Cet été, je me suis quelque peu lâché sur les acquisitions. Les grands lecteurs savent ce que c’est : de notes de bas de page en bibliographies, de recherches en recommandations, il y a toujours plus de livres à lire, et on s’en réjouit. Bref, j’avais commencé les vacances en réorganisant mes étagères, mais là, clairement, je manque de place. Un détail. « L’important, c’est de les avoir », dirait mon ami Laurent.
Malgré les apparences, cet ensemble ne m’a pas coûté cher. La plupart des titres, je les ai achetés d’occasion, parfois à un euro (via le comparateur de prix Chasse aux livres). Les bibliothèques « désherbent » leur fonds, je complète le mien. Voilà un système économique qui me convient ! J’ai tout de même de la peine pour tous ces livres (et leurs auteurs) qui, manifestement, n’ont pas été ouverts ou si peu.
Terme consacré en bibliothéconomie, le désherbage est une opération « destinée à mettre en valeur les collections disponibles et à offrir des ressources constamment actualisées aux usagers des bibliothèques » (Wikipédia).
Pour ma part, confronté comme elles « à des problèmes récurrents de réorganisation, d’encombrement ou d’impossibilité d’extension », je ne pourrai désherber que lorsque j’aurai terminé mes recherches. Là, je suis en plein dedans. Je vais devoir patienter un peu.
Plus d’informations sur le désherbage dans un PDF de l’Enssib.
« Ce travail-là nous ressemble quand même un peu mieux que tous les autres. » C’est du métier de correcteur que Georges Brassens parle ainsi à son ami Roger Toussenot, dans une lettre de 1948. Il vient de lui annoncer avoir « failli [lui] trouver un emploi […] à Ce soir [grand quotidien communiste, 1937-1953]. Hélas, il aurait fallu y songer plus tôt1. »
Dans l’impasse Florimont (Paris 15e), où il partage le petit logis de Jeanne et Marcel, on ne mange pas tous les jours. Brassens accepte assez stoïquement les aléas de la vie d’artiste, que d’autres avant lui, comme Baudelaire, ont connus. La correspondance, entre Paris et Lyon, avec Toussenot lui est précieuse. « […] tu es l’ami du meilleur de moi-même2 », lui écrit-il joliment. Ou encore : « En regrettant ton absence physique, je ne t’envoie pas notre amitié puisqu’elle réside chez toi, mais je te prie d’en user à ta guise3. »
C’est au siège de cet hebdomadaire anarchiste, quai de Valmy, que le philosophe et le poète se rencontrent. Ils ont alors respectivement 20 et 25 ans. « Brassens propose les articles de Toussenot à la rédaction qui les refuse. N’appréciant pas que l’on “censure”, rectifie ou discute ses choix, il quitte le journal en janvier 1947 », raconte l’éditrice du recueil. Dans l’intimité de sa relation avec Toussenot, Brassens qualifie le journal de « glossaire d’idioties5 » et résume son équipe à « une vingtaine de crétins6 ». Admirateur exigeant des textes de son ami, il lui écrit : « […] je dirai que tout ce que tu fais, tout ce que tu écris vaudrait que l’on créât un journal ou une revue digne de nous. J’y ai songé7. »
À l’été 1948, Henri Bouyé, qui vient de quitter la Fédération anarchiste dont il était secrétaire général, décide de créer un nouveau journal. L’Anarchiste doit démarrer comme mensuel avant de passer hebdomadaire. Brassens accepte d’en être rédacteur en chef, dans l’espoir d’y placer ses propres textes et ceux de Toussenot (« Bouyé devra me subir et te publier intégralement. C’est la condition fondamentale de ma collaboration au journal8 »). Mais, précise-t-il, « je serai surtout chargé de rendre les articles lisibles9 », ce qui ne l’enchante guère : « Mon Dieu, que d’améliorations de copies en perspective ! Ce n’est pas du journalisme, c’est de la correction de devoirs10 ! » Ce journal ne verra pas le jour11.
