riale, « les fautes sont pour ain­si dire inhé­rentes à l’imprimerie ; elles naissent sou­vent même du soin que l’on prend de les évi­ter ; et, une fois l’ennemi dans la place, il est bien dif­fi­cile de l’en expul­ser. Si le cor­rec­teur court trop atten­ti­ve­ment après les coquilles, le sens géné­ral du texte lui échappe, et il laisse échap­per de grosses balour­dises ; si, au contraire, il s’at­tache trop au sens, il ne voit que ce qu’il devrait y avoir et non ce qu’il y a. »

Coquilles historiques

Il est si facile de lais­ser échap­per des fautes, même gros­sières, que Boi­leau avait dit d’a­bord dans son Art poé­tique :

Que votre âme et vos mœurs, peints dans tous vos ouvrages, 

sans que ni les com­po­si­teurs, ni les cor­rec­teurs, ni les amis de l’auteur, ni les cri­tiques qui lui étaient le plus hos­tiles, se dou­tassent du solé­cisme, et cette erreur est res­tée dans plu­sieurs édi­tions suc­ces­sives. Cepen­dant, à la fin, un ami de Boi­leau, plus clair­voyant que les autres, la signa­la au poète, qui s’empressa de sub­sti­tuer au vers fau­tif le vers sui­vant, qui est resté :

Que votre âme et vos mœurs, peintes en vos ouvrages.

Une des erreurs lit­té­raires les plus célèbres est celle de l’édition de la Vul­gate par Sixte-Quint. Sa Sain­te­té sur­veilla soi­gneu­se­ment la cor­rec­tion de chaque épreuve ; mais, au grand éton­ne­ment de l’univers catho­lique, l’ouvrage se trou­va rem­pli de fautes. Le livre fit une figure très bizarre avec les cor­rec­tions rap­por­tées, et four­nit des armes aux incré­dules sur l’infaillibilité du pape. La plu­part des exem­plaires furent reti­rés, et l’on fit les plus grands efforts pour n’en pas lais­ser sub­sis­ter. Il en reste cepen­dant encore, grâce au ciel, pour satis­faire la curio­si­té des biblio­manes. À une vente de livres à Londres, la Bible de Sixte-Quint a mon­té à 60 gui­nées (1,562 fr. 82 c.). On s’a­mu­sa sur­tout de la bulle du pon­tife et du nom de l’éditeur dont l’autorité excom­mu­niait tous les impri­meurs qui s’a­vi­se­raient, en réim­pri­mant cet ouvrage, de faire quelque chan­ge­ment dans le texte.

Dom Ger­vaise, qui a écrit la vie de l’abbé Suger, rap­porte, à la page 31 du tome Ier, que, dans un acte de par­tage fait par les reli­gieux de Saint-Denis, ceux-ci exi­geaient, entre autres choses, qu’on leur four­nit onze cents bœufs par an. Quelque idée que l’on ait de la vora­ci­té des moines, quelque nom­breux que fussent ceux de Saint-Denis, encore ne peut-on croire qu’il leur fal­lût onze cents bœufs par an. L’ab­bé Gro­sier, un des rédac­teurs de l’Année lit­té­raire, réso­lut d’é­clair­cir ce fait ; il recou­rut au titre ori­gi­nal, qui prou­va qu’au lieu de onze cents bœufs, il fal­lait lire onze cents œufs. L’er­reur venait du typographe.

Le sati­rique Des­pazes, tom­bé main­te­nant dans l’oubli, avait glis­sé dans ses rimes le nom d’un cer­tain Dabaud. On impri­ma Dubaud. Je ne sais quel chef d’ad­mi­nis­tra­tion qui por­tait ce nom se tint pour offen­sé. II alla trou­ver le poète, qui tâcha inuti­le­ment de se dis­cul­per. Il fal­lut se battre, et le sati­rique mal­en­con­treux fut blessé.

Plaintes des auteurs

Ce que je viens de dire doit suf­fire, ce me semble, pour prou­ver que le métier de cor­rec­teur n’est pas aus­si facile qu’on le sup­pose. Corn. Kilian, cor­rec­teur dis­tin­gué du sei­zième siècle, disait ce qui suit des écri­vains de son temps :  « Notre fonc­tion est de cor­ri­ger les fautes des livres et de rele­ver les pas­sages défec­tueux. Mais un méchant brouillon, empor­té par la rage d’é­crire, fait des com­pi­la­tions sans dis­cer­ne­ment, couvre les feuillets de ratures et souille le papier. Il ne passe pas des années à polir ce tra­vail ; mais il se hâte de faire impri­mer ses rêve­ries par des presses dili­gentes ; et, lorsque des savants pro­clament qu’il écrit en dépit des Muses et d’A­pol­lon, notre brouillon enrage ; il se défend de toutes ses forces et s’en prend au cor­rec­teur. Eh ! cesse donc, lour­daud, d’at­tri­buer au cor­rec­teur un tort qu’il n’a pas. Ce qu’il y a de bien dans ton livre, l’a-t-il gâté ? Désor­mais, débar­bouille toi-même tes petits. »

On dit que Mal­herbe avait d’a­bord rédi­gé ain­si le pas­sage sui­vant de sa belle ode à Duper­rier, sur la mort de sa fille : 

Et Roselle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Roselle, pré­nom assez rare, n’é­tait connu ni du com­po­si­teur ni du cor­rec­teur ; à l’imprimerie on crut devoir faire la cor­rec­tion suivante :

Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’es­pace d’un matin.

Mal­herbe fut loin de se plaindre d’une aus­si heu­reuse erreur, et peut-être, à l’exemple de ses confrères, aurait-il été dis­po­sé à s’at­tri­buer le mérite de cette cor­rec­tion, si le public n’en avait été ins­truit, je ne sais com­ment. Per­sonne n’i­gnore en effet que, de tout temps, les auteurs ont reje­té leurs bévues sur les impri­meurs, et que, par com­pen­sa­tion, ils ne sont pas fâchés qu’on leur attri­bue les cor­rec­tions faites à l’imprimerie.

Maîtres imprimeurs d’autrefois

On croi­rait que les nom­breuses et gros­sières fautes qui se trouvent dans les ouvrages ne devraient exis­ter que dans ceux qui ont été com­po­sés sur des copies manus­crites ou sur impri­més accom­pa­gnés de nom­breux chan­ge­ments. Il n’en est rien ; on voit sou­vent des ouvrages d’une facile exé­cu­tion, impri­més pour la ving­tième fois et avec le plus grand luxe, n’être point exempts de fautes typographiques.

S’il en est ain­si, com­ment se fait-il donc qu’il y a des ouvrages à peu près cor­rects ? Cela vient de ce qu’il se trouve encore des libraires et des impri­meurs dignes de ce nom, qui ne reculent devant aucune dépense pour atteindre ce but.

