Je viens de lire La typographie cent règles (Angers, Le Polygraphe, 2005). Les auteurs en sont le romancier Patrick Boman, qui était alors réviseur à L’Express, et Christian Laucou, typographe, éditeur et metteur en page, chargé d’enseignement à l’école Estienne.
Ce petit livre (11,5 × 16 cm, 95 p.), pour tout public, donne les règles essentielles de la typographie, agrémentées d’anecdotes et de courtes biographies (d’Alde Manuce à Jan Tschichold), et illustrées par Pascal Jousselin.
À propos du préparateur de copie et du correcteur, Boman et Laucou écrivent ceci :
« […] Homme ou femme de l’ombre, le préparateur (ou préparatrice) de copie est honni de l’auteur – dont il révèle les faiblesses –, de l’éditeur – dont il ponctionne les finances tout en allongeant les délais de publication –, du correcteur – qui lui reproche les erreurs oubliées. »
« […] Métier ingrat, pouvant mener à des syndromes obsessionnels compulsifs, la correction d’épreuves, comme la préparation de copie, fait l’objet d’un tir groupé : l’éditeur (trop cher, plante les délais) ; le maquettiste (du travail en plus) ; l’auteur (alerté sur une monstruosité résiduelle alors qu’il dépense son à-valoir sur une plage de l’Adriatique) ; l’imprimeur, dont les machines tournent à vide, impatientes de reproduire le chef-d’œuvre à cent mille exemplaires… »
Trop sérieux, s’abstenir ! Mais sous la pochade se cache un fond de vérité.
Enfin, les auteurs « rappel[lent] aux fâcheux qui grincent des dents devant une cédille tombée de la casse que, à la haute époque, le Petit Larousse subissait, dit-on, quatorze lectures-corrections impitoyables, ce qui lui valait sa réputation d’être sans tache (et non sans tâche) ».
Haute époque, en effet !
P.-S. — Fondée en 1990 par l’ancien correcteur Pierre Laureandeau, également auteur sous divers pseudonymes, et son épouse Agnès Jehier, la maison d’édition Le Polygraphe a fermé ses portes en 2017 (Wiki-Anjou). Laureandeau et Boman ont aussi cosigné un petit Éloge de la correction (Mots & Cie, 2003).
Dans La Correspondance littéraire1 no 16 du 25 juin 1861 (p. 371-376), l’historien et bibliothécaire Henri Bordier (1817-1888) adresse une lettre à son confrère Ludovic Lalanne (1815-1898), directeur-gérant de la revue. Ils sont amis et ont rédigé ensemble, une dizaine d’années plus tôt, le Dictionnaire de pièces autographes volées aux bibliothèques publiques de la France (Paris, librairie Panckoucke, 1851-1853, que le Dicopathe a récemment présenté dans un article).
Après de longues considérations sur Vaugelas2, les « caprices » de l’usage3 et certains choix de l’Académie4, que je ne retiens pas ici, Bordier s’en prend aux imprimeurs, typographes et correcteurs, par qui on serait passés, selon lui, de l’« anarchie » à la « tyrannie ». On comprend que l’empire exercé, à partir du xixe siècle, par les typographes sur la copie de l’auteur n’a pas été admis sans discussion. Après Victor Hugo5, George Sand6 ou encore Baudelaire7, une autre voix s’élève d’outre-tombe. (Comme toujours, j’ai respecté l’orthographe et la ponctuation d’origine.)
Mon cher ami, je te prie de vouloir bien m’accorder une petite place dans le prochain numéro de la Correspondance littéraire. Il y a longtemps que je veux formuler quelques réclamations contre les noirs personnages qui font couler à flots.… non le sang et les larmes, mais seulement l’encre d’imprimerie, et qui me semblent exercer leur pouvoir avec une rigidité tant soit peu révoltante. […]
“La typographie ne souffre pas la contradiction”
[…] si, dans les régions de l’école et du professorat, l’on doit aux règles établies une obéissance passive, dans les vastes champs de la littérature on peut se mouvoir plus librement et user d’une certaine indépendance. Il y a sans cesse des doutes, il y a même des revirements, donc la discussion est ouverte et permanente. Et comment la raison pourra-t-elle réclamer toujours et l’emporter quelquefois, si ce n’est par les changements que les auteurs feront peu à peu prévaloir dans l’usage commun par leur propre exemple ? C’est ce que professe le maître [Vaugelas] dont je viens d’invoquer tant de fois le témoignage. Il définit l’usage : « La façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des autheurs du temps. » La Cour, si imposante en effet au temps de Vaugelas, n’existe plus pour nous qu’à l’état de fiction politique ; ce n’est qu’au théâtre, au barreau, à la tribune parlementaire quand il en existe une, que se fait entendre aujourd’hui la langue parlée ; aussi l’autorité des auteurs n’en est-elle que plus considérable. Or cette autorité est annihilée en partie par celle des typographes. La typographie s’est faite la gardienne incorruptible de l’usage, mais avec la différence qu’elle ne souffre pas la contradiction.
“Si les Estiennes eussent eu des correcteurs pour le français…”
Je crois que c’est trop de zèle. L’un des hommes qui s’est certainement le plus préoccupé de la beauté, de la gloire et du perfectionnement de notre langue, le savant imprimeur Henri Estienne qui publia, en 1579, son traité De la précellence du langage françois, raconte quelque part qu’il y avait dans l’établissement typographique de Robert Estienne, son père, dix correcteurs qu’on avait fait venir à grands frais des pays les plus lointains et qui ne pouvaient se comprendre les uns les autres qu’au moyen du latin. Je doute fort qu’il y eût parmi eux un correcteur pour le français, et c’est heureux. Si les Estiennes et tous leurs confrères eussent eu des correcteurs, armés comme on l’est à présent d’un code du style et de l’orthographe, et spécialement chargés de les pétrifier dans tous les livres passant par leurs mains, nous devrions écrire et parler, en 1861, [à] peu près comme on le faisait à la fin du règne de Louis XIV. Quelques admirateurs passionnés du grand siècle, comme M. de Sacy8 et M. Cousin9, s’en applaudiraient sans doute, mais notre langue serait devenue un instrument insuffisant pour nos idées, en retard sur elles et livrée, par suite, à l’envahissement des formes étrangères.
Portrait d’Henri Bordier, imp. Lemercier & Cie, après 1888. Source : bibliothèque de Genève.
