Conditions de travail des correcteurs au XXe siècle

« Les cor­rec­teurs en pleine action. » Image du Net (DR). Source inconnue.

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les déplo­rables condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs du xve au xixe siècle1. Il semble mal­heu­reu­se­ment que le pro­blème ait per­du­ré au xxe siècle. Ain­si trouve-t-on en 1973, dans l’ouvrage d’Yves Blon­deau Le Syn­di­cat des cor­rec­teurs2, le texte suivant :

L’article 3 de l’annexe tech­nique des cor­rec­teurs — conven­tion col­lec­tive de la presse de 1937 — pré­cise « (…) qu’il est dési­rable que les cor­rec­teurs dis­posent, lorsque cela est pos­sible, dans chaque impri­me­rie, d’un local indé­pen­dant et spa­cieux, aéré et, autant que pos­sible, éclai­ré par la lumière du jour et agen­cé spé­cia­le­ment pour l’exécution du tra­vail ». Le peu de pro­grès dans ce domaine est affir­mé par la néces­si­té que les cor­rec­teurs ont eue de faire insé­rer, en les repro­dui­sant mot pour mot, ces quelques lignes dans l’annexe tech­nique de la conven­tion col­lec­tive de la presse de 1959. 
Un aper­çu des condi­tions de tra­vail réelles des cor­rec­teurs est don­né par un article de R. Man­ge­ret3 : « Elles sont légion les impri­me­ries où, dans une atmo­sphère irres­pi­rable (odeur de plomb en fusion, fumée de ciga­rettes, pous­sières vol­ti­geant au moindre dépla­ce­ment), sou­vent au milieu de l’atelier, avec le bruit des lino­types, il (le cor­rec­teur) ne doit pas avoir la moindre dis­trac­tion. L’aération, quand par hasard il occupe une petite pièce, est le plus sou­vent très mau­vaise : pas de fenêtre don­nant sur l’extérieur, donc pas de pos­si­bi­li­té de renou­ve­ler l’air vicié. C’est la lumière cli­gno­tante qui éclaire son bureau exi­gu, c’est la couche de pous­sière gluante qui recouvre tout : murs, tables, armoires, et toute chose qu’on a l’imprudence de lais­ser quelque temps à la même place. 
« Depuis ce jour­nal tris­te­ment célèbre pour la décré­pi­tude de ses locaux, où l’on a peur de se retrou­ver sou­dain au rez-de-chaus­sée par les trous que dis­pense géné­reu­se­ment le plan­cher ver­mou­lu, où les cor­rec­teurs tra­vaillent sur des tables ban­cales, s’asseyent sur des chaises per­cées (sic) et où les vitres cas­sées laissent joyeu­se­ment fil­trer l’air pur du « Crois­sant4 », tout cela dans la crasse…
« Jusqu’à ce grand quo­ti­dien où les vasis­tas à ras du sol s’entrouvrent sur la cour inté­rieure pour que les gaz d’échappement des nom­breuses voi­tures et motos manœu­vrant sans arrêt asphyxient les cor­rec­teurs. Local bien trop petit, sys­tème d’aération inef­fi­cace, sale­té régnant en maî­tresse… (…) »
[…]
Aux odeurs, au manque d’air, aux pous­sières, au bruit, à la vétus­té des locaux, s’ajoute, aujourd’hui encore, un éclai­rage défi­cient, source d’une fatigue sup­plé­men­taire pour les correcteurs.

La « cage de verre » décrite par Georges Sime­non en 19715 et fil­mée par Fran­çois Truf­faut en 19796 est repré­sen­ta­tive de ces locaux exi­gus. Ni l’es­pace ni l’é­clai­rage ne semblent, non plus, bien fameux dans le cas­se­tin recréé par Claire Clou­zot en 19817.

L’arrivée de la pho­to­com­po­si­tion (années 1960), de la PAO (1985) et la loi Évin contre le taba­gisme (1991) ont assai­ni l’air, mais pour ce qui est de l’espace, je peux à mon tour témoi­gner, ces der­nières années, avoir plu­sieurs fois été relé­gué dans une petite pièce sans fenêtre ou sur un coin de bureau. 

Le télé­tra­vail pré­sente au moins l’avantage de pou­voir contrô­ler ses condi­tions maté­rielles de travail. 


“Le Gardien de la norme”, de Jean-Pierre Leroux

Couverture du livre "Le Gardien de la norme", de Jean-Pierre Leroux

Le Gar­dien de la norme est un livre post­hume de Jean-Pierre Leroux (1952-2015), qui a pas­sé « qua­rante ans à han­ter les cou­lisses de la lit­té­ra­ture ». C’est, en quelque sorte, le tes­ta­ment de ce révi­seur lin­guis­tique, « pri­vi­lé­gié d’un très grand nombre d’écrivains qué­bé­cois […], récla­mé par tous ceux qui le disaient le meilleur » (dixit Monique Proulx, dans sa préface).

Sur la forme, ce livre tient plus du recueil de « mor­ceaux » que de l’ouvrage construit. En tout cas, ce n’est « ni un trai­té ni un manuel de révi­sion », ce que l’auteur admet lui-même dans son avant-pro­pos – pré­ci­sion qui aurait été utile dans la pré­sen­ta­tion de l’éditeur. 

Quel est le rôle exact du révi­seur lit­té­raire, notion spé­ci­fi­que­ment qué­bé­coise ? En quoi dif­fère-t-il du cor­rec­teur ? Et à quel stade de la chaîne édi­to­riale inter­vient-il ? Le manus­crit ayant été « scru­té » et vali­dé par l’éditeur :

Le révi­seur lin­guis­tique […], qui est le maillon sui­vant, se pré­oc­cupe de la cor­rec­tion […] de la langue. Par la suite, le texte modi­fié est revu par l’auteur et l’éditeur, et mis en pages. Entre alors en scène le cor­rec­teur d’épreuves, qui, au cours de sa lec­ture, véri­fie que les cor­rec­tions rete­nues ont été appor­tées et peut sug­gé­rer d’autres chan­ge­ments. Enfin, la révi­sion revoit les der­nières cor­rec­tions, sans qu’il soit indis­pen­sable – si cha­cun a bien fait son tra­vail – de relire le texte en entier, d’autant plus que l’éditeur est sou­mis à des contraintes tem­po­relles et financières. 

Le titre don­né à l’ouvrage, « Le gar­dien de la norme », est en fait celui de la pre­mière par­tie du livre, la seule qui parle vrai­ment de révi­sion lin­guis­tique (p. 25-74). La seconde par­tie évoque la courte expé­rience de l’au­teur comme direc­teur lit­té­raire. La troi­sième ras­semble des por­traits d’écrivains et d’éditeurs qué­bé­cois8. La qua­trième peut être qua­li­fiée de « notes de lec­teur » (sur Tho­mas Bern­hard, Phi­lip Roth, Pes­soa… et sur Le Petit Robert, j’y revien­drai). Enfin, une courte fic­tion vient clore l’ouvrage.

La norme, mais laquelle ?

« Gar­der, c’est sur­veiller, non pour prendre en fla­grant délit, mais pour mettre à l’abri9. C’est pro­té­ger, non contre le chan­ge­ment, mais contre la dis­pa­ri­tion, l’écroulement. Le tout dans le silence recueilli de la lecture. » 

Le révi­seur lin­guis­tique est donc le gar­dien de la norme… mais de laquelle ? Car « La langue est mou­vante, elle évo­lue petit à petit, au gré des idées, des cir­cons­tances, des modes, des erreurs ».

Sur quelle norme le révi­seur lin­guis­tique doit-il s’appuyer ? Les dic­tion­naires, comme Le Petit Robert, un excellent conden­sé (Le Grand Robert aus­si, bien sûr, mais ses dimen­sions rendent dif­fi­ciles au quo­ti­dien sa mani­pu­la­tion et son ran­ge­ment), et les gram­maires, comme Le Bon Usage, l’espèce de cahier des normes du fran­çais. Mais il s’avère par­fois ardu d’appliquer des normes qui ne semblent pas claires ou logiques. 

Suivent quelques exemples, que l’auteur conclut par deux ques­tions : « Doit-on lut­ter contre des emplois que l’usage a fini par impo­ser ? Doit-on tolé­rer des termes (comme solu­tion­ner) pour les­quels il existe déjà un équi­valent cor­rect (résoudre) ? » N’y pas répondre, c’est admettre que tout cor­rec­teur ou révi­seur y est confron­té chaque jour : il est seul res­pon­sable de ses choix, de l’endroit où il place le cur­seur normatif.

Le “rituel de la révision”

Leroux aborde ensuite le tra­vail de la révi­sion lui-même, à effec­tuer sur « une table bien ordonnée » :

Tout doit être à sa place. Le sty­lo rouge qui répan­dra le sang des cor­rec­tions sur les feuilles, le crayon à mine pour les dis­crètes et effa­çables anno­ta­tions et inter­ro­ga­tions dans la marge de gauche, les sty­los de cou­leur pour les notes de toutes sortes à prendre sur une feuille à part, la règle à poser sur la page à lire de manière à mas­quer les lignes sui­vantes, et donc à frei­ner la lec­ture, une cal­cu­la­trice de poche per­met­tant de véri­fier les opé­ra­tions fon­da­men­tales dans les tableaux et d’établir la feuille de temps du révi­seur, des auto­col­lants colo­rés, une montre (ou l’heure à l’écran de l’ordinateur) pour consi­gner le temps notam­ment du début du tra­vail et de sa fin, un conte­nant rem­pli de trom­bones, de pinces ou d’élastiques pour regrou­per des feuillets. 

Les sources qu’il garde à por­tée de main sont les sui­vantes : Le Petit Robert, Le Bon Usage, L’Art de conju­guer de Bes­che­relle, Le Petit Robert des noms propres, Le Grand Dic­tion­naire ter­mi­no­lo­gique de l’Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise ou d’autres sites ency­clo­pé­diques comme Wiki­pé­dia, le Mul­ti­dic­tion­naire de la langue fran­çaise pour les emplois qué­bé­cois, Le Col­pron pour les angli­cismes, Le Ramat de la typo­gra­phie, Le Dic­tion­naire visuel « et d’autres ouvrages, selon les matières à réviser ». 

Robert plutôt que Larousse 

Pour­quoi pré­fère-t-il Le Petit Robert ? Parce que « les défi­ni­tions sont sou­vent por­tées à un haut degré de pré­ci­sion, de conci­sion, d’élégance ». Il rend un bel hom­mage à ce dic­tion­naire en y pio­chant au hasard des cita­tions puis en s’amusant à « décor­ti­quer les défi­nis­sants, qui com­posent une défi­ni­tion ». De son côté, Le Petit Larousse « a l’avantage de pré­sen­ter des illus­tra­tions et de don­ner des défi­ni­tions concises, mais cette condi­tion devient un incon­vé­nient pour le pro­fes­sion­nel des mots, qui y trouve peu d’exemples d’emploi des termes ». Le Robert est « le livre à empor­ter sur une île déserte ».

Sur écran ou sur papier ? 

Et l’ordinateur ? S’il est bien pré­sent, « au fond de la table, ou sur une table qui lui est réser­vée », il n’est pas uti­li­sé en pre­mière intention :

[…] les révi­seurs lin­guis­tiques pré­fèrent sou­vent entre­prendre leur lec­ture sur papier, pour avoir la sen­sa­tion de mieux voir le texte, de mieux flai­rer ses pièges, dans le for­mat tra­di­tion­nel, cir­cons­crit et ras­su­rant de la feuille, sans la lumière sur­ajou­tée de l’écran à la page se dérou­lant presque à l’infini. Il s’agira ensuite de trans­crire les cor­rec­tions dans le fichier, de se relire à l’écran. Mais chaque révi­seur a sa méthode, et il n’est pas impos­sible que les tra­vailleurs plus jeunes jugent inutiles, d’une époque révo­lue, la copie papier.

