Acheter des livres d’occasion, profiter du désherbage

Cet été, je me suis quelque peu lâché sur les acqui­si­tions. Les grands lec­teurs savent ce que c’est : de notes de bas de page en biblio­gra­phies, de recherches en recom­man­da­tions, il y a tou­jours plus de livres à lire, et on s’en réjouit. Bref, j’avais com­men­cé les vacances en réor­ga­ni­sant mes éta­gères, mais là, clai­re­ment, je manque de place. Un détail. « L’important, c’est de les avoir », dirait mon ami Laurent. 

Mal­gré les appa­rences, cet ensemble ne m’a pas coû­té cher. La plu­part des titres, je les ai ache­tés d’occasion, par­fois à un euro (via le com­pa­ra­teur de prix Chasse aux livres). Les biblio­thèques « désherbent » leur fonds, je com­plète le mien. Voi­là un sys­tème éco­no­mique qui me convient ! J’ai tout de même de la peine pour tous ces livres (et leurs auteurs) qui, mani­fes­te­ment, n’ont pas été ouverts ou si peu. 

Terme consa­cré en biblio­thé­co­no­mie, le désher­bage est une opé­ra­tion « des­ti­née à mettre en valeur les col­lec­tions dis­po­nibles et à offrir des res­sources constam­ment actua­li­sées aux usa­gers des biblio­thèques » (Wiki­pé­dia).

Pour ma part, confron­té comme elles « à des pro­blèmes récur­rents de réor­ga­ni­sa­tion, d’encombrement ou d’impossibilité d’extension », je ne pour­rai désher­ber que lorsque j’aurai ter­mi­né mes recherches. Là, je suis en plein dedans. Je vais devoir patien­ter un peu. 

Plus d’informations sur le désher­bage dans un PDF de l’Enssib.

Georges Brassens et le métier de correcteur (suite)

« Ce tra­vail-là nous res­semble quand même un peu mieux que tous les autres. » C’est du métier de cor­rec­teur que Georges Bras­sens parle ain­si à son ami Roger Tous­se­not, dans une lettre de 1948. Il vient de lui annon­cer avoir « failli [lui] trou­ver un emploi […] à Ce soir [grand quo­ti­dien com­mu­niste, 1937-1953]. Hélas, il aurait fal­lu y son­ger plus tôt1. »

Dans l’impasse Flo­ri­mont (Paris 15e), où il par­tage le petit logis de Jeanne et Mar­cel, on ne mange pas tous les jours. Bras­sens accepte assez stoï­que­ment les aléas de la vie d’artiste, que d’autres avant lui, comme Bau­de­laire, ont connus. La cor­res­pon­dance, entre Paris et Lyon, avec Tous­se­not lui est pré­cieuse. « […] tu es l’ami du meilleur de moi-même2 », lui écrit-il joli­ment. Ou encore : « En regret­tant ton absence phy­sique, je ne t’envoie pas notre ami­tié puisqu’elle réside chez toi, mais je te prie d’en user à ta guise3. » 

J’avais déjà écrit sur l’expérience de Bras­sens comme secré­taire de rédac­tion et cor­rec­teur du jour­nal Le Liber­taire. La lec­ture des Lettres à Tous­se­not, publiées en 20014, apporte un bon complément. 

C’est au siège de cet heb­do­ma­daire anar­chiste, quai de Val­my, que le phi­lo­sophe et le poète se ren­contrent. Ils ont alors res­pec­ti­ve­ment 20 et 25 ans. « Bras­sens pro­pose les articles de Tous­se­not à la rédac­tion qui les refuse. N’appréciant pas que l’on “cen­sure”, rec­ti­fie ou dis­cute ses choix, il quitte le jour­nal en jan­vier 1947 », raconte l’éditrice du recueil. Dans l’in­ti­mi­té de sa rela­tion avec Tous­se­not, Bras­sens qua­li­fie le jour­nal de « glos­saire d’idioties5 » et résume son équipe à « une ving­taine de cré­tins6 ». Admi­ra­teur exi­geant des textes de son ami, il lui écrit : « […] je dirai que tout ce que tu fais, tout ce que tu écris vau­drait que l’on créât un jour­nal ou une revue digne de nous. J’y ai son­gé7. »

À l’é­té 1948, Hen­ri Bouyé, qui vient de quit­ter la Fédé­ra­tion anar­chiste dont il était secré­taire géné­ral, décide de créer un nou­veau jour­nal. L’Anarchiste doit démar­rer comme men­suel avant de pas­ser heb­do­ma­daire. Bras­sens accepte d’en être rédac­teur en chef, dans l’espoir d’y pla­cer ses propres textes et ceux de Tous­se­not (« Bouyé devra me subir et te publier inté­gra­le­ment. C’est la condi­tion fon­da­men­tale de ma col­la­bo­ra­tion au jour­nal8 »). Mais, pré­cise-t-il, « je serai sur­tout char­gé de rendre les articles lisibles9 », ce qui ne l’enchante guère : « Mon Dieu, que d’améliorations de copies en pers­pec­tive ! Ce n’est pas du jour­na­lisme, c’est de la cor­rec­tion de devoirs10 ! » Ce jour­nal ne ver­ra pas le jour11.