“Faire autrement, c’est déranger les habitudes de l’établissement”
Il n’est pas rare que nos imprimeurs reçoivent des manuscrits remplis de beautés sans doute, mais remplis aussi de fautes contre les règles les plus élémentaires. Au lieu d’en laisser la responsabilité à qui de droit, ils se croient par un faux point d’honneur obligés à ne rien laisser sortir de leurs maisons qui ne leur paraisse irréprochable. Votre imprimerie, ce à quoi les injonctions politiques du moment contribuent pour beaucoup, se regarde comme solidaire de vos œuvres. Elle a donc des correcteurs qui dans une première lecture de la copie composée soumettent celle-ci à toutes les lois vulgaires de la ponctuation, de l’orthographe, voire même de la grammaire avant de l’envoyer à l’auteur, et qui revisent encore après le bon à tirer de celui-ci, c’est-à-dire sans lui en faire part : rien de plus commode pour les négligents, mais rien de plus clair comme abus. Il s’est donc établi dans la typographie française une sorte de discipline tacite qui va si loin, dans ce que j’appelle sa tyrannie, que l’on est refusé tout net si l’on désire seulement effacer des capitales inutiles (par exemple aux mots Apôtre, Évangile, Ascension) ou modérer le déluge des virgules, à la mode depuis quelque temps. Faire autrement que tout le monde ? vous dit-on. Mais c’est déranger les habitudes de notre établissement, et, de plus, c’est compromettre sa renommée. Une discipline tacite, ai-je écrit ! Mais elle n’a pas même le vague et l’élasticité que comporte ce qui n’est que tacite. La chambre des imprimeurs de Paris délibère sur les formes à donner par elle aux œuvres littéraires, et prend des décisions auxquelles tous les imprimeurs de France s’empressent d’acquiescer avec d’autant plus de docilité qu’elles sont conçues, l’on peut en être assuré d’avance, dans l’intérêt bien entendu.… de la typographie. Je suppose que c’est à la suite d’une décision de ce genre qu’ont disparu de nos livres ces excellentes manchettes10 qui garnissaient les marges de sommaires, de dates ou d’autres indications précieuses pour le lecteur, mais qui, à ce qu’il paraît, gênaient beaucoup le metteur en pages ; ce dont je suis plus sûr, c’est qu’il y a deux ou trois ans, la typographie parisienne a décidé qu’elle ne mettrait plus de ponctuation sur les titres11. Cela s’exécute maintenant par toute la France. Louis Perrin, de Lyon, va même jusqu’à y supprimer toute accentuation, et il imprime : poeme inedit de j. marot publie d’apres un manusc. de la bibliotheque imperiale. Je ne trouve pas cela mauvais, et je ne serais même pas fâché qu’on se rapprochât le plus possible de la pure simplicité romaine qui laissait le lecteur accentuer et ponctuer lui-même ; il était forcé de faire attention à ce qu’il lisait. Mais je me demande comment s’arrangeront de l’arrêt nouveau dont je parle les auteurs qui, non sans raison, aiment à développer longuement sur le titre le contenu de leur livre. Comment ferait, par exemple, l’abbé Migne12 qui emploie, pour chacun des innombrables volumes de sa Patrologie, un titre de 52 lignes contenant en moyenne seize à dix-huit phrases, s’il n’avait son imprimerie à lui ? « Gardez-vous des systèmes, mes chers Welches13. » Toute règle absolue est mauvaise par cela seul qu’elle est absolue.
“Un peu flottantes alors, les règles permettaient au langage de se mouvoir”
Faudra-t-il donc posséder une imprimerie pour se permettre une opinion littéraire contraire à celle des imprimeurs ? Telle est la voie où nous tendons. Le zèle, exagéré selon moi, de la typographie, cette honorable auxiliaire des lettres, tend à substituer une classe industrielle au souverain tribunal de l’opinion publique que Vaugelas avait raison d’invoquer avec confiance dans un temps où chaque écrivain jouissait encore d’une certaine mesure d’initiative et de liberté. Les règles, un peu flottantes alors, et non point strictement appliquées comme elles sont maintenant, permettaient au langage, par la main du premier venu, de corriger, de tenter, de hasarder, de se mouvoir enfin, et d’opérer peu à peu une part des transformations qui sont la condition vitale de toute chose en ce monde. Et notons bien que l’omnipotence de la typographie, tout en bannissant de ses produits les atteintes déclarées qu’on pourrait oser contre l’usage, ne prête aucun appui à la langue contre les plus odieux néologismes. La grammaire ni le dictionnaire ne défendent pas qu’un romancier fasse demander à M. Prudhomme14 comment se portent ses demoiselles15. La typographie n’y peut rien, du moins elle n’a pas encore été jusque-là.
“Maîtresse à peu près absolue dans la ponctuation”
Ce grand art typographique, cette puissance des sociétés modernes, est essentiellement impropre à aucune direction en matière de littérature, de langue, de style, de grammaire, d’orthographe ou même de simple ponctuation. La raison en est simple : c’est qu’en toutes ces matières ou plutôt en ces différentes ramifications d’une matière unique, si l’usage est le plus fort, si la raison a qualité pour se placer à côté de lui, il y a aussi les affaires de nuance, d’oreille, de goût, qui font que telle ou telle irrégularité paraîtra bonne par la manière dont elle sera amenée, par la place qu’elle occupera ; qu’on la trouvera bonne en un endroit et point en un autre ; tandis que la typographie ne peut pas admettre de distinctions ni de nuances, et qu’elle est en possession de la règle comme d’un grand couperet avec lequel il faut qu’elle coupe toujours. Voyons comment elle agit là où elle est maîtresse à peu près absolue, dans la ponctuation.
