Depuis quand met-on des traits d’union aux noms de voies ? 

Écrire les noms de voies (ou odo­nymes : rues, bou­le­vards, places, quais, ponts, ronds-points, etc.1) avec des traits d’union est une pra­tique essen­tiel­le­ment fran­çaise (recom­man­dée aus­si en Suisse2 et au Qué­bec3). Les Belges, dont les règles typo­gra­phiques s’ins­pirent des nôtres4, ne nous suivent pas sur ce point (voir, par exemple, la rue du Fos­sé aux Loups, à Bruxelles, ou la rue Pont d’Avroy, à Liège), pas plus que les Ita­liens (via di San Gio­van­ni in Late­ra­no, à Rome) ou les Espa­gnols (calle de Alber­to Agui­le­ra, à Madrid), pour ne par­ler que des langues latines.

Une règle contestée

Contes­tée en Bel­gique (Hanse et Blam­pain5), cette règle a aus­si été décla­rée « fauti[ve] » en France par le lin­guiste Albert Dau­zat en 19476, « inutil[e] » par Le Figa­ro en 19387 ain­si que par l’Office de la langue fran­çaise, selon Le Figa­ro lit­té­raire en 19628. Elle conti­nue d’être dis­cu­tée sur divers forums. D’a­près André Jouette9 (qui fut cor­rec­teur d’é­di­tion spé­cia­li­sé dans les dic­tion­naires et ency­clo­pé­dies10), « [i]l faut conve­nir que cette sorte de trait d’u­nion ne se jus­ti­fie guère. Aus­si voit-on que l’on s’en affran­chit quel­que­fois ; à Paris le pré­fet de la Seine en a pros­crit l’u­sage11 ».

Jouette remarque encore : « L’usage est venu de sup­pri­mer les traits d’union dans le nom des voies (rue Alphonse Allais)12. » Bru­no Dewaele confirme en 2021 : « Voi­là une règle que beau­coup connaissent d’au­tant moins qu’elle est, on l’a dit, en voie de dis­pa­ri­tion13. » Ain­si que San­drine Cam­pese deux ans plus tard14.

Le fait est que, dans l’es­pace public, ce trait d’u­nion est qua­si invi­sible, aus­si bien sur les plaques au coin des rues que sur les façades des bâti­ments por­tant un nom illustre.

Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er.
Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er. Source : Fli­ckr.

Comme l’écrit le cor­rec­teur Joseph Der­ny en 193315 :

Les noms de rues com­po­sés de plu­sieurs vocables ne sont jamais impri­més avec traits d’u­nion quand il s’agit d’autres pro­cé­dés que la typo­gra­phie. Et l’on voit cou­ram­ment : Champs Ely­sées, Richard Lenoir, Notre Dame de Lorette, Saint Denis, etc. [Dans une note en bas de page, il pour­suit :] Les plaques émaillées, en cela, sont de bien mau­vais exemples, et, comme le public les consi­dère comme seules offi­cielles, en dépit de toutes les preuves contraires, il est dif­fi­cile d’en cor­ri­ger les erreurs. […] »

Remontons aux sources

Les adver­saires comme les défen­seurs de ce trait d’u­nion déclarent que nous devons la règle à l’administration des postes, sans jamais indi­quer de texte règle­men­taire16 ni même de date. Cela a exci­té ma curiosité.

Les dif­fé­rentes édi­tions de la Liste géné­rale des postes de France, du xviiie siècle, que j’ai pu consul­ter sur Gal­li­ca (cinq entre 1714 et 1760) ne pré­sentent pas de noms de rues, mais les noms des com­munes sont encore écrits sans trait d’union. 

Il faut attendre la Révo­lu­tion, avec la créa­tion des dépar­te­ments (1790), puis la fon­da­tion de la Régie natio­nale des postes et mes­sa­ge­ries (1793) pour que cela change. Dans Le Livre de poste, de 1811, on trouve encore un seul nom de voie, celui de l’hô­tel des Postes (rue Coq-héron17), à Paris, mais les dépar­te­ments et com­munes ont tous leurs traits d’union. Enfin, dans le pre­mier Annuaire des postes que l’on trouve sur Gal­li­ca, celui de 1843, appa­raissent les adresses de quelques bureaux pari­siens, dûment fixées par des traits d’union.

"Annuaire des postes", 1843, p. 19, détail.
Annuaire des postes, ou Manuel du ser­vice de la poste aux lettres, à l’u­sage du com­merce et des voya­geurs, 1843, p. 19, détail. Source : Gallica/BnF.

