Quelques observations sur le métier de correcteur, 1888

Page de titre du livre d'Émile Désormes "Notions de typographie à l'usage des écoles professionnelles", 1888

En 1889, Émile Desormes, direc­teur tech­nique de l’école Guten­berg, à Paris, publie Notions de typo­gra­phie à l’usage des écoles pro­fes­sion­nelles (la 3e édi­tion, de 1895, est télé­char­geable à L’Armarium). Sur les 500 pages que compte l’ouvrage, 40 sont consa­crées à la lec­ture des épreuves (p. 260-300). Je repro­duis ci-des­sous quelques obser­va­tions qui me semblent tou­jours inté­res­santes pour le cor­rec­teur, même si la dif­fu­sion de codes typo­gra­phiques1 et de dic­tion­naires maniables a, depuis lors, consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­ré l’exer­cice de son métier.

Généralités sur la lecture des épreuves

La lec­ture des épreuves est un tra­vail des plus ardus, et il n’est pas rare, si la même per­sonne lit en pre­mière, en seconde et en revi­sion, qu’elle laisse pas­ser des fautes gros­sières si elles lui ont échap­pé une pre­mière fois : la fatigue céré­brale que pro­cure la lec­ture réité­rée et atten­tive d’un même ouvrage ayant pour effet d’habituer à ces fautes l’œil et la pen­sée elle-même. 
Il est donc néces­saire, si l’on veut évi­ter des acci­dents sou­vent irré­mé­diables, de confier à autant de per­sonnes dif­fé­rentes cha­cune des espèces d’épreuves, heu­reux même si, en employant ce moyen, on ne laisse rien échap­per. 
Jusqu’à ce jour, on n’est pas encore arri­vé à éta­blir pour la cor­rec­tion une marche uni­forme, sui­vie et adop­tée par toutes les impri­me­ries, on s’en éloigne au contraire tous les jours : chaque mai­son ayant sa manière de tour­ner les guille­mets, de ponc­tuer, de ren­fon­cer, d’espacer. Les unes veulent l’espace fine avant la vir­gule2 et les autres la rejettent ; ici on abuse du moins3 et là de la vir­gule ;4 ailleurs, on cor­rige d’après l’Académie, et, dans la mai­son d’à-côté, d’après Larousse ; en un mot, autant d’imprimeries, autant de façons dif­fé­rentes de corriger […]

De la ponctuation 

La ques­tion de la ponc­tua­tion est une des plus gênantes à régler, et nous sommes de ceux qui ne recon­naissent pas aux cor­rec­teurs le droit de la chan­ger quand ils ont affaire à des auteurs qui ont pour habi­tude de la mettre sur leur copie, par la rai­son qu’il est des phrases dont le sens peut chan­ger com­plè­te­ment par le seul dépla­ce­ment ou l’adjonction d’une vir­gule. 
Or, comme le lec­teur d’épreuves ne connaît pas la pen­sée de l’auteur, il est de toute évi­dence qu’il doit appor­ter la plus grand cir­cons­pec­tion dans le dépla­ce­ment ou la sup­pres­sion de la ponc­tua­tion s’il n’est pas au cou­rant des habi­tudes, du carac­tère, ou du tem­pé­ra­ment de l’écrivain. 
C’est sur­tout dans la poé­sie que cette néces­si­té se fait sen­tir et que le droit de l’auteur doit être res­pec­té. C’est qu’ils sont nom­breux, les exemples que l’on  pour­rait citer de désa­gré­ments sur­ve­nus à l’imprimeur du fait même des cor­rec­teurs ; nous n’en vou­lons pour preuve qu’une lettre qu’il nous sou­vient avoir été écrite, en 1875, par Vic­tor Hugo à un célèbre impri­meur qui était son ami, et dans laquelle le maître se plai­gnait que les cor­rec­teurs lui eussent modi­fié, en bon à tirer, toute sa ponc­tua­tion5
Quand un homme comme Vic­tor Hugo se plaint d’un fait pareil, que n’auront pas le droit de dire les nom­breux métro­manes qui cherchent le che­min de la gloire à la lueur de cet astre puis­sant ? 
Il n’en est pas de même si l’auteur donne carte blanche au cor­rec­teur, qui devra ponc­tuer comme il le ferait lui-même. 
Il nous reste peu de chose à dire de la ponc­tua­tion, si ce n’est qu’on ne doit pas abu­ser des vir­gules, qui, trop sou­vent répé­tées, ont l’inconvénient d’alourdir le style et de fati­guer le lec­teur. Il faut pour­tant faire une excep­tion en faveur des ouvrages tech­niques, qui demandent à être lus à tête repo­sée et offrent une grand dif­fi­cul­té de rédac­tion à cause des mêmes expres­sions qui reviennent sous la plume avec une néces­si­té per­sis­tante. Dans ces condi­tions, les vir­gules ont pour consé­quence d’accentuer la pen­sée et de rendre intel­li­gibles les pas­sages les plus ardus. 
Cette dis­tinc­tion, si sub­tile qu’elle soit, est néces­saire, car il est facile à un cor­rec­teur de com­prendre qu’on n’écrit par dans le même style un roman de mœurs et un ouvrage sur la mécanique. 

Noms dont le pluriel est difficile

Desormes pro­duit sur cinq pages une liste de plu­riels de « noms fran­çais et étran­gers, simples ou com­po­sés », jus­ti­fiant ce soin par le fait qu’« il n’est pas don­né à tous les cor­rec­teurs de pos­sé­der un Larousse, un Lit­tré ou un dic­tion­naire de l’Académie » (le pre­mier Petit Larousse, en un volume, n’apparaîtra qu’en 1905). Il la com­mente comme suit.