Je lui rends d’abord cette justice, que par la multiplicité de ses produits, elle a beaucoup contribué à faire naître l’idée et le besoin d’une ponctuation logique et utile. Avant elle les scribes du moyen âge se servaient de points, de traits, de virgules et de beaucoup d’autres signes de ponctuation qu’ils employaient d’une manière certainement utile à leurs yeux, mais qui est pour nous un chaos. Comme chaque écrivain avait son système, aucun usage général n’a pu se former jusqu’à ce que la typographie popularisât la lecture. Longtemps a régné dans les livres autant d’anarchie à cet égard que dans les manuscrits. Ce n’est qu’avec bien du temps qu’on est parvenu à comprendre la virgule et à voir en elle l’alliance du besoin qu’éprouve l’auteur de scinder, pour le rendre plus clair, chacun des membres formant le développement logique de son idée et du besoin qu’éprouve le lecteur de trouver indiqués les moments où il lui est permis de reprendre haleine16. Il me semble que vers le milieu du dernier siècle, après trois cents ans de tâtonnements, la typographie était parvenue à faire une application saine et satisfaisante de ces données du bon sens. Ainsi j’ouvre le premier livre venu, de ce temps-là, que j’ai à portée de ma main, et j’y lis : « II n’y a plus de progrès à espérer dans les arts, si tout se borne à imiter les choses faites ; la critique si nécessaire à leur perfection ne peut avoir lieu, qu’autant qu’on aura des règles fondées, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être. » L’imprimeur du P. Laugier17, à qui je fais cet emprunt (Essai sur l’Archit., 1755), ne lui permettrait plus de disposer ainsi la suite de ses idées et lui encadrerait bon gré mal gré ces mots « dans les arts, » et « si nécessaire à leur perfection, » entre deux virgules comme étant propositions incidentes. C’est une sorte de cachet de nos livres actuels d’être farcis de virgules ; il semble que le lecteur soit reconnu incapable de digérer une phrase, si l’aide maternelle de la typographie ne prend soin de la lui couper en tout petits morceaux. Ainsi dans les dernières pages de Mme Sand imprimées dans la Revue des Deux-Mondes on trouve des phrases coupées ainsi : « … Une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la serviette sous le bras, ne montrait pas trop de mauvaise volonté. » — « La toux disparut ; mais, peu après, je fus alarmé de nouveau. » La phrase très-simple en elle-même a pris le hoquet en passant chez M. Buloz18. Cette virgule opiniâtre est encore plus fatigante, quand la phrase est un peu onduleuse comme l’aime M. Sainte-Beuve : « Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prouvé aujourd’hui, rue de Jérusalem, en face de la maison qui fut le berceau de Voltaire, Nicolas Boileau était le quinzième enfant d’un père greffier.… » Cette phrase paraîtrait moins entortillée, si l’on eût jugé à propos de faire économie des première, troisième et cinquième virgules qui l’encombrent inutilement. La proposition incidente est un inépuisable prétexte à virgules ; toute expression qui peut s’isoler dans le discours, notamment les adverbes et expressions adverbiales (on vient de le voir pour debout, peu après, en face19), est admise à la dignité de proposition incidente et immédiatement flanquée de ses deux petits poteaux. Le malheureux pronom qui, la petite conjonction et, sont faits tous les deux, par leur signification et par leur forme si rapide, pour servir par eux-mêmes de coupures dans la phrase ; cela ne suffit pas, ils ne comptent plus ; on leur met virgule à droite et virgule à gauche, indiquant du reste très-bien par là qu’il n’en faut pas du tout, et que quand ces petits mots se trouvent isolés ainsi c’est qu’ils font eux-mêmes la fonction de sécateurs. C’est par le même procédé que la parenthèse, qui de sa nature n’est qu’un sécateur énorme, se renforce ordinairement d’une virgule finale parfaitement rédondante pour ceux qui n’ont pas oublié la force inhérente à la parenthèse.
“Lorsque ces broussailles parasites portent atteinte au sens”
Ces petits crochets qui hérissent de leurs broussailles parasites les pages de la typographie actuelle sont encore supportables, peut-être, lorsqu’ils ne donnent que de l’ennui. Mais lorsqu’ils portent atteinte au sens ? Lorsqu’ils sont une source de confusion ? Combien ne rencontre-t-on pas, en lisant, de ces jalons mis à faux par-dessus lesquels nous passons, parce que nous en avons contracté l’habitude, mais qui altèrent évidemment le discours. Je regrette aujourd’hui de n’en avoir pas fait collection pour appuyer mon dire, mais je ne crains pas d’être démenti en disant qu’on trouve par pelletées dans nos livres des phrases ponctuées comme celle-ci : « Tantôt le navire s’élevait vers le ciel, tantôt il s’abaissait entre les vagues, de telle sorte qu’on ne voyait plus que le sommet de ses mâts. » (A. Karr.) L’intervention blâmable de la seconde virgule ne forme-t-elle pas un sens faux en rapportant également aux deux premiers membres de la phrase le troisième membre qui ne devrait faire qu’un avec le second ? La typographie ne nous permet plus aujourd’hui d’écrire simplement : « Philippe roi de Macédoine et son fils Alexandre. » Il lui faut quatre virgules pour tranquilliser sa conscience et lui permettre de croire qu’elle est parvenue à nous rendre ces huit mots intelligibles ; elle nous fait donc mettre forcément : « Philippe, roi de Macédoine, et son fils, Alexandre ; » je demande à quoi bon ce fatras ! Et j’ajoute que non-seulement il n’aide à rien, mais que dans une phrase énumérative il produit un amphigouri complet. Si l’on a, par exemple : « Le comte de Comminges, Alphonse, Robert, l’évêque de Marseille, Bernard, l’envoyé du roi, et plusieurs autres personnages se réunirent pour juger cette affaire, » on pourra défier plus d’un lecteur de savoir s’il y a là trois personnages nommés ou s’il y en a six.
“Un peu de respect pour l’initiative individuelle”
Tous ces traits défectueux qu’on peut appeler des vétilles, mais qui papillotent comme autant de taches, lorsqu’une fois avertis les yeux ne peuvent plus s’empêcher d’y faire attention, et qui ne sont pas d’ailleurs sans quelque importance pour la langue elle-même, ne sont dus qu’au zèle des correcteurs. Ce ne sont guère les écrivains qui surchargent ainsi la ponctuation. La ponctuation cependant, ce précieux auxiliaire du style, ne devrait être maniée que par les auteurs eux-mêmes, parce que ses besoins, comme toujours en matière d’art et de goût, sont variables, et que les auteurs seuls peuvent juger du degré d’aide et de clarté qu’exigent leurs phrases. Un style lympide [sic], franc, lumineux comme celui de M. de Lamartine, n’a presque pas besoin d’être ponctué ; un style savant, fin, délicat, comme celui de M. Sainte-Beuve, a besoin au contraire d’une ponctuation très-étudiée ; comment leur appliquer les mêmes procédés ? Et cependant la machine grammaticale du typographe fonctionne toujours de même.
Donc pour la ponctuation, comme pour le dictionnaire, comme pour la grammaire, comme pour cent autres choses dont je ne parlerai pas aujourd’hui, je réclamerais un peu de liberté, un peu de respect pour l’initiative individuelle. Aussi j’ai cette confiance, mon cher directeur, que ces modestes observations auxquelles j’aurais voulu donner plus d’étendue et surtout joindre de plus nombreux exemples, pourront trouver place dans la Correspondance.