Un célèbre libraire étran­ger, avant de publier des œuvres impor­tantes, fai­sait suc­ces­si­ve­ment affi­cher, aux portes de l’Université les feuilles impri­mées, et accor­dait une gra­ti­fi­ca­tion pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui était signa­lée. Les Estienne recou­raient au même moyen pour leurs belles édi­tions. De nos jours, le libraire Tauch­nitz, à Leip­zig, connu par ses édi­tions sté­réo­types d’au­teurs grecs et latins, offrit aus­si une récom­pense pour chaque faute d’im­pres­sion qui lui serait signa­lée dans ses édi­tions. Chez nous, le libraire Lenor­mant a don­né plu­sieurs fois des primes en livres aux per­sonnes qui lui envoyaient le plus grand nombre d’ob­ser­va­tions sur les cor­rec­tions à faire, et même sur les amé­lio­ra­tions à intro­duire dans les dic­tion­naires latins de Noël. Il est bien peu d’é­di­teurs qui recourent à ce moyen, qu’ils trouvent trop dispendieux.

Quoique l’immense majo­ri­té des édi­teurs tienne à avoir des cor­rec­teurs au rabais, il s’en trouve encore quelques-uns qui agissent tout autre­ment. Un libraire16 de Paris a payé, dit-on, jus­qu’a 48 fr. la feuille la lec­ture d’une col­lec­tion in-32 de clas­siques latins. Il est vrai que les carac­tères employés à cette col­lec­tion étaient infi­ni­ment petits ; mais si, dans des pro­por­tions équi­tables, le maître impri­meur conforme son tarif à cet exemple, il aura droit d’exi­ger de ses cor­rec­teurs beau­coup de temps, de soin et de savoir, et les abus de l’imprimerie dis­pa­raî­tront, en même temps que les erra­ta ces­se­ront de dépré­cier les livres aux yeux du public. 

On assure que P. Didot, à l’exemple de Robert Estienne, pour obte­nir des livres pur­gés de toute erreur, don­nait 3 fr. par chaque faute qui lui était signa­lée ; ce qui n’empêcha pas P. Didot de faire une belle fortune.

Non seule­ment ces dignes édi­teurs, ain­si que leurs hono­rables devan­ciers, ne recu­laient devant aucune dépense pou­vant ame­ner la la plus par­faite cor­rec­tion pos­sible, mais encore ils recou­raient aux pro­cé­dés de lec­ture les plus par­faits. Alde Manuce, entre autres, avait pla­cé cette ins­crip­tion sur la porte de son cabi­net : Ne m’in­ter­rom­pez que pour des choses utiles. Fran­cois Ier lui-même, dans une de ses fré­quentes visites à l’illustre Robert Estienne, son savant ami, lui dit un jour : Res­tez, j’at­ten­drai la fin de votre lec­ture ; et il atten­dit en effet.

De nos jours, P. Didot s’en­fer­mait, pour faire ses lec­tures, dans un cabi­net reti­ré, dont les appar­te­ments voi­sins étaient inha­bi­tés ou silen­cieux. Là, entou­ré d’une biblio­thèque nom­breuse, il lisait debout, à haute voix, arti­cu­lant assez len­te­ment pour que sa vue pût dis­tin­guer les lettres une à une ; une per­sonne qui lui était bien chère sui­vait atten­ti­ve­ment la copie, et ne l’interrompait que lors de besoin abso­lu. Qu’on vint [sic] le deman­der, il n’y était pas, à moins que ce ne fût pour des motifs d’une urgence extrême. Mal­gré le choix préa­lable de très bons com­po­si­teurs, et quoique la pre­mière épreuve, lue avec soin, n’of­frit ordi­nai­re­ment que quelques coquilles, P. Didot fai­sait encore lire une double épreuve par un excellent gram­mai­rien et fort habile typo­graphe, M. Lequien17 ; de plus, les tierces étaient confé­rées18 et relues avec une grande atten­tion. Eh bien ! rare­ment arri­vait-il que dans un exem­plaire tout bro­ché, il ne ren­con­trât encore quelques incor­rec­tions qui néces­si­taient un car­ton19. C’est par de tels moyens que P. Didot a pu annon­cer une édi­tion latine de Vir­gile sans faute, mer­veille peut-être unique en typo­gra­phie, car si les anciens typo­graphes ven­daient des ouvrages sans faute, ils enten­daient par là des ouvrages dans les­quels les fautes n’é­taient ni trop fré­quentes ni trop gros­sières.

Correction insuffisante

Qu’il y a loin de ces belles édi­tions à ces livres au rabais, aus­si incor­rects que des contre­fa­çons ! À quelque bas prix qu’on les cote, ils sont tou­jours ven­dus beau­coup au delà20 de leur valeur. 

Pour la plu­part des ouvrages de ville on se contente ordi­nai­re­ment d’une lec­ture, mal­gré les nom­breuses et gros­sières erreurs qui résultent de cet usage. On fait de même pour les jour­naux quo­ti­diens ; et aujourd’­hui la plu­part des livres sont aus­si peu soi­gnés que les jour­naux. Cepen­dant il serait dans l’intérêt bien enten­du de l’imprimeur ou du libraire de pro­por­tion­ner au moins les soins de la cor­rec­tion au mérite et à la nature de l’ouvrage, c’est-à-dire de réunir tous ses efforts pour faire aus­si cor­rects que pos­sible toute pro­duc­tion trans­cen­dante, tout ouvrage scien­ti­fique ou qui a pour objet le cal­cul, etc.

Il est même des ouvrages où une erreur pré­sen­te­rait de très graves incon­vé­nients, tels sont, par exemple, les trai­tés et manuels phar­ma­ceu­tiques, où un chiffre pour un autre, dans la dose des médi­ca­ments, pour­rait occa­sion­ner la mort ou de funestes accidents.

Employer des correcteurs spéciaux

Non seule­ment les pre­miers impri­meurs tenaient à avoir chez eux des savants de pre­mier ordre, mais ils avaient encore des cor­rec­teurs spé­ciaux pour chaque genre d’ou­vrages : théo­lo­gie, juris­pru­dence, méde­cine, etc. Ne serait-il pas conve­nable que les impri­meurs de nos jours, qui sont à la tête de mai­sons impor­tantes, sui­vissent cet exemple, et que, dans celles où cela ne serait pas pos­sible, on employât, quand cela serait néces­saire, un cor­rec­teur spé­cial pour cor­ri­ger les ouvrages remar­quables com­po­sés sur diverses branches des connais­sances humaines ou écrits en langues étran­gères ? Mais allez donc faire une telle pro­po­si­tion aux typo­graphes de nos jours ; ils vous consi­dé­re­ront comme un rêveur, comme un homme entiè­re­ment étran­ger aux habi­tudes de notre siècle. Peu d’entre eux pous­se­raient l’amour de leur art jusqu’à imi­ter Charles Cra­pe­let, que l’on a vu cor­ri­ger des épreuves la nuit même de ses noces21.