Brassens gardera des sympathies anarchistes, mais ne militera plus jamais. Il est lancé dans la chanson par Patachou en 1952. La correspondance avec « [s]on cher vieux », déclinante depuis la fin de 1951, s’interrompt définitivement, mais le chanteur lui rendra visite à Lyon, durant ses tournées ou en revenant de Sète, en 1953 et 1954. Roger Toussenot mourra à 38 ans, le 31 mai 1964, dans le plus grand dénuement. Brassens paiera ses obsèques. Il ne quittera l’impasse Florimont qu’en 1967.
Brassens a aussi tenté de travailler dans un atelier de reliure, mais « l’autoritarisme » du directeur l’a fait fuir. Il raconte à Toussenot : « Songe qu’il a eu cette audace de me dire d’un ton tranchant que la pipe est un instrument qui sent mauvais de l’avis des clients, et, brochant sur le tout, il m’a intimé ex abrupto l’ordre d’aller remettre une feuille de papier qu’il appelait une facture à un monsieur que je n’avais jamais rencontré et à qui je n’avais pas été présenté. J’aurais fini par l’attraper et le balancer par la fenêtre. J’ai choisi la prudence » (lettre du 10 avril 1949). ↩︎
Une « chanson du correcteur » m’avait curieusement échappé jusqu’ici (☞ voir Chansons du correcteur). Signée d’un certain Legrain, elle nous a été transmise par Eugène Boutmy dans une édition de 1878 de son Dictionnaire de la langue verte typographique, où celui-ci est suivi de Chants dus à la Muse typographique. (J’avais l’édition de 1874 et celle de 1883 ; j’ignorais qu’il m’en manquât une et qu’elle recelât des trésors.)
Quelques explications :
Cette chanson rappelle une pratique aujourd’hui disparue. En relisant les premières épreuves (dites typographiques), le correcteur était assisté d’un teneur de copie (en typographie, la copie désigne le texte destiné à l’impression) : il la « chantait », c’est-à-dire qu’il la lisait à haute voix en prononçant la ponctuation et l’orthographe si nécessaire, notamment les accents. Le correcteur pouvait ainsi vérifier la conformité de la composition avec la copie. On employait à cette tâche soit un apprenti, soit un vieux correcteur (c’est le cas ici) dont la vue était trop fatiguée pour qu’il corrigeât lui-même.
Le correcteur était souvent un « déclassé1 » : sorti de l’université ou du séminaire, il avait rêvé de gloire comme poète ou comme dramaturge, avant de se résoudre à « faire un métier ».
La chanson Le Grenier (dont un vers récurrent est en effet « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! ») est de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), qui fut lui-même typographe. Sur YouTube, on peut l’entendre interprétée par Jean Clément en 1935.
Criraient au lieu de crieraient est une licence poétique (pour gagner un pied).
Enfin, un bourdon est un oubli de lettres, de mots, de phrases ou de paragraphes entiers lors de la composition.
LE CORRECTEUR ET LE TENEUR DE COPIE par legrain
Air : Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans.
Un correcteur sur certaines épreuves Avec amour chaque faute indiquait. Or, sous sa plume, elles n’étaient point veuves : De tous côtés la marge s’emplissait. « Lis donc ! » dit-il au teneur de copie. Un ronflement répond ; il dit plus bas : « Ta tête grise en paix s’est assoupie, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Songeant peut-être aux jours de ta jeunesse, Jours d’espérance et de déceptions, Tu te revois, oubliant ta détresse, Au temps passé de tes illusions. Chaque journée amenait un déboire : Qui veut monter souvent retombe en bas… En ce moment, si tu rêves de gloire, Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Mais sur ta lèvre apparaît un sourire : Est-ce un roman dont le style plaira ? Quelque sonnet dont on ne peut médire, Un long poème, un sujet d’opéra ? D’Oreste enfin retraçant les furies, Tu fais le drame, et l’on ne siffle pas ! On applaudit, on pleure… aux galeries : Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Car ici-bas n’est pas qui veut prophète ; On te siffla… Tu dus faire un métier. En notre état, l’usage est qu’un poète Fera toujours un méchant ouvrier : Censurant tout dans ton humeur chagrine De nos grands noms tu fais un faible cas ; Tu blâmerais les vers de Lamartine… Mon pauvre vieux, ne te réveille pas !
