Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


L’énigme du crayon bleu du correcteur

Crayons bleu de Prusse et ver­millon Mit­su­bi­shi. Source : Pen­cil Talk.

Lors­qu’il débute dans la cor­rec­tion de presse, en juillet 1945, Claude Jamet écrit dans son jour­nal3 : 

« Et il faut bien que je m’a­voue, de moi à moi, que j’i­gnore en effet l’A B C du métier : je ne me rap­pelle plus tous les signes conven­tion­nels ; je n’ai même pas de crayon bleu… »

Et, plus loin, le 11 septembre :

« Huit bouches à nour­rir, et je n’ai que mes deux bras, que dis-je ? Je n’ai que cette main, qui tient le crayon bleu, à encre4, du cor­rec­teur… »

En matière de cor­rec­tion, tout un cha­cun pense aus­si­tôt au sty­lo rouge, sym­bole même du métier. Alors pour­quoi donc cette insis­tance sur le crayon bleu ? 

L’alternance de rouge et de bleu, je l’ai ren­con­trée très récem­ment. Dans son récit d’une séance de cor­rec­tion avec Bau­de­laire (voir mon article), Léon Cla­del raconte : « […] le sévère cor­rec­teur sou­li­gnait au crayon rouge, au crayon bleu, les phrases qui, selon lui, man­quaient de force ou d’exactitude, et ne s’adaptaient pas à l’idée, ain­si que les gants de peau. » 

Voi­ci deux autres men­tions du crayon bleu :

Dans un article sur « Le vrai Renan », en 19025, on peut lire : « […] à un cer­tain endroit, le cor­rec­teur avait tra­cé de grandes croix au crayon bleu. — Que veut dire ceci ? remar­qua Renan. — Que ce pas­sage est abso­lu­ment inin­tel­li­gible pour moi. »

Et, la même année, dans un article expli­quant la fabri­ca­tion d’un jour­nal6 : « La copie est relue, prête à pas­ser à l’atelier. Avant de l’y envoyer, il faut indi­quer au crayon bleu, en tête de chaque article, en quels carac­tères cet article doit être com­po­sé. »

Après enquête, il appa­raît que divers usages de cette cou­leur ont coexis­té dans l’im­pri­me­rie : sup­pres­sions, anno­ta­tions, indi­ca­tions typo­gra­phiques ou autres.

Le Gui­chet du savoir (Biblio­thèque muni­ci­pale de Lyon) cite un blog en anglais, aujourd’hui dis­pa­ru, qui expliquait : 

« Un code cou­leur s’est ins­tau­ré entre édi­teurs et auteurs. Le rouge (uti­li­sé éga­le­ment par les ensei­gnants dans les cor­rec­tions de copies d’é­lèves) est une cou­leur qui res­sort du texte et se remarque. Elle indique à l’au­teur les para­graphes à réécrire com­plè­te­ment. Tan­dis que le bleu, plus dis­cret, sera uti­li­sé pour la mise en forme à des­ti­na­tion des impri­meurs. »

À tel point que les fabri­cants ont inven­té le crayon bico­lore, « d’un côté ver­millon, de l’autre bleu de Prusse », que l’on trouve encore de nos jours.

Crayon rouge et bleu Duo Giant de Lyra.

Le Gui­chet du savoir écrit encore : « […] ce crayon date­rait du xixe siècle. L’ou­vrage inti­tu­lé L’Art d’é­crire un livre, de l’im­pri­mer, et de le publier d’Eu­gène Mou­ton (1896) indique [p. 163] : “Le crayon bleu et rouge est pré­cieux parce qu’il sert à la fois à faire des remarques en sens oppo­sé, comme par exemple : rouge, à revoir ; bleu, à sup­pri­mer ; rouge et bleu, à modi­fier, etc.” »

Le blog Pen­cil Talk (en anglais) consacre de belles pages, riche­ment illus­trées, à ces crayons bico­lores à tra­vers le monde. Ils sont aus­si appe­lés « crayons télé­vi­sion », sans doute parce qu’ils servent dans les plan­nings d’organisation du tra­vail (Wiki­pé­dia).

Pour les cor­rec­teurs, d’après les indices que je trouve, le crayon bleu était sur­tout employé pour des anno­ta­tions (à dis­tin­guer des cor­rec­tions) ou pour des suppressions. 