Bras­sens gar­de­ra des sym­pa­thies anar­chistes, mais ne mili­te­ra plus jamais. Il est lan­cé dans la chan­son par Pata­chou en 1952. La cor­res­pon­dance avec « [s]on cher vieux », décli­nante depuis la fin de 1951, s’interrompt défi­ni­ti­ve­ment, mais le chan­teur lui ren­dra visite à Lyon, durant ses tour­nées ou en reve­nant de Sète, en 1953 et 1954. Roger Tous­se­not mour­ra à 38 ans, le 31 mai 1964, dans le plus grand dénue­ment. Bras­sens paie­ra ses obsèques. Il ne quit­te­ra l’impasse Flo­ri­mont qu’en 1967.

Georges Bras­sens, Lettres à Tous­se­not, 1946-1950, recueil com­po­sé par Janine Marc-Pezet, Tex­tuel, 2001, 224 pages.

Couverture des "Lettres à Toussenot, 1946-1950," de Georges Brassens,  Textuel, 2001.

  1. Lettre du 20 août 1948. ↩︎
  2. Lettre du 16 novembre 1948. ↩︎
  3. Lettre du 15 juin 1948. ↩︎
  4. Les lettres de Tous­se­not n’ont pas été retrou­vées. ↩︎
  5. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  6. Lettre du 2 octobre 1946. ↩︎
  7. Lettre du 29 mars 1948. ↩︎
  8. Lettre du 9 sep­tembre 1948. ↩︎
  9. Lettre du 24 juillet 1948. ↩︎
  10. Lettre du 15 juillet 1948. ↩︎
  11. Bras­sens a aus­si ten­té de tra­vailler dans un ate­lier de reliure, mais « l’au­to­ri­ta­risme » du direc­teur l’a fait fuir. Il raconte à Tous­se­not : « Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tran­chant que la pipe est un ins­tru­ment qui sent mau­vais de l’avis des clients, et, bro­chant sur le tout, il m’a inti­mé ex abrup­to l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appe­lait une fac­ture à un mon­sieur que je n’avais jamais ren­con­tré et à qui je n’avais pas été pré­sen­té. J’aurais fini par l’attraper et le balan­cer par la fenêtre. J’ai choi­si la pru­dence » (lettre du 10 avril 1949). ↩︎

Une “nouvelle” chanson du correcteur

Une « chan­son du cor­rec­teur » m’avait curieu­se­ment échap­pé jusqu’ici (☞ voir Chan­sons du cor­rec­teur). Signée d’un cer­tain Legrain, elle nous a été trans­mise par Eugène Bout­my dans une édi­tion de 1878 de son Dic­tion­naire de la langue verte typo­gra­phique, où celui-ci est sui­vi de Chants dus à la Muse typo­gra­phique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en man­quât une et qu’elle rece­lât des trésors.)

Deux pre­mières strophes de la chan­son Le Cor­rec­teur et le Teneur de copie, signée Legrain, s.d. (2e moi­tié du xixe s. ?)

Quelques expli­ca­tions :

Cette chan­son rap­pelle une pra­tique aujourd’hui dis­pa­rue. En reli­sant les pre­mières épreuves (dites typo­gra­phiques), le cor­rec­teur était assis­té d’un teneur de copie (en typo­gra­phie, la copie désigne le texte des­ti­né à l’im­pres­sion) : il la « chan­tait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en pro­non­çant la ponc­tua­tion et l’orthographe si néces­saire, notam­ment les accents. Le cor­rec­teur pou­vait ain­si véri­fier la confor­mi­té de la com­po­si­tion avec la copie. On employait à cette tâche soit un appren­ti, soit un vieux cor­rec­teur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fati­guée pour qu’il cor­ri­geât lui-même. 

Le cor­rec­teur était sou­vent un « déclas­sé1 » : sor­ti de l’université ou du sémi­naire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dra­ma­turge, avant de se résoudre à « faire un métier ». 

La chan­son Le Gre­nier (dont un vers récur­rent est en effet « Dans un gre­nier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béran­ger (1780-1857), qui fut lui-même typo­graphe. Sur You­Tube, on peut l’en­tendre inter­pré­tée par Jean Clé­ment en 1935

Cri­raient au lieu de crie­raient est une licence poé­tique (pour gagner un pied).

Enfin, un bour­don est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de para­graphes entiers lors de la composition. 

LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE
par legrain

Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.

Un correcteur sur certaines épreuves
Avec amour chaque faute indiquait.
Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves :
De tous côtés la marge s’emplissait.
« Lis donc ! » dit-il au teneur de copie.
Un ronflement répond ; il dit plus bas :
« Ta tête grise en paix s’est assoupie,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse,
Jours d’espérance et de déceptions,
Tu te revois, oubliant ta détresse,
Au temps passé de tes illusions.
Chaque journée amenait un déboire :
Qui veut monter souvent retombe en bas…
En ce moment, si tu rêves de gloire,
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Mais sur ta lèvre apparaît un sourire :
Est-ce un roman dont le style plaira ?
Quelque sonnet dont on ne peut médire,
Un long poème, un sujet d’opéra ?
D’Oreste enfin retraçant les furies,
Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas !
On applaudit, on pleure… aux galeries :
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ;
On te siffla… Tu dus faire un métier.
En notre état, l’usage est qu’un poète
Fera toujours un méchant ouvrier :
Censurant tout dans ton humeur chagrine
De nos grands noms tu fais un faible cas ;
Tu blâmerais les vers de Lamartine…
Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !

Repose, ami ; mais demain nos familles
Criraient la faim… terminons ce labeur. »
Et derechef il marquait des coquilles
Quand un bourdon excite sa fureur !
Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire,
Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas !
On me versait… Je crois que j’allais boire :
Une autre fois ne me réveille pas ! »

  1. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un « déclas­sé » ? (1884). ↩︎

Il y a un siècle paraissait “Le Correcteur Typographe”

Page de titre du "Correcteur Typographe" de Louis-Emmanuel Brossard, t. I : "Essai historique, documentaire et technique", Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
Page de titre du Cor­rec­teur Typo­graphe de Louis Emma­nuel Bros­sard, t. I : Essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.

1924 est une date impor­tante pour les cor­rec­teurs. Quelqu’un, enfin, leur consa­crait un ouvrage com­plet et sérieux. Il fal­lait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien cor­rec­teur deve­nu impri­meur, Louis Emma­nuel Bros­sard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1Le Cor­rec­teur Typo­graphe : essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique. D’a­près lui, « le fond de ce tra­vail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des cir­cons­tances et des lec­tures », que « des loi­sirs for­cés [… l’]ont inci­té à déve­lop­per »2.

Bros­sard déclare avoir « cher­ché à conden­ser […] les connais­sances indis­pen­sables au cor­rec­teur, ce tra­vailleur intel­lec­tuel dont nous nous hono­rons d’avoir si long­temps por­té le titre ». Dans cette syn­thèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la défi­ni­tion du cor­rec­teur (cha­pitre pre­mier) et son his­toire (II), son ins­truc­tion (III), ses devoirs (IV), la pré­pa­ra­tion du manus­crit (V), le code typo­gra­phique (VI) et les signes de cor­rec­tion (VII), la lec­ture en pre­mières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la cor­rec­tion des jour­naux (XI) et, pour finir, la situa­tion morale et maté­rielle du cor­rec­teur (XII).

Le manus­crit a été relu par J. Lemoine, cor­rec­teur à l’Imprimerie natio­nale3

Comme Bros­sard rend hom­mage, avec modes­tie, à ses nom­breux devan­ciers (auteurs de manuels typo­gra­phiques, his­to­riens, lit­té­ra­teurs et autres), je dois recon­naître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus dif­fi­cile à écrire.

Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”

Le second tome, Les Règles typo­gra­phiques, paraît dix ans plus tard (pro­duit par l’imprimerie que dirige désor­mais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châ­te­lau­dren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce tra­vail fut d’abord « publié, par frac­tions, dans la Cir­cu­laire des Protes5, au cours des années 1925 et sui­vantes, et ser­vit de base aux tra­vaux de la Com­mis­sion du Code typo­gra­phique6 » — lequel paraî­tra en 19287.

Ce nou­vel ouvrage est bien accueilli par la pro­fes­sion8 : 

Tous nos col­lègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Bros­sard. Cha­cun sait la somme de maté­riaux qu’il a patiem­ment accu­mu­lés, se rap­por­tant à l’exer­cice de notre chère typo­gra­phie. Il vient de les coor­don­ner et de les édi­ter dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divi­sées en trente-quatre cha­pitres. C’est assez dire l’im­por­tance du tra­vail dont nous annon­çons la paru­tion. 
[…]
Il nous est impos­sible d’a­na­ly­ser un aus­si impor­tant tra­vail dans une courte notice. Qu’il nous suf­fise de dire que Louis Bros­sard, en le fai­sant paraître, a droit à la recon­nais­sance des typo­graphes pré­sents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand inté­rêt à ne pas per­mettre qu’elles tombent dans l’ou­bli.
Le second volume du Cor­rec­teur typo­graphe a sa place mar­quée dans toutes les biblio­thèques tech­niques, comme dans toutes les écoles et cours pro­fes­sion­nels du Livre9.

“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”

Mais qui est cette « per­son­na­li­té injus­te­ment oubliée », comme l’écrit Luce Der­mi­gny dans le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fon­da­men­tal [… ] fit prendre conscience, dans une pers­pec­tive his­to­rique du pro­blème, des enjeux de la cor­rec­tion des textes » ?