Le travail lui-même

Jean-Pierre Leroux recom­mande la double lec­ture, au rythme d’un para­graphe à la fois : 

Le révi­seur peut pri­vi­lé­gier le para­graphe comme fron­tière natu­relle de la lec­ture ini­tiale, parce qu’il faut bien s’arrêter quelque part avant de se relire. Arri­vé à la fin du para­graphe, il le reprend. Sans ces deux pre­mières lec­tures, il paraît impos­sible d’espérer appré­hen­der l’ensemble du texte. La pre­mière lec­ture, essen­tiel­le­ment visuelle, méca­nique, se pré­sente comme une suite de mots – du voca­bu­laire, des élé­ments liés entre eux par des conjonc­tions et des pré­po­si­tions –, et le sens s’esquisse bien enten­du, mais il est en grande par­tie dis­si­mu­lé der­rière les signes gra­phiques. La deuxième lec­ture, déjà plus dis­tan­ciée, comme une vue en plon­gée, per­met d’apercevoir ce que les mots cherchent à dire, va au-delà de la syn­taxe et du sens som­mai­re­ment per­çu. Elle livre un sens plus global.

Se conten­ter d’une pre­mière lecture : 

Ce serait faire appel à plu­sieurs habi­le­tés simul­ta­né­ment, sachant en outre que cer­tains aspects du texte sol­li­citent un savoir cou­rant, pro­fon­dé­ment ancré depuis l’école et au fil des lec­tures, tan­dis que d’autres aspects requièrent des véri­fi­ca­tions par­fois poussées.

Secrets du bon travail 

Les cor­rec­teurs savent bien qu’ils doivent tou­jours douter : 

La règle d’or est de ne jamais se pres­ser. […] il faut être prêt à tout cher­cher, et d’abord ce qu’on croit connaître. […] Cette recherche de l’évidence est d’ailleurs une des manières de se ména­ger de belles sur­prises, de décou­vrir des faits de langue qu’on ignorait […].

Leroux aborde le pro­blème des répé­ti­tions de mots et expres­sions, ceux que l’auteur emploie de nou­veau parce qu’il les a gar­dés en mémoire ou parce qu’ils sont ses termes fétiches. 

Le Petit Robert s’avère dans ces cir­cons­tances d’un pré­cieux secours, mais il est sou­hai­table d’écarter les syno­nymes évi­dents qu’il four­nit […] et de faire appel à un mot parais­sant éloi­gné mais appro­prié au contexte, quitte à sou­mettre à l’auteur la refor­mu­la­tion d’un seg­ment de phrase.

En cas de panne, ne pas hési­ter à « lais­ser un signe […] ou une note […] à la mine dans la marge et à y reve­nir plus tard […] dans la plu­part des cas, à la suite de cette pause, le terme recher­ché se détache de lui-même. » 

Faut-il tout vérifier ? 

Autant que pos­sible, oui, mais en recon­nais­sant ses limites :

[…] l’auteur doit assu­mer l’exactitude des faits, des don­nées et des chiffres qu’il avance, à plus forte rai­son lorsque le sujet est très spé­cia­li­sé ou tech­nique. […] Par contre, [le révi­seur] est sus­cep­tible de poser des ques­tions ou d’émettre des com­men­taires, et même des doutes. Et rien ne l’empêche non plus, pour­vu qu’il garde son sang-froid […], de signa­ler un pré­ju­gé, quel qu’il soit. […] il a tout à fait le droit se se mêler de ce qui ne le regarde pas, sans tou­te­fois jamais perdre de vue l’idée que toute cor­rec­tion ou toute recom­man­da­tion qu’il fait reste une sug­ges­tion, car le texte ne lui appar­tient pas.

Rester humble

Nous arri­vons main­te­nant à la par­tie la plus inté­res­sante : elle a trait aux limites d’intervention du réviseur. 

Le révi­seur peut être por­té sans trop s’en rendre compte à mani­fes­ter ses pré­fé­rences, à ajou­ter sa propre cou­leur, ce qui risque d’altérer l’esprit du texte. L’insécurité est liée à la crainte que le tra­vail lin­guis­tique ne soit pas recon­nu, ou soit jugé insuf­fi­sant, s’il n’entraîne pas un nombre appré­ciable et bien visible de cor­rec­tions. Il est loin d’être tou­jours facile pour le révi­seur de n’apporter que les chan­ge­ments stric­te­ment néces­saires. Cela implique d’accepter une for­mu­la­tion qui ne lui plaît pas mal­gré qu’elle soit cor­recte, de ne pas rem­pla­cer une expres­sion conforme par celle qu’il choi­si­rait s’il écri­vait lui-même, de ne pas effec­tuer une sorte de nivel­le­ment cor­res­pon­dant fina­le­ment à sa propre façon d’écrire. Ain­si, le révi­seur ne peut mode­ler l’écriture à sa guise, sup­pri­mer ce qui le dérange, orien­ter une idée dans un sens qui lui paraî­trait pré­fé­rable. Car l’application de normes ne doit jamais empié­ter sur la per­son­na­li­té du ton. On peut appe­ler ça l’humilité du technicien.

On reste d’autant plus faci­le­ment humble que ce tra­vail est géné­ra­le­ment mal consi­dé­ré et mal payé (en 2015, avec trente ans d’expérience, on touche péni­ble­ment 25 dol­lars l’heure dans l’édition lit­té­raire, selon Leroux). Cepen­dant, pour sa propre satis­fac­tion comme pour celle de son client, il faut tra­vailler « le mieux pos­sible, en y met­tant toute [s]a concen­tra­tion et toute [s]on énergie ».

Les vingt pages que je viens de syn­thé­ti­ser, les seules évo­quant concrè­te­ment notre pra­tique, sont sui­vies d’un dia­logue ima­gi­naire illus­trant la mécon­nais­sance dont la pro­fes­sion est le plus sou­vent vic­time – on en trouve un équi­valent au début du livre Au bon­heur des fautes de Muriel Gil­bert10. Puis, à tra­vers quelques anec­dotes, Jean-Pierre Leroux relate des expé­riences dif­fi­ciles de col­la­bo­ra­tion avec l’auteur, qui a besoin d’être ras­su­ré avant de pou­voir admettre des cor­rec­tions vécues comme des « intrusions ».

Après un court com­men­taire d’une cita­tion de Ray­mond Car­ter sur la révi­sion du manus­crit, l’au­teur pro­pose des consi­dé­ra­tions géné­rales sur la ponc­tua­tion (gram­ma­ti­cale plu­tôt qu’orale), les pléo­nasmes (cer­tains sont admis­sibles) et l’« écri­ture for­ma­tée » des romans jeu­nesse et poli­ciers, qui n’apprendront sans doute rien au cor­rec­teur professionnel.

Il ne faut pas cher­cher dans ce livre la « réflexion fas­ci­nante sur la pra­tique de ce métier de l’ombre » que nous annonce l’éditeur en qua­trième de cou­ver­ture. Plu­tôt, comme le résume la pré­fa­cière, « un jour­nal intime, à l’écriture fré­mis­sante et pré­cise, qui nous dévoile les forces et les bles­sures d’un homme habi­té par la pas­sion de son métier ». Il satis­fe­ra donc davan­tage l’a­ma­teur de lit­té­ra­ture (sur­tout qué­bé­coise) que le cor­rec­teur en recherche de for­ma­tion professionnelle.

☞ Voir ma Biblio­thèque du cor­rec­teur.

Jean-Pierre Leroux, Le Gar­dien de la norme, Les Édi­tions du Boréal, 2016, 256 pages.


“Histoire du livre et de l’édition”, de Yann Sordet

Couverture de l'Histoire du livre et de l'édition, de Yann Sordet
Le « gros roman » de mon été.

Des tablettes sumé­riennes à Google Books. L’His­toire du livre et de l’édition qu’a fait paraître Yann Sor­det en mars der­nier a été pour moi le « gros roman » de l’été. Cette vaste syn­thèse des tra­vaux les plus récents est à la fois riche­ment docu­men­tée, clai­re­ment expo­sée et remar­qua­ble­ment orga­ni­sée. On peut la lire in exten­so, comme je l’ai fait – et c’est pas­sion­nant de bout en bout –, ou y pui­ser des ren­sei­gne­ments sur un thème par­ti­cu­lier, car elle est assor­tie d’une table des matières détaillée et d’un index des noms de per­sonnes, de col­lec­ti­vi­tés, de lieux, et des titres. 

Sur le sujet que je traite dans ce blog, le métier de cor­rec­teur et son his­toire, sans sur­prise je n’y ai pas trou­vé grand-chose. L’auteur pou­vait dif­fi­ci­le­ment trai­ter dans ses 800 pages ce qui n’est qu’effleuré dans les quatre gros volumes de l’His­toire de l’édition fran­çaise, de Roger Char­tier et Hen­ri-Jean Mar­tin (Fayard, 1983-1986, dont je par­le­rai dans un pro­chain article). Si la cor­rec­tion, étape fon­da­men­tale de la vie du livre, n’est pas pas­sée sous silence, elle n’est pas non plus détaillée. Confor­mé­ment à son titre, cet ouvrage est une his­toire du livre, non une his­toire des hommes du livre. Comme le dit Robert Darn­ton dans sa post­face, « c’est la vision large, déve­lop­pée à tra­vers la longue durée, qui carac­té­rise ce volume ». Nous n’entrons jamais dans la vie d’un atelier. 

On devine cepen­dant que le métier a bien chan­gé depuis l’époque de la com­po­si­tion au plomb, « un contexte de pro­duc­tion où, en plus des risques ordi­naires de l’inattention humaine (que connais­sait déjà le copiste), le dis­po­si­tif tech­nique ajou­tait des fac­teurs d’erreurs (inter­ver­sion de lignes, ren­ver­se­ment de carac­tère, mau­vaise suc­ces­sion des pages liée à une erreur d’imposition…) » (p. 193).

Contri­buant dans l’ombre à la qua­li­té des ouvrages impri­més, les cor­rec­teurs répondent à l’exigence for­mu­lée par Érasme dès 1505, pour qui, nous dit Yann Sor­det, « la per­fec­tion du texte écrit est une des ambi­tions les plus hautes ; elle impose une vigi­lance d’autant plus exi­geante que “l’imprimerie […] répand aus­si­tôt une faute unique en mille exem­plaires” » (p. 290). 

Assu­ré­ment, nos ancêtres ont par­ti­ci­pé, au moins par la pra­tique, à la nor­ma­li­sa­tion de la langue fran­çaise et des usages typo­gra­phiques, mais ils sont bien peu nom­breux à avoir lais­sé témoi­gnage de leur vie pro­fes­sion­nelle ou à avoir cou­ché sur le papier leurs réflexions sur le métier, à la notable excep­tion de Jérôme Horn­schuch (1608, lire mon article) et de Louis-Emma­nuel Bros­sard (Le Cor­rec­teur typo­graphe, 1924-1934, article à venir). 

Quoi qu’il en soit, le récit des étapes ayant conduit au livre, et à l’imprimé en géné­ral, tel que nous le connais­sons aujourd’hui – et sur lequel le cor­rec­teur conti­nue d’in­ter­ve­nir – est très inté­res­sant à suivre. Récit d’une suc­ces­sion d’inventions : l’é­cri­ture, ses dif­fé­rents sup­ports et formes jus­qu’au codex en papier, l’imprimerie par Guten­berg, bien sûr, mais aus­si les carac­tères romains puis ita­liques, les lettres accen­tuées, la cédille et l’apostrophe, le décou­page du texte et les signes de ponc­tua­tion, etc. 

Par­mi ces élé­ments figurent les règles typo­gra­phiques : elles sont évo­quées très tard dans l’ouvrage, dans un para­graphe sur la « chaîne gra­phique » (p. 635).