Repose, ami ; mais demain nos familles Criraient la faim… terminons ce labeur. » Et derechef il marquait des coquilles Quand un bourdon excite sa fureur ! Au cri qu’il pousse, empoignant l’écritoire, Le vieux s’éveille en s’écriant : « Hélas ! On me versait… Je crois que j’allais boire : Une autre fois ne me réveille pas ! »
1924 est une date importante pour les correcteurs. Quelqu’un, enfin, leur consacrait un ouvrage complet et sérieux. Il fallait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien correcteur devenu imprimeur, Louis Emmanuel Brossard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1) Le Correcteur Typographe : essai historique, documentaire et technique. D’après lui, « le fond de ce travail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des circonstances et des lectures », que « des loisirs forcés [… l’]ont incité à développer »2.
Brossard déclare avoir « cherché à condenser […] les connaissances indispensables au correcteur, ce travailleur intellectuel dont nous nous honorons d’avoir si longtemps porté le titre ». Dans cette synthèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la définition du correcteur (chapitre premier) et son histoire (II), son instruction (III), ses devoirs (IV), la préparation du manuscrit (V), le code typographique (VI) et les signes de correction (VII), la lecture en premières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la correction des journaux (XI) et, pour finir, la situation morale et matérielle du correcteur (XII).
Le manuscrit a été relu par J. Lemoine, correcteur à l’Imprimerie nationale3.
Comme Brossard rend hommage, avec modestie, à ses nombreux devanciers (auteurs de manuels typographiques, historiens, littérateurs et autres), je dois reconnaître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus difficile à écrire.
Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”
Le second tome, Les Règles typographiques, paraît dix ans plus tard (produit par l’imprimerie que dirige désormais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châtelaudren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce travail fut d’abord « publié, par fractions, dans la Circulaire des Protes5, au cours des années 1925 et suivantes, et servit de base aux travaux de la Commission du Code typographique6 » — lequel paraîtra en 19287.
Ce nouvel ouvrage est bien accueilli par la profession8 :
Tous nos collègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Brossard. Chacun sait la somme de matériaux qu’il a patiemment accumulés, se rapportant à l’exercice de notre chère typographie. Il vient de les coordonner et de les éditer dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divisées en trente-quatre chapitres. C’est assez dire l’importance du travail dont nous annonçons la parution. […] Il nous est impossible d’analyser un aussi important travail dans une courte notice. Qu’il nous suffise de dire que Louis Brossard, en le faisant paraître, a droit à la reconnaissance des typographes présents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand intérêt à ne pas permettre qu’elles tombent dans l’oubli. Le second volume du Correcteur typographe a sa place marquée dans toutes les bibliothèques techniques, comme dans toutes les écoles et cours professionnels du Livre9.
“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”
Mais qui est cette « personnalité injustement oubliée », comme l’écrit Luce Dermigny dans le Dictionnaire encyclopédique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fondamental [… ] fit prendre conscience, dans une perspective historique du problème, des enjeux de la correction des textes » ?
« Né le 16 octobre 1870 [à Chemillé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Brossard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’imprimerie Deslis10, à Tours, en qualité de correcteur, il devint chef d’atelier [prote] en 1902. Plus tard, il s’établit imprimeur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hallebardier, à Tours11 ; Ménard lui cédera ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite directeur de l’imprimerie de Châtelaudren en 192313. »
Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tailbois14, sans profession, originaire de Saint-Cyr15, qui lui donnera trois enfants, Emmanuel16, Jeanne17 et André18. (Le premier tome du Correcteur Typographe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)
En 1938, « la croix de chevalier de la Légion d’honneur19 [vient] récompenser une œuvre considérable accomplie sans bruit20 ». À cette occasion, la Circulaire des Protes écrit :
Travailleur infatigable autant que modeste et silencieux, dirigeant dans un coin de Bretagne une importante imprimerie dont il a été, croyons-nous, autant l’architecte que l’animateur technique21, notre ami Louis Brossard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’Amicale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre groupement connaissent sa valeur et son savoir, et ils reconnaîtront avec nous que la distinction qu’il vient de recevoir ne pouvait être mieux placée. Qu’il nous soit permis de rappeler à cette occasion que Louis Brossard fut un des premiers artisans du Code typographique et que la documentation qu’il avait établie à ce sujet a servi de base aux travaux de la commission chargée de son élaboration.
