En 1889, Émile Desormes, directeur technique de l’école Gutenberg, à Paris, publie Notions de typographie à l’usage des écoles professionnelles (la 3e édition, de 1895, est téléchargeable à L’Armarium). Sur les 500 pages que compte l’ouvrage, 40 sont consacrées à la lecture des épreuves (p. 260-300). Je reproduis ci-dessous quelques observations qui me semblent toujours intéressantes pour le correcteur, même si la diffusion de codes typographiques1 et de dictionnaires maniables a, depuis lors, considérablement amélioré l’exercice de son métier.
Généralités sur la lecture des épreuves
La lecture des épreuves est un travail des plus ardus, et il n’est pas rare, si la même personne lit en première, en seconde et en revision, qu’elle laisse passer des fautes grossières si elles lui ont échappé une première fois : la fatigue cérébrale que procure la lecture réitérée et attentive d’un même ouvrage ayant pour effet d’habituer à ces fautes l’œil et la pensée elle-même.
Il est donc nécessaire, si l’on veut éviter des accidents souvent irrémédiables, de confier à autant de personnes différentes chacune des espèces d’épreuves, heureux même si, en employant ce moyen, on ne laisse rien échapper.
Jusqu’à ce jour, on n’est pas encore arrivé à établir pour la correction une marche uniforme, suivie et adoptée par toutes les imprimeries, on s’en éloigne au contraire tous les jours : chaque maison ayant sa manière de tourner les guillemets, de ponctuer, de renfoncer, d’espacer. Les unes veulent l’espace fine avant la virgule2 et les autres la rejettent ; ici on abuse du moins3 et là de la virgule ;4 ailleurs, on corrige d’après l’Académie, et, dans la maison d’à-côté, d’après Larousse ; en un mot, autant d’imprimeries, autant de façons différentes de corriger […]
De la ponctuation
La question de la ponctuation est une des plus gênantes à régler, et nous sommes de ceux qui ne reconnaissent pas aux correcteurs le droit de la changer quand ils ont affaire à des auteurs qui ont pour habitude de la mettre sur leur copie, par la raison qu’il est des phrases dont le sens peut changer complètement par le seul déplacement ou l’adjonction d’une virgule.
Or, comme le lecteur d’épreuves ne connaît pas la pensée de l’auteur, il est de toute évidence qu’il doit apporter la plus grand circonspection dans le déplacement ou la suppression de la ponctuation s’il n’est pas au courant des habitudes, du caractère, ou du tempérament de l’écrivain.
C’est surtout dans la poésie que cette nécessité se fait sentir et que le droit de l’auteur doit être respecté. C’est qu’ils sont nombreux, les exemples que l’on pourrait citer de désagréments survenus à l’imprimeur du fait même des correcteurs ; nous n’en voulons pour preuve qu’une lettre qu’il nous souvient avoir été écrite, en 1875, par Victor Hugo à un célèbre imprimeur qui était son ami, et dans laquelle le maître se plaignait que les correcteurs lui eussent modifié, en bon à tirer, toute sa ponctuation5.
Quand un homme comme Victor Hugo se plaint d’un fait pareil, que n’auront pas le droit de dire les nombreux métromanes qui cherchent le chemin de la gloire à la lueur de cet astre puissant ?
Il n’en est pas de même si l’auteur donne carte blanche au correcteur, qui devra ponctuer comme il le ferait lui-même.
Il nous reste peu de chose à dire de la ponctuation, si ce n’est qu’on ne doit pas abuser des virgules, qui, trop souvent répétées, ont l’inconvénient d’alourdir le style et de fatiguer le lecteur. Il faut pourtant faire une exception en faveur des ouvrages techniques, qui demandent à être lus à tête reposée et offrent une grand difficulté de rédaction à cause des mêmes expressions qui reviennent sous la plume avec une nécessité persistante. Dans ces conditions, les virgules ont pour conséquence d’accentuer la pensée et de rendre intelligibles les passages les plus ardus.
Cette distinction, si subtile qu’elle soit, est nécessaire, car il est facile à un correcteur de comprendre qu’on n’écrit par dans le même style un roman de mœurs et un ouvrage sur la mécanique.
Noms dont le pluriel est difficile
Desormes produit sur cinq pages une liste de pluriels de « noms français et étrangers, simples ou composés », justifiant ce soin par le fait qu’« il n’est pas donné à tous les correcteurs de posséder un Larousse, un Littré ou un dictionnaire de l’Académie » (le premier Petit Larousse, en un volume, n’apparaîtra qu’en 1905). Il la commente comme suit.
Les autorités auxquelles nous nous sommes adressé, Larousse et Littré, pour établir cette liste de noms, ne sont pas toujours d’accord avec l’Académie ; mais comment en serait-il autrement quand on voit cette dernière écrire : un panier de raisin et un panier de groseilles ; un balai de plumes et un lit de plume ; une fricassée de poulets, comme si l’on ne pouvait fricasser un seul poulet ; des troncs d’arbre, comme si, lorsqu’il y a plusieurs troncs, il n’y avait pas plusieurs arbres ; un porte-cigares ; un porte-crayon ; des porte-plume, trois mots qui ont entre eux des rapports directs et ne s’en écrivent pas moins de quatre manières différentes ?
L’Académie n’écrit-elle pas aussi sirop de groseilles, compote de pommes et gelée de groseille, gelée de pomme ? Loin de nous la pensée de nous insurger contre une institution uniquement composée d’hommes aussi instruits d’éminents, mais comment veut-on qu’un compositeur, qui compte au plus six ans d’école primaire, puisse se reconnaître dans ce dédale de mots dont la nature, le sens et l’emploi sont exactement les mêmes, et qui pourtant sont régis par une orthographe si différente ?
Je n’aborde pas ici les règles typographiques proposées par ce manuel, dont certaines présentent une divergence avec les règles actuelles. Elles feront éventuellement l’objet d’un billet ultérieur.