On en a un aper­çu dans le deuxième feuillet de la pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier du roman L’Insurgé de Jules Val­lès, visible sur Gal­li­ca (BnF). Les cor­rec­tions y sont por­tées au crayon à papier ou à l’encre noire ; les sup­pres­sions au crayon bleu. 

Deuxième feuillet du NAF 28124 (5), pré­pa­ra­tion de copie pour l’édition Char­pen­tier de L’In­sur­gé de Jules Val­lès. Gal­li­ca (BnF).

Usage qui n’avait appa­rem­ment rien de sys­té­ma­tique, puisque, dans son essai Le Cor­rec­teur Typo­graphe (1924), L.-E. Bros­sard, quand il men­tionne le crayon bleu (p. 316-317), ne l’oppose pas au rouge : les indi­ca­tions doivent être faites, écrit-il, « au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière ».

Cela me fait pen­ser au « crayon bleu de la cen­sure », expres­sion née vers 1860 et qu’on ren­contre encore par­fois jusqu’à nos jours — Sciences Po l’a employée il y a peu7 —, et à laquelle je revien­drai peut-être dans un pro­chain billet. Elle existe aus­si en anglais, où to blue-pen­cil, lit­té­ra­le­ment « pas­ser au crayon bleu », c’est « cor­ri­ger » ou « cen­su­rer » (Larousse anglais-fran­çais).

« L’usage du crayon bleu [dans l’é­di­tion et la presse] se raré­fie ; la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur per­met un sys­tème de ges­tion de ver­sions sans pas­ser par l’im­pri­mé », pré­cise Wiki­pé­dia.

PS — Une consœur suisse m’in­forme que dans le Guide du typo­graphe (romand, 7e éd., 2015), « les signes de pré­pa­ra­tion, de cou­leur bleue » (p. 15) sont tou­jours oppo­sés au « rouge pour la cor­rec­tion des épreuves (p. 18). Mer­ci Catherine.


Ce que vous n’avez pas lu grâce au correcteur

Si le tra­vail du cor­rec­teur se voit sur­tout quand il échoue, il est bon de rap­pe­ler qu’il réus­sit le plus sou­vent. En voi­ci quelques exemples.

« [Grâce au cor­rec­teur] Vous n’avez pas lu […] dans ce titre de une, qu’une idée avait été “cou­ron­née d’insuccès”. Ni cet entre­fi­let selon lequel “on ne traite pas des lois, mais de l’esprit des loirs”. Vous n’avez pas lu qu’à ce moment de la séance, l’un des indi­vi­dus pré­sents “s’est levé comme un seul homme”. Non plus que les artistes asso­ciés à un pro­jet dont il était ques­tion “réa­li­se­ront une œuvre cha­cun, avec la par­ti­ci­pa­tion d’enfants qui seront mises aux enchères à 14 h”. Et si l’on remonte à quelques années, l’une de mes pré­fé­rées a tou­jours été la fois où quelqu’un avait tenu à remettre “l’église au milieu du virage”… »

« Une année sous de bons hos­pices », La Liber­té (quo­ti­dien de Fri­bourg, Suisse), 28 jan­vier 2023.

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Article signa­lé par une consœur.

Être correcteur dans la presse quotidienne, 1964

Couverture de "La Presse quotidienne", 1964

Nico­las Fau­cier (1900-1992), mili­tant anar­cho-syn­di­ca­liste, exer­ça pério­di­que­ment le métier de cor­rec­teur des années trente à soixante, notam­ment au Jour­nal offi­ciel8. Dans son livre La Presse quo­ti­dienne, publié en 1964, il évoque sur trois pages9 « ce mécon­nu du grand public, mais qui n’en est pas moins un auxi­liaire indis­pen­sable à la bonne tenue ortho­gra­phique du journal ».

Photo de Nicolas Faucier
Nico­las Fau­cier. DR.

Pour être un bon cor­rec­teur, pré­cise d’emblée notre ancien confrère, il ne suf­fit pas de « poss[éder] à fond toutes les sub­ti­li­tés de la langue », il faut aus­si une « atten­tion sou­te­nue » […] « pour détec­ter toutes les erreurs gram­ma­ti­cales et aus­si typographiques ».

« Des connaissances précises sur tout »

On exige du cor­rec­teur qu’il ait « des connais­sances pré­cises sur tout » et il doit être doué d’«une mémoire par­ti­cu­liè­re­ment active » […] « de manière à ne jamais hési­ter et ne pas être obli­gé de recou­rir à chaque ins­tant au dic­tion­naire pour cor­ri­ger les irré­gu­la­ri­tés ou répondre à la ques­tion posée par le typo ou le rédac­teur en chef sur un pro­blème gram­ma­ti­cal par­fois épi­neux ».