L’auteur n’est pas un correcteur

Si la lec­ture des épreuves pré­sente de si grandes dif­fi­cul­tés pour les per­sonnes qui sont habi­tuées à ce genre de tra­vail, il est facile de pen­ser com­bien est impar­faite celle que font les auteurs, même ceux qui connaissent la typo­gra­phie ; ils ne s’oc­cupent la plu­part du temps que du sens géné­ral, s’en remet­tant pour le reste à l’imprimerie. Quel­que­fois même ils ne tiennent pas compte des endroits sur les­quels le cor­rec­teur attire leur atten­tion. L’au­teur d’un ouvrage sur les juges de paix avait insé­ré dans son trai­té la loi sur l’intérêt de l’argent, et en note, il avait pla­cé deux obser­va­tions, mais les notes dif­fé­raient si peu des ren­vois en marge, que le com­po­si­teur avait intro­duit les notes dans le texte ; j’a­vais deman­dé sur l’épreuve que les notes fussent réta­blies comme elles étaient dans le manus­crit ; le com­po­si­teur n’a pas vou­lu faire cette cor­rec­tion, parce qu’il a pré­ten­du qu’il n’é­tait pas pos­sible de dis­tin­guer les notes du texte. La faute est res­tée au bon à tirer, et, bien qu’elle ait été signa­lée à l’auteur, il n’y a fait nulle atten­tion, et l’ouvrage a paru avec ce texte de loi altéré.

Aujourd’­hui, les fautes typo­gra­phiques ne relèvent plus que de la cri­tique des gens éclai­rés, mal­heu­reu­se­ment trop peu nom­breux. Il n’en était pas de même autre­fois. Les anciennes ordon­nances exi­geaient qu’on réfor­mât par des car­tons les fautes trop consi­dé­rables, et que l’on confis­quât les livres dont la cor­rec­tion avait été visi­ble­ment négli­gée, le tout aux frais des maîtres ou cor­rec­teurs spé­ciaux. Un cor­rec­teur fut fouet­té et chas­sé d’une ville pour avoir mis, dans je ne sais quel mot, une lettre qui le ren­dait mal­son­nant22. De tels cor­rec­teurs, fort rares du reste, devaient sans doute être rétri­bués en conséquence.

Si de telles ordon­nances exis­taient de nos jours, qu’il y aurait peu de livres qui pour­raient évi­ter la condamnation ! 

Comment améliorer la situation

Sans pous­ser le rigo­risme jusque-là, ne pour­rait-on, en amé­lio­rant le sort de ceux qui sont spé­cia­le­ment char­gés de la cor­rec­tion des ouvrages, cher­cher à rele­ver la typo­gra­phie de l’état déplo­rable où elle est tombée ?

Pour­quoi, par exemple, dit M. Bre­ton, rétri­bue-t-on moins un cor­rec­teur en pre­mière qu’un cor­rec­teur en seconde ? Le tra­vail de l’un n’est-il pas aus­si utile que celui de l’autre ? N’est-il pas démon­tré, en effet, que la seconde lec­ture ne sau­rait être par­faite si la pre­mière a été négli­gée ? Cepen­dant, il n’est guère pos­sible qu’elle ne le soit pas quand elle est accom­plie dans les condi­tions que j’ai indi­quées plus haut.

Mais, pour avoir des épreuves bien cor­ri­gées, il ne suf­fi­rait pas que les pre­mières eussent été bien lues avec soin par le cor­rec­teur et cor­ri­gées exac­te­ment sur le plomb par lc com­po­si­teur ; il serait indis­pen­sable qu’elles fussent confé­rées à l’imprimerie avant d’être envoyées à l’auteur, car il est impos­sible de comp­ter sur l’auteur, la plu­part du temps étran­ger au méca­nisme de l’imprimerie, pour véri­fier les cor­rec­tions faites dans la pre­mière épreuve typo­gra­phique, sur­tout lors­qu’il y a des rema­nie­ments, des reports, des trans­po­si­tions, etc., qui ont pu don­ner nais­sance à des erreurs plus consi­dé­rables que les erreurs pre­mières ; et l’on n’est pas tou­jours sûr de rele­ver à la der­nière épreuve typo­gra­phique les fautes nou­velles qui sont ain­si intro­duites, sur­tout lorsque l’on n’a plus à  sa dis­po­si­tion la copie de l’auteur.

Quelques écri­vains recom­mandent, après la lec­ture en pre­mière, de reve­nir sur les pas­sages char­gés de coquilles et autres fautes, car, dans ces pas­sages, la per­cep­tion du sens col­lec­tif a néces­sai­re­ment été sus­pen­due. Cette mesure serait excel­lente ; mais la rapi­di­té avec laquelle on veut que le tra­vail soit exé­cu­té ne le per­met­trait pas.

Il serait bon aus­si que les cor­rec­teurs en pre­mière pussent consul­ter, toutes les fois que cela serait néces­saire, les bons à tirer, pour savoir à quoi s’en tenir sur cer­tains cas embar­ras­sants que pré­sente l’ouvrage, sur la marche adop­tée par les cor­rec­teurs en seconde, qui est celle que l’on a adop­tée défi­ni­ti­ve­ment. Il est sou­vent très dif­fi­cile de se les pro­cu­rer, et d’ailleurs, le temps man­que­rait presque tou­jours pour le faire.

Pour arri­ver à éta­blir une régu­la­ri­té dési­rable dans chaque labeur, on a pro­po­sé deux moyens : 1o Le même cor­rec­teur lirait constam­ment les pre­mières épreuves du même ouvrage ; cela devrait être, mais on s’é­carte sou­vent de cette règle pour avoir ter­mi­né le tra­vail plus vite ; 2o on for­me­rait, par ordre alpha­bé­tique, une sorte de cale­pin, dans lequel on ins­cri­rait cha­cun des mots sur lequel [sic] il peut y avoir doute, car la mémoire la plus heu­reuse ne peut se les rap­pe­ler tous. C’est là un de ces desi­de­ra­ta qui res­te­ront pro­ba­ble­ment à l’état de vœu, les cor­rec­teurs n’ayant pas assez de temps à leur dis­po­si­tion pour le réaliser.

Le cor­rec­teur en seconde, débar­ras­sé du teneur de copie, peut lire avec plus de soin et plus d’at­ten­tion que le cor­rec­teur en pre­mière. C’est lui qui est char­gé de régu­la­ri­ser la marche de l’ouvrage, de signa­ler les erreurs que la pre­mière lec­ture, tou­jours rapide et impar­faite, a lais­sées, ain­si que celles que les com­po­si­teurs ont pu com­mettre en corrigeant.