Grammairien (1585-1650), et l’un des premiers académiciens, auquel nous devons la célèbre phrase « L’usage est le maistre et le souverain des langues vivantes », « règle adoptée par l’Académie et suivie par les grammairiens modernes », comme le commente Bordier. ↩︎
Il regrette notamment que chère madame ait supplanté ma chère dame et que l’Académie recommande d’écrire dorénavant avec un accent aigu que l’étymologie (d’ore en avant) ne justifie nullement. ↩︎
« […] il y a bien des cas où l’usage adopté d’abord par le public, puis consacré par le Dictionnaire et les grammairiens, n’est pas à l’abri de la critique. » ↩︎
« Ces nuances ne sont pas du ressort des protes [chefs d’atelier, souvent confondus avec les correcteurs au XIXe siècle]. Un bon prote est un parfait grammairien et il sait souvent beaucoup mieux son affaire que nous savons la nôtre ; mais aussi quand nous la savons et que nous y faisons intervenir le raisonnement, le prote nous gêne ou nous trahit. Il ne doit pas se laisser gouverner par le sentiment ; il aurait trop à faire pour entrer dans le sentiment de chacun de nous ; mais quand il a à corriger nos épreuves après nous, il doit laisser à chacun de nous la responsabilité de sa ponctuation comme il lui laisse celle de son style. » Voir Annette Lorenceau, « La ponctuation au XIXe siècle. George Sand et les imprimeurs », Langue française, no 45, 1980, La ponctuation, p. 50-59. ↩︎
Sans doute s’agit-il d’Ustazade Silvestre de Sacy (1801-1879), critique littéraire au Journal des débats, conservateur de la bibliothèque Mazarine et académicien. ↩︎
« Note ou addition composée en marge d’un texte, souvent dans un corps plus petit que celui du texte courant. » (Dictionnaire encyclopédique du livre, 2005.) ↩︎
Personnage caricatural de bourgeois créé par Henry Monnier. Voir Wikipédia. ↩︎
Dans la première partie, il écrit : « Le petit marchand se permet d’appeler ses pratiques des clients [« Clientes, solliciteurs, protégés », NDA], sa boutique un magasin, et, rougissant par sottise des excellents mots de femme et de fille, il ne souffre plus qu’on lui parle que de sa dame et de sa demoiselle. […] L’usage général aura-t-il la lâcheté de consacrer les inventions de MM. les petites gens de Paris et d’immoler à leur indiscrète bouffissure une vingtaine de locutions de notre meilleur langage ? Le prochain Dictionnaire de l’Académie nous le dira, et nous pouvons, en attendant, espérer de lui des rigueurs salutaires. » ↩︎
Marc-Antoine Laugier (1713-1769), jésuite devenu abbé bénédictin, historien et théoricien français de l’architecture du XVIIIe siècle. ↩︎
François Buloz (1803-1877) fut prote d’imprimerie, puis compositeur d’imprimerie et correcteur, avant de devenir, en 1831, le directeur de la Revue des Deux Mondes. ↩︎
J’ajoute l’italique pour plus de lisibilité. ↩︎
The Chicago Manual of Style, 15e édition, 2003.
Je me suis procuré (pour un prix ridicule, 6 € !) la 15e édition (2003) de la bible des correcteurs américains, The Chicago Manual of Style. Je n’en ai pas vraiment l’utilité, mais je suis si curieux…
Publié par l’université de Chicago, l’ouvrage, qui se serait écoulé à 1,75 million d’exemplaires, fêtera son centenaire l’an prochain.
Quelle surprise en ouvrant l’enveloppe ! C’est un pavé, solidement relié, de 956 pages (la 18e édition, de 2024, a encore grossi de 236 pages). Je comprends mieux son prix élevé neuf (il faut débourser 75 € pour la dernière édition).
Tout y est : l’édition de livres et de journaux, la préparation de la copie, la gestion des droits, la grammaire et le bon usage, l’orthotypographie, la ponctuation, les citations, les dialogues, etc.
Dictionnaire typographique (Jean-Pierre Clément), Petit guide de typographie (Éric Martini), Manuel typographique du russiste (Serge Aslanoff), Code typographique (Corlet, imprimeur) et Autour des mots (Georges Morell, Journaux officiels).
En matière d’orthotypographie1 (les règles de composition des textes), les correcteurs français citent toujours les mêmes sources : l’Imprimerie nationale, Louis Guéry, Charles Gouriou2, les deux Jean-Pierre (Lacroux et Colignon), Aurel Ramat, plus rarement Yves Perrousseaux et Annick Valade. Le Code typographique3 (18 éditions entre 1928 et 1997), mis au jour par la profession et qui fut longtemps l’ouvrage le plus utilisé, semble avoir perdu de sa réputation. (On peut retrouver ces références dans mon article « Qui crée les codes typographiques ? ».)
Mais voici cinq autres manuels, moins connus, que j’ai acquis récemment, après avoir fouillé les bibliographies et les sites de vente de livres d’occasion.
Jean-Pierre CLÉMENT, Dictionnaire typographique ou Petit guide du tapeur à l’usage de ceux qui tapent, saisissent ou composent textes, thèses ou mémoires à l’aide d’un micro-ordinateur, Paris, Ellipses, 2005, 255 p. L’auteur (né en 1945), hispaniste, était alors professeur à l’université qui s’appelait encore Paris-Sorbonne. Comme Perrousseaux, il diffuse des conseils aux utilisateurs de logiciels de traitement de texte, « tout spécialement aux étudiants qui rédigent thèses et mémoires ». Particularité : les règles sont illustrées de phrases tirées de la littérature.
Éric MARTINI, Petit guide de typographie, Paris, Glyphe & Biotem éditions, 2002, 70 p. L’auteur est directeur de l’agence de communication Glyphe. ll s’agit de recommandations minimales aux auteurs.
Serge ASLANOFF, Manuel typographique du russiste, Paris, Institut d’études slaves, 1986, 255 p. La curiosité m’a poussé à me procurer cette référence, l’auteur étant parfois mentionné par les passionnés de typographie. C’est un ouvrage dense et austère. Il s’adresse, bien sûr, à « tout auteur qui écrit en français sur un sujet relatif au domaine russe […]. La première partie […] énumère les procédés graphiques qui s’offrent […] à tous ceux qui, dans leur profession, ont à décrire des choses russes. La deuxième partie traite en détail de l’emploi des majuscules et des pratiques — qui sont souvent opposées — issues d’une part des traditions orthographiques russes et des normes typographiques soviétiques, et d’autre part des ouvrages francophones qui abordent ce problème complexe. »
Code typographique, [Condé-sur-Noireau], Corlet, imprimeur, S.A., s. d., 164 p. Avec une introduction de Jean Duval. Celui-ci est une vraie trouvaille. Il n’est pas référencé par la BnF et très rarement mentionné dans les bibliographies. Duval, correcteur chez Corlet, l’adresse aux clients et collaborateurs de l’imprimerie. Le texte reprend, sans le préciser, sinon par son titre intérieur, une vieille édition du Lexique des règles typographiques de l’Imprimerie nationale.