Moi qui suis habi­tué, dans les manuels de typo­gra­phie du xixe siècle, à voir men­tion­ner, en tête des connais­sances requises du cor­rec­teur, le latin, le grec, le droit ou les sciences, c’est en sou­riant que j’ai décou­vert cette adap­ta­tion à la presse quo­ti­dienne des années soixante, d’au­tant plus valable aujourd’­hui : « Un bon cor­rec­teur doit […] pos­sé­der des rudi­ments des langues étran­gères les plus usuelles et aus­si d’argot. Il doit connaître l’orthographe exacte du nom de la der­nière vedette du ciné­ma, du sport ou de la lit­té­ra­ture, le titre du roman ou du film en vogue, etc. »

« Le travail en équipe »

Fau­cier évoque aus­si « le tra­vail en équipe [qui] per­met de mettre en com­mun le savoir de cha­cun », ce qui, dans le métier, prend sou­vent la forme d’une ques­tion posée « à la cantonade ». 

Il faut connaître les dis­cus­sions sou­vent pas­sion­nées qui s’instaurent entre eux sur cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés de la langue fran­çaise pour com­prendre les scru­pules qui assaillent par­fois les cor­rec­teurs appe­lés à se pro­non­cer soit sur l’éternel pro­blème des par­ti­cipes, soit sur la for­ma­tion des mots com­po­sés, si bizar­re­ment accou­plés, les phrases boi­teuses, les cou­pures en fin de ligne, les néo­lo­gismes qui pénètrent de plus en plus notre lan­gage avec les décou­vertes scien­ti­fiques, le sport, etc., mélanges d’expressions et de termes emprun­tés à toutes les langues. 

Hélas, se lamente-t-il, mal­gré les com­pé­tences et la conscience pro­fes­sion­nelle du cor­rec­teur, « on ne lui sait aucun gré de sa vigilance ». 

Le rédac­teur en chef, qui voit la sor­tie du jour­nal retar­dée par ses cor­rec­tions jugées quel­que­fois intem­pes­tives, le typo qui peste contre le « vir­gu­lard » qui lui com­plique l’existence par ses « chi­noi­se­ries », l’attendent au tour­nant. 
Et les cri­tiques ne lui man­que­ront pas si, par mégarde, la coquille sour­noise échappe à sa sol­li­ci­tude. […] 
Cette odieuse coquille, qui s’est insi­nuée hypo­cri­te­ment au milieu d’un mot, et par­fois dans un gros titre, s’étale alors à tous les regards, nar­guant l’impuissance du cor­rec­teur ridi­cu­li­sé, bafoué, humi­lié par ses « enne­mis héré­di­taires »: le rédac­teur — oublieux des bévues qu’il lui épargne et qui ne se fait pas faute de le blâ­mer sévè­re­ment ; le typo qui se venge en bla­guant — pas tou­jours avec bien­veillance — le pauvre cor­rec­teur expo­sé alors à broyer du noir si l’expérience ne l’a pas encore cuirassé… 

Mais l’au­teur ter­mine sur une note posi­tive : « Les erreurs que l’on peut qua­li­fier de « monu­men­tales » — et qui ne lui sont pas toutes impu­tables — sont plus rares qu’on ne le pense et ne sau­raient alté­rer en rien l’harmonie et la bonne humeur qui règnent entre tous. » 


Nico­las Fau­cier, La Presse quo­ti­dienne. Ceux qui la font, ceux qui l’inspirent, Paris, Les Édi­tions syn­di­ca­listes, 1964, 343 pages. Cha­pitres : Avant-pro­pos - Vie et struc­ture d’un grand quo­ti­dien - Dans l’im­pri­me­rie de presse - Les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles - De Renau­dot à la presse moderne - Qu’elle était belle la nou­velle presse sous la clan­des­ti­ni­té - Les ser­vices annexes, agences de presse, mes­sa­ge­ries - Pers­pec­tives pour une presse ouvrière - La liber­té de la presse - Les nou­velles tech­niques d’in­for­ma­tion - Les maitres de la presse. Le livre a connu une seconde édi­tion l’an­née suivante.

Article mis à jour le 26 juillet 2024.