Si le cor­rec­teur en seconde aper­çoit quelque faute gros­sière échap­pée à l’auteur, il doit la lui signa­ler, quand c’est pos­sible. C’est pour­quoi il serait bien pré­fé­rable de ne pas envoyer la pre­mière d’au­teur immé­dia­te­ment après la cor­rec­tion de la pre­mière typo­gra­phique, mais seule­ment après la lec­ture du cor­rec­teur en seconde. Que de fautes on évi­te­rait par là !

Apres la cor­rec­tion du bon à tirer, on fait une nou­velle épreuve, appe­lée tierce, parce qu’elle est sou­vent la troisième.

II est essen­tiel de voir la tierce dans l’ordre numé­rique des pages ; par là, on est sûr de décou­vrir un folio faux non mar­qué ou mal réta­bli depuis l’épreuve précédente.

Avant la véri­fi­ca­tion des cor­rec­tions, il faut jeter un coup d’œil rapide sur toutes les pages du bon à tirer, afin de recon­naître si quelque cor­rec­tion a dû occa­sion­ner des reports, et aus­si pour s’as­su­rer s’il existe, à la pre­mière page ou plus loin, quel­qu’une de ces cor­rec­tions signa­lées par l’auteur une fois pour toutes, et que le lec­teur aurait omis de renou­ve­ler dans sa lecture.

Si l’on vise à une entière pure­té du texte, on relit la tierce tout entière après l’avoir véri­fiée ; mais dans tous les cas, il faut relire les folios, les titres cou­rants, les pages char­gées de cor­rec­tions, les lignes rema­niées, trans­po­sées, tom­bées en pâte, puis recom­po­sées, les addi­tions peu nom­breuses, et en entier les tableaux ou ouvrages de ville légers.

Qu’il y ait eu ou non rema­nie­ment, il faut s’as­su­rer si chaque page de la tierce finit et com­mence comme au bon23.

Dans le cas de report, si le met­teur en pages a négli­gé de le mar­quer sur le bon, il faut l’y ajouter.

Si quelque cor­rec­tion ne se montre pas là où elle aurait dû être faite, il ne faut pas se bor­ner à l’indiquer sur la tierce, car une inad­ver­tance, plus ou moins excu­sable, l’aura fait pla­cer dans le voisinage.

Si l’on ne ter­mine pas la véri­fi­ca­tion de la tierce par une nou­velle et entière lec­ture, il faut au moins par­cou­rir atten­ti­ve­ment l’intérieur de chaque page, et sur­tout les bords des lignes ; mais ce qui serait pré­fé­rable, et ce qui ne se fait presque jamais, ce serait de la relire entiè­re­ment, car il est presque impos­sible de trou­ver une seule feuille tirée où il ne reste pas des fautes, même après la lec­ture la plus atten­tive, faite par les hommes les plus habiles. Aus­si a-t-on grand tort de remettre sous presse, sans les relire, les formes conser­vées ; on se contente d’exa­mi­ner les bouts de ligne, pour voir s’il n’est pas tom­bé quelques lettres.

Enfin, quand la tierce est trop char­gée de fautes, il est pru­dent de deman­der une revi­sion, c’est-à-dire une nou­velle épreuve, pour que l’on puisse s’as­su­rer si toutes les cor­rec­tions ont été faites et bien faites.


Une vision lugubre du métier de correcteur, 1936

Paul Bodier
Paul Bodier. Pho­to trou­vée sur Babe­lio. Je n’en garan­tis pas l’authenticité.

Paul Bodier (1875-1946), grand défen­seur du spi­ri­tisme (c’est à peu près tout ce que j’ai trou­vé à son sujet), a publié au moins cinq livres, dont ce roman, Sous les cendres du pas­sé (éd. Paul Ley­ma­rie, 1936 ; rééd. numé­rique Ink Book, 2012), où figure la des­crip­tion du métier de cor­rec­teur la plus noire qu’il m’ait été don­né de lire à ce jour. Une vision roman­cée, char­gée d’ef­fets, mais qui rejoint pour l’es­sen­tiel d’autres sources d’in­for­ma­tion qu’on peut lire sur ce blog1. (Le der­nier para­graphe est, lui, repré­sen­ta­tif de la miso­gy­nie de l’é­poque, hélas.) 

couverture de "Sous les cendres du passé" de Paul Bodier, 1935

Dans sa pré­face, René Kopp (auteur d’une Intro­duc­tion géné­rale à l’é­tude des sciences occultes, chez le même édi­teur, en 1930) résume ain­si le roman : « L’action se déroule autour d’une ami­tié entre deux hommes dif­fé­rents par la situa­tion, le genre de vie, les épreuves, le tra­vail et les idées, mais unis par la droi­ture. L’un, celui qui a souf­fert, le sala­rié, le dam­né de la vie, lève pro­gres­si­ve­ment le voile des mys­tères à l’autre, celui qui n’a pas souf­fert, l’a­ris­to­crate, enfant gâté de la Terre. C’est comme une aurore qui monte, tan­tôt dorant les somp­tuo­si­tés d’un lieu bour­geois, tan­tôt éclai­rant la tran­chée meur­trière, tan­tôt venant illu­mi­ner une vil­la char­mante des envi­rons de Paris, jus­qu’au zénith de la certitude. »

Le « dam­né de la vie » est donc le cor­rec­teur… Lançons-nous.

« Écœu­ré de la lit­té­ra­ture et de ses pon­tifes, il [Roger Danis] s’était tour­né vers une pro­fes­sion un peu obs­cure, mais qui lui parais­sait cepen­dant sup­por­table. II s’était fait cor­rec­teur d’imprimerie.

« Mais il n’avait pas tar­dé à se rendre compte de l’incompréhension à peu près totale des patrons impri­meurs pour tout ce qui res­sor­tait [sic] à l’intelligence ; de l’ignorance lamen­table de la plu­part des ouvriers, ne pos­sé­dant qu’une ins­truc­tion à peine élé­men­taire et avec quelques hommes éga­rés dans ce monde bigar­ré il subis­sait chaque jour la pro­mis­cui­té déso­lante d’exploiteurs éhon­tés et la bêtise avi­lis­sante du milieu dans lequel il lui fal­lait vivre pour subsister.

« Il n’est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétri­bué, plus mal consi­dé­ré que celui de cor­rec­teur d’imprimerie.

« Dans la région pari­sienne, tout par­ti­cu­liè­re­ment, le cor­rec­teur d’imprimerie est un paria2. Les direc­teurs d’imprimerie sont durs, méchants, injustes, mal­hon­nêtes le plus sou­vent. Ils ran­çonnent sans pitié le client et l’ouvrier, sans aucun sou­ci d’équité. La sot­tise dont ils font preuve, en toutes cir­cons­tances, n’a d’égale que leur insuf­fi­sance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.