Une mort tragique
Hélas, Louis Brossard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pompiers, intoxiqué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incendie dans son imprimerie.
La Circulaire des Protes fait un récit détaillé du drame :
Un incendie bénin, dont les causes précises demeurent encore inconnues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un magasin à papier qui servait aussi de réserve de matières et d’ingrédients. La fumée sortant d’un vantail le signale au passant. On alerte le directeur et bientôt, dans le canton breton, toute la foule se précipite vers l’imprimerie, qui est la seule grande industrie du pays… Le foyer trouvé, des lances sont mises en action. Dans l’affolement qui existe toujours un peu en ces cas-là, des bonbonnes d’acides sont cassées, et notamment toute une réserve d’acide nitrique entreposée pour la photogravure, que la fumée empêchait de voir et qui est bousculée par un extincteur de 100 litres monté sur chariot. Les sauveteurs ne prennent pas garde à l’acide qui s’écoule, ils continuent à noyer l’incendie et à déverser la mousse des extincteurs. Le feu est éteint après une heure d’efforts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heureux d’avoir été assez vite maître du fléau. Brossard quitte un des derniers le lieu du sinistre. Et voici qu’un peu plus tard, plusieurs de ceux qui ont combattu l’incendie ressentent quelques malaises, qui prennent bientôt un caractère de gravité telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxiqués graves23.
Employés dans l’imprimerie et intoxiqués eux aussi, Emmanuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.
Le Correcteur Typographe est disponible sur Gallica (t. I, t. II) et sur Wikisource. Bien évidemment, je vous le recommande.
« Pour être admis au grade de chevalier, il faut justifier de services publics ou d’activités professionnelles d’une durée minimum de vingt années, assortis dans l’un et l’autre cas de mérites éminents » — Wikipédia. ↩︎
Il s’agit donc du moine bénédictin Adrianus Brielis : il a corrigé les épreuves du Psalterium (ou Psautier de Mayence, 1457) et du Psalterium Benedictinum (1459), imprimés par Johannes Fust et Peter Schoeffer, anciens associés de Gutenberg (ils ont rompu avec lui en 1455, après l’édition de la Bible à 42 lignes).
« On imprime quatre éditions des Lettres de saint Jérôme entre 1468 et 1470 : ces éditions contiennent entre 70 et 130 lettres. La présente édition renouvelée de Peter Schoeffer contient plus de 200 épîtres, organisées thématiquement. Schoeffer fit l’effort de rechercher dans les bibliothèques ecclésiastiques et monastiques des lettres inédites. Il employa pour ce faire Adrianus Brielis, un moine bénédictin de l’abbaye Mons S. Jacobi [abbaye Saint-Jacques de Mayence], qui augmenta le corpus et supervisa les corrections. On connait deux versions ou états du texte, et [l’historienne du livre] Lotte Hellinga a pu montrer qu’environ 150 feuillets (sur 408) ont été réimprimés pour incorporer des corrections. Hellinga a aussi pu trouver des corrections rajoutées à la main, témoin de ce souci de correction et d’amélioration du texte de la part des éditeurs, des imprimeurs et lecteurs avisés. »
Adrianus Brielis est mort deux ans plus tard.
Ajoutons, pour l’anecdote, que le Psautier de Mayence contient aussi la première coquille de l’histoire : on lit dans son colophonSpalmorum pour Psalmorum.
P.-S. — Jérôme de Stridon est le saint patron des bibliothécaires et des traducteurs.