N.B. — C’est chez Charles Corlet qu’ont été imprimés le manuel d’Aslanoff et certaines des premières éditions du Ramat typographique.
Georges MORELL, Autour des mots. Le plus court chemin entre la typographie et vous, Paris, Les éditions des Journaux officiels, 2005, 579 p. L’auteur est décrit dans une des préfaces comme « typographe de formation ». Huit correcteurs sont mentionnés parmi les nombreux collaborateurs de cet ouvrage. Les règles typographiques y occupent 50 pages. On trouve dans ce gros volume quantité d’autres informations comme « les termes étrangers avec leur équivalence française, la féminisation des noms de métiers et une grande liste de mots présentant des difficultés orthographiques ou d’interprétation ». La dernière partie résume l’histoire de l’imprimerie, de l’écriture, des chiffres, de la ponctuation et du papier. C’est une « édition revue et considérablement augmentée » d’un Aide-mémoire orthographique et typographique établi en interne en 1982.
Notez que, même si je possède désormais une jolie collection de manuels typographiques, je reste un « petit joueur » : l’impressionnante somme bibliographique de Jean Méron (1948-2022), Orthotypographie (PDF, à ne pas confondre avec l’œuvre de Lacroux), recense 2 500 ouvrages depuis le xvie siècle — mais qui vont bien au-delà du champ des règles de composition. Voilà qui incite à la modestie !
Écrire les noms de voies (ou odonymes : rues, boulevards, places, quais, ponts, ronds-points, etc.1) avec des traits d’union est une pratique essentiellement française (recommandée aussi en Suisse2 et au Québec3). Les Belges, dont les règles typographiques s’inspirent des nôtres4, ne nous suivent pas sur ce point (voir, par exemple, la rue du Fossé aux Loups, à Bruxelles, ou la rue Pont d’Avroy, à Liège), pas plus que les Italiens (via di San Giovanni in Laterano, à Rome) ou les Espagnols (calle de Alberto Aguilera, à Madrid), pour ne parler que des langues latines.
Une règle contestée
Contestée en Belgique (Hanse et Blampain5), cette règle a aussi été déclarée « fauti[ve] » en France par le linguiste Albert Dauzat en 19476, « inutil[e] » par Le Figaro en 19387 ainsi que par l’Office de la langue française, selon Le Figaro littéraire en 19628. Elle continue d’être discutée sur divers forums. D’après André Jouette9 (qui fut correcteur d’édition spécialisé dans les dictionnaires et encyclopédies10), « [i]l faut convenir que cette sorte de trait d’union ne se justifie guère. Aussi voit-on que l’on s’en affranchit quelquefois ; à Paris le préfet de la Seine en a proscrit l’usage11 ».
Jouette remarque encore : « L’usage est venu de supprimer les traits d’union dans le nom des voies(rue Alphonse Allais)12. » Bruno Dewaele confirme en 2021 : « Voilà une règle que beaucoup connaissent d’autant moins qu’elle est, on l’a dit, en voie de disparition13. » Ainsi que Sandrine Campese deux ans plus tard14.
Le fait est que, dans l’espace public, ce trait d’union est quasi invisible, aussi bien sur les plaques au coin des rues que sur les façades des bâtiments portant un nom illustre.
Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er. Source : Flickr.
Comme l’écrit le correcteur Joseph Derny en 193315 :
Les noms de rues composés de plusieurs vocables ne sont jamais imprimés avec traits d’union quand il s’agit d’autres procédés que la typographie. Et l’on voit couramment : Champs Elysées, Richard Lenoir, Notre Dame de Lorette, Saint Denis, etc. [Dans une note en bas de page, il poursuit :] Les plaques émaillées, en cela, sont de bien mauvais exemples, et, comme le public les considère comme seules officielles, en dépit de toutes les preuves contraires, il est difficile d’en corriger les erreurs. […] »
Remontons aux sources
Les adversaires comme les défenseurs de ce trait d’union déclarent que nous devons la règle à l’administration des postes, sans jamais indiquer de texte règlementaire16 ni même de date. Cela a excité ma curiosité.
Les différentes éditions de la Liste générale des postes de France, du xviiie siècle, que j’ai pu consulter sur Gallica (cinq entre 1714 et 1760) ne présentent pas de noms de rues, mais les noms des communes sont encore écrits sans trait d’union.
Il faut attendre la Révolution, avec la création des départements (1790), puis la fondation de la Régie nationale des postes et messageries (1793) pour que cela change. Dans Le Livre de poste, de 1811, on trouve encore un seul nom de voie, celui de l’hôtel des Postes (rue Coq-héron17), à Paris, mais les départements et communes ont tous leurs traits d’union. Enfin, dans le premier Annuaire des postes que l’on trouve sur Gallica, celui de 1843, apparaissent les adresses de quelques bureaux parisiens, dûment fixées par des traits d’union.
Annuaire des postes, ou Manuel du service de la poste aux lettres, à l’usage du commerce et des voyageurs, 1843, p. 19, détail. Source : Gallica/BnF.
Cependant, en poursuivant la recherche, on trouve des noms de voies avec traits d’union dès les années 1760, d’abord sans cohérence, puis de manière systématique dans L’Indicateur parisien de 1767 (sauf après l’abréviation de saint, alors S. et non St).
L’Indicateur parisien, orné d’un nouveau plan de Paris, annexé au Tableau de la France, 1767, In-12, 226 p., plan. Détail de la page de titre et de la page 30. Source : Gallica/BnF.
Il s’agit donc là d’une pratique très ancienne, que les guides typographiques du xxe siècle n’ont fait que ratifier. Nulle circulaire18 ni règlement ne se sont, pour l’instant, placés sur mon chemin19. À défaut, on supposera que c’est par l’exemple que les postes ont diffusé cet usage ou l’on n’y verra, avec Jouette, qu’une « tradition20 ».
La discussion reste ouverte
Ce que fit l’administration des postes (et d’autres éditeurs d’annuaires) dans ses listes, dans le but « de maintenir à ces noms une forme constante et de leur donner une place fixe dans l’ordre alphabétique21 », devait-il s’étendre à ses usagers et devenir « fréquent dans les livres et les journaux de France, aussi bien pour des rues que pour des écoles, des fondations, etc.22 », voire être appliqué à des distinctions (prix Romy-Schneider) ?
Aujourd’hui, sur les sites PagesBlanches et PagesJaunes23, les traits d’union ont disparu, aussi bien des noms de voies que des noms de communes24 (ex. : rue Alexandre Bachelet 93400 Saint Ouen sur Seine). Le modèle donné par La Poste pour « [b]ien rédiger l’adresse d’une lettre ou d’un colis » n’affiche plus aucun trait d’union. Il enfreint même d’autres règles orthotypographiques25. Heureusement, l’adressage postal ne concerne que la présentation des enveloppes.