Sous l’ancien régime typo­gra­phique, les choix de com­po­si­tion et de mise en page (alter­nance des casses, signes de ponc­tua­tion, ges­tion des blancs et des cou­pures de lignes, etc.) étaient très lar­ge­ment fixés au sein des ate­liers, même si des usages s’étaient impo­sés de manière cou­tu­mière, avec des par­ti­cu­la­ri­tés ou des ten­dances propres à cer­tains espaces géo­lin­guis­tiques. L’idée d’un code typo­gra­phique géné­ral est appa­rue au xixe siècle et a trou­vé son pre­mier lieu d’expression dans les manuels de com­po­si­tion, comme celui du cor­rec­teur Antoine Frey, paru en 1835 au sein de la col­lec­tion des manuels ency­clo­pé­diques Roret, et qui a été lar­ge­ment dif­fu­sé et réédi­té. En 1889, Hachette avait publié ses Règles typo­gra­phiques géné­ra­le­ment sui­vies et adop­tées pour les publi­ca­tions de la Librai­rie Hachette. En 1928, pour la pre­mière fois paraît un ouvrage déli­bé­ré­ment col­lec­tif, qui tend vers la norme du fait de l’adhésion de plu­sieurs pro­fes­sion­nels à son conte­nu : c’est le Code typo­gra­phique, édi­té par une « socié­té ami­cale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie », désor­mais régu­liè­re­ment actua­li­sé, et dont la publi­ca­tion sera prise en charge par les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles [la 18e édi­tion, der­nière à ce jour, publiée par la Fédé­ra­tion de la com­mu­ni­ca­tion, CFE-CGC, date de 1997]. Un guide com­plé­men­taire s’impose dans le sec­teur, le Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale, publié pour la pre­mière fois en 1971 et qui a déjà connu cinq éditions.

Réim­pri­mée en 2017, cette der­nière réfé­rence n’a cepen­dant pas été revue depuis 2002 et je doute que cette tâche soit une prio­ri­té du groupe indus­triel (IN Groupe) qu’est deve­nue l’Imprimerie natio­nale dans les années 1990 car, comme le pré­cise Yann Sordet :

[…] entre 2003 et 2005, les dif­fi­cul­tés finan­cières, aggra­vées par la dis­pa­ri­tion du mar­ché de l’annuaire des PTT, la contraignent à céder la plu­part de ses sites, à réduire sa masse sala­riale par des plans sociaux, et à res­ser­rer dras­ti­que­ment son acti­vi­té aux seuls docu­ments dont la pro­duc­tion est entou­rée de mesures par­ti­cu­lières de sécurité. 

Quant au patri­moine « vivant et maté­riel » de l’Imprimerie natio­nale, il est désor­mais conser­vé par l’Ate­lier du livre d’art et de l’estampe, dans le nord de la France. 

Dans ce remar­quable ouvrage, le cor­rec­teur appren­dra aus­si beau­coup des pro­grès tech­niques qui ont mené de la séquence de l’an­cien régime typo­gra­phique (pré­pa­ra­tion de la copie, com­po­si­tion, impo­si­tion, impres­sion, éven­tuel­le­ment reliure) à la chaîne gra­phique actuelle, où le rem­pla­ce­ment du plomb par le cla­vier a par­tiel­le­ment – mais sub­stan­tiel­le­ment – modi­fié la nature de son tra­vail. Sans par­ler des muta­tions de l’é­di­tion, aux­quelles Yann Sor­det consacre de nom­breuses pages tout aus­si captivantes. 


Yann Sor­det, His­toire du livre et de l’édition, Albin Michel, 2021, 800 pages.

“Une vie française”, de Jean-Paul Dubois

La phrase que j’ai choi­si de mettre en exergue à mon site, je l’ai extraite du Petit Robert

Entrée "correcteur" du Petit Robert
Extrait de l’en­trée « Cor­rec­teur, trice » du Petit Robert (appli­ca­tion pour iPhone, 2021).

La source de cette cita­tion est un roman de Jean-Paul Dubois, Une vie fran­çaise (éd. de l’Olivier, 2004). La mère du nar­ra­teur, Claire Blick, y est cor­rec­trice de presse. S’il est peu ques­tion du métier dans le roman, la page 23 fait excep­tion. La voici. 

Couverture du roman "Une vie française" de Jean-Paul Dubois

Claire, ma mère, ne par­lait guère de son métier de cor­rec­trice. Elle m’avait som­mai­re­ment expli­qué une fois pour toutes que son tra­vail consis­tait à cor­ri­ger les fautes d’orthographe et de langue com­mises par des jour­na­listes et des auteurs peu regar­dants sur l’usage des sub­jonc­tifs ou les accords des par­ti­cipes pas­sés. On pour­rait croire qu’il s’agit là d’une tâche rela­ti­ve­ment pai­sible, répé­ti­tive, et tout cas peu anxio­gène. C’est exac­te­ment le contraire. Un cor­rec­teur n’est jamais en repos. Sans cesse il réflé­chit, doute, et sur­tout redoute de lais­ser pas­ser la faute, l’erreur, le bar­ba­risme. L’esprit de ma mère n’était jamais en repos tant elle éprou­vait le besoin, à tout heure, de véri­fier dans un mon­ceau de livres trai­tant des par­ti­cu­la­rismes du fran­çais11, le bon usage d’une règle ou le bien-fon­dé de l’une de ses inter­ven­tions. Un cor­rec­teur, disait-elle, est une sorte de filet char­gé de rete­nir les impu­re­tés de la langue. Plus son atten­tion et son exi­gence étaient grandes, plus les mailles se res­ser­raient. Mais Claire Blick ne se satis­fai­sait jamais de ses plus grosses prises. En revanche, elle était obsé­dée par ces fautes minus­cules, ce krill d’incorrections qui, sans cesse, se fau­fi­lait sans ses filets. Il était fré­quent que ma mère se lève de table en plein repas du soir pour aller consul­ter l’un de ses ency­clo­pé­dies ou un ouvrage spé­cia­li­sé, et cela dans l’unique but d’éliminer un doute ou bien d’apaiser une bouf­fée d’angoisse. Ce com­por­te­ment n’était pas spé­ci­fique au carac­tère de ma mère. La plu­part des cor­rec­teurs déve­loppent ce genre d’obsession véri­fi­ca­trice et adoptent des com­por­te­ments com­pul­sifs géné­rés par la nature même de leur tra­vail. La quête per­ma­nente de la per­fec­tion et de la pure­té est la mala­die pro­fes­sion­nelle du réviseur. 

Je me recon­nais assez dans ce por­trait. Et vous ? 

Des correcteurs sévèrement punis ?

Dans plu­sieurs jour­naux du début du xxe siècle, on trouve le même texte affir­mant qu’au Ching-Pao, jour­nal chi­nois, « le cor­rec­teur pris en défaut est empa­lé, tout uniment ». 

La répé­ti­tion n’a rien de sur­pre­nant : il n’é­tait pas rare les jour­naux de l’é­poque se copient l’un l’autre pour rem­plir leurs colonnes. Mais la repu­bli­ca­tion d’une infor­ma­tion n’as­sure pas de sa véra­ci­té. Si la Gazette de Pékin (京 报, trans­lit­té­ré Jing Bao, par­fois Ching Pao) a bien exis­té jus­qu’en 191212, l’au­then­ti­ci­té du sup­plice du cor­rec­teur n’est pas garan­tie13 – heureusement !

On trouve une variante de cette his­toire dans La Petite Tuni­sie du 12 sep­tembre 1927 :

LA CHINE EST UN PAYS CHARMANT.
Le jour­nal chi­nois « Ching-Pao » est la plus vieille gazette connue. S’y glisse-t-il une coquille ? Le com­po­si­teur reçoit cent coups de verge, ce qui est ano­din, mais le cor­rec­teur est empa­lé sur l’heure, ce qui est bien quelque chose.
Ce n’est pas comme dans nos jour­naux — sur­tout le nôtre — on découvre peu de coquilles dans le « Ching-Pao ».
Heu­reux journal.

Une anec­dote appro­chante remonte, elle, au xvie siècle. D’a­près l’im­pri­meur Georges-Adrien Cra­pe­let14 (1837), « Un cor­rec­teur mal­in­ten­tion­né fut fouet­té de verges et hon­teu­se­ment chas­sé de la ville épis­co­pale de Wurtz­bourg15, pour avoir omis la lettre w dans un mot, ce qui for­moit un sens obs­cène ». L’in­for­ma­tion est reprise par son confrère Paul Dupont16 puis par l’an­cien libraire-édi­teur Edmond Wer­det17. Plus près de nous, D. B. Dru­cker18 ajoute que la coquille en ques­tion fut « oubliée dans un livre de Cicéron ». 

Mais la source de cette his­toire me reste aus­si incon­nue que celle de la première… 


Défense d’un “être hybride”, le correcteur, 1864

Page de titre de "Typographes et gens de lettres", de Décembre Alonnier, 1864.

Décembre-Alon­nier (nom col­lec­tif de Joseph Décembre et Edmond Alon­nier19) firent paraître au milieu du xixe siècle un savou­reux ouvrage dépei­gnant le monde lit­té­raire pari­sien, Typo­graphes et gens de lettres. Le cha­pitre XII est consa­cré au métier de cor­rec­teur et com­mence par décrire son pitoyable ter­rain d’action… 

[…] sur la lisière de l’im­pri­me­rie et de la lit­té­ra­ture, ser­vant de tran­si­tion de l’au­teur au typo­graphe, il est un être hybride qui doit résu­mer toutes les sciences et les tra­di­tions de la saine typo­gra­phie : nous avons nom­mé le cor­rec­teur.
L’art n’a dépen­sé aucune de ses res­sources pour embel­lir le lieu des­ti­né à ses tra­vaux. Le bureau de la cor­rec­tion a été pla­cé dans la par­tie de l’im­pri­me­rie où il ne gêne pas ; or, comme dans une impri­me­rie toute petite place, tout petit recoin est uti­li­sé, c’est assez dire que le bureau du cor­rec­teur n’a aucune de ces com­mo­di­tés qui font le confor­table.
Aucun orne­ment ne frappe la vue ; seuls quelques paquets d’épreuves et de gros dic­tion­naires pou­dreux s’étalent sur les éta­gères. Le balai fait rare­ment son appa­ri­tion en ce lieu, et l’a­rai­gnée, retrou­vant les beaux jours de l’âge d’or, y file pai­si­ble­ment les méandres argen­tés de sa toile et y meurt de vieillesse.

Une vie de galérien

Le cor­rec­teur, que cer­taines gens ont la naï­ve­té de croire un homme indis­pen­sable, est pour­tant de tous les membres de la grande famille typo­gra­phique celui que l’on traite avec le moins d’égards et le moins de défé­rence.
Ce galé­rien, qui consume son exis­tence à pâlir dix heures par jour sur une masse d’é­preuves qu’il cherche à pur­ger des fautes faites par les com­po­si­teurs et par les écri­vains ; ce galé­rien, repré­sen­tant non avoué de l’A­ca­dé­mie, qui a la pénible mis­sion de faire ren­trer dans le droit che­min de la syn­taxe et de la gram­maire les auteurs que trop dis­po­sés à faire l’école buis­son­nière ; gen­darme lit­té­raire, sa vie se passe à sai­sir en fla­grant délit les solé­cismes et les bar­ba­rismes qui s’ébattent dans les pro­duc­tions du jour à son grand déses­poir ; eh bien ! cet homme on le consi­dère comme une super­flé­ta­tion20, presque comme un para­site implan­té dans une impri­me­rie comme le gui dans l’écorce du chêne ; on lui mar­chande volon­tiers son salaire, car le tra­vail qu’il pro­duit ne peut se sup­pu­ter par francs et cen­times et, com­mer­cia­le­ment par­lant, n’a aucune valeur.
Lors de la der­nière aug­men­ta­tion accor­dée aux typo­graphes, les cor­rec­teurs d’une mai­son de second ordre crurent devoir aus­si la deman­der ; le patron leur répon­dit fort tran­quille­ment qu’il s’é­ton­nait d’une sem­blable demande de leur part, parce qu’il les payait assez cher pour ce qu’ils lui rap­por­taient de béné­fices ; que, du reste, il n’a­vait jamais com­pris l’u­ti­li­té des cor­rec­teurs, et que s’il en avait encore dans sa mai­son, c’est uni­que­ment parce qu’il avait eu le tort de suivre les anciens erre­ments typographiques.