Rien de tel que la littérature pour vous plonger dans un milieu que vous n’avez pas connu. Ainsi, dans un roman de 1979, on partage la vie d’un grand quotidien, Paris-Matin, après la guerre d’Algérie. Il est surtout question de sa distribution, car le héros du livre, Maxime Ferral, ancien soldat de métier et mercenaire, est, à cette période de sa vie, inspecteur des ventes du quotidien. Mais voici des extraits où l’on perçoit « l’ambiance enfiévrée de l’atelier », un « bruit de ruche au travail », « des odeurs indéfinissables et subtiles ».
Toutes les linotypes crépitaient en même temps, hachant les mots fugitifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opérateurs, les lignes de caractères tombaient de la fondeuse et s’alignaient sur les plateaux. Les typos, devant les casses, composaient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes disposaient rapidement la composition dans les formes, séparant les colonnes d’interlignes et de filets lestement coupés, à la dimension, dans les lamelles de plomb souple et luisant.
Si le métier de correcteur est mentionné plus loin — le journal est le résultat du « travail obscur et concerté de plusieurs centaines de professionnels, de l’envoyé spécial au correcteur […] » —, c’est apparemment le seul secrétaire de rédaction qui, dans ce journal, vérifie les morasses.
Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse surgissait, première et grossière épure que le secrétaire de rédaction haussait avidement à hauteur d’un regard critique, pour la soupeser, voir son « œil », estimer sa fidélité au modèle. La page était « bonne ». Le secrétaire de rédaction posait un doigt sur un bouton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signalaient que la 7 passait à la prise d’empreinte. Décrassées d’un coup de chiffon imbibé d’essence, les formes, habillées de feutre et de carton mou, glissaient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan surgissait, fouillis de creux et de bosses menus que le clicheur, dans la salle voisine, allait prendre en compte et transformer en métal.
Un autre soir, le journal approchant du bouclage, « l’atelier [est] à demi déserté, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :
À la composition, on faisait la pause. Une linotype qui achevait des corrections crépitait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à propos d’une inversion de légendes. Amédée remettait de l’ordre dans ses casses. Max […] repoussait du pied des épreuves maculées que les balayeurs, au matin, pourchasseraient jusqu’aux poubelles. À la clicherie, les rognures de métal, tombées des clichés brossés, crissaient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arrachaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert réclamait à tue-tête ses corrections pour pouvoir serrer la forme des dernières nouvelles. Dans le vestiaire, on entendait des robinets couler et des rires.
Philippe Ragueneau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.
Dans le roman Du vent (Belfond, 2016), de l’écrivain et traducteur belge Xavier Hanotte, le protagoniste, Jérôme Walque, ancien étudiant en philologie et romancier à ses heures perdues, a choisi de gagner sa vie comme correcteur. Il est employé « dans une maison d’édition juridique de la capitale » (ce fut aussi le cas, à Paris, d’Eugène Ionesco1). C’est, pour l’auteur, l’occasion de brosser un tableau sinistre des locaux où les correcteurs officient. Un de plus2.
L’établissement lui-même – un vénérable hôtel de maître aux escaliers pompeux et grinçants, suant la médiocrité capitonnée des culs-de-sac intellectuels – semblait un îlot du dix-neuvième siècle oublié en chemin par les explorateurs de la modernité. On y composait encore certains annuaires à la monotype et, à la fin du mois, chacun des loyaux serviteurs de la maison recevait une enveloppe en papier kraft où tintaient, au centime près, les pièces de son salaire entre deux billets neufs. C’était peu dire que le travail, pour exigeant qu’il fût, lui laissait l’âme en paix et l’imagination libre de vagabonder, pendant comme après les heures de service.
Plus loin, l’auteur détaille « le bureau des correcteurs », dont le « charme discutable […] l’apparentait, dans l’esprit de ses occupants, au greffe poussiéreux d’une prison vue par Piranèse » (savoureuse référence).