« Né le 16 octobre 1870 [à Che­mil­lé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Bros­sard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’im­pri­me­rie Des­lis10, à Tours, en qua­li­té de cor­rec­teur, il devint chef d’a­te­lier [prote] en 1902. Plus tard, il s’é­ta­blit impri­meur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hal­le­bar­dier, à Tours11 ; Ménard lui céde­ra ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite direc­teur de l’im­pri­me­rie de Châ­te­lau­dren en 192313. »

Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tail­bois14, sans pro­fes­sion, ori­gi­naire de Saint-Cyr15, qui lui don­ne­ra trois enfants, Emma­nuel16, Jeanne17 et André18. (Le pre­mier tome du Cor­rec­teur Typo­graphe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)

En 1938, « la croix de che­va­lier de la Légion d’hon­neur19 [vient] récom­pen­ser une œuvre consi­dé­rable accom­plie sans bruit20 ».  À cette occa­sion, la Cir­cu­laire des Protes écrit : 

Tra­vailleur infa­ti­gable autant que modeste et silen­cieux, diri­geant dans un coin de Bre­tagne une impor­tante impri­me­rie dont il a été, croyons-nous, autant l’ar­chi­tecte que l’a­ni­ma­teur tech­nique21, notre ami Louis Bros­sard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’A­mi­cale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre grou­pe­ment connaissent sa valeur et son savoir, et ils recon­naî­tront avec nous que la dis­tinc­tion qu’il vient de rece­voir ne pou­vait être mieux pla­cée.
Qu’il nous soit per­mis de rap­pe­ler à cette occa­sion que Louis Bros­sard fut un des pre­miers arti­sans du Code typo­gra­phique et que la docu­men­ta­tion qu’il avait éta­blie à ce sujet a ser­vi de base aux tra­vaux de la com­mis­sion char­gée de son élaboration.

Une mort tragique

Hélas, Louis Bros­sard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pom­piers, intoxi­qué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incen­die dans son imprimerie.

Incendie de l'imprimerie de Chatelauden (Côtes-du-Nord), "Le Petit Journal", 9 juin 1939
Incen­die de l’im­pri­me­rie du Petit Écho de la mode, à Cha­te­lau­den (Côtes-du-Nord), Le Petit Jour­nal, 9 juin 1939.

La Cir­cu­laire des Protes fait un récit détaillé du drame : 

Un incen­die bénin, dont les causes pré­cises demeurent encore incon­nues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un maga­sin à papier qui ser­vait aus­si de réserve de matières et d’in­gré­dients.
La fumée sor­tant d’un van­tail le signale au pas­sant. On alerte le direc­teur et bien­tôt, dans le can­ton bre­ton, toute la foule se pré­ci­pite vers l’im­pri­me­rie, qui est la seule grande indus­trie du pays… Le foyer trou­vé, des lances sont mises en action. Dans l’af­fo­le­ment qui existe tou­jours un peu en ces cas-là, des bon­bonnes d’a­cides sont cas­sées, et notam­ment toute une réserve d’a­cide nitrique entre­po­sée pour la pho­to­gra­vure, que la fumée empê­chait de voir et qui est bous­cu­lée par un extinc­teur de 100 litres mon­té sur cha­riot. Les sau­ve­teurs ne prennent pas garde à l’a­cide qui s’é­coule, ils conti­nuent à noyer l’in­cen­die et à déver­ser la mousse des extinc­teurs.
Le feu est éteint après une heure d’ef­forts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heu­reux d’a­voir été assez vite maître du fléau.
Bros­sard quitte un des der­niers le lieu du sinistre. Et voi­ci qu’un peu plus tard, plu­sieurs de ceux qui ont com­bat­tu l’in­cen­die res­sentent quelques malaises, qui prennent bien­tôt un carac­tère de gra­vi­té telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxi­qués graves23.

Employés dans l’im­pri­me­rie et intoxi­qués eux aus­si, Emma­nuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.

Le Cor­rec­teur Typo­graphe est dis­po­nible sur Gal­li­ca (t. I, t. II) et sur Wiki­source. Bien évi­dem­ment, je vous le recommande.


  1. Lire « Aujourd’hui, 6 mai, nous célé­brons les 140 ans de la nais­sance de l’imprimerie Arrault ! », Bulls Mar­ket Group, s.d. ↩︎
  2. « Ce qu’est cette étude », p. XI. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Actuelles Côtes-d’Ar­mor. ↩︎
  5. Bul­le­tin men­suel de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. ↩︎
  6. Avant-pro­pos du tome II. ↩︎
  7. Voir Un poème fête la nais­sance du Code typo­gra­phique, 1928. ↩︎
  8. Je n’ai pas encore trou­vé de compte ren­du du pre­mier tome. ↩︎
  9. Cir­cu­laire des Protes, n° 406, juin 1934. ↩︎
  10. 6, rue Gam­bet­ta, à Tours. Louis Des­lis sera témoin à son mariage. ↩︎
  11. Devant Mes Lai­né et Ruf­fin, notaires à Tours, le 19 novembre 1908. Le Tou­ran­geau, 29 novembre 1908. ↩︎
  12. Devant Me Ruf­fin, notaire à Tours, le 26 juillet 1913. L’U­nion libé­rale, 30 juillet 1913. ↩︎
  13. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  14. Jour­nal d’Indre-et-Loire, 25 octobre 1893. ↩︎
  15. Actuel Saint-Cyr-sur-Loire. ↩︎
  16. Né le 14 août 1894, à Tours. ↩︎
  17. Née le 6 jan­vier 1896, à Tours. ↩︎
  18. Né le 12 décembre 1898, à Tours. ↩︎
  19. « Pour être admis au grade de che­va­lier, il faut jus­ti­fier de ser­vices publics ou d’ac­ti­vi­tés pro­fes­sion­nelles d’une durée mini­mum de vingt années, assor­tis dans l’un et l’autre cas de mérites émi­nents » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  20. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  21. Bros­sard l’ex­plique dans l’A­vant-pro­pos du tome II. ↩︎
  22. Sept en tout, selon Le Matin, Le Peuple et Le Petit Jour­nal du 9 juin 1939. ↩︎
  23. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎

Le premier correcteur d’imprimerie de l’histoire

Psau­tier de Mayence, impri­mé par Fust et Schoef­fer en 1457. Exem­plaire de la Royal Collection.