« Bouc émissaire de la littérature »

Dans la vie sociale, des récom­penses sont décer­nées à ceux qui se dis­tinguent : le sol­dat a en pers­pec­tive la croix d’hon­neur ou les épau­lettes ; l’ar­tiste, les dis­tinc­tions flat­teuses ; le lit­té­ra­teur, les accla­ma­tions de la foule ; le géné­ral vain­queur, les enivre­ments du triomphe ; pour le cor­rec­teur, il n’est rien ; rien ne vient le sti­mu­ler, nul éloge ne le dédom­mage de ses peines : car, après le pape, il doit être infaillible ! Encore des jour­naux de notre temps ont-ils rele­vé notre sou­ve­rain pon­tife de cette lourde tâche, mais le cor­rec­teur, jamais ! Il ne doit lais­ser échap­per aucune faute, car on le paye pour cela. Il est le bouc émis­saire de la lit­té­ra­ture, voué aux exé­cra­tions de la foule qui le hue !
Et pour­tant com­bien d’au­teurs se sont glis­sés en cachette dans son bureau enfu­mé et pou­dreux, et, le cha­peau bas, sont venus le sup­plier de révi­ser leur manus­crit, le priant de conti­nuer une répu­ta­tion sou­vent due à la réclame et à la cama­ra­de­rie, sauf à dédai­gner au grand jour cette col­la­bo­ra­tion modeste et  à jeter au besoin la pre­mière pierre.

Rire de lui, un sport journalistique

Du reste, tous ceux qui ont des rap­ports plus ou moins directs avec l’im­pri­me­rie se font un malin plai­sir de trou­ver les fautes que le cor­rec­teur aura oubliées : il semble qu’ils se décernent un bre­vet de haute intel­li­gence et qu’ils disent : « Le cor­rec­teur est un homme ins­truit, que suis-je alors, moi, qui trouve des fautes après lui ? »
D’autres per­fec­tionnent : ils inventent des fautes à plai­sir, pour avoir l’oc­ca­sion de manier l’a­nec­dote typo­gra­phique et de faire pâmer leurs abon­nés aux dépens des soi-disant balour­dises du cor­rec­teur.
Ain­si le rédac­teur en chef d’un jour­nal, visant à l’es­prit, s’a­mu­sait à tron­quer des mots, à ren­ver­ser des phrases à des­sein dans la copie de petites nou­velles. Le cor­rec­teur, quoique sou­vent fort éton­né, par res­pect pour l’au­teur et pour la copie, lais­sait sub­sis­ter le tout dans une sainte inté­gri­té.
Au numé­ro sui­vant, on trou­vait inva­ria­ble­ment, entre filets, une nou­velle annon­çant qu’une bévue du cor­rec­teur avait fait dire une chose bur­lesque tout oppo­sée à  la chose sérieuse que l’on avait vou­lu dire. L’anecdote, bien tour­née, déso­pi­lait les naïfs lec­teurs de l’étincelant jour­nal, qui n’a­vaient pas ri depuis 1830. Et le can­dide cor­rec­teur ava­lait cela tout le pre­mier, mau­dis­sant sa négligence.


Portrait de « l’homme classique »

Froid et calme, il parle peu ; il évite avec soin de prendre part aux dis­cus­sions oiseuses qui four­millent dans les ate­liers. Inébran­lable dans ses convic­tions, s’il lui arrive de don­ner son opi­nion, il le fait pour l’ac­quit de sa conscience, mais avec la cer­ti­tude qu’il ne convain­cra per­sonne. Il connaît trop les hommes pour les avoir vus défi­ler dans son cabi­net.
Homme de tact, sous sa froi­deur appa­rente se cachent une exquise poli­tesse et sur­tout la crainte de frois­ser les sus­cep­ti­bi­li­tés. A-t-il une obser­va­tion à faire à un auteur dont l’i­ma­gi­na­tion voyage dans les plaines obs­cures de l’am­phi­gou­ri, ou dont l’or­tho­graphe et le style se per­mettent un roman­tisme par trop éche­ve­lé, il enve­loppe cette obser­va­tion d’une telle déli­ca­tesse, d’un tel res­pect, que l’écrivain le plus ombra­geux ne sau­rait s’en for­ma­li­ser.
Ain­si dans une copie de P. Lacroix, l’au­teur avait mis :
« Le comte de Pro­vence, depuis Charles X. »
Le com­po­si­teur, qui connais­sait son his­toire, vit l’er­reur, et mit « Louis XVIII ».
Le cor­rec­teur, res­pec­tant la copie, réta­blit « Charles X », et quand il envoya l’épreuve, il mit en marge : « Ne serait-ce pas plu­tôt Louis XVIII ? »
Cela est de tra­di­tion dans… — j’al­lais dire l’art ; mais doit-on dire le métier ? — la cor­rec­tion, de ne jamais faire aucun chan­ge­ment, quand même gram­maire, syn­taxe, bon sens, tout serait outra­geu­se­ment vio­lé. Le cor­rec­teur se contente de mettre en marge du pas­sage délin­quant un point d’in­ter­ro­ga­tion21.

Travailler sans dictionnaire

Le cor­rec­teur est tenu de connaître tous les termes de phy­sique, de chi­mie, de zoo­lo­gie, de méde­cine, de paléon­to­lo­gie, etc., etc., et pour suf­fire à tout ce que l’on exige de lui, tous les dic­tion­naires pos­sibles lui seraient néces­saires ; pour­tant c’est tout au plus si on lui accorde le Dic­tion­naire de l’Académie, et nous affir­me­rions volon­tiers que dans la moi­tié des impri­me­ries de Paris on ne sau­rait l’y trou­ver.
Un cor­rec­teur nou­vel­le­ment entré dans une mai­son où les dic­tion­naires brillaient par leur absence, s’a­vi­sa d’en deman­der un.
« Com­ment ! lui répon­dit le patron, votre métier est de connaître le fran­çais et vous deman­dez un dic­tion­naire ?
— Par­don, mon­sieur, répon­dit l’homme clas­sique sans se décon­cer­ter, ce sont jus­te­ment ceux qui ne connaissent pas leur langue qui s’en passent parfaitement. »

L’Académie taquinée

Dans toutes les ins­ti­tu­tions il y a des dis­sen­sions, dans toutes les reli­gions il y a des schismes, dans la cor­rec­tion il en est de même. Les uns, ce sont les jeunes, empor­tés par la fougue de l’âge et séduits par les théo­ries des nova­teurs, — il y en a en toutes choses, — méprisent les tra­di­tions et cor­rigent d’a­près Napo­léon Lan­dais22 ou d’a­près Bes­che­relle23.
Mais les autres, les vieux, reve­nus des choses d’i­ci-bas, mûris par l’ex­pé­rience et com­pre­nant qu’en gram­maire comme en poli­tique l’u­ni­té de convic­tion et de foi est néces­saire, cor­rigent d’a­près l’A­ca­dé­mie, sup­po­sant sans doute, sans faire tort à l’es­prit des réfor­ma­teurs, que la docte assem­blée, com­po­sée de qua­rante immor­tels, sans comp­ter ceux qui jouissent de leur pri­vi­lège aux Champs-Ély­sées, doit avoir de l’es­prit au moins comme qua­rante.
Il gémit bien des incon­sé­quences qui éclatent à chaque page du Pan­théon de la langue fran­çaise ; mais, sol­dat dis­ci­pli­né, il sait obéir sans mur­mu­rer et, héros de la ser­vi­tude pas­sive, il défend le Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie contre les attaques indis­crètes des pro­fanes, et même, au besoin, contre celles des académiciens. 

Correcteur-académicien : 1-0

Un ministre du der­nier règne, dont l’im­po­pu­la­ri­té n’eut d’égale que son extrême inté­gri­té, avait remar­qué que diverses cor­rec­tions qu’il avait indi­quées sur ses épreuves n’étaient point exé­cu­tées au tirage. Sur­pris d’une négli­gence sem­blable, il s’in­for­ma de la cause et apprit que c’était le cor­rec­teur qui les avait bif­fées. Son éton­ne­ment aug­men­ta, et il deman­da à par­ler au cor­rec­teur.
On le condui­sit au bureau de la cor­rec­tion.
« Par­don, mon­sieur, dit l’au­teur de l’His­toire de mon Temps, je m’a­per­çois que nous fai­sons  à nous deux le tra­vail de Péné­lope ; plus je marque de cor­rec­tions, plus vous sem­blez vous obs­ti­ner à les sup­pri­mer ou à les chan­ger : vous m’o­bli­ge­riez en m’en fai­sant connaître la rai­son.
— Mon Dieu, mon­sieur, répon­dit le cor­rec­teur sans s’émouvoir, la rai­son est fort simple, elle est vôtre.
— Je ne com­prends pas. 
— Vous êtes aca­dé­mi­cien et vous cor­ri­gez d’a­près une ortho­graphe que vous avez adop­tée ; mais moi, qui ne suis qu’un simple mor­tel, je prends pour guide le Dic­tion­naire de l’Académie, voi­là pour­quoi nous ne nous ren­con­trons jamais. »
L’a­ca­dé­mi­cien ne dit rien ; mais, pre­nant le Dic­tion­naire, il cher­cha les mots en litige, et vit qu’il s’était trom­pé. 
Alors, sou­riant d’une façon toute cour­toise, il s’in­cli­na en disant :
« Je recon­nais que vous, mes­sieurs les cor­rec­teurs, vous êtes les seuls véri­tables conser­va­teurs de la langue. »
Et il se retira.

L’affaire du shako

Mais tous les auteurs ne se rendent pas aus­si faci­le­ment, et il en est qui se cabrent sous les obser­va­tions, comme le che­val de manége24 sous le fouet du dres­seur.
Dans un ouvrage mili­taire, l’au­teur s’obs­ti­nait à mettre un c à sha­ko, qui n’en prend pas. Le cor­rec­teur, avec autant de patience, le fait enle­ver ; ce manége se répète plu­sieurs fois, et il se décide à écrire en marge sur une seconde que l’on envoyait à l’au­teur :
« Sha­ko ne prend pas le c, voyez le Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie. »
Voi­ci la réponse que reçut cette digne anno­ta­tion :
« Je me f… de l’A­ca­dé­mie et du cor­rec­teur ; je mets un c à sha­ko, parce que cela me convient d’a­bord, et ensuite parce qu’en ma qua­li­té de mili­taire je connais mieux l’or­tho­graphe de cette coif­fure que qui que ce soit. » 

Premier (et dernier ?) lecteur

De même que les petits esprits s’at­tachent aux petites choses, de même ce sont les écri­vains les plus médiocres qui adressent le plus de récri­mi­na­tions au cor­rec­teur ; ce sont eux qui font reten­tir de leurs plaintes les échos d’a­len­tour et qui disent fort sérieu­se­ment : « Mon livre ne s’est pas ven­du, parce qu’il y avait une faute à la page 39. » Mais ils oublient de par­ler des fautes de bon sens dont le livre four­mille.
C’est pour ces auteurs qu’il sem­ble­rait qu’on a créé le cor­rec­teur, exprès pour leur don­ner la cer­ti­tude d’a­voir au moins un lec­teur assu­ré, condam­né à ce labeur comme le galé­rien aux tra­vaux for­cés. Com­bien, sans cela, ver­raient pas­ser leurs œuvres de l’im­pri­me­rie à la frui­tière25, après une courte sta­tion chez le libraire, sans que nul être humain les ait lues !

Devenir correcteur, « une odyssée »

On com­prend, par ce qui pré­cède, que pour qu’un homme d’es­prit se décide à faire ce métier il faut qu’il ait pas­sé par de cruelles épreuves, et qu’il ait acquis au rude contact de la vie cette phi­lo­so­phie qui fait tout accep­ter avec rési­gna­tion.
L’his­toire d’un cor­rec­teur est toute une odys­sée.
Quel­que­fois ce sont des mal­heurs de famille qui sont venus bri­ser une car­rière qui s’ou­vrait brillante, en le for­çant à inter­rompre ses études ; ou bien, esprit avide de liber­té et d’in­dé­pen­dance, il n’a pu se plier à la dis­ci­pline ; ou, encore, refu­sé à quelque exa­men, il s’est trou­vé aux prises avec la néces­si­té, il a sen­ti qu’il lui fal­lait tra­vailler pour vivre, et il est entré dans l’im­pri­me­rie26.
On lui a don­né une casse comme à un appren­ti, afin qu’il pût s’i­ni­tier aux pre­miers prin­cipes de l’im­pri­me­rie, et, au bout d’un mois, on lui a confié des épreuves à corriger.