« La plu­part des impri­me­ries pari­siennes sont des foyers de pes­ti­lence où règne la tuber­cu­lose et où les rats innom­brables trouvent un abri sûr. L’Inspection du Tra­vail ne fait que de rares et courtes appa­ri­tions dans ces lieux impurs et presque tou­jours ses insi­gni­fiants repré­sen­tants se contentent d’une courte visite aux maîtres impri­meurs, en leur ser­rant la main.

« Ces poli­tesses entre­tiennent sans doute l’amitié et plus cer­tai­ne­ment encore une affreuse rou­tine, mais pen­dant ce temps-là un per­son­nel inté­res­sant s’intoxique et meurt. C’est une effroyable chose. Dans cer­taines grandes impri­me­ries où se font des jour­naux de droit, ô iro­nie, les ouvriers n’ont pas même de ves­tiaires suf­fi­sants, mais les direc­teurs ont un châ­teau dans quelque riante pro­vince et un bureau décent et soi­gneu­se­ment balayé. La vie et la san­té des mal­heu­reux qui besognent dans ces mai­sons sinistres ne comptent pas, car il est extrê­me­ment facile de rem­pla­cer la main-d’œuvre, per­pé­tuel­le­ment ali­men­tée par les for­çats de la faim.

« Les cor­rec­teurs sont les plus sacri­fiés par tout un clan de misé­rables patrons dont les ate­liers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les ver­mines, de toutes les pous­sières, de toutes les immon­dices pos­sibles et il est impos­sible de trou­ver dans l’industrie, dans n’importe quel métier, des gens aus­si peu sou­cieux de l’hygiène, de la san­té et de la vie de leurs ouvriers. Les cor­rec­teurs sont tou­jours pla­cés dans les coins les plus encom­brés. Ils tra­vaillent le plus sou­vent dans le bruit des machines lino­types et près des typos char­gés de la mise en pages. Coups de mar­teau sur les formes, cris sau­vages de quelques brutes, plai­san­te­ries lourdes et stu­pides, les mal­heu­reux doivent cor­ri­ger au milieu de ce vacarme assour­dis­sant, dans une atmo­sphère lourde, empuan­tie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s’échappent des creu­sets des lino­types, trop heu­reux s’ils n’ont pas une copie imbé­cile à lire et par-des­sus le mar­ché à rec­ti­fier. Écri­tures illi­sibles, fautes de fran­çais et d’orthographe, mots impropres, termes baroques, style décou­su, ridi­cule, etc., il leur faut tout sup­por­ter. Mal­heur à eux s’ils laissent pas­ser une coquille, s’ils oublient de signa­ler une erreur du client tou­jours prêt à récla­mer et que le patron obsé­quieux écoute avec complaisance.

« Les cor­rec­teurs doivent tout subir. Mépri­sés des patrons qui les consi­dèrent comme des intrus qui viennent aug­men­ter les frais géné­raux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordi­naires qui ne leur par­donnent pas leur éru­di­tion. Ils doivent cour­ber l’échine, ne jamais se plaindre, subir les pires ava­nies, accep­ter pla­ci­de­ment tous les ennuis, toutes les sot­tises, toutes les méchan­ce­tés et lire sans s’arrêter, car il leur faut pro­duire et don­ner leurs épreuves cor­ri­gées le plus rapi­de­ment pos­sible, sans avoir une défaillance, sans ces­ser de tra­vailler, sans aucune trêve. Le métier de cor­rec­teur est le plus triste des métiers, le plus fati­gant des labeurs. Le cer­veau, les yeux s’usent vite à ce tra­vail ingrat et l’on pour­rait rap­pe­ler l’anecdote sui­vante : Une jeune fille annon­çait à une dame qu’elle était fian­cée avec un cor­rec­teur. « Ah ! Ma pauvre, moi aus­si j’ai épou­sé un cor­rec­teur, mais il est deve­nu fou, dit la dame en joi­gnant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »

« Tou­te­fois, il faut aus­si recon­naître que la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs d’imprimerie ne brille pas par les qua­li­tés qui doivent dis­tin­guer les véri­tables intellectuels.

« Certes, il y a par­mi eux des sujets de grande valeur, mais il y a éga­le­ment un ramas­sis de bohèmes et d’aventuriers venus de toutes les classes de la socié­té3.

« Ajou­tons que l’élé­ment fémi­nin, pas­sif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, sur­char­ger une pro­fes­sion déjà très encom­brée et nous aurons le tableau exact d’une cor­po­ra­tion odieu­se­ment sacri­fiée et abo­mi­na­ble­ment exploi­tée par quelques cyniques mal­fai­teurs de la pensée. »

Suivent des consi­dé­ra­tions tout aus­si impi­toyables sur « l’Im­pri­me­rie, avec un grand I » et « l’É­di­tion, avec un grand E », « ces deux puis­sances [… qui] savent admi­ra­ble­ment s’en­tendre pour empoi­son­ner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aus­si avec un grand P ». « L’Im­pri­me­rie, l’É­di­tion, la Presse, sinistre et dia­bo­lique Tri­ni­té créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideu­se­ment enla­cées au temps de leurs amours, toutes les fri­pouilles de la Terre, où se font et se défont les cyniques indi­vi­dus qui forment la haute et basse pègre et la socié­té moderne en décomposition. » 

Quel tableau !


Deux visions erronées de l’avenir, 1832 et 1866

Typographe composant une ligne au plomb dans un composteur, au-dessus d'une casse
Typo­graphe com­po­sant une ligne au plomb dans un com­pos­teur, au-des­sus d’une casse. Source : musée de l’Im­pri­me­rie et de la Com­mu­ni­ca­tion gra­phique, Lyon.

Le hasard a vou­lu qu’en vingt-quatre heures je tombe suc­ces­si­ve­ment sur deux phrases qui m’ont frap­pé, en ce qu’elles vou­laient croire que le pro­grès ne serait pas néfaste à la pro­fes­sion évo­quée. Voi­ci la pre­mière, à pro­pos du métier de com­po­si­teur typographe :

« […] quant aux édi­tions qui font la gloire de l’imprimerie et l’ornement des biblio­thèques, il serait impos­sible de les tirer à la méca­nique. […]
« il n’est sub­tile com­bi­nai­son de res­sorts et d’engrenage qui puisse ensei­gner aux doigts d’un auto­mate à cher­cher dans la casse le type cor­res­pon­dant au carac­tère écrit, et à le ran­ger dans le com­pos­teur : car il fau­drait que l’automate sût lire. »
— « Bert. », Paris ou Le livre des Cent-et-un1, vol. 5-6, 1832.