Ma consœur San­drine Decroix m’a mis sur la piste du tout pre­mier cor­rec­teur d’imprimerie. Son nom figure dans l’Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques (Paris, l’au­teur, 1943), signée du typo­graphe René Billoux (1870-1949), que San­drine a eu l’occasion de feuilleter.

"Encyclopédie chronologique des arts graphiques", René Billoux, 1943
Cou­ver­ture de l’Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques (1943), de René Billoux.

Il s’agit donc du moine béné­dic­tin Adria­nus Brie­lis : il a cor­ri­gé les épreuves du Psal­te­rium (ou Psau­tier de Mayence, 1457) et du Psal­te­rium Bene­dic­ti­num (1459), impri­més par Johannes Fust et Peter Schoef­fer, anciens asso­ciés de Guten­berg (ils ont rom­pu avec lui en 1455, après l’édition de la Bible à 42 lignes).

Le cata­logue d’une vente Aguttes (PDF), à Drouot en 2022, nous apprend que Peter Schoef­fer a ensuite confié à notre moine la pre­mière édi­tion aug­men­tée des lettres de saint Jérôme :

« On imprime quatre édi­tions des Lettres de saint Jérôme entre 1468 et 1470 : ces édi­tions contiennent entre 70 et 130 lettres. La pré­sente édi­tion renou­ve­lée de Peter Schoef­fer contient plus de 200 épîtres, orga­ni­sées thé­ma­ti­que­ment. Schoef­fer fit l’effort de recher­cher dans les biblio­thèques ecclé­sias­tiques et monas­tiques des lettres inédites. Il employa pour ce faire Adria­nus Brie­lis, un moine béné­dic­tin de l’abbaye Mons S. Jaco­bi [abbaye Saint-Jacques de Mayence], qui aug­men­ta le cor­pus et super­vi­sa les cor­rec­tions. On connait deux ver­sions ou états du texte, et [l’historienne du livre] Lotte Hel­lin­ga a pu mon­trer qu’environ 150 feuillets (sur 408) ont été réim­pri­més pour incor­po­rer des cor­rec­tions. Hel­lin­ga a aus­si pu trou­ver des cor­rec­tions rajou­tées à la main, témoin de ce sou­ci de cor­rec­tion et d’amélioration du texte de la part des édi­teurs, des impri­meurs et lec­teurs avisés. »

Page enlu­mi­née des Epis­to­lae (Lettres) de saint Jérôme édi­tées par Adria­nus Brie­lis, impri­mées par Peter Schoef­fer en 1470. Exem­plaire ven­du par Christie’s le 7 juillet 2010.

Adria­nus Brie­lis est mort deux ans plus tard.

Ajou­tons, pour l’anecdote, que le Psau­tier de Mayence contient aus­si la pre­mière coquille de l’histoire : on lit dans son colo­phon Spal­mo­rum pour Psal­mo­rum.

P.-S. — Jérôme de Stri­don est le saint patron des biblio­thé­caires et des traducteurs.

L’imprimerie d’un journal parisien dans les années 1960

Philippe Ragueneau, "Un homme à vendre", 1979

Rien de tel que la lit­té­ra­ture pour vous plon­ger dans un milieu que vous n’a­vez pas connu. Ain­si, dans un roman de 1979, on par­tage la vie d’un grand quo­ti­dien, Paris-Matin, après la guerre d’Al­gé­rie. Il est sur­tout ques­tion de sa dis­tri­bu­tion, car le héros du livre, Maxime Fer­ral, ancien sol­dat de métier et mer­ce­naire, est, à cette période de sa vie, ins­pec­teur des ventes du quo­ti­dien. Mais voi­ci des extraits où l’on per­çoit « l’ambiance enfié­vrée de l’atelier », un « bruit de ruche au tra­vail », « des odeurs indé­fi­nis­sables et subtiles ».

Toutes les lino­types cré­pi­taient en même temps, hachant les mots fugi­tifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opé­ra­teurs, les lignes de carac­tères tom­baient de la fon­deuse et s’alignaient sur les pla­teaux. Les typos, devant les casses, com­po­saient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes dis­po­saient rapi­de­ment la com­po­si­tion dans les formes, sépa­rant les colonnes d’interlignes et de filets les­te­ment cou­pés, à la dimen­sion, dans les lamelles de plomb souple et luisant. 