La fougue du débutant

Le cor­rec­teur qui débute a tou­jours la manie de vou­loir refaire le manus­crit des auteurs, c’est-à-dire de les faire écrire cor­rec­te­ment, et cela au grand déplai­sir des com­po­si­teurs ; il bou­le­verse toute la ponc­tua­tion ; les paque­tiers27, pour se ven­ger de ces petites misères invo­lon­taires et indi­rectes, lui décernent le sobri­quet de la Vir­gule, et font mali­cieu­se­ment remar­quer les coquilles et les lettres retour­nées qu’il a lais­sées pas­ser sur l’épreuve ; car il est aus­si impos­sible en impri­me­rie de rendre une épreuve cor­recte que de trou­ver la qua­dra­ture du cercle ; et cela est tel­le­ment vrai que tout cor­rec­teur qui n’a pas trou­vé une faute à mar­quer sur une épreuve la relit vive­ment, crai­gnant de l’a­voir mal lue la pre­mière fois
Lorsque le cor­rec­teur est obli­gé d’al­ler dans l’a­te­lier, il est sûr d’être accueilli par une foule de ques­tions dans le genre de celles-ci :
« Met­tez-vous l’u flexe à dévoue­ment ou l’e ?
— À tout à l’heure faut-il des divi­sions ?
Usus­fruc­tus, est-ce un seul mot ?
— Met-on les deux capi­tales à conseil d’État ?
Voyez est sou­li­gné sur la copie, et vous me le mar­quez en romain. » 
Toutes ces ques­tions qui se croisent d’un bout à l’autre de l’a­te­lier n’émeuvent nul­le­ment le cor­rec­teur, qui se contente de répondre, impas­sible comme un Terme28 :
« Sui­vez vos copies, nous ver­rons à l’épreuve. » 

« Supplice » de la lecture

Le cor­rec­teur a géné­ra­le­ment hor­reur de toute espèce d’étude ; sa jour­née finie, il n’as­pire qu’au repos ; lire pour lui est un hor­rible sup­plice ; n’a-t-il pas lieu d’en être plus que dégoû­té lors­qu’il use dix heures sur vingt-quatre de sa vie à lire toutes sortes de choses qui lui sont indif­fé­rentes, et qu’il a consa­cré ce temps à déchif­frer des manus­crits hié­ro­gly­phiques dans le goût de ceux de MM. Jules Janin et Gus­tave Planche ?
Le cor­rec­teur pro­fesse le plus pro­fond mépris pour tout le clin­quant de la lit­té­ra­ture, et n’a de consi­dé­ra­tion que pour le vrai talent.
Par­fois il arrive, par un coup du sort, qu’il par­vienne à une posi­tion brillante : il ne rou­gi­ra jamais de ses anciens cama­rades. C’est, croyons-nous, le plus bel éloge que l’on puisse faire de la corporation.

Décembre-Alon­nier, Typo­graphes et gens de lettres [lien vers Gal­li­ca], Michel Lévy frères, 1864, p. 31-34 et 37-43.

☞ Voir aus­si Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’é­preuves d’im­pri­me­rie, 1861, qui confirme nombre de ces observations.


Romans récents avec un personnage de correcteur

Dans ma Biblio­thèque du cor­rec­teur, j’a­vais déjà réfé­ren­cé une dizaine de romans dont le pro­ta­go­niste est cor­rec­teur. Je viens de relan­cer la recherche dans les cata­logues des biblio­thèques natio­nales : il semble que notre métier ait encore ins­pi­ré les écri­vains ces der­nières années. Peut-être trou­ve­rez-vous dans cette liste des idées de lec­ture pour l’été.

Del­phine de Vigan, Les Gra­ti­tudes, JC Lat­tès, 2019 ; Le Livre de Poche, 2020.

Mich­ka, ancienne cor­rec­trice de presse, est en train de perdre peu à peu l’usage de la parole. Autour d’elles, deux per­sonnes se retrouvent : Marie, une jeune femme dont elle est très proche, et Jérôme, l’orthophoniste char­gé de la suivre.
Il n’est pas vrai­ment ques­tion du métier dans ce roman, mais le des­tin d’une cor­rec­trice qui s’é­loigne du lan­gage ne pou­vait que m’émouvoir.

"La Cage" de Michel Beuvens

Michel Beu­vens, La Cage, Plom­bières-les-Bains : éd. Ex aequo, 2018.

La ven­geance est un plat qui épais­sit en refroi­dis­sant… Arri­vé à la fin de sa vie, un père tente de mettre par écrit l’his­toire d’une ven­geance. Ven­geance qui a bien tour­né, ou qui a mal tour­né ? Il ne sait plus… Par manus­crit inter­po­sé, une cor­rec­trice devient sa confi­dente. Mais elle se rend compte qu’il n’a pas tout dit : est-ce vrai­ment un meur­trier qui a écrit ça ? Ne serait-ce pas quel­qu’un de sen­sible ? Intri­guée, elle décide de mener son enquête et de com­bler les blancs qu’elle a déce­lés dans le récit. 

Claude Denu­zière, La Cor­rec­trice, éd. de Fal­lois, 2017.

À dix-neuf ans Ernes­to Mes­si­na choi­sit de fuir la dic­ta­ture de Cas­tro. Son père lui a don­né ce pré­nom, en hom­mage à Che Gue­va­ra, mais sa pas­sion va plu­tôt à celui qu’il appelle « le Grand Ernest », l’écrivain amé­ri­cain Ernest Heming­way. Par­ti de Cuba pour Key West, il ren­contre sur son che­min la belle Ange­la qui donne des cours d’anglais, et la redou­table édi­trice Julia Martí­nez. Celle-ci va l’aider à se lan­cer, sous le pseu­do­nyme de Vic­tor Hemings, dans l’écriture d’une saga poli­cière que le monde entier va bien­tôt s’arracher. Mais le soir du der­nier jour d’octobre 1985, au som­met de sa gloire, Ernes­to Mes­si­na dis­pa­raît sans lais­ser de traces. C’est sa femme qui va devoir assu­rer la pro­mo­tion de son der­nier roman, Unis par la mort. D’Halloween à Thanks­gi­ving, de New York à La Nou­velle-Orléans, qu’est-il arri­vé à Ernes­to Mes­si­na ? A-t-il vrai­ment disparu ?

"Le Cadavre dans le canal" de François Hoff

Fran­çois Hoff, Le Cadavre dans le canal (Les Mys­tères de Stras­bourg ; 2), Barr : Le Ver­ger Édi­teur, 2017.

« Made­moi­selle Wil­hel­mi­na Pier­ron, ins­ti­tu­trice, se ren­dait à l’é­cole Saint-Tho­mas, rue des Cor­don­niers, au petit matin, en lon­geant le bras de l’Ill sur le che­min de halage. En pas­sant sous le pont Saint-Mar­tin, il lui sem­bla aper­ce­voir, dans l’eau, sor­tant d’un bou­quet d’algues, “à un pied de la berge, quelque chose comme une main”. Elle pous­sa un cri, mais nul ne l’en­ten­dit, car elle était seule. En arri­vant à son école, elle infor­ma sa direc­trice, qui haus­sa les épaules. »
En cet hiver 1846, Flo­réal Krattz, le héros (mal­gré lui) des Mys­tères de Stras­bourg, va devoir reprendre du ser­vice. Pris en étau entre Mina l’ins­ti­tu­trice et le com­mis­saire Engel­ber­ger, le jeune pion du Col­lège royal va se faire cor­rec­teur d’im­pri­me­rie pour enquê­ter sur l’as­sas­si­nat d’Al­phonse Decker, impri­meur d’al­ma­nachs. Est-ce un vol com­mis par des tor­tion­naires sans ver­gogne ? Un règle­ment de compte lié à ce tra­fic de lit­té­ra­ture inter­dite ? Ou, pire encore, cette affaire annonce-t-elle le retour du “Cogneur”, ce mal­frat de l’ombre qui avait mis sous sa coupe toute la pègre de Strasbourg ?

"De toutes les nuits, les amants" de Mieko Kawakami

Mie­ko Kawa­ka­mi, De toutes les nuits, les amants, tra­duit du japo­nais par Patrick Hon­no­ré, Actes Sud, 2020.

Fuyu­ko a trente-quatre ans, cor­rec­trice elle tra­vaille en free-lance pour l’édition, vit seule et ne s’imagine aucune rela­tion affec­tive. Elle ne se nour­rit pas de ses lec­tures : elle décor­tique les mots, cherche la faute cachée, l’erreur embus­quée. Elle n’écrit pas, ne connaît pas la musique, s’habille sans la moindre recherche.
Mais Fuyu­ko aime la lumière. Elle ne sort la nuit qu’au soir de ses anni­ver­saires en hiver, seule, pour voir et pour comp­ter les lumières dans ce froid qu’on peut presque entendre si l’on tend l’oreille, dans cet air sec et aride mais quelque part fer­tile.
Timide, intro­ver­tie, Fuyu­ko va néan­moins lais­ser entrer deux per­sonnes aux abords de sa vie : Hiji­ri, son inter­lo­cu­trice pro­fes­sion­nelle, et M. Mit­sut­su­ka, un pro­fes­seur de phy­sique qui lui offre un accès d’une autre dimen­sion vers la lumière : le bleu a une lon­gueur d’onde très courte, elle se dif­fuse faci­le­ment, c’est pour­quoi le ciel appa­raît si vaste.

☞ Lire l’ex­trait que j’ai publié.

Math Lopez, Dites-moi que je suis fou, Plom­bières-les-Bains : éd. Ex aequo, 2017.

Février 2001. Ser­gio Caliz quitte sa Lor­raine natale et s’ins­talle au Luxem­bourg. Il vient d’être employé comme rédac­teur-cor­rec­teur au ser­vice com­mu­ni­ca­tion interne des Che­mins de fer luxem­bour­geois (CFL). Léa, sa com­pagne, est par­tie de son coté pour­suivre ses études d’his­toire à Stras­bourg et ne donne plus de nou­velles du jour au len­de­main. Quelques semaines plus tard, Ser­gio reçoit de sa part une lettre de quelques lignes qui signe­ra leur rup­ture au cœur de l’au­tomne. Dans le but de sur­vivre à cette sépa­ra­tion, Ser­gio mul­ti­plie les ren­contres, mais la haine qu’il porte en lui est plus forte que le par­don. Beau­coup de jeunes femmes croisent alors son che­min et le paient de leur vie. Chaque meurtre violent appelle à un nou­veau meurtre encore plus bar­bare, révé­lant le symp­tôme d’un mal-être socié­tal, au gré des nébu­leux sou­ve­nirs de Léa mal­gré le besoin d’ab­so­lu et les désillusions. 

"Au sud de la frontière, à l'ouest du soleil" de Haruku Murakami

Haru­ki Mura­ka­mi, Au sud de la fron­tière, à l’ouest du soleil, trad. du japo­nais par Corinne Atlan, Bel­fond, 2002 ; 10/18, 2011.

Hajime, après avoir été cor­rec­teur chez un édi­teur, a épou­sé Yuki­ko, dont le père, homme d’af­faires véreux, lui offre d’ou­vrir un club de jazz. Tout dans sa vie lui réus­sit. Un soir il retrouve Shi­ma­mo­to-san, une femme qui a été sa voi­sine et son amie dans son enfance. Ils deviennent amants, mais elle dis­pa­raît. Yuki­ko donne à son mari le temps de réflé­chir. Hajime décide de res­ter avec sa famille.