L’automate ne sait tou­jours pas lire, M. « Bert. », mais on a bien inven­té les machines à com­po­ser, d’abord au plomb (Mono­type et Lino­type), puis sans plomb (de la pho­to­com­po­si­tion au pré­presse). Aujourd’­hui, le texte — le plus sou­vent écrit, mis en pages et relu sur écran — ne devient matière qu’en toute fin de par­cours. Vous ne pou­viez pas l’imaginer.

Le métier de typo­graphe a dis­pa­ru, à quelques belles excep­tions près. Les sur­vi­vants sont deve­nus des arti­sans d’art plu­tôt que des ouvriers. Voir, notam­ment, Vincent Auger, un des der­niers typo­graphes fran­çais.

Et voi­ci la deuxième phrase, qui s’a­dres­sait à une assem­blée de correcteurs :

Ambroise Firmin-Didot
Ambroise Fir­min-Didot en 1860.

« Féli­ci­tez-vous, Mes­sieurs, de ce que, dans ces trans­for­ma­tions inouïes2, un cor­rec­teur méca­nique ne puisse être jamais inven­té.
« Mais quand tout change ain­si dans l’imprimerie, la cor­rec­tion, cette par­tie intel­lec­tuelle, a gar­dé son impor­tance, tout en se pliant aux exi­gences de cette célé­ri­té tou­jours crois­sante. »
— Dis­cours d’Ambroise Fir­min-Didot à la Socié­té des cor­rec­teurs, 1866.

Fir­min-Didot, non plus, ne pou­vait pas ima­gi­ner le trai­te­ment auto­ma­tique de l’information (ou infor­ma­tique), les logi­ciels de cor­rec­tion, et main­te­nant les machines intel­li­gentes — mais qui ne savent tou­jours pas lire, M. « Bert. ».

Cette « par­tie intel­lec­tuelle » du métier reste aus­si impor­tante qu’elle l’a tou­jours été, mais résis­te­ra-t-elle à la quête infi­nie du profit ? 

Je ne suis pas devin non plus. 

☞ Lire aus­si Deux typo­graphes parlent des codes typo.


Un “placard pour correcteur”, dans un roman de 1957

"Des blondes à pleins paniers", roman de 1957

Mon­té à Paris, un jeune auteur, sans le sou, déses­père de trou­ver du tra­vail. Jusqu’au jour où il est reçu par « le rédac­teur en chef de Marie-Marie, le grand heb­do­ma­daire fémi­nin », qui le recom­mande à un cer­tain Mar­cel, « direc­teur lit­té­raire des Édi­tions Bâché-Fou­ras­son ». En même temps que la nature du tra­vail qu’on attend de lui, il découvre le bureau où il devra s’installer.

« — Louis a eu une bonne idée de vous envoyer. Mais que savez-vous faire ?
— J’ai écrit quelques nou­velles, répon­dit Sébas­tien.
Lapo­stat leva la main, d’un air bla­sé :
— Nor­mal, à vingt ans, plus une tra­gé­die en vers, plus un trai­té de phi­lo­so­phie. Et on lit l’Express pour ache­ver d’avoir l’air d’un mon­sieur très intel­li­gent. Donc, vous ne savez rien faire ? Excellent ! Il vaut mieux apprendre à un pékin à mon­ter à che­val, qu’à le lui désap­prendre pour le lui réap­prendre. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui, mon­sieur !
—  J’espère que vous n’avez pas de diplômes ?
—  Je suis licen­cié ès lettres.
— Tâchez de l’ou­blier. Savez-vous taper à la machine ?
— Oui, avec trois doigts, mon­sieur !
— Que ne le disiez-vous tout de suite ? Deux doigts de plus que nos meilleurs écri­vains ! Quand vou­lez-vous com­men­cer ?
— Com­men­cer quoi ?
— Louis ne vous a pas dit que je cher­chais un cor­rec­teur-met­teur au point ?
— C’est que je ne sais pas exac­te­ment en quoi consiste le travail.

« Lapo­stat tira une grosse bouf­fée du cigare suisse à trois sous — trois sous suisses, s’entend — qu’il fumait et essaya d’envoyer des ronds vers le pla­fond. Sans suc­cès.
— Voi­là ! La mai­son édite de nom­breux récits d’explorateurs que rien ne pré­dis­po­sait à la lit­té­ra­ture. Vous savez, ces types qui louent la salle Pleyel avant de par­tir imberbes, et qui reviennent y faire des confé­rences une fois que leur barbe leur a bouf­fé la figure. Ces gars-là sont bien gen­tils, et ils écrivent avec leur machette ou avec celle de leur nègre. C’est du pathos ama­zo­nien, en géné­ral. Remar­quez que quelques-uns écrivent fort bien, mais ne confon­dons pas : ceux-là, ce sont des écri­vains qui explorent. Pas la même chose.

« Lapo­stat cra­cha des bribes de tabac dans un coin et dési­gna des ran­gées de titres sur des éta­gères :
— Nous, notre métier, c’est de vendre leur came­lote. Donc, il faut que je revoie tous leurs ours1 avant paru­tion. Je n’y suf­fis pas. Il me faut quelqu’un qui m’aide, un cor­rec­teur, un met­teur au point… C’est le mot : met­teur au point. Vous allez être le met­teur au point.
« Il pro­po­sa à Sébas­tien un salaire d’essai, qui lui per­met­trait de ne pas cre­ver de faim, et de com­men­cer de suite son tra­vail.
— Vous avez le pied dans la mai­son… Pour quelqu’un qui veut deve­nir auteur, vous com­men­cez bien. Simo­nin, lui, a débu­té par le taxi.

« Il appe­la la stan­dar­diste, qui fai­sait éga­le­ment fonc­tion d’huissière, et lui ordon­na d’installer Sébas­tien dans ses nou­velles fonc­tions. La fille l’enferma dans une sorte de réduit sans fenêtre, éclai­ré au néon en plein jour, qui sen­tait vague­ment le camphre.
— C’est le bureau des cor­rec­teurs, dit-elle d’un ton extrê­me­ment fati­gué.
— Nous sommes plu­sieurs ? deman­da le jeune homme en cal­cu­lant l’exiguïté du réduit.
— Non, on n’en a qu’un à la fois ; mais il en passe tel­le­ment…
« Sur ce bon mot, sans un sou­rire, sans qu’une lueur d’intérêt se fût allu­mée dans ses yeux, elle refer­ma la porte. […] 

« Sébas­tien, à l’idée de tra­vailler chaque jour huit heures dans son pla­card, fut ten­té de se jeter par la fenêtre. Sans doute ses employeurs y avaient-ils pen­sé, puisqu’il n’y en avait pas. Il alla jusqu’à la porte, en fit jouer le bou­ton. On ne l’avait pas ver­rouillée. Si un incen­die se décla­rait, du moins pour­rait-il se sau­ver. L’envie de crier « Au feu », de fran­chir pré­ci­pi­tam­ment le ves­ti­bule et de plon­ger dans le sein de la rue accueillante, l’effleura.