Si le métier de cor­rec­teur est men­tion­né plus loin — le jour­nal est le résul­tat du « tra­vail obs­cur et concer­té de plu­sieurs cen­taines de pro­fes­sion­nels, de l’en­voyé spé­cial au cor­rec­teur […] » —, c’est appa­rem­ment le seul secré­taire de rédac­tion qui, dans ce jour­nal, véri­fie les morasses.

Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse sur­gis­sait, pre­mière et gros­sière épure que le secré­taire de rédac­tion haus­sait avi­de­ment à hau­teur d’un regard cri­tique, pour la sou­pe­ser, voir son « œil », esti­mer sa fidé­li­té au modèle.
La page était « bonne ». Le secré­taire de rédac­tion posait un doigt sur un bou­ton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signa­laient que la 7 pas­sait à la prise d’empreinte. Décras­sées d’un coup de chif­fon imbi­bé d’essence, les formes, habillées de feutre et de car­ton mou, glis­saient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan sur­gis­sait, fouillis de creux et de bosses menus que le cli­cheur, dans la salle voi­sine, allait prendre en compte et trans­for­mer en métal.

Un autre soir, le jour­nal appro­chant du bou­clage, « l’atelier [est] à demi déser­té, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :

À la com­po­si­tion, on fai­sait la pause. Une lino­type qui ache­vait des cor­rec­tions cré­pi­tait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à pro­pos d’une inver­sion de légendes. Amé­dée remet­tait de l’ordre dans ses casses.
Max […] repous­sait du pied des épreuves macu­lées que les balayeurs, au matin, pour­chas­se­raient jusqu’aux pou­belles. À la cli­che­rie, les rognures de métal, tom­bées des cli­chés bros­sés, cris­saient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arra­chaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert récla­mait à tue-tête ses cor­rec­tions pour pou­voir ser­rer la forme des der­nières nou­velles. Dans le ves­tiaire, on enten­dait des robi­nets cou­ler et des rires.

Phi­lippe Rague­neau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.

L’arrivée de l’informatique dans un triste cassetin belge

Xavier Hanotte, "Du vent", Belfond, 2016

Dans le roman Du vent (Bel­fond, 2016), de l’écrivain et tra­duc­teur belge Xavier Hanotte, le pro­ta­go­niste, Jérôme Walque, ancien étu­diant en phi­lo­lo­gie et roman­cier à ses heures per­dues, a choi­si de gagner sa vie comme cor­rec­teur. Il est employé « dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale » (ce fut aus­si le cas, à Paris, d’Eugène Iones­co1). C’est, pour l’auteur, l’occasion de bros­ser un tableau sinistre des locaux où les cor­rec­teurs offi­cient. Un de plus2.

L’établissement lui-même – un véné­rable hôtel de maître aux esca­liers pom­peux et grin­çants, suant la médio­cri­té capi­ton­née des culs-de-sac intel­lec­tuels – sem­blait un îlot du dix-neu­vième siècle oublié en che­min par les explo­ra­teurs de la moder­ni­té. On y com­po­sait encore cer­tains annuaires à la mono­type et, à la fin du mois, cha­cun des loyaux ser­vi­teurs de la mai­son rece­vait une enve­loppe en papier kraft où tin­taient, au cen­time près, les pièces de son salaire entre deux billets neufs. C’é­tait peu dire que le tra­vail, pour exi­geant qu’il fût, lui lais­sait l’âme en paix et l’i­ma­gi­na­tion libre de vaga­bon­der, pen­dant comme après les heures de service.

Une des Pri­sons ima­gi­naires (Car­ce­ri d’in­ven­zione, 1750) de Gio­van­ni Bat­tis­ta Piranesi.

Plus loin, l’auteur détaille « le bureau des cor­rec­teurs », dont le « charme dis­cu­table […] l’ap­pa­ren­tait, dans l’es­prit de ses occu­pants, au greffe pous­sié­reux d’une pri­son vue par Pira­nèse » (savou­reuse référence).

Com­plète depuis la Révo­lu­tion belge, la col­lec­tion du jour­nal offi­ciel capi­ton­nait les murs du sol au pla­fond, man­teau de che­mi­née com­pris. […] Pro­fi­tant de l’u­nique fenêtre, un soleil aus­si patient qu’é­co­nome avait jau­ni tous les fas­ci­cules, dont de nom­breuses pages par­taient en lam­beaux sous l’ef­fet de l’a­ci­di­té. Dans la pièce, haute comme le salon qu’elle avait jadis été, stag­nait un par­fum com­po­site de pipe froide […] et de vieux papier. Le défi­lé des typo­graphes y ajou­tait une odeur tenace d’encre grasse. […].

Il évoque aus­si l’arrivée de l’informatique, ce qui me conduit à situer l’action au tout début des années 1980. Né en 1960, Hanotte a tra­vaillé « un temps dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale [peut-être bien comme cor­rec­teur3] pour ensuite s’orienter vers la ges­tion de bases de don­nées infor­ma­tiques4 ».