Cepen­dant, en pour­sui­vant la recherche, on trouve des noms de voies avec traits d’u­nion dès les années 1760, d’abord sans cohé­rence, puis de manière sys­té­ma­tique dans L’Indicateur pari­sien de 1767 (sauf après l’a­bré­via­tion de saint, alors S. et non St).

Il s’a­git donc là d’une pra­tique très ancienne, que les guides typo­gra­phiques du xxe siècle n’ont fait que rati­fier. Nulle cir­cu­laire18 ni règle­ment ne se sont, pour l’ins­tant, pla­cés sur mon che­min19. À défaut, on sup­po­se­ra que c’est par l’exemple que les postes ont dif­fu­sé cet usage ou l’on n’y ver­ra, avec Jouette, qu’une « tra­di­tion20 ».

La discussion reste ouverte

Ce que fit l’ad­mi­nis­tra­tion des postes (et d’autres édi­teurs d’an­nuaires) dans ses listes, dans le but « de main­te­nir à ces noms une forme constante et de leur don­ner une place fixe dans l’ordre alpha­bé­tique21 », devait-il s’é­tendre à ses usa­gers et deve­nir « fré­quent dans les livres et les jour­naux de France, aus­si bien pour des rues que pour des écoles, des fon­da­tions, etc.22 », voire être appli­qué à des dis­tinc­tions (prix Romy-Schnei­der) ?

Aujourd’­hui, sur les sites Pages­Blanches et Pages­Jaunes23, les traits d’u­nion ont dis­pa­ru, aus­si bien des noms de voies que des noms de com­munes24 (ex. : rue Alexandre Bache­let 93400 Saint Ouen sur Seine). Le modèle don­né par La Poste pour « [b]ien rédi­ger l’a­dresse d’une lettre ou d’un colis » n’af­fiche plus aucun trait d’u­nion. Il enfreint même d’autres règles ortho­ty­po­gra­phiques25. Heu­reu­se­ment, l’adressage pos­tal ne concerne que la pré­sen­ta­tion des enveloppes.

Modèle d’a­dresse recom­man­dé dans Les 6 règles d’or d’une adresse pré­cise (PDF) de La Poste.

Faut-il, aujourd’­hui, conti­nuer à impo­ser le trait d’u­nion dans les noms de voies publiés dans les jour­naux et les livres… ou bien abo­lir cette règle qui n’a jamais fait l’u­na­ni­mi­té ? On est en droit de se poser la question.