Les auto­ri­tés aux­quelles nous nous sommes adres­sé, Larousse et Lit­tré, pour éta­blir cette liste de noms, ne sont pas tou­jours d’accord avec l’Académie ; mais com­ment en serait-il autre­ment quand on voit cette der­nière écrire : un panier de rai­sin et un panier de gro­seilles ; un balai de plumes et un lit de plume ;  une fri­cas­sée de pou­lets, comme si l’on ne pou­vait fri­cas­ser un seul pou­let ; des troncs d’arbre, comme si, lorsqu’il y a plu­sieurs troncs, il n’y avait pas plu­sieurs arbres ; un porte-cigares ; un porte-crayon ; des porte-plume, trois mots qui ont entre eux des rap­ports directs et ne s’en écrivent pas moins de quatre manières dif­fé­rentes ? 
L’Académie n’écrit-elle pas aus­si sirop de gro­seilles, com­pote de pommes et gelée de gro­seille, gelée de pomme ? Loin de nous la pen­sée de nous insur­ger contre une ins­ti­tu­tion uni­que­ment com­po­sée d’hommes aus­si ins­truits d’éminents, mais com­ment veut-on qu’un com­po­si­teur, qui compte au plus six ans d’école pri­maire, puisse se recon­naître dans ce dédale de mots dont la nature, le sens et l’emploi sont exac­te­ment les mêmes, et qui pour­tant sont régis par une ortho­graphe si différente ? 

Je n’aborde pas ici les règles typo­gra­phiques pro­po­sées par ce manuel, dont cer­taines pré­sentent une diver­gence avec les règles actuelles. Elles feront éven­tuel­le­ment l’objet d’un billet ultérieur. 


Corriger en rouge, une pratique antique

Un article d’Actua­Lit­té attire notre atten­tion sur une tablette égyp­tienne antique, appar­te­nant aux col­lec­tions du Metro­po­li­tan Museum of Art (Met), à New York.

Pro­duite entre 1981 et 1802 av. J.-C., la tablette est enduite de ges­so, une sous-couche tra­di­tion­nelle qui en uni­for­mise la sur­face.
Ces planches étaient régu­liè­re­ment blan­chies à la chaux pour être réuti­li­sées et fai­saient office d’outil pour les élèves scribes. […] Le texte prin­ci­pal, com­po­sé par le scribe négligent, est un modèle de lettre clas­sique, que l’élève était sans doute sup­po­sé mémoriser.

On y dis­tingue tou­jours les cor­rec­tions du pro­fes­seur. Je ne savais pas que l’ha­bi­tude de cor­ri­ger en rouge remon­tait si loin. 

PS — Depuis cet article, j’ai rédi­gé une Petite his­toire de la cor­rec­tion en rouge.

Article mis à jour le 9 octobre 2023.

Quels noms de marque doivent garder leur majuscule ?

Les cor­rec­teurs s’interrogent sou­vent sur la néces­si­té de conser­ver la capi­tale ini­tiale aux noms de marque dépo­sée. Tel mot est-il « une marque de fabrique, choi­sie par l’inventeur ou le fabri­cant et léga­le­ment dépo­sée » ou appar­tient-il aux noms de marque « si répan­dus qu’ils sont deve­nus de véri­tables noms communs » ?

Le pre­mier « reste inva­riable, sera com­po­sé en romain avec une capi­tale ini­tiale (des fer­me­tures Éclair, cinq Fri­gi­daire) », tan­dis que les seconds, « on les com­pose natu­rel­le­ment en romain, en bas de casse et éven­tuel­le­ment avec la marque du plu­riel (trois die­sels, quatre jeeps, du nylon, six pou­belles) » (Impri­me­rie natio­nale1).

Or cer­tains noms dépo­sés sont « ten­dan­ciel­le­ment noms propres au regard de leur usage tech­nique, ten­dan­ciel­le­ment noms com­muns dans l’u­sage cou­rant2 », sur­tout quand ils viennent « com­bler un vide lexi­cal3 ».

Au rang des noms désor­mais com­muns, Gre­visse4 cite aspi­rine, klaxon et… fri­gi­daire, aujourd’­hui lexi­ca­li­sé (et même abré­gé en fri­go) et par­tout cité. Péda­lo a per­du toute valeur et Durit est deve­nu durite5. Le Guide du typo­graphe (romand) leur adjoint brow­ning, colt, inter­net, kalach­ni­kov, laval­lière, lino­type, mas­si­cot, mini­tel, natel, net, pou­belle, stet­son, web et zep­pe­lin6. Le guide d’Antidote nomme moby­lette – « tou­te­fois décon­seillé dans un registre sur­veillé, où l’on pré­fè­re­ra le syno­nyme qui convient ». Outre fri­gi­daire, Wiki­pé­dia énu­mère klee­nex, scotch, zodiac, kar­cher, sta­bi­lo, bic ou encore walk­man. Comme nous allons le voir, cette der­nière liste est audacieuse. 

Pousser un caddie dans un roman

S’il se pose dans tous les textes, le pro­blème du res­pect des noms de marque est par­ti­cu­liè­re­ment pré­oc­cu­pant en lit­té­ra­ture. Dans un roman, quand un per­son­nage dit cad­die ou coton-tige, c’est pour lui un nom com­mun ; il ne pense pas Cad­die® ni Coton-Tige®, pas plus que cha­riot de super­mar­ché ni bâton­net oua­té

Entre autres exemples de cet usage lit­té­raire, on peut citer Annie Ernaux7 : 

Le cad­die que j’ai pris à l’entrée du niveau 2 roule mal. Je m’aperçois qu’il est enfon­cé sur un côté, la chaîne qui sert à l’attacher à un autre cad­die a été arra­chée. C’est un cad­die qui a dû voya­ger hors du par­king, ser­vir à démé­na­ger ou jouer aux autos tam­pon­neuses, etc. C’est fou tout ce qu’on peut faire sans doute avec un cad­die. Je ne com­prends pas pour­quoi on ne les emprunte pas plus, pour un euro c’est une affaire.

L’auteur ou le cor­rec­teur peut-il pour autant refu­ser leur majus­cule à toutes les marques pas­sées dans le voca­bu­laire cou­rant ? Les entre­prises voient-elles dans la perte de leur majus­cule une consé­cra­tion, une « source de péren­ni­sa­tion lexi­cale8 » ? Non, cer­taines refusent l’antonomase et « se battent pour défendre leur marque, jus­qu’aux limites du rai­son­nable9 ».