Phi­lippe Muray, On ferme, Les Belles Lettres, 2011.

Jean-Sébas­tien, cor­rec­teur dans l’é­di­tion, s’est reti­ré avec sa famille dans le Midi pour finir de cor­ri­ger son roman qu’il s’ap­prête à publier. Ce roman raconte l’exis­tence paral­lèle de deux per­son­nages prin­ci­paux : Michel, un intel­lec­tuel qui tra­vaille comme nègre pro­fes­sion­nel dans l’é­di­tion, et Béré­nice, qui tra­vaille dans un cabi­net pri­vé char­gé d’é­la­bo­rer le look des businessmen.

"Soixante-neuf tiroirs" de Goran Petrovic

Goran Petro­vic, Soixante-neuf tiroirs, trad. du serbe par Goj­ko Lukic, éd. du Rocher, 2003 ; Le Ser­pent à plumes, 2006 ; Zul­ma, 2021.

Adam, étu­diant en lettres et cor­rec­teur inté­ri­maire, doit rema­nier un vieux livre mys­té­rieux pour le compte d’obs­curs clients. Se plon­geant dans le texte, il s’a­per­çoit vite qu’il n’est pas seul : d’autres lec­teurs le hantent, par­mi les­quels une vieille dame excen­trique, un agent des ser­vices secrets et une jeune fille au doux parfum. 

« C’est étour­dis­sant comme La biblio­thèque de Babel, de Jorge Luis Borges, poé­tique et aérien comme Le Cime­tière des livres oubliés de Car­los Ruiz Zafón. Et c’est serbe. » — Alain Lal­le­mand, Le Soir

Méri­da Rein­hart, Un Noël qui a du chien, Saint-Mar­tin-d’Hères : éd. Lega­cy, 2020 ; Book­mark, 2022.

Cor­rec­trice dans une petite mai­son d’é­di­tion d’An­gou­lême, Lou Dulac tente de noyer son cha­grin dans un pot de glace suite à sa rup­ture, mou­ve­men­tée, avec le sup­po­sé homme de sa vie. Fort heu­reu­se­ment, elle peut comp­ter sur sa meilleure amie, Lucille Wal­lace, et un mil­lio­nième vision­nage des adap­ta­tions de Jane Aus­ten, pour se remettre en selle. C’est d’ailleurs une idée souf­flée par Lucille qui va retour­ner son exis­tence de fond en comble : avoir un ange gar­dien. Mais, Lou ne fait rien comme tout le monde : lors­qu’elle croise la pet-sit­ter de son immeuble et son shi­ba-inu, elle décide que son ange gar­dien sera poi­lu et à quatre pattes. Une aven­ture qui ne sera pas de tout repos, d’au­tant qu’elle coïn­cide avec l’ar­ri­vée de son nou­veau patron, cha­ris­ma­tique et hau­tain, Natha­niel Hame­lin – qu’elle manque d’as­som­mer dès le pre­mier jour. Celui-ci lui confie la lourde res­pon­sa­bi­li­té de s’oc­cu­per du der­nier manus­crit de Hugo Craw­ford – auteur vedette qui sou­haite publier un roman très cher à son cœur. Lorsque son pas­sé menace de refaire sur­face, rien ne va plus à l’ap­proche de Noël !

"Le Retour" de Bernhard Schlink

Bern­hard Schlink, Le Retour, trad. de l’al­le­mand par Ber­nard Lor­tho­la­ry, Gal­li­mard, « Du monde entier », 2007 ; Folio, 2008.

Les grands-parents du jeune Peter Debauer tra­vaillent comme relec­teurs pour une col­lec­tion de lit­té­ra­ture popu­laire. Sou­vent, Peter des­sine ou fait ses devoirs au dos de jeux d’é­preuves cor­ri­gées. Un jour, il se met à lire un de ces feuille­tons mal­gré l’in­ter­dic­tion grand-paren­tale. Intri­gué, il découvre dans le récit pour­tant incom­plet d’un pri­son­nier de guerre déte­nu en Sibé­rie des détails qui se rat­tachent étran­ge­ment à sa propre vie… Une longue quête com­mence alors pour lui, et sa volon­té de décou­vrir la fin de l’his­toire l’en­traî­ne­ra dans une odys­sée à tra­vers l’his­toire alle­mande et le pas­sé de sa propre famille.

"Un troupal de chevals" d'Anne Schmauch

Anne Schmauch, Aurore Damant, Un trou­pal de che­vals, Rageot, 2018.

Méli­sande a un père cor­rec­teur qui relit la der­nière édi­tion du célèbre dic­tion­naire Labrousse. Un soir, quatre che­vals en colère sonnent à sa porte. Criant à l’injustice, ils exigent son aide pour faire leur entrée dans l’ouvrage avant « che­vaux ». Face à ces créa­tures fan­tas­tiques, Méli­sande sait que sa tâche ne sera pas facile…

☞ Lire mon article Mon papa est cor­rec­teur.

Phi­lippe Sol­lers, Pas­sion fixe, Gal­li­mard, Blanche, 2000 ; Folio, 2001.

Ici le nar­ra­teur, cor­rec­teur chez un édi­teur scien­ti­fique, affiche deux pas­sions : celle qui le lie à Dora Weiss, avo­cate, avec laquelle il forme un couple d’in­sé­pa­rables, et celle qu’il voue à la phi­lo­so­phie chi­noise, où il puise l’art de l’har­mo­nie inté­rieure. Un roman d’a­mour et du culte de la mue en soi. 

Fer­nan­do Trías de Bes, Encre, trad. de l’es­pa­gnol par Del­phine Valen­tin, Actes Sud, 2012.

Dans la Mayence de Guten­berg, un libraire et un mathé­ma­ti­cien cherchent vai­ne­ment dans les livres la rai­son de leur mal­heur. Avec les ser­vices d’un cor­rec­teur et d’un impri­meur, ils créent un ouvrage à l’encre inso­lite qui ne se laisse lire qu’a­vec le cœur.

Jab­bour Douai­hy, Le Manus­crit de Bey­routh, trad. de l’a­rabe par Sté­pha­nie Dujols, Actes Sud, 2017.

Farid, jeune et naïf, fait le tour des édi­teurs bey­rou­thins avec un ouvrage rédi­gé de sa main qu’il a fiè­re­ment inti­tu­lé Le Livre. Hélas, per­sonne ne daigne prê­ter atten­tion à son chef-d’œuvre. La mort dans l’âme, il se résout à accep­ter l’emploi de cor­rec­teur qu’on lui pro­pose à l’imprimerie Karam Frères. Le patron, Abdal­lah, des­cend d’une brillante lignée d’imprimeurs mais manque cruel­le­ment de tout ce qui a fait leur renom­mée pen­dant plus d’un siècle. Médiocre et bla­sé, défi­gu­ré par une explo­sion, il se défoule auprès des filles de joie, n’osant plus s’approcher de sa femme, la belle Per­sé­phone, qui finit par jeter son dévo­lu sur Farid. Pour l’impressionner, elle fait impri­mer un magni­fique exem­plaire, un seul, de son manus­crit. C’est le début des démê­lés du cor­rec­teur avec Inter­pol dans une sor­dide affaire de faux billets.

☞ Voir aus­si La Cor­rec­trice, de David Nah­mias.

☞ PS – Voir aus­si les résul­tats de la recherche de 2023.

André Lemoyne, un correcteur statufié

Buste du monument à André Lemoyne (1822-1907), à Saint-Jean-d'Angély (Charente-Maritime).
Buste du monu­ment à la mémoire d’An­dré Lemoyne, sur la place por­tant son nom, à Saint-Jean-d’An­gé­ly (Cha­rente-Mari­time).

« J’aime mieux être arti­san que magis­trat, gagner ma vie à la sueur de mon front que ser­vir aux basses œuvres de la tyran­nie. » — André Lemoyne, 1852

Rares sont les cor­rec­teurs aux­quels on a éri­gé un monu­ment. C’est pour­tant le cas d’André Lemoyne (1822-1907), célé­bré comme poète, étu­dié par Ver­laine29, pré­fa­cé par Sainte-Beuve et par Jules Val­lès, mul­ti­pri­mé par l’Académie30 et fait che­va­lier de la Légion d’honneur en 187731. Si c’est le poète qui fut ain­si sta­tu­fié, son pas­sé de cor­rec­teur y est aus­si ins­crit à tra­vers le comi­té qui a sou­hai­té ce monu­ment32 :

Monument à André Lemoyne (1822-1907), à Saint-Jean-d'Angély (Charente-Maritime).
Musée d’Or­say, fonds Debuis­son. Source : E-monumen.net

Il mou­rut le 28 février 1907 en sa ville natale, qui a don­né son nom à une place publique. Ses amis, ses admi­ra­teurs lui ont éle­vé, par une sous­crip­tion publique à laquelle la Socié­té ami­cale des Protes et Cor­rec­teurs d’imprimerie de France a pris très lar­ge­ment part, un modeste monu­ment qui fut inau­gu­ré le 31 octobre 1909, au Jar­din public de Saint-Jean-d’Angély33.

Ver­laine salue ain­si l’homme : 

Lemoyne vit digne­ment d’un bel emploi dans la mai­son Didot. C’est l’homme du Livre comme c’est l’homme d’un livre. Quoi de plus noble et de plus logique ? Mais c’est aus­si l’homme de la Nature mer­veilleu­se­ment tra­duite, du cœur com­bien fine­ment devi­né, de la femme sue et impec­ca­ble­ment appré­ciée, dite à ravir. Et quoi de mieux ?

Je repro­duis ici le bel hom­mage que lui rend L.-E. Bros­sard, en 1924, dans Le Cor­rec­teur typo­graphe34 :

« En plein rêve de jeu­nesse, alors que son esprit et son cœur débor­daient des plus nobles ambi­tions, André Lemoyne, au milieu des évé­ne­ments de 1848, vit dis­pa­raître toute la for­tune pater­nelle dans une catas­trophe impré­vue. Jeune et ins­truit, il eût pu se tour­ner vers la poli­tique ou le jour­na­lisme, où, grâce à son talent d’a­vo­cat et à l’ar­deur de ses convic­tions, il se fût taillé une brillante situa­tion. André Lemoyne pré­fé­ra deve­nir un simple arti­san et ne devoir qu’au tra­vail de ses mains le pain et la sécu­ri­té de ses jours : stoï­que­ment, sans amer­tume, ni regret, il s’en­rô­la dans la pha­lange des tra­vailleurs du Livre. Entré comme appren­ti typo­graphe dans l’im­pri­me­rie Fir­min-Didot, André Lemoyne, que ses connais­sances éten­dues et variées dési­gnaient à l’at­ten­tion de ses chefs, devint bien­tôt cor­rec­teur. Son éru­di­tion et son carac­tère lui conquirent, dans ce poste, des ami­tiés solides et l’es­time d’au­teurs illustres qui jugeaient à sa valeur la pré­cieuse col­la­bo­ra­tion de ce tra­vailleur dis­cret. C’est dans ces fonc­tions que Lemoyne vit un jour, pour la pre­mière fois, la gloire venir vers lui : un aca­dé­mi­cien, M. de Pon­ger­ville, « en habit bleu à bou­tons d’or, pan­ta­lon gris perle à sous-pieds, cha­peau blanc à longues soies », venait, au nom de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, appor­ter ses féli­ci­ta­tions et ser­rer la main au modeste cor­rec­teur qui se révé­lait un poète de pre­mier ordre. »

André Lemoyne fut en effet un vrai poète : « dans la pra­tique de son métier de cor­rec­teur il avait décou­vert toutes les nuances, toutes les somp­tuo­si­tés du « verbe » ; nour­ri aux meilleures sources clas­siques, il avait sucé jus­qu’à la moelle l’os savou­reux de notre vieille lit­té­ra­ture ; il en connais­sait l’har­mo­nieuse beau­té et les res­sources infi­nies ; il en com­pre­nait la sou­plesse et la logique ; il l’ai­mait avec un res­pect, avec une admi­ra­tion sin­cères. S’il concé­dait par­fois qu’il est des dif­fi­cul­tés, des contra­dic­tions, des illo­gismes qu’on peut sans dom­mage éla­guer de la luxu­riante fron­dai­son de la gram­maire et de l’or­tho­graphe, jamais il ne vou­lut admettre qu’on pût tou­cher aux règles ou aux formes gram­ma­ti­cales. Avec quelle amer­tume, lui d’or­di­naire si doux, ne dénonce-t-il pas les infil­tra­tions de mots étrangers :

… Je pense à toi, pauvre langue fran­çaise,
Quand tu dis­pa­raî­tras sous les nom­breux afflux
De source ger­ma­nique et d’o­ri­gine anglaise :
Nos arrière-neveux ne te connaî­tront plus !