Faut-il, aujourd’hui, continuer à imposer le trait d’union dans les noms de voies publiés dans les journaux et les livres… ou bien abolir cette règle qui n’a jamais fait l’unanimité ? On est en droit de se poser la question.
La règle s’applique aussi aux « ouvrages d’art » ainsi qu’à « tout organisme, bâtiment ou monument public portant le nom d’une personne notamment » — « Trait d’union », Wikipédia [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
Groupe de Lausanne de l’Association suisse des typographes (AST), Guide du typographe, 2015, § 215, p. 35-36. — Office fédéral de la statistique, Recommandation concernant l’adressage des bâtiments et l’orthographe des noms de rues, v. 1.0, 3.5. Noms composés, p. 11 : « Les noms de rues constitués de noms composés s’écrivent en français et en allemand avec un trait d’union. En italien, le trait d’union n’est pas utilisé (exception faite des noms doubles). » Ex. en allemand : Jonas-Furrer-Strasse. ↩︎
« L’ouvrage de référence en matière de la composition de textes imprimés et des règles de typographie pour la langue française s’intitule Lexique des règles typographiques en usage à l’Imprimerie nationale », peut-on lire dans les Directives pour les auteursdes publications en langue française (PDF), des éditions Brepols (Turnhout, Belgique), février 2011. ↩︎
« Cet usage a été critiqué, mais est bien installé et conservé dans certains guides. On n’est pas tenu de le suivre cependant. On peut, comme en Belgique, écrire : [r]ue Victor Hugo et classer cette rue à Hugo, et avenue du Bois de la Cambre. » — Joseph Hanse et Daniel Blampain, Dictionnaire des difficultés du français, 6e éd., 2012, s. v. Trait d’union, 3. Noms de rues, de bâtiments, etc., p. 649. ↩︎
« Pour le prénom et nom dans les noms de rues (rue François-Coppée) l’usage administratif du trait d’union est fautif. » — Albert Dauzat, Grammaire raisonnée de la langue française, vol. 1, Lyon, éditions I.A.C., coll. « Les Langues du monde », série « Grammaire, philologie, littérature », 1947, p. 43. Cité par Wikipédia, art. cité. ↩︎
« Il est certain que le but administratif est de faciliter, voire de permettre dans certains cas, le tri des lettres pour les facteurs. L’administration des postes a ses raisons, que peut ignorer l’administration municipale. Ce qui est curieux, c’est que beaucoup d’“usagers” aient suivi en subissant l’influence. On peut attirer leur attention sur l’inutilité (pour eux) du trait d’union dans tous ces cas. » — Le Figaro, 2 juillet 1938, p. 5. ↩︎
« L’Office de la Langue française s’est élevé contre cet usage en le déclarant inutile. Cependant l’autorité qu’il a prise provient du fait qu’il simplifie la recherche des noms propres qu’il soude dans les nombreuses listes alphabétiques où ils figurent. » — Aristide, Le Figaro Littéraire, 17 novembre 1962. Cité par Paul Dupré, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Paris, éd. de Trévise, 1972, t. 3, s. v. rue. noms de rues, p. 2312. ↩︎
André Jouette, Dictionnaire d’orthographe et expression écrite, Le Robert, « Les Usuels », 1997, s. v. le trait d’union, p. 677. ↩︎
« En pratique, les traits d’union dans les noms de lieux se raréfient. » — blog Projet Voltaire, 1er mai 2023. ↩︎
Circulaire des protes, no 398, octobre 1933, p. 25. ↩︎
Sur un forum de discussion, « Jacques » hasarde l’existence « d’une circulaire administrative adressée au personnel de la fonction publique ». — Français notre belle langue, 7 mars 2008 [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
Pour les noms de communes, en revanche, une circulaire du 18 avril 2017, signée de Bruno Delsol, directeur général des collectivités locales, a bien rappelé aux préfets que « tous les mots d’un nom de commune, à l’exception de l’article défini initial, doivent être joints par des traits d’union […] ». — « Nom des communes nouvelles : une circulaire rappelle les règles », Maire Info, 26 avril 2017 [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
J’ai bien cherché sur cette page : adresse.data.gouv.fr > Bonnes pratiques de l’adresse > Textes règlementaires [en ligne]. Dernière mise à jour il y a 8 mois. Consulté le 4 mars 2025. Mais le moteur de recherche ne renvoie aucun résultat pour « trait d’union » ↩︎
Édités par Solocal, à partir des données fournies par les divers opérateurs téléphoniques. ↩︎
Bruno Dewaele (art. cité) note aussi : « […] dans nombre d’index, le trait d’union a été supprimé. » ↩︎
« La Poste demande aux usagers de “massacrer” l’orthographe des toponymes. [… Elle] voudrait interdire, dans la ligne du code postal, les minuscules, les accents, les apostrophes, les traits d’union… […] Rien n’oblige un citoyen français à ne pas respecter l’orthographe des noms propres administratifs de son pays ! » — Jean-Colignon, Dictionnaire orthotypographique moderne, CFPJ, 2019, s. v. adresses, non pag. ↩︎
Restaurant Chez Vincent, rue des Dominicains, à Bruxelles. Photographie, début xxe. Archives de la Ville de Bruxelles. Source : Ville de Bruxelles (Facebook).
J’ai terminé l’article précédent sur deux exemples où l’enseigne commençait par une préposition : Chez Chablin et Au Rendez-vous des Cheminots. Le cas est fréquent. Comme l’écrit Alain Frontier1, « la préposition à […] fait [de l’enseigne] un complément circonstanciel de lieu : Au rendez-vous des pêcheurs ; le syntagme prépositionnel est déjà tout prêt à être intégré dans l’énoncé que le limonadier souhaite que produise son destinataire (c’est-à-dire l’éventuel client) : Allons boire un verre au Rendez-vous des pêcheurs… ».
Nous avons vu, dans l’article précédent, que chez Zola l’enseigne Au Bonheur des Dames, quand elle est intégrée à la phrase, passe en romain et perd sa préposition d’origine : « le Bonheur des Dames », « du Bonheur des Dames », « au Bonheur des Dames ». C’est ainsi qu’on parle naturellement et donc qu’on écrit. (Les grammairiens ajouteraient que, dans dîner chez ou aller à, la préposition est régie par le verbe.)