Risque de déchéance de la marque

En la matière, l’exemple de Cad­die, pré­ci­té, est assez connu10. De même, ceux des marques Bic et Mec­ca­no11. Des confrères m’ont racon­té avoir été témoins de pres­sions de la part des marques Post-It, Scotch (y com­pris contre les déri­vés scot­cher et scot­chant) et For­mule 1 (auto­mo­bile). Pour­quoi tant d’insistance ? 

« En France, selon l’article L. 714-6 du Code de la pro­prié­té intel­lec­tuelle [CPI], le titu­laire d’une marque encourt la déchéance de ses droits sur cette marque deve­nue de son fait l’ex­pres­sion usuelle dans le com­merce des pro­duits et ser­vices cou­verts par cette marque. C’est à ce titre que les pro­prié­taires de cer­taines de ces marques refusent toute uti­li­sa­tion géné­rique de ces mots. » […]
Il n’y a pas à pro­pre­ment par­ler de faute à l’u­sage de ces noms, et le choix est lais­sé à l’au­teur selon le niveau lin­guis­tique de son écrit, sauf quand le pro­prié­taire de la marque s’est clai­re­ment oppo­sé à cet usage12.

Prudence face à des marques combatives

La pru­dence s’im­pose donc, « par­ti­cu­liè­re­ment dans les textes de nature com­mer­ciale13 » et les « écrits nor­més et tech­niques14 ». Voi­là qui est contrai­gnant, car il serait inté­res­sant de pou­voir « s’ajuster au contexte et pré­ci­ser l’intention ».

Que veut-on dire exac­te­ment et à qui se des­tine le pro­pos ?
Par exemple :
–  les moteurs Die­sel (avec majus­cule) per­met de mettre l’accent sur le fabri­cant ;
– mais les moteurs die­sel (sans majus­cule) semble tout à fait rece­vable dès lors que l’attention se porte sur le car­bu­rant uti­li­sé […] ;
la fibre nylon, voire la fibre en nylon, semble éga­le­ment tout à fait rece­vable dès lors que l’attention se porte sur la nature de la fibre plu­tôt que sur la marque Nylon pro­pre­ment dite ou le dépôt du bre­vet15.

Pour la plu­part des tra­vaux, notam­ment jour­na­lis­tiques et lit­té­raires, je déce­vrai donc ici mon lec­teur en ne four­nis­sant pas de réponse claire. Mais un chan­ge­ment récent dans la légis­la­tion doit être por­té à sa connaissance : 

[…] le CPI dis­pose désor­mais, en ver­tu de l’ordonnance du 13 novembre 2019 ren­trée déjà en vigueur, que « lorsque la repro­duc­tion d’une marque dans un dic­tion­naire, une ency­clo­pé­die ou un ouvrage de réfé­rence simi­laire, sous forme impri­mée ou élec­tro­nique, donne l’im­pres­sion qu’elle consti­tue le terme géné­rique dési­gnant les pro­duits ou les ser­vices pour les­quels elle est enre­gis­trée et que le titu­laire de la marque en fait la demande, l’é­di­teur indique sans délai et au plus tard lors de l’é­di­tion sui­vante si l’ou­vrage est impri­mé qu’il s’a­git d’une marque enre­gis­trée ».
[…] Autant dire qu’il vaut mieux pré­ve­nir que gué­rir et s’inquiéter de cela par anti­ci­pa­tion lors de la pré­pa­ra­tion du texte16


N. B. – Pour l’u­ti­li­sa­tion des signes ® et ™, voir l’ar­ticle de Wiki­pé­dia sur le droit des marques : « […] dans les pays de droit civil (tels que la France ou la Bel­gique), ils n’ont aucune valeur légale, tout comme le sym­bole de copy­right © pour les œuvres, bien qu’il soit cou­ram­ment employé pour indi­quer que celle-ci est sou­mise au droit d’au­teur. » Seul le pro­prié­taire a « inté­rêt à indi­quer au public le sta­tut de sa marque au moyen d’un tel sym­bole, qui sert aus­si de mise en garde aux éven­tuels concur­rents qui vou­draient adop­ter une marque iden­tique » (guide d’An­ti­dote, « ®, © et sym­boles appa­ren­tés »).


Regard d’historien sur la ponctuation des textes classiques

Roger Chartier, La main de l'auteur et l'esprit de l'imprimeur, Folio, 2015.

Dans un recueil d’essais publié en 20151, Roger Char­tier étu­die la néces­si­té pour l’historien, « lec­teur de textes lit­té­raires, […] de savoir faire la part entre la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur ».  En effet, « à une époque de faible recon­nais­sance de l’écrivain comme tel […] ses livres, dans leur maté­ria­li­té (ponc­tua­tion, divi­sions internes, para­graphes, etc. qui en fixaient le sens), étaient d’abord l’œuvre des cor­rec­teurs, des typo­graphes et de l’imprimeur ». 

Ces pro­fes­sion­nels de l’imprimé sont par­ti­cu­liè­re­ment cités dans le cha­pitre VIII, « Ponc­tua­tions ». Le célèbre his­to­rien y traite de la « ten­sion » entre la ponc­tua­tion qui « trans­crit ou guide les manières de dire » et la ponc­tua­tion « sou­mise aux règles de la gram­maire, dans une logique qui est celle de la syn­taxe et non de la profération ». 

Par­mi « les acteurs qui […] déci­daient quant aux points et aux vir­gules », Roger Char­tier cite bien sûr les correcteurs : 

Les inter­ven­tions des « cor­rec­teurs » se déploient à plu­sieurs moments du pro­ces­sus d’édition : de la pré­pa­ra­tion du manus­crit à la cor­rec­tion des épreuves, des cor­rec­tions en cours de tirage, à par­tir de la révi­sion des feuilles déjà impri­mées, à l’établissement des erra­ta, en leurs diverses formes — les cor­rec­tions à la plume sur les exem­plaires impri­mées, les feuillets d’errata ajou­tés à la fin du livre ou les invi­ta­tions faites au lec­teur pour qu’il cor­rige lui-même son propre exem­plaire. À cha­cune de ces étapes, la ponc­tua­tion du texte peut être cor­ri­gée, trans­for­mée ou enrichie. 