« Tra­vailleur d’é­lite probe et fidèle, Lemoyne ne pou­vait oublier que pen­dant près de trente années il avait été du nombre de ces humbles et pré­cieux auxi­liaires de l’im­pri­me­rie, du nombre de ces éru­dits ano­nymes qui veillent au res­pect des belles tra­di­tions, du nombre de ces cor­rec­teurs qui éclairent les expres­sions obs­cures, redressent les phrases boi­teuses et sont, sui­vant Mon­se­let, les « ortho­pé­distes » et les ocu­listes de la langue. Alors qu’il avait depuis longues années aban­don­né l’a­te­lier pour rem­plir les fonc­tions de biblio­thé­caire archi­viste à l’É­cole des Arts déco­ra­tifs, n’a­vait-il point cet orgueil de mon­trer à ses intimes la blouse noire qu’il avait endos­sée au temps de sa jeu­nesse et de son âge mûr. N’est-ce point encore sur cette blouse qu’il épin­gla fiè­re­ment la croix, alors qu’il fut fait che­va­lier de la Légion d’hon­neur ? Au reste, ne pro­cla­mait-il point avec une osten­ta­tion de bon aloi : « Je connais mon dic­tion­naire. Son­gez que pen­dant trente ans j’ai été ouvrier typo­graphe et cor­rec­teur chez Didot… » »


“La Correctrice”, de David Nahmias

"La Correctrice" de David Nahmias

« Sou­dain, elle a lan­cé le nom de Tris­tan Cor­bière… Bon sang, elle aimait Cor­bière ! Elle pos­sé­dait même, chez elle, une édi­tion rare des Amours jaunes. 1932 ! Librai­rie Cel­tique ! Je vou­lais la voir, la tou­cher, flai­rer ses pages. »

À la biblio­thèque du Centre Pom­pi­dou, un écri­vain ren­contre une cor­rec­trice. Sans suc­cès et sans le sou, logeant chez des amis ou des maî­tresses, il finit par deman­der asile à la jeune femme… Pre­mier roman de David Nah­mias, La Cor­rec­trice est un récit alerte, plein d’humour, qui parle beau­coup de l’écriture et de la cor­rec­tion. Lisa, la cor­rec­trice du titre, est obsé­dée à l’idée « d’en lais­ser pas­ser une » (coquille), ce qui confine à la manie. Les fautes, « elle les voyait par­tout, aus­si bien dans les livres et les jour­naux, que sur les affiches murales, les pros­pec­tus, les plaques du corps médi­cal ou juri­dique, les géné­riques des pro­grammes télé­vi­sés, enfin par­tout ». C’est « une Gus­tave Flau­bert de la cor­rec­tion, que l’on retrou­ve­rait un jour, éva­nouie, la tête posée sur des feuilles éparses, le doigt poin­té sur le der­nier mot consul­té dans un dictionnaire ».

Cette obses­sion n’est pas sans charme pour le narrateur : 

Lorsqu’elle hési­tait sur l’orthographe d’un nom propre, elle était capable de retrou­ver rapi­de­ment le livre, puis la page où elle se sou­ve­nait l’avoir déjà lu. Son tra­vail res­sem­blait à celui d’un insecte buti­neur. Elle gla­nait des mots dans ses dic­tion­naires, dans les livres de sa biblio­thèque et mou­che­tait la page de traces rouges, sortes de coups de griffe por­tés au texte. Elle me fas­ci­nait, et je la por­tais aux nues avec l’aveuglement propre aux amants.

Jus­qu’au jour où il se recon­naît dans l’au­teur objet de son tra­vail acharné :

Lisa, pen­dant ce temps, bouillon­nait sur le pavé. Je sup­por­tais mal qu’elle se place en juge, qu’elle puisse ain­si tou­cher à un tra­vail de créa­tion et lui rap­pe­lais sa simple place dans le che­mi­ne­ment du livre. J’étais piqué à vif (sic), comme si ce texte m’appartenait. C’était moi qu’on vou­lait char­cu­ter. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de grat­ter une toile, d’ajouter de la cou­leur à un tableau. Alors pour­quoi ne pas user du même res­pect vis-à-vis de nous, pauvres auteurs ?
— Et le res­pect du lec­teur, tu t’en tapes ? 
— Le lec­teur est capable de juger par lui-même. Il n’a pas besoin de cen­seurs. 
Elle se leva d’un bond. 
— Ce n’est pas de la cen­sure, c’est de la cor­rec­tion ! 
— Ah, le grand mot ! 
Et je quit­tai la pièce pour ne pas pour­suivre le débat.

Dans His­toire du siège de Lis­bonne, de José Sara­ma­go35, le cor­rec­teur change un mot. Reli­sant le manus­crit d’un amant, Lisa va plus loin : 

Puis, peu à peu, Lisa s’est immis­cée dans l’écriture même du roman. Elle a rem­pla­cé, d’abord, des mots par d’autres, refon­du entiè­re­ment des tour­nures de phrases, ajou­té un détail, une idée propre à elle. Un jour, alors que Dan, dans la cui­sine, impro­vi­sait un sand­wich, elle s’est glis­sée dans le texte pour insé­rer un para­graphe : quatre, cinq lignes, sur les­quelles elle est reve­nue plu­sieurs fois, pour les pon­cer, les polir, imbri­quer par­fai­te­ment les mots. Par oubli ou, peut-être, déli­bé­ré­ment, elle ne les a pas lues à Dan, lais­sant ces lignes au cœur du texte : galets visibles sur le lit d’une rivière. Deux jours plus tard Dan décou­vrait par hasard les intruses. Elles étaient belles, par­faites, lisses, mais elles n’étaient pas de lui. En un ins­tant il com­prit que Lisa ne se can­ton­nait plus à son rôle de cor­rec­trice, mais s’infiltrait dans la trame de l’histoire qu’elle pre­nait, tout bon­ne­ment, à son compte.

Le cor­rec­teur que je suis n’a pas man­qué de rele­ver un cer­tain nombre de pro­blèmes de langue dans ce roman. Comme le dit Lisa, « on peut se cre­ver les yeux sur les lignes, il y a tou­jours une coquille qui vous glisse d’entre les cils… C’est terrible !… »


David Nah­mias, La Cor­rec­trice, éd. du Rocher, 1995.

Georges Simenon et ses correcteurs

Dessin de Loustal représentant Georges Simenon écrivant à son bureau

« Toute la mati­née, il se sen­tit bien. Il tra­vaillait len­te­ment, minu­tieu­se­ment. Puriste, il avait hor­reur des fautes de gram­maire. Il en avait trou­vé dans des textes d’agrégés et d’académiciens. »La Cage de verre, cha­pitre V.

Dans ma biblio­thèque du cor­rec­teur, j’ai déjà men­tion­né La Cage de verre, roman de 1971 où Sime­non met en scène Émile Virieu, un cor­rec­teur d’imprimerie par­ti­cu­liè­re­ment terne36. Cette œuvre a une réso­nance avec sa biographie : 

Tous les sime­no­niens connaissent l’épisode extra­va­gant de la cage de verre dans laquelle Sime­non s’était enga­gé à écrire un roman en une semaine37.
[Au] début de l’année 1927 […] Eugène Merle, direc­teur de plu­sieurs jour­naux pari­siens, lui lance un défi : Sime­non devra écrire un roman sous les yeux du public, enfer­mé dans une cage de verre… Atti­ré par la somme impor­tante que lui pro­pose son employeur, il accepte immé­dia­te­ment, mais le pro­jet n’aboutira pas pour diverses rai­sons qui res­tent encore un peu obs­cures. Cepen­dant, l’épisode de la cage de verre res­te­ra dans la légende de Sime­non et contri­bue­ra à faire de ce roman­cier un véri­table phé­no­mène : plu­sieurs jour­naux ont racon­té en effet l’exploit qui ne s’est jamais pro­duit38 !

Des romans parsemés de correcteurs

Couverture de "La Cage de verre", de Georges Simenon, au Livre de Poche

Outre Émile Virieu, d’autres cor­rec­teurs appa­raissent dans les intrigues de Sime­non, cha­cun dans « son coin, sa cage qui le prot[ège] contre tout ce qu exist[e] au dehors » – le cas­se­tin39

Dans Mai­gret chez le ministre :

— Elle tra­vaille comme cor­rec­trice d’épreuves à l’Imprimerie du Crois­sant40, où elle fait par­tie de l’équipe de nuit.

Dans L’Homme au petit chien :

— Figu­rez-vous qu’à trente-cinq ans, je me suis mis en tête d’épouser un cer­tain Émile Doyen, un homme de qua­rante ans, à peu près de mon âge, qui avait l’air aus­si pai­sible que vous. Son métier n’était pas moins tran­quille : cor­rec­teur à l’Imprimerie du Crois­sant, où il pas­sait ses jour­nées ou ses nuits dans une cage de verre, pen­ché sur des épreuves. 

Dans Les Anneaux de Bicêtre : 

Per­sonne, par exemple, n’aurait pu dire où il habi­tait, ni quelles étaient ses res­sources, et il a fal­lu un hasard pour que Mau­gras le découvre dans une cage vitrée, à l’imprimerie de la Bourse, où Jublin gagnait sa maté­rielle comme correcteur. 

On raconte aisé­ment que Sime­non refu­sait toute inter­ven­tion sur ses créa­tions, insis­tant notam­ment sur le res­pect de la ponc­tua­tion. Ses nom­breux points de sus­pen­sion étaient, pour lui, « le reflet des réflexions de Mai­gret41 ». 

Il eut pour­tant des cor­rec­teurs, dont les seuls connus (de moi, en tout cas) sont Pierre Deli­gny et la mys­té­rieuse Doringe. 

Maigret et l’absence de virgule 

Dans son blog, le tra­duc­teur Michel Vol­ko­vitch ana­lyse une phrase : 

« Au lieu de gro­gner en cher­chant l’ap­pa­reil à tâtons dans l’obs­cu­ri­té comme il en avait l’ha­bi­tude quand le télé­phone son­nait au milieu de la nuit, Mai­gret pous­sa un sou­pir de soulagement. »

C’est la pre­mière phrase de Mai­gret et les braves gens et je me la relis avec délec­ta­tion. Ce qui m’en­chante en elle ? Presque rien : une absence de vir­gule. C’est cette absente, après « obs­cu­ri­té », qui donne à l’en­semble son juste rythme : le seg­ment anor­ma­le­ment long, qui nous fait sen­tir cette recherche à tâtons inter­mi­nable, qui déjà ins­talle un malaise — annon­çant la cou­leur du livre entier ! —, puis le bref apai­se­ment.
J’i­ma­gine Sime­non qui envoie sa phrase ain­si ponc­tuée, le cor­rec­teur de 1961 qui s’ef­fraie, qui cherche à la nor­ma­li­ser en col­lant la vir­gule, l’au­teur qui se fâche, qui biffe la vir­gule, à lui le der­nier mot puisque c’est une star.
Oui, mais c’est trop beau. À la réflexion, le scé­na­rio inverse tient tout aus­si bien la route : Sime­non colle sa vir­gule machi­na­le­ment et le cor­rec­teur la sup­prime, au nom de la cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. Avec cette fichue vir­gule, en effet, « comme il en avait l’ha­bi­tude… » pour­rait à la rigueur dépendre de la prin­ci­pale qui suit, et non de la subor­don­née qui pré­cède. La plu­part des lec­teurs, même les plus poin­tilleux, accep­te­raient sûre­ment cette absence de vir­gule au nom de la règle du plus vrai­sem­blable ; mais qui nous dit que le cor­rec­teur en l’oc­cur­rence n’é­tait pas un adepte de la clar­té gram­ma­ti­cale abso­lue — espèce redoutable ?