Sur son blog2, le correcteur Stéphane Lamek liste trois enseignes : « Le café Chez Jules, le restaurant À la Table ronde, l’Hôtel de la clé d’or », qu’il glisse ensuite dans une phrase, en suivant les règles prescrites : « Nous avons bu un soda chez Jules, nous avons mangé à la Table-Ronde, nous avons dormi à la Clé-d’Or. »
Chez Jules ? Quel Jules ?
Les deux derniers exemples, équivalents à celui du Bonheur des Dames, ne présentent aucune difficulté. Mais l’énoncé « Nous avons bu un café chez Jules » n’est-il pas (ou ne risque-t-il pas d’être) ambigu ?
Bien sûr, quand l’enseigne est, comme ici, composée de la préposition chez suivie d’un prénom, le contexte permet, le plus souvent, de décider de quel lieu il s’agit : par exemple, si « dîner chez Colette » signifie être invité à la table de la célèbre écrivaine ou se rendre au restaurant Chez Colette.
De même, si un Lyonnais vous propose de « dîner chez Georges », il y a de fortes chances qu’il pense vous emmener à la célèbre Brasserie Georges (ou brasserie Georges)3. Mais il pourrait également songer au Petit Bouchon « Chez Georges »4. L’ambiguïté fait partie de la vie quotidienne.
Les noms de famille, surtout prestigieux (dîner chez Ledoyer, chez Lasserre, chez Drouant…), sont moins susceptibles d’occasionner un doute.
L’idéal est, évidemment, de préciser sa pensée, comme le fait Georges Perec dans La Vie mode d’emploi (ch. VIII) : « […] même son petit déjeuner, il préférait aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et de la rue de Chazelles5. »
Des cas plus épineux
Mais des confrères m’ont récemment soumis des cas plus épineux, tirés de romans. Dans le premier cas, l’auteur avait choisi d’écrire « dîner Chez Papa » (enseigne de restaurants parisiens de cuisine du Sud-Ouest6). On ne peut écrire « dîner chez Papa » sans risquer l’ambiguïté. (L’option « dîner chez Papa » me paraît à peine plus compréhensible.) Donc soit on suggère à l’auteur de reformuler par « dîner au restaurant Chez Papa » (mais ce n’est sans doute pas son souhait), soit on admet la capitale à chez.
Le second roman contenait nombre d’occurrences d’un bar nommé Chez Charlie. L’auteur écrivait de ses personnages : « ils vont chez Charlie », se donnent rendez-vous chez Charlie », « passent derrière chez Charlie », etc. On peut l’admettre aisément si Charlie est le patron du bar où ils ont leurs habitudes. Mais ce n’était pas le cas. J’ai donc recommandé d’écrire « Chez Charlie ». Ainsi, on supprime l’ambiguïté7.
Voici un exemple équivalent dans un roman récent8 :
Autre exemple, cette fois signé de Michel Houellebecq (et en italique) : « […] ils s’arrêtèrent pour boire quelque chose Chez Claude, rue du Château-des-Rentiers, qui devait plus tard devenir leur café habituel […]9 »
L’enseigne est glissée sans chichi dans la phrase. On comprend aussitôt de quoi il s’agit. Nombre d’auteurs aiment ainsi bousculer la syntaxe avec un titre d’œuvre ou un nom d’enseigne.
Souci d’exactitude
C’est une pratique observable surtout dans des textes où le respect de l’intégrité de l’enseigne est important : livres d’histoire, guides touristiques, messages publicitaires (acheter un bouquet Au Nom de la Rose10). Ainsi, dans Le Roman de Bruxelles11, on peut lire, à propos de Jacques Brel :
La préposition est intégrée à l’enseigne, c’est un fait. Est-ce vraiment gênant de l’y laisser, quand c’est la meilleure solution ? La capitale, associée ou non à l’italique, guide la lecture. De même, on distingue sans problème « parcourir le monde » de « parcourir Le Monde » ou « lire sur la route » de « lire Sur la route ». L’enseigne, comme le titre d’œuvre, est à lire d’un bloc.
La Grammaire du français, Belin, 1997, p. 345. ↩︎
Précisons tout de même que cet énoncé laisse dans l’incertitude quant à l’enseigne réelle : Riri (ou Henri) peut n’être que le prénom du patron. ↩︎
Quand on coupe la fin d’une citation en utilisant des points de suspension entre crochets, faut-il conserver le point final de la phrase, comme ceci : « […]. » ?
La réponse est oui.
Colignon (Un point, c’est tout !, p. 99) donne l’exemple suivant :
« Thiers est une des grandes figures du xixe siècle et le premier protecteur qui soit resté membre de la Compagnie. […] Fondateur du journal le National, il est le véritable auteur de l’accession au trône de Louis-Philippe. » (Duc de Castries, la Vieille Dame du quai Conti, Perrin, Paris, 1978.)
Puis il explique :
Dans le texte qui précède, nous avons retranché une phrase entière, se terminant par un point. C’est donc très logiquement que nous avons respecté le point après « Compagnie », et qu’il n’y a pas de point après le crochet fermant.
Dans un autre exemple, il écrit : « Si l’on veut couper la dernière remarque […]1, on indiquera comme suit le retranchement du texte : « … reine[…]. »
Le point final de la phrase tronquée est bien respecté.
On trouve confirmation de la règle chez Drillon (Traité de la ponctuation française, p. 284) :
« Les crochets doivent respecter scrupuleusement la ponctuation originale, et se placer exactement à l’endroit de la partie retranchée : ni trop tôt ni trop tard. »
Le plus ancien manuel du correcteur, Orthotypographia, date de 1608. Je lui ai consacré un de mes tout premiers articles.
Mais à quand remonte le Code typographique — ce « choix de règles » proposé par l’Amicale des directeurs, protes et correcteurs d’imprimerie de France, dans l’espoir de mettre tout le monde d’accord ?
Tout dépend de qui vous lisez. Suivons la chronologie.
1943 — René Billoux écrit qu’il a paru en 1924, après deux ans de travaux (dans son Encyclopédie chronologique des arts graphiques). Ces informations seront reprises en 1993 dans l’encyclopédie Les Sciences de l’écrit (dir. Robert Estivals).
1965 — Pierre Lecerf affirme qu’il a paru en juillet 1926 (avertissement à la 8e édition, republié dans la suivante).
1986 — Serge Aslanoff reprend la date donnée par Pierre Lecerf (Manuel typographique du russiste).
1997 — Robert Acker donne, lui, la date de 1946 (préface à la « 17e édition » — qui est sans doute la dix-huitième).
1998 — François Richaudeau date la première édition de 1928 (article « Pour un nouveau code typographique simplifié »).