Dès 1608, dans son Ortho­ty­po­gra­phia (pre­mier « code typo­gra­phique », auquel j’ai consa­cré un article), le cor­rec­teur Jérôme Horn­schuch « vili­pende les auteurs qui remettent aux impri­meurs des manus­crits qu’ils ont rédi­gés avec négli­gence » et « demande à l’auteur de prendre un soin par­ti­cu­lier de la ponctuation ». 

Une telle exi­gence, nous dit Char­tier, « ne pou­vait qu’être déçue, puisque, aux xvie et xviie siècles, les manus­crits des auteurs n’étaient presque jamais uti­li­sés par les typo­graphes […]. La copie qu’ils uti­li­saient était un texte mis au propre par un scribe pro­fes­sion­nel qui intro­dui­sait la ponc­tua­tion sou­vent absente ou rare dans le manus­crit auto­graphe. Les mains qui ponc­tuaient les textes tels qu’ils étaient impri­més étaient donc rare­ment les auteurs. » Mais il cite quelques contre-exemples, que nous allons voir.

Vers la ponctuation grammaticale

L’his­to­rien nous rap­pelle que les bases de la ponc­tua­tion ont été jetées par l’im­pri­meur Étienne Dolet. Dans La Punc­tua­tion de la langue fran­çoise, « il défi­nit en 1540 les nou­velles conven­tions typo­gra­phiques qui doivent dis­tin­guer, selon la durée des silences et la posi­tion dans la phrase, le “point à queue ou vir­gule”, le “com­ma” (ou point-vir­gule) […] et le point rond (ou point final) […]». Sys­tème qu’enregistreront les dic­tion­naires de langue de la fin du xviie siècle avec « déjà, la dis­tance prise entre la voix lec­trice et la ponc­tua­tion, consi­dé­rée désor­mais, selon le terme du dic­tion­naire de Fure­tière [1619-1688], comme une “obser­va­tion gram­ma­ti­cale” qui marque les divi­sions du discours ».

Ain­si équi­pé pour indi­quer les durées variables des pauses, le sys­tème de la ponc­tua­tion des textes ne l’est pas pour mar­quer les dif­fé­rences d’intensité ou de hau­teur. De là, le détour­ne­ment de la signi­fi­ca­tion de cer­tains signes uti­li­sés pour signa­ler au lec­teur les phrases ou les mots qu’il faut accen­tuer

C’est le cas de Ron­sard (1524-1585) avec le point d’exclamation. Le poète adresse au lec­teur des quatre pre­miers livres de La Fran­ciade [1572] la sup­plique sui­vante : « où tu ver­ras cette marque ! vou­loir un peu esle­ver ta voix pour don­ner grace à ce que tu liras ». 

De son côté, La Bruyère (1645-1696), dans l’ultime édi­tion des Carac­tères publiée de son vivant2, « pri­vi­lé­gie l’usage de la vir­gule, trai­tée comme un sou­pir, refuse les guille­mets et, sur­tout, traite chaque “remarque” comme une phrase musi­cale unique, qui alterne les séquences rapides et agi­tées, ryth­mées par les césures, avec des périodes plus longues, sans ponctuation ». 

Majuscules d’intensité chez Racine

Mais c’est l’exemple du point d’interrogation chez Racine (1639-1699) qui m’a le plus surpris. 

Comme l’a mon­tré Georges Fores­tier, sa pré­sence inat­ten­due dans une phrase qui n’est pas inter­ro­ga­tive peut indi­quer, excep­tion­nel­le­ment , un signe d’intonation comme dans ce vers de La Thé­baïde : « Par­lez, par­lez, ma Fille ? » Inver­se­ment, et plus fré­quem­ment, l’absence de point d’interrogation à la fin de phrases inter­ro­ga­tives signale que la voix doit res­ter égale, sans mon­tée d’intensité — ain­si dans cet autre vers dans la pre­mière édi­tion de La Thé­baïde : « Ma Fille, avez-vous su l’excès de nos misères3. »
Une autre pra­tique est celle qui dote d’une lettre capi­tale les mots qui doivent être accen­tués ou déta­chés. Elle est codi­fiée par les trai­tés qui décrivent l’art de l’imprimerie, ain­si les Mecha­nick Exer­cises on the Whole Art of Prin­ting de Joseph Moxon, publié en 1683-1684, qui impose l’emploi des majus­cules pour des mots qui ne sont pas des noms propres mais doivent être l’objet d’une “empha­sis4 ». Un exemple frap­pant d’emploi de majus­cules d’intensité est cité par Georges Fores­tier avec ce vers de Baja­zet, dit par Ata­lide et main­te­nu dans toutes les édi­tions de la tra­gé­die : « J’ai cédé mon Amant, Tu t’étonnes du reste. » 

Virgules abondantes chez Molière

On ren­contre le même pro­cé­dé dans les pre­mières édi­tions des pièces de Molière, accom­pa­gné d’un cer­tain nombre de vir­gules rythmiques :

Alors que les deux der­niers vers de Tar­tuffe ne com­portent aucune vir­gule dans les édi­tions modernes, il n’en va pas ain­si dans l’édition de 1669 : « Et par un doux hymen, cou­ron­ner en Valère, / La flame d’un Amant géné­reux, & sin­cère ». […] Cette ponc­tua­tion plus abon­dante, qui indique des pauses plus nom­breuses et, géné­ra­le­ment, plus longues que celles rete­nues ensuite, enseigne au lec­teur com­ment il doit dire (ou lire) les vers et faire res­sor­tir un cer­tain nombre de mots, géné­ra­le­ment dotés de capi­tales d’imprimerie, elles aus­si sup­pri­mées dans les édi­tions pos­té­rieures. Quel que soit le res­pon­sable de cette ponc­tua­tion (Molière, un copiste, un cor­rec­teur, les com­po­si­teurs), elle indique un forte rela­tion avec l’oralité, celle de la repré­sen­ta­tion du théâtre ou celle de la lec­ture de la pièce à voix haute. 