  1. La règle s’applique aus­si aux « ouvrages d’art » ain­si qu’à « tout orga­nisme, bâti­ment ou monu­ment public por­tant le nom d’une per­sonne notam­ment » — « Trait d’u­nion », Wiki­pé­dia [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  2. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), Guide du typo­graphe, 2015, § 215, p. 35-36. — Office fédé­ral de la sta­tis­tique, Recom­man­da­tion concer­nant l’a­dres­sage des bâti­ments et l’or­tho­graphe des noms de rues, v. 1.0, 3.5. Noms com­po­sés, p. 11 : « Les noms de rues consti­tués de noms com­po­sés s’écrivent en fran­çais et en alle­mand avec un trait d’union. En ita­lien, le trait d’union n’est pas uti­li­sé (excep­tion faite des noms doubles). » Ex. en alle­mand : Jonas-Fur­rer-Strasse.  ↩︎
  3. « Le trait d’union dans les uni­tés lexi­cales », Vitrine lin­guis­tique, Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  4. « L’ouvrage de réfé­rence en matière de la com­po­si­tion de textes impri­més et des règles de typo­gra­phie pour la langue fran­çaise s’intitule Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale », peut-on lire dans les Direc­tives pour les auteurs des publi­ca­tions en langue fran­çaise (PDF), des édi­tions Bre­pols (Turn­hout, Bel­gique), février 2011. ↩︎
  5. « Cet usage a été cri­ti­qué, mais est bien ins­tal­lé et conser­vé dans cer­tains guides. On n’est pas tenu de le suivre cepen­dant. On peut, comme en Bel­gique, écrire : [r]ue Vic­tor Hugo et clas­ser cette rue à Hugo, et ave­nue du Bois de la Cambre. » — Joseph Hanse et Daniel Blam­pain, Dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais, 6e éd., 2012, s. v. Trait d’union, 3. Noms de rues, de bâti­ments, etc., p. 649. ↩︎
  6. « Pour le pré­nom et nom dans les noms de rues (rue Fran­çois-Cop­pée) l’usage admi­nis­tra­tif du trait d’union est fau­tif. » — Albert Dau­zat, Gram­maire rai­son­née de la langue fran­çaise, vol. 1, Lyon, édi­tions I.A.C., coll. « Les Langues du monde », série « Gram­maire, phi­lo­lo­gie, lit­té­ra­ture », 1947, p. 43. Cité par Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  7. « Il est cer­tain que le but admi­nis­tra­tif est de faci­li­ter, voire de per­mettre dans cer­tains cas, le tri des lettres pour les fac­teurs. L’ad­mi­nis­tra­tion des postes a ses rai­sons, que peut igno­rer l’ad­mi­nis­tra­tion muni­ci­pale. Ce qui est curieux, c’est que beau­coup d’“usagers” aient sui­vi en subis­sant l’in­fluence. On peut atti­rer leur atten­tion sur l’i­nu­ti­li­té (pour eux) du trait d’u­nion dans tous ces cas. » — Le Figa­ro, 2 juillet 1938, p. 5. ↩︎
  8. « L’Office de la Langue fran­çaise s’est éle­vé contre cet usage en le décla­rant inutile. Cepen­dant l’autorité qu’il a prise pro­vient du fait qu’il sim­pli­fie la recherche des noms propres qu’il soude dans les nom­breuses listes alpha­bé­tiques où ils figurent. » — Aris­tide, Le Figa­ro Lit­té­raire, 17 novembre 1962. Cité par Paul Dupré, Ency­clo­pé­die du bon fran­çais dans l’usage contem­po­rain, Paris, éd. de Tré­vise, 1972, t. 3, s. v. rue. noms de rues, p. 2312. ↩︎
  9. André Jouette, Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et expres­sion écrite, Le Robert, « Les Usuels », 1997, s. v. le trait d’u­nion, p. 677. ↩︎
  10. Voir « Le “TOP”, réfé­rence ancienne du métier du cor­rec­teur ». ↩︎
  11. Je n’en sais pas plus, hélas. ↩︎
  12. André Jouette, op. cit., p. 739. ↩︎
  13. « Un trait d’u­nion… qui ne fait pas pour autant l’u­na­ni­mi­té ! », 13 juin 2021, blog À la for­tune du mot [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  14. « En pra­tique, les traits d’union dans les noms de lieux se raré­fient. » — blog Pro­jet Vol­taire, 1er mai 2023. ↩︎
  15. Cir­cu­laire des protes, no 398, octobre 1933, p. 25. ↩︎
  16. Sur un forum de dis­cus­sion, « Jacques » hasarde l’exis­tence « d’une cir­cu­laire admi­nis­tra­tive adres­sée au per­son­nel de la fonc­tion publique ». — Fran­çais notre belle langue, 7 mars 2008 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  17. Com­po­si­tion d’o­ri­gine. Voir Gallica/BnF. ↩︎
  18. Pour les noms de com­munes, en revanche, une cir­cu­laire du 18 avril 2017, signée de Bru­no Del­sol, direc­teur géné­ral des col­lec­ti­vi­tés locales, a bien rap­pe­lé aux pré­fets que « tous les mots d’un nom de com­mune, à l’exception de l’article défi­ni ini­tial, doivent être joints par des traits d’union […] ». — « Nom des com­munes nou­velles : une cir­cu­laire rap­pelle les règles », Maire Info, 26 avril 2017 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  19. J’ai bien cher­ché sur cette page : adresse.data.gouv.fr > Bonnes pra­tiques de l’a­dresse > Textes règle­men­taires [en ligne]. Der­nière mise à jour il y a 8 mois. Consul­té le 4 mars 2025. Mais le moteur de recherche ne ren­voie aucun résul­tat pour « trait d’u­nion » ↩︎
  20. André Jouette, op. cit., p. 677. ↩︎
  21. Mau­rice Gre­visse et André Goosse, Le Bon Usage, De Boeck Supé­rieur, 14e éd., 2008, § 109 b 1° N.B. 1, p. 114. ↩︎
  22. Loc. cit. ↩︎
  23. Édi­tés par Solo­cal, à par­tir des don­nées four­nies par les divers opé­ra­teurs télé­pho­niques. ↩︎
  24. Bru­no Dewaele (art. cité) note aus­si : « […] dans nombre d’in­dex, le trait d’u­nion a été sup­pri­mé. » ↩︎
  25. « La Poste demande aux usa­gers de “mas­sa­crer” l’or­tho­graphe des topo­nymes. [… Elle] vou­drait inter­dire, dans la ligne du code pos­tal, les minus­cules, les accents, les apos­trophes, les traits d’u­nion… […] Rien n’o­blige un citoyen fran­çais à ne pas res­pec­ter l’or­tho­graphe des noms propres admi­nis­tra­tifs de son pays ! » — Jean-Coli­gnon, Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne, CFPJ, 2019, s. v. adresses, non pag. ↩︎

Comment une enseigne débutant par “chez” s’intègre à une phrase

Restaurant Chez Vincent, rue des Dominicains, Bruxelles, début 20e. Photographie. Archives de la Ville de Bruxelles.
Res­tau­rant Chez Vincent, rue des Domi­ni­cains, à Bruxelles. Pho­to­gra­phie, début xxe. Archives de la Ville de Bruxelles. Source : Ville de Bruxelles (Face­book).