1999 — Corrigeant Richaudeau et Robert Acker, Jean Méron répète la date de 1926, en se référant à Aslanoff, et donc à Lecerf (article « Le code typo : Pour qui ? Pour quoi faire ? »).
Les dates de 1924, 1926 et 1946 sont fausses. C’est Richaudeau qui avait raison.
Annonce de la parution du Code typographique, en mai 1928, dans la Circulaire des protes ; couverture de la première édition ; graphisme des éditions des années 1950 et 1960 ; Bibliothèque historique de la Ville de Paris, où j’ai consulté la 8e édition.
Après une première tentative avortée en 1908, une nouvelle commission de rédaction du code typographique est constituée en février 1925. En 1926, elle est encore en plein travail.
En juin, Émile Verlet, qui préside la commission, déclare en effet : « Il reste […] environ la moitié du travail, les trois quarts si l’on considère la mise au point définitive après dépouillement des réponses parvenues. Encore un peu de patience1… »
En novembre, Eugène Grenet, président de l’Amicale, insiste pour que le code soit imprimé en 1927, avant le congrès de Toulouse2. Verlet, son vice-président, a bon espoir d’y parvenir, mais ce ne sera pas le cas.
Je ne m’explique pas que René Billoux, qui représentait la section de Chartres de l’Amicale auprès de la commission3, ait pu se tromper sur la date, surtout si près de l’évènement. Pas plus que je ne m’explique les élucubrations de Pierre Lecerf et de Robert Acker.
Je consacre une partie de mes recherches actuelles à l’histoire de ce premier code typo, dans l’espoir de retracer bientôt les trois décennies qui se sont écoulées depuis la création de l’Amicale en 1897.
Circulaire des protes, n° 310, juin 1926, p. 108. ↩︎
Circulaire des protes, n° 315, novembre 1926, p. 219. ↩︎
Liste des membres de la commission dans l’avertissement à la première édition, par Émile Verlet. ↩︎
Demande d’adhésion de Charles Gouriou à l’Amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de France. (Circulaire des protes, no 427, mars 1936.)
Après bien des recherches infructueuses, j’ai retrouvé la trace de Charles Gouriou, l’auteur du Mémento typographique, une des références des correcteurs professionnels.
Né à Brest1 en 1905, il est entré dans la profession en 1927 et promu correcteur l’année suivante. En 1936, quand il adhère à l’Amicale des protes et correcteurs d’imprimerie de France (photo), il est employé à la Librairie Hachette. Ses parrains sont Georges Leclerc et Oscar Pernel, trésorier adjoint de l’Amicale. Sa présence est mentionnée dans plusieurs assemblées générales de la section parisienne de l’Amicale en 1936 et 1937.
Il demeure alors 8, rue de Latran, à Paris (Ve), puis déménage l’année suivante 9, rue Laplace, dans le même arrondissement. Le recensement de 1936, dans le quartier de la Sorbonne, le fait apparaître dans les archives de Paris. Il est marié à Marie, née en 1908, qui lui a donné un fils en 1932, René2.
Charles Gouriou avec femme et enfant, dans le recensement de 1936. Archives de Paris.
Couverture du Mémento typographique, Hachette, 1961.
Quand il publie chez Hachette, son employeur (du moins peut-on le supposer), en 1961, son Mémento typographique, appliqué au « livre d’édition courante », il a donc 56 ans et trente-trois ans de maison. L’ouvrage est préfacé par Robert Ranc (1905-1984), alors directeur de l’école Estienne. L’ouvrage peut être considéré comme la « marche typographique » de la maison Hachette, puisque Ranc écrit :
La Librairie Hachette, qui avait depuis longtemps un tel langage intérieur [sa propre grammaire typographique] bien mis au point et heureusement manié, a pensé proposer son code et les règles de son utilisation comme exemples, comme modèles mêmes, après avoir fait procéder à l’étude et au contrôle indispensables pour en faire un langage non plus particulier et de maison, mais professionnel et de l’Édition, un langage commun aux auteurs et aux imprimeurs, facilement et généralement utilisable.
Une « nouvelle édition entièrement revue » par l’auteur (et sans la préface) paraîtra en 1973. Elle sera rachetée par le Cercle de la librairie et rééditée telle quelle en 1990 et 2010.
Charles Gouriou, lui, est mort à Orsay (Essonne) en 1982.
Résultats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Championnats du monde d’athlétisme, Budapest, 22 août 2023), exprimés avec les signes prime et seconde, sur le site de L’Équipe.
Pour la plupart des manuels typographiques, les signes prime (ʹ) et seconde (ʺ) « sont réservés aux indications de degrés de longitude, latitude, d’une circonférence, d’un angle » (Guéry, p. 217) et ne doivent donc pas être employés pour exprimer les durées. Cependant, cet usage est courant dans la presse sportive (cela prend moins de place1). Ainsi, on peut lire sur le site de L’Équipe (18 juin 2024) des textes comme celui-ci :
Maxime Grousset (47ʺ65) a été le plus rapide en série du 100m ce mardi aux Championnats de France de Chartres. Florent Manaudou est descendu sous les 48ʺ (47ʺ90) pour la première fois depuis 2015 mais ne nagera pas la finale.
Que l’on travaille pour la presse sportive ou que l’on corrige un roman y faisant référence, on peut donc être amené à respecter cette pratique. Hors de ces cas, on observera les règles classiques, comme le fait, par exemple, l’article « Records du monde de natation messieurs » de Wikipédia, où le record mondial du 800 m est exprimé comme suit : 7 min 32 s 12.
Le Guide du typographe (romand, 2015, § 412, p. 60, et § 524, p. 76) accepte que, « dans l’énumération des résultats sportifs », on abrège minute et seconde avec les signes prime et seconde, et en donne les règles :
Dans un compte rendu sportif, les signes ʹ et ʺ remplacent les abréviations min et s ; on les utilise ainsi pour marquer l’heure précise : Le vainqueur est arrivé à 15 h 07ʹ 02ʺ.
On supprime le zéro précédant l’unité de minute et l’unité de seconde pour, dans un classement, indiquer la durée : Classement : 1. Christopher Froome 83 h 56ʹ 8ʺ ; 2. Nairo Quintana Rojas 84 h 1ʹ 9ʺ.
Je rappelle qu’il ne faut pas confondre les signes prime et seconde (ʹ et ʺ) avec l’apostrophe et le guillemets anglais (’ et ”).
Dans la capture d’écran de L’Équipe que je publie en ouverture, il s’agit vraisemblablement d’apostrophes et de guillemets droits, immédiatement accessibles au clavier, et le journal gagne encore de la place en supprimant les espaces. On notera enfin qu’il n’observe pas la règle de suppression du zéro dans les durées.