Sous l’influence des typo­graphes du xixe siècle, dont les conven­tions ont ins­pi­ré nos codes typo­gra­phiques, les cor­rec­teurs d’aujourd’hui sont géné­ra­le­ment atta­chés à la ponc­tua­tion stric­te­ment gram­ma­ti­cale. Certes, elle pré­sente l’avantage de per­mettre un décou­page logique, qua­si scien­ti­fique, du dis­cours, mais on y perd le souffle et la sen­si­bi­li­té de l’auteur. À juste titre, Jacques Drillon a cri­ti­qué son emploi sys­té­ma­tique, irré­flé­chi, dans son Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise. Cet essai de Roger Char­tier nous four­nit de glo­rieux exemples de résistance. 


Ne pas abuser des abréviations

[…] pour­quoi est-ce qu’il faut aimer les gens qui doutent et pas les cons qui ne changent pas d’avis ? Parce que les 1ers ont une forme de fra­gi­li­té, parce qu’ils affichent leurs errances ? Alors que les 2nd s’entêtent, s’obstinent, aveuglément ?

Ce vilain exemple tiré d’un article de France Culture est l’oc­ca­sion de rap­pe­ler que l’exis­tence d’une abré­via­tion conven­tion­nelle n’au­to­rise pas à l’u­ti­li­ser en toute circonstance.

« On évi­te­ra les abré­via­tions dans le cours du texte des tra­vaux lit­té­raires et des tra­vaux cou­rants non spé­cia­li­sés » (Impri­me­rie natio­nale, p. 5). « Il ne faut pas user des abré­via­tions quand leur uti­li­té n’est pas démon­trée » (Guide du typo­graphe, 2000, p. 61). « L’abstention [de mise en œuvre des abré­via­tions] est non seule­ment tolé­rable mais sou­hai­table » (Lacroux, art. abré­via­tion, 2. Emploi).

De plus, « l’abréviation *2nd (pour second), cal­quée sur l’anglais, est fau­tive » (Anti­dote). « […] second et seconde s’abrègent en 2d et 2de » (Aca­dé­mie).

Ici, l’A­ca­dé­mie se montre à la page, car, si abré­ger second(e) est aujourd’­hui fré­quent, ni l’Im­pri­me­rie natio­nale, ni nos confrères romands ne donnent d’a­bré­via­tion conventionnelle.

O tem­po­ra, o mores ! s’ex­cla­me­ront les puristes.

Sainte-Beuve recadre son correcteur

Des livres rares depuis l'invention de l'imprimerie

J’ai par­cou­ru avec délice le splen­dide ouvrage Des livres rares depuis l’in­ven­tion de l’im­pri­me­rie – cata­logue d’une expo­si­tion ayant pré­sen­té, en 1998, quelques-uns des tré­sors de la réserve de la Biblio­thèque natio­nale de France –, notam­ment les pages consa­crées aux « Pre­mières épreuves en pla­cards » (210-214) et aux « Exem­plaires d’é­preuves ou d’é­tat1 » (218-224). Dans les secondes figure (p. 220) un exem­plaire d’é­preuves de Volup­té, de Sainte-Beuve (Paris, Eugène Ren­duel, 1834). Le texte de Marie-Fran­çoise Qui­gnard précise : 

Sou­cieux de son style, fait d’im­pro­prié­té vou­lue et d’ar­chaïsmes de syn­taxe, Sainte-Beuve cor­ri­geait ses épreuves avec méti­cu­lo­si­té et ne souf­frait pas qu’on inter­vînt, sous le pré­texte d’une for­mu­la­tion plus conforme. Ain­si au cha­pitre XIV, à la page 297 du tome I, Sainte-Beuve ayant écrit « … Je lui fis savoir par un mot de billet que j’ac­cep­tais, et que je l’i­rais prendre », le cor­rec­teur sub­sti­tua « … et que j’i­rais le prendre ». Il se vit ver­te­ment répri­man­dé dans la marge : « Je prie qu’on ne se per­mette pas ces petits chan­ge­ments au texte comme on le fait quelquefois. »

corrections de Sainte-Beuve

“L’Homme fragile”, un correcteur au cinéma

Dans un petit Éloge de la cor­rec­tion1, je découvre l’existence d’un film mécon­nu signé de Claire Clou­zot2, L’Homme fra­gile (1981), met­tant en scène le métier :

Richard Ber­ry y campe un cor­rec­teur de presse tiraillé entre sa vie per­son­nelle et les bou­le­ver­se­ments tech­niques qui per­turbent sa vie pro­fes­sion­nelle – le pas­sage de la com­po­si­tion plomb à la pho­to­com­po­si­tion. Le bureau des cor­rec­teurs du Monde, les locaux du Matin et de France-Soir ser­virent de cadre à cette his­toire atta­chante. Signa­lons la pré­sence au géné­rique, en qua­li­té de conseiller tech­nique, de Jean-Pierre Coli­gnon, alors chef cor­rec­teur au Monde3.

« Chaque nuit, ses col­lègues et lui se retrouvent devant leur pupitre puis au bar voi­sin », pré­cise un autre résu­mé. Il est aus­si ques­tion d’« un stage de for­ma­tion des­ti­né à les fami­lia­ri­ser avec le nou­veau matériel ». 

Le film n’est mal­heu­reu­se­ment dis­po­nible ni en DVD ni en VOD, mais, en atten­dant une éven­tuelle dif­fu­sion à la télé­vi­sion, on peut voir, sur Vimeo, un entre­tien avec Claire Clou­zot (2014, 25 min). Plu­sieurs extraits y sont mon­trés. Le Code typo­gra­phique posé sur son bureau, la réa­li­sa­trice explique les rai­sons de son inté­rêt pour le métier (ver­ba­tim) :

le "Code typographique" posé sur le bureau de la réalisatrice

Pour­quoi je com­mence à avoir cet amour du mot et de sa cor­rec­tion ? C’est en étant au jour­nal Le Matin, où là je fais toute la durée du jour­nal, jusqu’à ce que Fran­çois Mit­ter­rand soit élu en 81, et je m’aperçois que le bou­lot du cor­rec­teur est abso­lu­ment essen­tiel. […] Quand j’ai appris que c’était une équipe de gens, hommes et femmes, qui ne per­daient pas leur place pen­dant toute leur vie, […] jusqu’à la retraite, et qui devaient ne pas chan­ger aus­si le sens poli­tique du conte­nu de l’article […] en fai­sant une faute d’une lettre. 