Dans ce tableau de genre, les taches claires et géo­mé­triques des ordi­na­teurs consti­tuaient presque une faute de goût. Car au même moment, trois étages plus bas, l’im­pri­me­rie pro­lon­geait la vie d’ou­tils à peine pos­té­rieurs au père Guten­berg. […]
« Néan­moins, le trium­vi­rat au pou­voir dans la mai­son s’é­tait las­sé de pas­ser, dans le lan­der­neau édi­to­rial, pour le musée vivant de la cor­po­ra­tion et avait récem­ment lan­cé l’en­tre­prise dans un pru­dent défri­che­ment des voies de la moder­ni­té. En com­men­çant par l’ad­mi­nis­tra­tion.
« Comp­tables, libraires et cor­rec­teurs avaient donc vu, sous forme d’é­crans mono­chromes, s’ou­vrir devant eux quelques fenêtres sur le monde impi­toyable de l’é­co­no­mie de marché. […]

Ces pas­sages mis à part, il s’a­git davan­tage d’un (bon) roman sur le tra­vail de l’é­cri­vain et sur la place de la lit­té­ra­ture5.

Xavier Hanotte, Du vent, Bel­fond, 2016, p. 89-90 et 149-151.


  1. Voir mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres. ↩︎
  2. Voir notam­ment Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861 et Condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs au XXe siècle. ↩︎
  3. « Cor­rec­teur d’imprimerie lors de son ser­vice mili­taire, c’est tout natu­rel­le­ment que Xavier Hanotte s’est diri­gé vers ce métier dans la vie active. » Article « Xavier Hanotte : Un obser­va­teur du monde et de ses tour­ments », Catho­Bel, 13 mai 2024.  ↩︎
  4. Fiche de l’au­teur sur Bela. ↩︎
  5. Lire les cri­tiques sur Babe­lio, sur La Cause lit­té­raire et sur Leslibraires.fr. ↩︎

Les “enfans” et les “savans”, une réforme orthographique de 1740

Pour­quoi les enfans étaient-ils obéis­sans en 18201 ? Pour­quoi le Jour­nal des Savans écri­vait-il son titre ain­si en 1817 ? Pour­quoi les Talens lyriques, ensemble baroque de Chris­tophe Rous­set, ont-ils gar­dé, de nos jours, cette étrange orthographe ? 

C’est le résul­tat d’un choix de l’Académie fran­çaise. En 1740, elle a déci­dé de sup­pri­mer le t au plu­riel des mots finis­sant par ent ou ant, avant de le réta­blir en 1835.

Ain­si, en 1718, elle écri­vait sca­vants, en 1740, savans et, en 1835, savants. De même, tour­ments (1718), tour­mens (1740), tour­ments (1835)2.

Voi­ci ce qu’en dit Nina Catach, his­to­rienne de la langue3 :

« Une autre réforme, qui tou­chait éga­le­ment un vaste sec­teur de marques mor­pho­lo­giques, a été en 1835 l’adoption défi­ni­tive de la même forme au sin­gu­lier et au plu­riel des noms, adjec­tifs et par­ti­cipes pré­sents en ant, ent (enfants, pré­sents, aimants, au lieu de enfans, pré­sens, aimans). L’Académie avait tou­jours hési­té sur ce point, adop­tant ants en 1694, puis ans, ens en 1740, après de nom­breuses déci­sions contra­dic­toires. Cette réforme, comme la pré­cé­dente, sou­le­va des tol­lés dans l’opinion conser­va­trice, et cer­tains écri­vains, comme Ch. Nodier, ou Cha­teau­briand, s’obstinèrent long­temps à écrire sans t les par­ti­cipes pré­sents et mots assi­mi­lés (Jour­nal des Savans). »

La réforme de 1835 « don­na au fran­çais son visage contemporain ».

Avant 1835 : Ma foi, je connois le fran­çois & les savans, les dents de mes parens, &c.
Après 1835 : Ma foi, je connais le fran­çais et les savants, les dents de mes parents, etc.

Le lin­guiste Fer­di­nand Bru­not écri­vit, en 1905, qu’« après l’édition de 1835, il ne res­ta que l’innocente pro­tes­ta­tion des Débats et de la Revue des Deux-Mondes, obs­ti­nés à écrire pre­nans au lieu de pre­nants, pour rap­pe­ler un temps où cha­cun écri­vait à son gré, sans pas­ser pour un homme dépour­vu d’éducation »4.


  1. Alpha­bet des enfans obeis­sans. Ou Tableau des défauts dont les enfans peuvent se cor­ri­ger par la sou­mis­sion avec 14 jolis sujets de gra­vure, 2e éd., Paris, À la librai­rie d’e­du­ca­tion d’A­lexis Eyme­ry, 1820. ↩︎
  2. On peut par­cou­rir gra­tui­te­ment, en ligne, les dif­fé­rentes édi­tions du Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie. ↩︎
  3. L’Orthographe, « Que sais-je ? », PUF, 1978, p. 40–41. ↩︎
  4. « Réforme de l’or­tho­graphe fran­çaise de 1835 », Wiki­pé­dia. Consul­té le 1er juillet 2024. ↩︎

Faut-il écrire “films culte” ou “films cultes” ?

Le site La Langue fran­çaise revient sur un cas inté­res­sant où l’usage s’oppose à la logique : celui du mot culte appo­sé à un autre nom — films culte(s), par exemple.