« Sur une table de bois blanc qui, avec une chaise à can­nage, consti­tuait tout le luxe du bureau, il lut : « À rewri­ter ». Un pre­mier manus­crit l’attendait : Avec les cygnes noirs du Ben­gale. La curio­si­té l’emporta sur les dési­rs de fuite.
« Il s’assit. »

Manuel de Cueb­bas, Des blondes à pleins paniers, « Série blonde », Édi­tions de Paris, 1957, p. 42-45.

☞ Voir aus­si ma sélec­tion « Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire ».


Hommage au correcteur, dans “La Démocratie”, 1914

Je repro­duis ci-des­sous un texte publié en une du quo­ti­dien La Démo­cra­tie (Paris), le 17 avril 1914, sous le titre de rubrique « Libres propos ».

« S’il est homme cri­ti­qué, c’est bien le cor­rec­teur, celui qui s’est don­né dans sa vie, la très fâcheuse mis­sion de cor­ri­ger dans une toute petite pièce don­née comme l’on donne une aumône, les inévi­tables « coquilles » si géné­reu­se­ment dis­tri­buées par les typo­graphes. Sa besogne est aride, par­fois amère : sous la blanche lumière d’une lampe, il par­court de ses yeux fati­gués des épreuves plus ou moins lisibles ; un doigt de sa main gauche fixé sur la copie de l’auteur, suit la suc­ces­sion inin­ter­rom­pue des lignes et le fil d’Ariane d’une pen­sée dont le reflet est par­fois rebelle et dont la conti­nui­té s’interrompt sou­dain sous le fâcheux effet d’un quel­conque distraction.

« Der­rière l’humble per­sonne de ce tra­vailleur modeste, les lino­types chantent leur mono­tone mélo­pée : elle n’a rien d’har­mo­nieux cette suc­ces­sion de bruits qui imite à s’y méprendre le cli­que­tis de fan­tas­tiques cisailles qui s’a­gi­te­raient dans le vide : une désa­gréable odeur de plomb fon­du s’at­tarde dans l’atmosphère de l’atelier : les lampes élec­triques pro­jettent sur les machines et sur les gens le brillant reflet de leur impas­sible clar­té. Obs­ti­né­ment pen­ché sur les pla­cards que le prote trans­met avec une déses­pé­rante régu­la­ri­té, le cor­rec­teur exa­mine soi­gneu­se­ment les lignes rigides, fixe les lettres, sur­veille une ponc­tua­tion capri­cieuse et veille avec un soin jaloux à ce que rien ne défi­gure la pen­sée d’un auteur inconnu.

« Ô l’obscure tâche !

« Les connais­sances de ce paria des ate­liers de typo­gra­phie doivent être assez éten­dues pour qu’elles puissent faci­le­ment embras­ser tous les domaines de l’intellectualité : un dic­tion­naire est le com­pa­gnon fidèle et dis­cret, le pré­cieux arbitre qui résout tous les conflits entre l’orthodoxie et la syn­taxe : la patience est la ver­tu néces­saire et son rôle est d’au­tant plus ingrat qu’elle doit s’exercer en des heures de fièvre et de sur­me­nage, alors que la pen­sée devance avec une inquié­tude fébrile une plume trop rétive et trop lente à son gré.

marbre typographique
« […] le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir… » DR.

« La mono­to­mie [sic] appa­rente des heures sombre dans le sou­ci de ne point retar­der le labeur des typo­graphes : aus­si, est-ce d’un œil bien­veillant que le cor­rec­teur à ses rares ins­tants de loi­sirs voit les formes du jour­nal s’emplir : les lignes s’a­joutent aux lignes[,] les para­graphes aux para­graphes, les colonnes aux colonnes : une masse uni­for­mé­ment noire donne à ces heures une de ces joies que des pro­fanes ne soup­çonnent point : nous n’au­rions jamais cru que le plomb, ce vil et popu­laire métal, pût éveiller d’aus­si douces émotions…

« Dans la soli­tude de ton bureau, tra­vaille petit cor­rec­teur : obs­tine-toi avec amour sur l’in­grate tâche et songe à ceux qui, le len­de­main, liront ce jour­nal sur lequel tes yeux se sont si patiem­ment attar­dés : songe à tout cela, songe au bien que pour­ront faire dans les âmes les lignes cor­ri­gées par toi, et dis-toi que ton humble tra­vail a contri­bué à repro­duire avec le plus de fidé­li­té pos­sible, la pen­sée de ceux qui se sont consa­crés au rude apos­to­lat de la plume.

L. de J. »

SR et correcteurs au “Petit Journal”, 1938

Le secrétaire de rédaction annote les dépêches et la copie qu'il vient de recevoir

« On tire une épreuve de ce pre­mier jet (comme la créa­tion spi­ri­tuelle, la créa­tion méca­nique implique des retouches) et on trans­met cette épreuve aux cor­rec­teurs. 
Pen­chés sous des fais­ceaux de lumière, comme des arti­sans sous la lampe, les cor­rec­teurs confrontent l’épreuve qu’ils viennent de rece­voir avec le texte ori­gi­nal. Confrontent. Il fau­drait écrire : recons­ti­tuent. Gloire à eux qui arrivent à faire par­ler les pattes de mouches, à décou­vrir des clar­tés dans des textes plus impé­né­trables que les énigmes du Sphinx…
Conscien­cieu­se­ment, ils redressent les petites entorses à l’orthographe, ils res­ti­tuent au papier les para­graphes oubliés et — confes­sons-le — sou­vent ils redonnent un sens à la pen­sée de l’auteur qui a écrit trop vite et oublié le verbe qui asseyait la phrase… 
La tâche accom­plie, ils redonnent l’épreuve au chef prote.

Correcteurs, grands redresseurs de torts…

« Après cette retouche, ce fil­trage sup­plé­men­taire, voi­ci le “papier” avec son titre dans sa forme défi­ni­tive. Il quitte la réunion [sic, rédac­tion ?] pour gagner le marbre. 
Le marbre est une longue table d’acier (elle était de marbre dans les anciennes impri­me­ries) sur laquelle on “monte” les pages. 
Les articles, revus et cor­ri­gés, se groupent près des formes, ces cadres d’acier qui épousent la “forme” des pages et retrouvent, cli­chées, les pho­to­gra­phies que le secré­taire de rédac­tion a choi­sies pour illus­trer ses articles. 
Les articles spor­tifs sont ain­si ras­sem­blés près de la forme des sports… Les articles de tête, près de la forme de la “une” : la pre­mière page.