C’était une caté­go­rie de gens qui res­tent ensemble toute leur vie, et où est-ce que j’en ai enten­du par­ler au ciné­ma ? Nulle part. Cette col­lec­ti­vi­té de dix à peu près […] s’appelle le cas­se­tin […] [c’]est une popu­la­tion auto­nome, sur­tout pour un jour­nal [comme] celui que j’ai mis dans L’Homme fra­gile, c’est-à-dire un jour­nal qui paraît à 1 heure de l’a­près-midi, c’est-à-dire Le Monde4 – sous-enten­du, ce n’est pas pro­non­cé – et qui tra­vaillent donc l’a­près-midi, le soir, la nuit. […]

Je ne suis jamais entrée phy­si­que­ment dans le cas­se­tin du jour­nal Le Monde. C’est un endroit… c’est la Sainte-Cha­pelle du jour­na­lisme. Avec un type for­mi­dable et très rigo­lo, parce qu’il ne res­semble à per­sonne, Jean-Pierre Coli­gnon, qui a ser­vi de conseiller à la cor­rec­tion […] J’ai vu qu’ils étaient face à face, les cor­rec­teurs et les cor­rec­trices, […] et ils se parlent […] mais ils sont en fait très indi­vi­dua­listes, et des deux côtés d’une table immense […] mais c’est ça un cassetin.

Dans les extraits du film, on peut entendre (pho­tos de g. à dr.) : 

– une demande « à la cantonade » :

— Addis Abe­ba, deux d deux b par­tout ?
— Non. Vérifie.

– un rap­pel amu­sé du code de conduite : 

Pri­mo, veille aux règles de l’orthographe. Deu­zio, ne laisse jamais pas­ser un faux sens ou un contre­sens. Troi­zio, veille à l’harmonie et à l’exactitude du texte et de son contenu.

– une ques­tion d’orthotypographie :

— Tu peux m’expliquer pour­quoi Arabe a une capi­tale et juif une minus­cule ?
Juif, c’est une reli­gion et Arabe une natio­na­li­té. D’où la dif­fé­rence de cap.

Dans ses sou­ve­nirs, Claire Clou­zot évoque aus­si « les papiers qui arrivent des rédac­teurs dans les espèces de tuyaux qui autre­fois ser­vaient pour les pneu­ma­tiques » et le tra­vail de cor­rec­tion en duo sur la « morasse mouillée ». On a l’oc­ca­sion de voir, dans les extraits, la com­po­si­tion au plomb, le tirage de la morasse, les dis­cus­sions autour du marbre ; on entend par­ler de « DH ».

Enfin, la réa­li­sa­trice cri­tique la presse dis­tri­buée dans le métro (au moment de l’en­tre­tien), « gra­tuite, jetable, moche, illi­sible, avec pas mal de pub ». Dans une pre­mière scène au café, le per­son­nage inter­pré­té par Richard Ber­ry parle d’« un chauf­feur de taxi qui achète France-Soir pour le jeu des 7 erreurs. […] Il ne lit jamais une ligne. Les mots et leurs coquilles, tu vois, il n’en a rien à foutre. » Dans une autre scène, il pré­dit un ave­nir bien sombre pour la presse :

Bien­tôt y aura plus que les petites annonces, les codes [sic, cours] de la Bourse, les records spor­tifs et les résul­tats du Loto. On met­tra le tout en corps 24 pour faire plus facile à lire. Pour 3 ou 5 francs, on aura un jour­nal de deux pages. Pas de frais d’impression, plus de plomb, plus de correcteurs.

Nous sommes en 1981, Inter­net n’existe pas. Le cor­rec­teur Hen­ri Natange ne peut alors ima­gi­ner que la presse per­dra aus­si les petites annonces et que le papier dis­pa­raî­tra, peut-être, à son tour… 

☞ Voir aus­si Antoine Doi­nel, cor­rec­teur d’im­pri­me­rie.


L’Homme fra­gile, comé­die dra­ma­tique, 1981, cou­leur, 1 h 23, scé­na­rio et réa­li­sa­tion Claire Clou­zot, avec Richard Ber­ry, Fran­çoise Lebrun, Didier Sau­ve­grain, Jacques Serres, Isa­belle Sadoyan…

Article mis à jour le 26 juillet 2024.


Le gras, grand oublié des codes typographiques

Il est tou­jours agréable de trou­ver for­mu­lée dans un livre une réflexion qu’on s’était déjà faite, plus ou moins clai­re­ment. Ain­si, dans l’His­toire de l’écriture typo­gra­phique1 de Jacques André, je trouve : 

Assez curieu­se­ment, les marches typo­gra­phiques sont fort peu disertes sur le gras. Par « marches typo­gra­phiques », nous enten­dons les « codes typo­gra­phiques », dont le Code typo­gra­phique, le Lexique des règles en usage à l’Imprimerie natio­nale, le Ramat de la typo­gra­phie, le Guide du typo­graphe romand, etc. […] Alors qu’elles consacrent toutes de nom­breuses pages aux usages de l’italique ou des petites capi­tales, aucune ne parle de ceux du gras. À croire qu’il est mal aimé, mau­dit ou ban­ni ! Pour­tant, toutes ces marches sont elles-mêmes com­po­sées avec du gras, pour la « titraille » (grands titres mais aus­si les titres de sec­tion, sous-sec­tion, etc., mar­quant la struc­ture du texte) bien sûr et, depuis le quart du xixe siècle, dans le texte courant.