Selon l’Aca­dé­mie, on ne peut accor­der culte en nombre parce qu’« il est évident que les films ne sont pas des cultes, mais qu’ils font l’objet d’un culte ».

« Tou­te­fois, écrit La Langue fran­çaise, on note aujourd’hui que les prin­ci­paux dic­tion­naires acceptent les deux ver­sions avec ou sans accord : “des répliques culte” ou “des répliques cultes”, consi­dé­rant le mot “culte” comme un adjec­tif qua­li­fi­ca­tif (qui s’accorde en genre [sic] et en nombre). »

On pré­ci­se­ra cepen­dant que le Wik­tion­naire, sou­vent cité par La Langue fran­çaise, suit l’a­vis de l’A­ca­dé­mie : « sin­gu­lier et plu­riel iden­tiques ».

« Si on ana­lyse la fré­quence d’usage de l’accord ou non du mot “culte”, on remarque que l’accord au plu­riel (“films cultes”) pré­do­mine, à l’encontre des pré­co­ni­sa­tions de l’Académie », ajoute l’ar­ticle de La Langue fran­çaise, gra­phique à l’ap­pui.

C’est si vrai que culte est même employé comme adjec­tif attri­but : Cer­taines répliques de ce film sont deve­nues cultes, voire C’est culte. Usage que l’Aca­dé­mie qua­li­fie de « bar­ba­risme ».

Quand Hachette écrit « scènes cultes » et les Édi­tions Le Robert, « répliques cultes » (voir pho­tos), il est dif­fi­cile d’imposer l’invariabilité. Je note, d’ailleurs, qu’Antidote vient de me sug­gé­rer d’accorder culte avec répliques.

Résultats sportifs exprimés avec les signes prime et seconde

Résultats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Championnats du monde d'athlétisme, Budapest, 22 août 2023), exprimés avec les signes prime et seconde, sur le site de "L'Équipe".
Résul­tats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Cham­pion­nats du monde d’ath­lé­tisme, Buda­pest, 22 août 2023), expri­més avec les signes prime et seconde, sur le site de L’É­quipe.

Pour la plu­part des manuels typo­gra­phiques, les signes prime (ʹ) et seconde (ʺ) « sont réser­vés aux indi­ca­tions de degrés de lon­gi­tude, lati­tude, d’une cir­con­fé­rence, d’un angle » (Gué­ry, p. 217) et ne doivent donc pas être employés pour expri­mer les durées. Cepen­dant, cet usage est cou­rant dans la presse spor­tive (cela prend moins de place1). Ain­si, on peut lire sur le site de L’É­quipe (18 juin 2024) des textes comme celui-ci :

Maxime Grous­set (47ʺ65) a été le plus rapide en série du 100m ce mar­di aux Cham­pion­nats de France de Chartres. Florent Manau­dou est des­cen­du sous les 48ʺ (47ʺ90) pour la pre­mière fois depuis 2015 mais ne nage­ra pas la finale.

Que l’on tra­vaille pour la presse spor­tive ou que l’on cor­rige un roman y fai­sant réfé­rence, on peut donc être ame­né à res­pec­ter cette pra­tique. Hors de ces cas, on obser­ve­ra les règles clas­siques, comme le fait, par exemple, l’ar­ticle « Records du monde de nata­tion mes­sieurs » de Wiki­pé­dia, où le record mon­dial du 800 m est expri­mé comme suit : 7 min 32 s 12.

Le Guide du typo­graphe (romand, 2015, § 412, p. 60, et § 524, p. 76) accepte que, « dans l’é­nu­mé­ra­tion des résul­tats spor­tifs », on abrège minute et seconde avec les signes prime et seconde, et en donne les règles :

Dans un compte ren­du spor­tif, les signes ʹ et ʺ rem­placent les abré­via­tions min et s ; on les uti­lise ain­si pour mar­quer l’heure pré­cise :
Le vain­queur est arri­vé à 15 h 07ʹ 02ʺ.

On sup­prime le zéro pré­cé­dant l’u­ni­té de minute et l’u­ni­té de seconde pour, dans un clas­se­ment, indi­quer la durée :
Clas­se­ment : 1. Chris­to­pher Froome 83 h 56ʹ 8ʺ ; 2. Nai­ro Quin­ta­na Rojas 84 h 1ʹ 9ʺ.

Je rap­pelle qu’il ne faut pas confondre les signes prime et seconde (ʹ et ʺ) avec l’a­pos­trophe et le guille­mets anglais (’ et ”).

Dans la cap­ture d’é­cran de L’É­quipe que je publie en ouver­ture, il s’a­git vrai­sem­bla­ble­ment d’a­pos­trophes et de guille­mets droits, immé­dia­te­ment acces­sibles au cla­vier, et le jour­nal gagne encore de la place en sup­pri­mant les espaces. On note­ra enfin qu’il n’ob­serve pas la règle de sup­pres­sion du zéro dans les durées.

☞ Pour les réfé­rences des ouvrages cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.


  1. Le signe prime est aus­si employé dans la presse ciné­ma. Ain­si, la durée du Dîner de cons est de « 80ʹ » sur le site des Années laser. ↩︎