Les secrétaires de rédaction composent les pages

« Les secré­taires de rédac­tion — cha­cun res­pon­sable d’une page — sont à leur poste devant leur forme… 
Et le mon­tage com­mence… 
Dis­po­sant ses cli­chés, ses titres gras ou maigres, selon l’importance qu’il leur assigne en indi­quant leurs carac­tères, le secré­taire, len­te­ment, éla­bore son chef-d’œuvre. 
Il essaye de faire chan­ter tout cet uni­vers qu’on lui a appor­té, de don­ner une forme har­mo­nieuse à ces lourdes colonnes de plomb, de com­po­ser un poème vivant avec des lignes, des filets, des traits pleins. 
Il a pré­vu une maquette. 

« Les négo­cia­tions de M. Eden sur deux colonnes, en tête. Bon. Mais, à la der­nière minute, M. Spaak ne sera pas reçu par M. Eden. Toutes les négo­cia­tions de M. Eden, subi­te­ment, perdent de leur impor­tance. Et deux colonnes en tête, c’est beau­coup trop… 
La maquette — toute une soi­rée de réflexion et de com­po­si­tion — ne tient plus… M. Eden a tout gâché. 

« — Vite ! très vite ! — l’heure inexo­rable du pre­mier train qui doit empor­ter l’édition approche — il faut impro­vi­ser une autre maquette. 
Et sou­vent, grâce à une trou­vaille de der­nière heure, la page se pré­sen­te­ra dans sa per­fec­tion, équi­li­brée comme la rai­son, heu­reuse comme la ligne du Temple antique, dans la lumière bleue de l’Acropole… 

Un dernier coup d'œil à la morasse

« — Vite une morasse !
Un peu d’encre, une feuille blanche. Quelques coups de brosse éner­giques. Voi­ci à la lettre, le pre­mier tirage : l’exemplaire no 1.
Le secré­taire de rédac­tion contemple cette morasse comme la fille bien-aimée de ses efforts et de sa pen­sée. Il la scrute du regard pour voir si elle est digne de lui, si une erreur, dans un titre ou dans une légende, ne l’obligerait pas demain à la renier… 

« Tout va bien. Ce titre est clair comme une aurore. Celui en “romain”, sur un papier rela­tif à l’Italie, appa­raît mas­sif et ordon­né, comme un défi­lé de che­mises noires. 
C’est par­fait. En avant !
— Cha­riot ! 
Déjà, voi­ci que s’avance, en grin­çant, pous­sée par des bras mus­clés, cette petite table d’acier que le secré­taire de rédac­tion accueille tou­jours avec le sou­rire, car elle emporte son œuvre… annonce sa libération. » 

Titre Une journée au "Petit Journal"

René Armand, « Une jour­née au “Petit Jour­nal” », Le Petit Jour­nal, 1er février 1938, p. 1-2.

En Suisse romande, des tarifs de correction étonnants

"Perrette et le pot au lait" par Fragonard, vers 1770, musée Cognacq-Jay, Paris.
Per­rette et le pot au lait par Jean-Hono­ré Fra­go­nard, vers 1770, musée Cognacq-Jay, Paris.

Un article1 lu hier, datant de 2009, évo­quait le tarif des indé­pen­dants publié par l’Arci [Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’imprimerie], qui lais­se­rait, disait-il, « les cor­rec­trices et cor­rec­teurs de France métro­po­li­taine […] bien éton­nés ». Après l’avoir décou­vert, je dirais même qu’il les lais­se­rait son­geurs — « Cha­cun songe en veillant, il n’est rien de plus doux ».

Depuis 2009, ce tarif a même lar­ge­ment aug­men­té, alors qu’en France j’entends évo­quer la même four­chette depuis vingt ans. Voi­ci ce que disait l’auteur (j’ai mis à jour les don­nées chiffrées) :

« La cor­rec­tion, en France métro­po­li­taine, relève désor­mais davan­tage du savoir sur­vivre que du savoir-vivre. Ce tarif de l’Arci se fonde […] sur un tarif horaire de [70 à 90] francs suisses pour des textes cor­ri­gibles au rythme de lec­ture angois­sée2 de 15 000 signes par heure. Soit [l’équivalent en euros3 de ou à l’heure. Plus de quatre fois ce que des bac+5 sur­vi­vant de la cor­rec­tion de ce côté du Léman […] fac­turent géné­ra­le­ment, hélas. »

En effet, on peut lire sur le site de l’Arci, frap­pé d’un éton­ne­ment plus raci­nien que moderne :

« Pour un tra­vail de dif­fi­cul­té moyenne, le tarif horaire mini­mum des indé­pen­dants se monte entre CHF 70.–/h à 90.–/h. Pour du texte de maga­zine grand public issu d’un secré­ta­riat de rédac­tion, le rythme de lec­ture est géné­ra­le­ment de 15 000 signes par heure.

« Quant aux tra­vaux plus com­plexes, il est néces­saire de déter­mi­ner le nombre de signes à l’heure. Sur la base du fichier élec­tro­nique ou des sor­ties impri­mante du texte à cor­ri­ger, un devis sera sou­mis au client.

« Le tarif aux mille signes peut faire l’objet d’une “échelle de com­plexi­té”, par exemple :

  • 100 % : tarif de base, pas trop de cor­rec­tions, uni­for­mi­sa­tion usuelle ;
  • 90 % : réim­pres­sion, texte par­ti­cu­liè­re­ment bien écrit ;
  • 110 % : nom­breuses uni­for­mi­sa­tions ou vérifications ;
  • 120 % : termes scien­ti­fiques ou jar­gon tech­nique, beau­coup de notes4. »

À 25 euros l’heure, on rêve beau­coup moins — « adieu veau, vache, cochon, couvée ».

Et ne par­lons pas des tarifs impo­sés par les mai­sons d’édition à leurs cor­rec­teurs sala­riés TAD, car là on pleure (voir le site des cor­rec­teurs du Syn­di­cat géné­ral du Livre et de la com­mu­ni­ca­tion écrite CGT).

PS – Aus­si­tôt publié, fini de rêver ! Une consœur m’in­forme en ces termes : « Ces tarifs sont dits indi­ca­tifs. Bien rares à ma connais­sance sont celles et ceux qui par­viennent à les faire appli­quer, ou même à s’en appro­cher. Le métier, de ce point de vue, n’est guère mieux consi­dé­ré en Suisse qu’en France. La com­pa­rai­son avec les tarifs fran­çais pousse à la baisse (même si ce n’est pas un cor­rec­teur fran­çais qui est fina­le­ment choi­si, la com­pa­rai­son suf­fit à faire accep­ter des tarifs – bien – plus bas que ceux pré­co­ni­sés par l’Ar­ci, laquelle n’a guère de poids dans cette affaire).
Et n’ou­blions pas un coût de la vie très dif­fé­rent5… »