Les carac­tères gras « sont l’une des grandes inven­tions typo­gra­phiques du début du xixe siècle », nous dit J. André. Il en donne quelques exemples dans les titres et dans le texte cou­rant, notam­ment pour les entrées de dic­tion­naires, les listes (annuaires, horaires, notam­ment des che­mins de fer), les manuels de lec­ture. « Le plus ancien dic­tion­naire que nous ayons trou­vé qui ait uti­li­sé du gras pour ses entrées date de 1832 : le Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture de Duckett. » 

Les entrées du Dic­tion­naire de la conver­sa­tion et de la lec­ture, de William Duckett (1832), sont com­po­sées en carac­tères gras

Jacques André pour­suit avec des consi­dé­ra­tions sur les « conno­ta­tions du gras », notam­ment par rap­port à l’italique :

Des exemples pré­cé­dents, on peut dire que le prin­ci­pal usage du gras est la mise en évi­dence. Tschi­chold2 n’aimait pas le gras au point de dire qu’il « pré­fère ne pas par­ler des carac­tères […] gras, sinon pour mettre ins­tam­ment en garde contre leur emploi dans un livre ». Mais il ajoute : « sauf pour les lexiques et réper­toires, etc. et en tout cas pour les titres. Leur fonc­tion est de cap­ter le regard, non de dif­fé­ren­cier. » De son côté, Gérard Blan­chard3 signa­lait que « le gras rem­place effi­ca­ce­ment l’italique [pour la valeur de contraste ordi­nai­re­ment accor­dée à l’italique] » et donne une « fonc­tion de dif­fé­ren­cia­tion ren­for­cée ». Gou­riou4 est l’un des rares auteurs à avoir bien ana­ly­sé les fonc­tions de l’italique (au xxe siècle), fonc­tions qu’il classe en deux grands caté­go­ries : l’insistance (que d’autres appellent l’emphase) et la dis­jonc­tion (ou différentiation […]). 

Cette dis­jonc­tion est uti­li­sée dès le milieu du xvie siècle pour « dif­fé­ren­cier » les mots de langue étran­gère […], les chan­ge­ments d’interlocuteurs, etc. L’insistance se met aus­si en ita­lique […]. L’italique n’a cepen­dant pas la pro­prié­té d’accrocher l’œil au niveau de la page (comme c’est le cas pour le gras) mais seule­ment au niveau de la ligne. Il nous semble que les édi­teurs-impri­meurs d’avant 1800 aient alors uti­li­sé des petites capi­tales, non pas pour leur graisse, mais du fait que celles-ci étaient alors tou­jours com­po­sées très espa­cées, les blancs don­nant alors un effet d’accroche plus impor­tant que l’italique mais sans tou­cher au gris de la page.

Mais l’usage du gras aujourd’hui (parais­sant plus noir, un peu comme les gothiques uti­li­sées par les Anglais) accen­tue cet effet d’accroche. […] 


Pho­to : Gal­li­ca, BNF.

Présent et avenir des correcteurs automatiques

Un récent article de Vice raconte l’his­toire des cor­rec­teurs auto­ma­tiques, une his­toire qui « a com­men­cé chez Micro­soft au début des années 90 ». L’au­teur conclut par ces mots : 

Aus­si per­fec­tion­nés soient-ils, les der­niers sys­tèmes de cor­rec­tion et de sug­ges­tion ne connaissent pas le sens des mots – seule­ment leur ortho­graphe et les rela­tions qui les unissent. Ancrer une com­pré­hen­sion séman­tique de la plus simple des langues dans la cer­velle figée d’une machine est encore impos­sible. 

Un jour, peut-être, les ordi­na­teurs maî­tri­se­ront mieux les règles du lan­gage que les êtres humains eux-mêmes. Reste qu’ils ne pour­ront jamais pré­dire vos inten­tions avec pré­ci­sion : aus­si aug­men­tée et sur­veillée soit-elle, votre écri­ture sera tou­jours la vôtre. Les petites entre­prises de cor­rec­tion auto­ma­tique le savent bien. […]

« Les cor­rec­teurs auto­ma­tiques ne seront[-ils] jamais bons », comme le titre l’ar­ticle ? Je l’i­gnore. Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage était déjà avan­cé quand j’é­tais étu­diant, au milieu des années 1980. Les tra­duc­teurs auto­ma­tiques et les logi­ciels de cor­rec­tion tels qu’Anti­dote ou Pro­Lexis en sont le résul­tat (les dic­tion­naires actuels en béné­fi­cient aus­si, à tra­vers l’a­na­lyse de cor­pus). Aujourd’­hui, ces logi­ciels pro­gressent sur le plan séman­tique, ter­rain de l’in­tel­li­gence humaine.

Dès 2000, un pro­fes­seur de fran­çais, Xavier Bihan, après avoir tes­té Pro­Lexis, écri­vait : « […] si la cor­rec­tion n’est pas par­faite à 100 %, le résul­tat est ample­ment satis­fai­sant1. » Je crains que ce ne soit aus­si l’avis de bien des édi­teurs. Si la marge d’erreur est accep­table, ils se pas­se­ront de nous, cor­rec­teurs. Beau­coup le font déjà. En effet, comme l’écrivait Que choi­sir en 2012 : « Même dans les col­lec­tions les plus pres­ti­gieuses, il est aujourd’hui impos­sible d’ouvrir un livre sans ren­con­trer, au détour d’un para­graphe, une coquille ou une faute de gram­maire. Et le pire est à venir2. »

M. Bihan ajoutait : 

Si les cor­rec­teurs qui nous sont actuel­le­ment pro­po­sés sur le mar­ché sont désor­mais très per­for­mants sur le plan de la véri­fi­ca­tion lexi­cale, gram­ma­ti­cale et syn­taxique, ils ne sont pas encore arri­vés au bout de leur déve­lop­pe­ment et les recherches portent actuel­le­ment sur la véri­fi­ca­tion séman­tique et sty­lis­tique. Le cor­rec­teur séman­tique se char­geant de veiller à ce que les mots ne pro­duisent pas de contra­dic­tion ou d’ab­sur­di­té alors que le cor­rec­teur sty­lis­tique trai­te­ra la chaîne de carac­tères que forme la phrase pour repé­rer les répé­ti­tions, les phrases trop longues, les angli­cismes, les pléo­nasmes, les mots vulgaires.

« […] la com­pré­hen­sion de la signi­fi­ca­tion séman­tique des mots d’une phrase reste une tâche en cours de recherche », confirme un autre article vingt ans plus tard3.