Mais Sime­non eut-il vrai­ment un cor­rec­teur pour ce Mai­gret en 1961 ? «[…] les édi­tions ori­gi­nales [étaient] sou­vent impri­mées hâti­ve­ment et riches en coquilles42. » 

Pierre Deligny, correcteur passionné… et bénévole

C’est Pierre Deli­gny (Arras, 1926 – Poi­tiers, 2005) qui cor­ri­gea, pour leur édi­tion défi­ni­tive, la tota­li­té des romans de l’é­cri­vain. Dans le cata­logue Sime­non com­po­sé par le libraire Hen­ri Thys­sens43, on trouve de pas­sion­nantes infor­ma­tions sur sa rela­tion avec Sime­non. Je résume l’in­tro­duc­tion du catalogue :

Pierre Deli­gny paraît avoir contrac­té le virus sime­no­nien en 1967. Cor­rec­teur d’imprimerie, il vient alors d’être embau­ché comme lec­teur-cor­rec­teur à l’Ency­clopæ­dia Uni­ver­sa­lis. Ayant trou­vé quan­ti­té d’erreurs typo­gra­phiques dans les livres de Sime­non, il le fait savoir à l’é­cri­vain, avec qui il échan­ge­ra une cen­taine de lettres entre 1967 et 1988. Il pour­sui­vra durant des années son inlas­sable quête des coquilles dans ses textes.

Dans son exem­plaire de Mai­gret hésite (Presses de la Cité, 1968), adres­sé à Sime­non, Deli­gny écrit : 

« Mon cher Georges Sime­non, Mai­gret hésite peut-être… mais moi, je n’hésite pas à décla­rer que ce livre, comme tous ceux qui pré­cèdent, est fort mal cor­ri­gé. Je rêve pour vous (et pour nous, vos lec­teurs assi­dus) des Œuvres com­plètes de Sime­non (puisqu’il semble qu’on ne puisse espé­rer cela des Presses de la Cité) enfin sans fautes (ou presque). Je m’y emploie. » Ce coup d’audace lui valut de cor­ri­ger désor­mais la plu­part des ouvrages de l’auteur en vue de la publi­ca­tion de la col­lec­tion « Tout Sime­non ». L’exemplaire est un modèle des méthodes de tra­vail de Pierre Deli­gny qui y porte des cor­rec­tions en rouge (coquilles, mas­tics, fautes pré­ju­di­ciables à la com­pré­hen­sion de l’œuvre), en vert (coquilles, fautes bénignes non nui­sibles à la com­pré­hen­sion), en bleu (sug­ges­tions faites à l’auteur). Sur cer­taines pages, c’est une vraie sym­pho­nie de couleurs.

De même, son exem­plaire de La Main (Presses de la Cité, 1968) est cor­ri­gé et anno­té « en trois cou­leurs », avec la remarque : 

Compte ren­du d’une « catas­trophe typo­gra­phique », d’un véri­table « sabo­tage indus­triel » dont j’espère fer­me­ment qu’il ne se renou­vel­le­ra plus… Et si je puis y contri­buer, ce sera avec plai­sir et enthousiasme ! 

Sime­non le lui a dédi­ca­cé ainsi : 

Pour Pierre Deli­gny qui connaît mieux mes livres et sur­tout leurs petits défauts que moi, en le remer­ciant de l’énorme tra­vail qu’il s’impose si généreusement […]

La pre­mière édi­tion des œuvres com­plètes, éta­blie par Gil­bert Sigaux (Lau­sanne, éd. Ren­contre), est publiée entre 1967 et 1973. Les 72 volumes portent, sur la garde, un papillon avec cet avis : 

« Cette col­lec­tion, entiè­re­ment anno­tée et cor­ri­gée par Pierre Deli­gny, cor­rec­teur et ami de Georges Sime­non, a ser­vi à l’établissement de l’édition des Presses de la Cité “Tout Sime­non”, 25 volumes (1988-1992). » En réa­li­té, ce tra­vail minu­tieux a aus­si ser­vi de modèle à l’édition en 10 volumes du « Cycle Mai­gret », puis aux réim­pres­sions des Édi­tions Rencontre.

Un exem­plaire de La Cage de verre (1971) porte l’envoi : 

« Pour Pierre Deli­gny, dans sa “cage morale”, en sou­ve­nir de tant de cor­rec­tions dans mes textes impri­més. Son ami recon­nais­sant, Georges Sime­non, 1982. » 

Pierre Deli­gny, men­tion­né comme « ancien chef cor­rec­teur adjoint » dans l’Ency­clopæ­dia Uni­ver­sa­lis, y signe­ra la fiche consa­crée au roman­cier. On lui doit aus­si les 32 pages de Jalons chro­no­bio­gra­phiques dans Tout Sime­non, t. 27 (Presses de la Cité, 1993). Avec Claude Men­guy, il a publié Sime­non au fil des livres et des sai­sons (Omni­bus, 2003), ain­si que de nom­breux articles dans la revue Traces, édi­tée par le Centre d’études Georges Sime­non (Liège).

Deligny, correcteur de Jean Failler

Portrait de Jean Failler
Jean Failler.

Auteur de la série poli­cière Mary Les­ter, Jean Failler (né en 1940) évoque son cor­rec­teur et ami Pierre Deli­gny à plu­sieurs endroits. Je synthétise :

J’ai eu un excellent cor­rec­teur, il s’ap­pe­lait Pierre Deli­gny, mais hélas, il nous a quit­tés. Pierre avait été chef cor­rec­teur à l’Ency­clo­pé­die Uni­ver­sa­lis où il super­vi­sait une équipe de six cor­rec­teurs très avi­sés. Cepen­dant, lorsque l’Ency­clo­pé­die est sor­tie, il sub­sis­tait des coquilles. Il pré­ten­dait qu’un livre sans défauts de ce genre n’existe pas car ce serait la per­fec­tion. Or, ajou­tait-il, la per­fec­tion est d’es­sence divine, et nous ne sommes que de pauvres humains44.

En retraite, il me pro­po­sa [en 1997] de mettre sa science au ser­vice de Mary Les­ter. J’eus ain­si, pen­dant près de dix ans, le plus savant des cor­rec­teurs, le plus sour­cilleux aus­si, qui n’hésitait pas me taqui­ner à pro­pos de cer­taines fautes gros­sières et répé­ti­tives. Si, comme le dit le pro­verbe, qui aime bien, châ­tie bien, Pierre m’aimait beau­coup.
Mary Les­ter a per­du en la per­sonne de Pierre Deli­gny le plus fidèle de ses ser­vi­teurs et moi le meilleur des amis, une sorte de grand frère qui n’hésitait pas à com­men­cer ses lettres par la for­mule célèbre du juge Ti : “frère né après moi” et qui les ter­mi­nait en signant – en bre­ton – du sur­nom qu’il s’était lui-même attri­bué, Kraïon ru (ce qui signi­fie crayon rouge, cou­leur dont il sou­li­gnait vigou­reu­se­ment mes tur­pi­tudes ortho­gra­phiques)45.

À pro­pos de la col­la­bo­ra­tion de Deli­gny et Sime­non, il raconte : 

Pierre avait éga­le­ment été le cor­rec­teur de Georges Sime­non. Il com­men­çait à cor­ri­ger le livre en atta­quant la der­nière page, puis l’a­vant-der­nière afin de ne pas se lais­ser prendre par le récit. Ensuite il le reli­sait à l’en­droit pour véri­fier les erreurs de dates, de noms, etc.46.

Pierre avait […] éta­bli des listes de TOUS les inter­ve­nants dans les ouvrages de Sime­non. Ima­gi­nez le tra­vail ! Quand on connaît l’œuvre du grand Georges, ça laisse pan­tois. D’au­tant que l’a­mi Pierre n’a­vait jamais tou­ché à un ordi­na­teur et que toutes ces com­pi­la­tions étaient éta­blies à la plume sur des fiches car­ton­nées47.

Enfin, il ajoute cette infor­ma­tion intéressante : 

Sime­non avait une autre cor­rec­trice en la per­sonne de sa secré­taire [s’agit-il de Joyce Ait­ken48 ?] qui aimait lui faire aigre­ment remar­quer ses erre­ments ortho­gra­phiques, ce qui aga­çait pro­di­gieu­se­ment maître Georges. 
Il l’en­voya un jour sur les roses en lui disant : « C’est enten­du, si j’a­vais votre ortho­graphe, votre sens de la gram­maire et de la syn­taxe, je four­ni­rais des manus­crits par­faits. Mais je sup­pose que j’au­rais alors aus­si votre style plat et votre total manque d’i­ma­gi­na­tion… À qui ven­drait-on des livres écrits de la sorte ? »
Et toc, voi­là la demoi­selle reca­drée49.

Une autre femme est cepen­dant connue des simenoniens.

Doringe, « correctrice attitrée » ?

« Doringe […] a l’âge de ma mère et pour­tant, c’est mon amie. Très intel­li­gente, très culti­vée, très aver­tie de tout, et d’un goût très sûr, elle a un tel sens de l’a­mi­tié qu’elle y mêle de la jalou­sie. » — Lettre de Sime­non, citée dans l’Auto­dic­tion­naire Sime­non de Pierre Assouline.

On sait peu de chose sur Doringe, plu­sieurs fois citée par Pierre Assou­line, dans sa bio­gra­phie de Sime­non50, comme sa « cor­rec­trice atti­trée ». « […] les ren­sei­gne­ments que l’on pos­sède sur elle sont par­ci­mo­nieux et assez dif­fi­ciles à trou­ver », recon­naît Murielle Wen­ger en décembre 2016, sur le site Sime­non Sime­non, avant de bros­ser son portrait :

Belge d’o­ri­gine, Doringe [en réa­li­té, Hen­riette] a été pro­fes­seur d’an­glais, puis « jour­na­liste tous ter­rains », comme l’é­crit Assou­line : elle était en par­ti­cu­lier chro­ni­queuse de ciné­ma, et elle a inter­viewé, entre autres, Jean Gabin ; en 1912, elle avait fon­dé un heb­do­ma­daire, la Tri­bune des bêtes, un jour­nal qui défen­dait la cause des ani­maux. La même année, elle avait épou­sé un jour­na­liste, André Blot. Mais elle a été aus­si tra­duc­trice de roman­ciers amé­ri­cains, Slaugh­ter en par­ti­cu­lier. D’a­près Assou­line, Sime­non jugeait son ami­tié un peu enva­his­sante, mais indis­pen­sable. Leurs échanges épis­to­laires portent sou­vent sur le style du roman­cier. Comme l’é­crit encore le bio­graphe, Doringe est « la seule per­sonne avec laquelle il accepte de dis­cu­ter du bien-fon­dé de ses choix, qu’il s’a­gisse de gram­maire, de syn­taxe ou encore d’or­tho­graphe ». Sime­non a sa propre vision de son style, et il n’est pas tou­jours d’ac­cord avec les cor­rec­tions pro­po­sées par Doringe, mais il ne peut se pas­ser d’elle. Et Assou­line de racon­ter cette émou­vante anec­dote : en 1964, alors qu’elle souffre d’un can­cer géné­ra­li­sé, Doringe tient à finir la cor­rec­tion du der­nier manus­crit de Sime­non, Mai­gret se défend. Elle est ali­tée, n’a plus de force. Alors elle fait venir le curé, non pour se confes­ser, mais pour qu’il l’aide à ter­mi­ner la cor­rec­tion du texte…

Sime­non n’ai­mait peut-être pas être cor­ri­gé, mais ses prin­ci­paux cor­rec­teurs, eux, lui étaient tout dévoués. 


Des­sin de Lous­tal. Pho­to de Jean Failler : Le Télé­gramme.