Complète depuis la Révolution belge, la collection du journal officiel capitonnait les murs du sol au plafond, manteau de cheminée compris. […] Profitant de l’unique fenêtre, un soleil aussi patient qu’économe avait jauni tous les fascicules, dont de nombreuses pages partaient en lambeaux sous l’effet de l’acidité. Dans la pièce, haute comme le salon qu’elle avait jadis été, stagnait un parfum composite de pipe froide […] et de vieux papier. Le défilé des typographes y ajoutait une odeur tenace d’encre grasse. […].
Il évoque aussi l’arrivée de l’informatique, ce qui me conduit à situer l’action au tout début des années 1980. Né en 1960, Hanotte a travaillé « un temps dans une maison d’édition juridique de la capitale [peut-être bien comme correcteur3] pour ensuite s’orienter vers la gestion de bases de données informatiques4 ».
Dans ce tableau de genre, les taches claires et géométriques des ordinateurs constituaient presque une faute de goût. Car au même moment, trois étages plus bas, l’imprimerie prolongeait la vie d’outils à peine postérieurs au père Gutenberg. […] « Néanmoins, le triumvirat au pouvoir dans la maison s’était lassé de passer, dans le landerneau éditorial, pour le musée vivant de la corporation et avait récemment lancé l’entreprise dans un prudent défrichement des voies de la modernité. En commençant par l’administration. « Comptables, libraires et correcteurs avaient donc vu, sous forme d’écrans monochromes, s’ouvrir devant eux quelques fenêtres sur le monde impitoyable de l’économie de marché. […]
Ces passages mis à part, il s’agit davantage d’un (bon) roman sur le travail de l’écrivain et sur la place de la littérature5.
Xavier Hanotte, Du vent, Belfond, 2016, p. 89-90 et 149-151.
« Correcteur d’imprimerie lors de son service militaire, c’est tout naturellement que Xavier Hanotte s’est dirigé vers ce métier dans la vie active. » Article « Xavier Hanotte : Un observateur du monde et de ses tourments », CathoBel, 13 mai 2024. ↩︎
Pourquoi les enfans étaient-ils obéissans en 18201 ? Pourquoi le Journal des Savans écrivait-il son titre ainsi en 1817 ? Pourquoi les Talens lyriques, ensemble baroque de Christophe Rousset, ont-ils gardé, de nos jours, cette étrange orthographe ?
C’est le résultat d’un choix de l’Académie française. En 1740, elle a décidé de supprimer le t au pluriel des mots finissant par ent ou ant, avant de le rétablir en 1835.
Ainsi, en 1718, elle écrivait scavants, en 1740, savans et, en 1835, savants. De même, tourments (1718), tourmens (1740), tourments (1835)2.
Voici ce qu’en dit Nina Catach, historienne de la langue3 :
« Une autre réforme, qui touchait également un vaste secteur de marques morphologiques, a été en 1835 l’adoption définitive de la même forme au singulier et au pluriel des noms, adjectifs et participes présents en ant, ent (enfants, présents, aimants, au lieu de enfans, présens, aimans). L’Académie avait toujours hésité sur ce point, adoptant ants en 1694, puis ans, ens en 1740, après de nombreuses décisions contradictoires. Cette réforme, comme la précédente, souleva des tollés dans l’opinion conservatrice, et certains écrivains, comme Ch. Nodier, ou Chateaubriand, s’obstinèrent longtemps à écrire sans t les participes présents et mots assimilés (Journal des Savans). »
La réforme de 1835 « donna au français son visage contemporain ».
Avant 1835 : Ma foi, je connois le françois & les savans, les dents de mes parens, &c. Après 1835 : Ma foi, je connais le français et les savants, les dents de mes parents, etc.
Le linguiste Ferdinand Brunot écrivit, en 1905, qu’« après l’édition de 1835, il ne resta que l’innocente protestation des Débats et de la Revue des Deux-Mondes, obstinés à écrire prenans au lieu de prenants, pour rappeler un temps où chacun écrivait à son gré, sans passer pour un homme dépourvu d’éducation »4.