Un spé­cia­liste du trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel (TALN), Fran­çois Yvon, en a expli­qué les dif­fi­cul­tés en jan­vier 2007 : 

Une des limi­ta­tions de pra­ti­que­ment tous les sys­tèmes de trai­te­ment un peu sophis­ti­qués est qu’ils font appel à une somme impor­tante de connais­sances d’expert : lexiques, règles de gram­maire, réseaux séman­tiques… Ceci explique en par­tie pour­quoi il n’existe pas de sys­tème de trai­te­ment qui soit à la fois com­plet (i.e. inté­grant tous les niveaux de trai­te­ment) et indé­pen­dant du domaine (i.e. capable de trai­ter avec une même effi­ca­ci­té n’importe quel type de texte). Il existe une autre rai­son, moins visible, qui limite l’avancée des pro­grès en TALN, et qui est que, pour un bon nombre de phé­no­mènes, l’état de la connais­sance lin­guis­tique est insuf­fi­sa­ment for­ma­li­sée pour pou­voir être uti­li­sée par les concep­teurs de sys­tèmes de TALN4

Mais les années passent et les pro­grès sont mani­festes. « Tout ce qui peut être auto­ma­ti­sé le sera », entend-on sou­vent dire de nos jours. 

En jan­vier 2018, des modèles d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle déve­lop­pés par Micro­soft et Ali­ba­ba réus­sissent cha­cun de leur côté à battre les humains dans un test de lec­ture et de com­pré­hen­sion de l’uni­ver­si­té Stan­ford. Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel imite la com­pré­hen­sion humaine des mots et des phrases et per­met main­te­nant aux modèles d’ap­pren­tis­sage auto­ma­tique de trai­ter de grandes quan­ti­tés d’in­for­ma­tions avant de four­nir des réponses pré­cises aux ques­tions qui leur sont posées5.

Au début de l’an­née der­nière, un article du CNRS annonce : 

Le trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage natu­rel a été cham­bou­lé en [novembre] 2018 par la publi­ca­tion de BERT, un modèle de langue pro­po­sé par Google. « Avant, chaque mot était mani­pu­lé sous forme d’un vec­teur unique, explique Laurent Besa­cier, pro­fes­seur à l’université Gre­noble Alpes. Des modèles comme Word2vec décri­vaient de façon unique des mots pour­tant poly­sé­miques, comme “avo­cat”. »

À l’inverse, BERT adapte sa repré­sen­ta­tion vec­to­rielle des mots en fonc­tion du contexte et fait ain­si la dif­fé­rence selon que l’on parle d’un fruit ou d’un juriste. C’est d’ailleurs ain­si qu’il s’entraîne : le modèle prend une phrase et masque un ou plu­sieurs mots au hasard, qu’il tente ensuite de devi­ner. Ce prin­cipe le rend extrê­me­ment per­for­mant, mais BERT a besoin d’être modi­fié pour chaque langue autre que l’anglais.

Des cher­cheurs du Labo­ra­toire d’informatique de Gre­noble (LIG, CNRS/Univ. Gre­noble Alpes), du Labo­ra­toire d’analyse et modé­li­sa­tion de sys­tèmes pour l’aide à la déci­sion (LAMSADE, CNRS/Université Paris Dau­phine-PSL) et du Labo­ra­toire de lin­guis­tique for­melle (LLF, CNRS/Université Paris Dide­rot) ont donc déve­lop­pé Flau­BERT, une ver­sion fran­çaise de BERT.

Ils l’ont entraî­né à par­tir d’un cor­pus de 71 giga­oc­tets de textes dans la langue de Molière, com­po­sés de tout Wiki­pé­dia en fran­çais, de plu­sieurs années du jour­nal Le Monde, des ouvrages fran­co­phones du pro­jet Guten­berg (dont bien enten­du du Flau­bert) ou encore des trans­crip­tions des débats du Par­le­ment euro­péen6 .

C’est plus qu’un grand lec­teur ne lira jamais. 

En juin der­nier, le socié­té fran­çaise Synapse Déve­lop­pe­ment annonce une nou­velle ver­sion de Cor­dial, son cor­rec­teur ortho­gra­phique, « boosté[e] à l’in­tel­li­gence articielle » :

Cor­dial Néo pro­met une qua­li­té de cor­rec­tion encore jamais vue grâce à l’intelligence arti­fi­cielle. Fruit de 25 ans de recherche en trai­te­ment auto­ma­tique du lan­gage, la tech­no­lo­gie de cor­rec­tion de Cor­dial Néo per­met une véri­table ana­lyse séman­tique et assure une cor­rec­tion opti­male de vos textes avec un taux de cor­rec­tion record de 90 % pour la gram­maire et de plus de 99,5 % pour l’orthographe7.

« Nous avons fait un choix édi­to­rial », explique Kevin Comte, le res­pon­sable com­mu­ni­ca­tion du logi­ciel fran­çais, dans l’ar­ticle de Vice cité au début du pré­sent billet. Quand quelque chose pose un doute, nous le sou­li­gnons et nous pro­po­sons des expli­ca­tions à l’utilisateur. Il lui appar­tient de cor­ri­ger s’il en a envie. » 

Pour l’ins­tant, le rédac­teur et le cor­rec­teur pro­fes­sion­nel gardent la main sur la machine. Jus­qu’à quand ? 


Source pho­to : Le Robert Cor­rec­teur.

Médiuscules, échec d’un néologisme

En 1835, un typo­graphe dont nous savons peu de chose, Antoine Frey, a ten­té de lut­ter contre les termes pro­fes­sion­nels déjà éta­blis grandes capi­tales et bas-de-casse, au pro­fit de majus­cules et minus­cules, et d’im­po­ser le néo­lo­gisme médius­cules pour dési­gner les petites capi­tales. La pos­té­ri­té ne l’a pas suivi. 

Ci-des­sous, les pages 293-294 de son Nou­veau manuel com­plet de typo­gra­phie, où il déroule son raisonnement.

Ouvrage et néo­lo­gisme men­tion­nés par Jacques André et Chris­tian Lau­cou, dans His­toire de l’é­cri­ture typo­gra­phique : le xixe siècle fran­çais, Ate­lier Per­rous­seaux édi­teur, 2013.