De « films culte » à « scènes cultes », le choix grammatical des éditeurs (ici, Glénat, 2021, Le Robert, 2023, et Hachette, 2022) varie.
Le site La Langue française revient sur un cas intéressant où l’usage s’oppose à la logique : celui du mot culte apposé à un autre nom — films culte(s), par exemple.
Selon l’Académie, on ne peut accorder culte en nombre parce qu’« il est évident que les films ne sont pas des cultes, mais qu’ils font l’objet d’un culte ».
« Toutefois, écrit La Langue française, on note aujourd’hui que les principaux dictionnaires acceptent les deux versions avec ou sans accord : “des répliques culte” ou “des répliques cultes”, considérant le mot “culte” comme un adjectif qualificatif (qui s’accorde en genre [sic] et en nombre). »
On précisera cependant que le Wiktionnaire, souvent cité par La Langue française, suit l’avis de l’Académie : « singulier et pluriel identiques ».
« Si on analyse la fréquence d’usage de l’accord ou non du mot “culte”, on remarque que l’accord au pluriel (“films cultes”) prédomine, à l’encontre des préconisations de l’Académie », ajoute l’article de La Langue française, graphique à l’appui.
C’est si vrai que culte est même employé comme adjectif attribut : Certaines répliques de ce film sont devenues cultes, voire C’est culte. Usage que l’Académie qualifie de « barbarisme ».
Quand Hachette écrit « scènes cultes » et les Éditions Le Robert, « répliques cultes » (voir photos), il est difficile d’imposer l’invariabilité. Je note, d’ailleurs, qu’Antidote vient de me suggérer d’accorder culte avec répliques.
Résultats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Championnats du monde d’athlétisme, Budapest, 22 août 2023), exprimés avec les signes prime et seconde, sur le site de L’Équipe.
Pour la plupart des manuels typographiques, les signes prime (ʹ) et seconde (ʺ) « sont réservés aux indications de degrés de longitude, latitude, d’une circonférence, d’un angle » (Guéry, p. 217) et ne doivent donc pas être employés pour exprimer les durées. Cependant, cet usage est courant dans la presse sportive (cela prend moins de place1). Ainsi, on peut lire sur le site de L’Équipe (18 juin 2024) des textes comme celui-ci :
Maxime Grousset (47ʺ65) a été le plus rapide en série du 100m ce mardi aux Championnats de France de Chartres. Florent Manaudou est descendu sous les 48ʺ (47ʺ90) pour la première fois depuis 2015 mais ne nagera pas la finale.
Que l’on travaille pour la presse sportive ou que l’on corrige un roman y faisant référence, on peut donc être amené à respecter cette pratique. Hors de ces cas, on observera les règles classiques, comme le fait, par exemple, l’article « Records du monde de natation messieurs » de Wikipédia, où le record mondial du 800 m est exprimé comme suit : 7 min 32 s 12.
Le Guide du typographe (romand, 2015, § 412, p. 60, et § 524, p. 76) accepte que, « dans l’énumération des résultats sportifs », on abrège minute et seconde avec les signes prime et seconde, et en donne les règles :
Dans un compte rendu sportif, les signes ʹ et ʺ remplacent les abréviations min et s ; on les utilise ainsi pour marquer l’heure précise : Le vainqueur est arrivé à 15 h 07ʹ 02ʺ.
On supprime le zéro précédant l’unité de minute et l’unité de seconde pour, dans un classement, indiquer la durée : Classement : 1. Christopher Froome 83 h 56ʹ 8ʺ ; 2. Nairo Quintana Rojas 84 h 1ʹ 9ʺ.
Je rappelle qu’il ne faut pas confondre les signes prime et seconde (ʹ et ʺ) avec l’apostrophe et le guillemets anglais (’ et ”).
Dans la capture d’écran de L’Équipe que je publie en ouverture, il s’agit vraisemblablement d’apostrophes et de guillemets droits, immédiatement accessibles au clavier, et le journal gagne encore de la place en supprimant les espaces. On notera enfin qu’il n’observe pas la règle de suppression du zéro dans les durées.