J’ai ter­mi­né l’article pré­cé­dent sur deux exemples où l’enseigne com­men­çait par une pré­po­si­tion : Chez Cha­blin et Au Ren­dez-vous des Che­mi­nots. Le cas est fré­quent. Comme l’écrit Alain Fron­tier1, « la pré­po­si­tion à […] fait [de l’en­seigne] un com­plé­ment cir­cons­tan­ciel de lieu : Au ren­dez-vous des pêcheurs ; le syn­tagme pré­po­si­tion­nel est déjà tout prêt à être inté­gré dans l’é­non­cé que le limo­na­dier sou­haite que pro­duise son des­ti­na­taire (c’est-à-dire l’é­ven­tuel client) : Allons boire un verre au Ren­dez-vous des pêcheurs… ».

Nous avons vu, dans l’ar­ticle pré­cé­dent, que chez Zola l’en­seigne Au Bon­heur des Dames, quand elle est inté­grée à la phrase, passe en romain et perd sa pré­po­si­tion d’o­ri­gine : « le Bon­heur des Dames », « du Bon­heur des Dames », « au Bon­heur des Dames ». C’est ain­si qu’on parle natu­rel­le­ment et donc qu’on écrit. (Les gram­mai­riens ajou­te­raient que, dans dîner chez ou aller à, la pré­po­si­tion est régie par le verbe.)

Sur son blog2, le cor­rec­teur Sté­phane Lamek liste trois enseignes : « Le café Chez Jules, le res­tau­rant À la Table ronde, l’Hôtel de la clé d’or », qu’il glisse ensuite dans une phrase, en sui­vant les règles pres­crites : « Nous avons bu un soda chez Jules, nous avons man­gé à la Table-Ronde, nous avons dor­mi à la Clé-d’Or. »

Chez Jules ? Quel Jules ?

Les deux der­niers exemples, équi­va­lents à celui du Bon­heur des Dames, ne pré­sentent aucune dif­fi­cul­té. Mais l’é­non­cé « Nous avons bu un café chez Jules » n’est-il pas (ou ne risque-t-il pas d’être) ambigu ?

Bien sûr, quand l’en­seigne est, comme ici, com­po­sée de la pré­po­si­tion chez sui­vie d’un pré­nom, le contexte per­met, le plus sou­vent, de déci­der de quel lieu il s’a­git : par exemple, si « dîner chez Colette » signi­fie être invi­té à la table de la célèbre écri­vaine ou se rendre au res­tau­rant Chez Colette.

De même, si un Lyon­nais vous pro­pose de « dîner chez Georges », il y a de fortes chances qu’il pense vous emme­ner à la célèbre Bras­se­rie Georges (ou bras­se­rie Georges)3. Mais il pour­rait éga­le­ment son­ger au Petit Bou­chon « Chez Georges »4. L’am­bi­guï­té fait par­tie de la vie quotidienne.

Les noms de famille, sur­tout pres­ti­gieux (dîner chez Ledoyer, chez Las­serre, chez Drouant…), sont moins sus­cep­tibles d’oc­ca­sion­ner un doute.

L’i­déal est, évi­dem­ment, de pré­ci­ser sa pen­sée, comme le fait Georges Per­ec dans La Vie mode d’emploi (ch. VIII) : « […] même son petit déjeu­ner, il pré­fé­rait aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et de la rue de Cha­zelles5. »

Des cas plus épineux

Mais des confrères m’ont récem­ment sou­mis des cas plus épi­neux, tirés de romans. Dans le pre­mier cas, l’auteur avait choi­si d’é­crire « dîner Chez Papa » (enseigne de res­tau­rants pari­siens de cui­sine du Sud-Ouest6). On ne peut écrire « dîner chez Papa » sans ris­quer l’am­bi­guï­té. (L’op­tion « dîner chez Papa » me paraît à peine plus com­pré­hen­sible.) Donc soit on sug­gère à l’au­teur de refor­mu­ler par « dîner au res­tau­rant Chez Papa » (mais ce n’est sans doute pas son sou­hait), soit on admet la capi­tale à chez.

Le second roman conte­nait nombre d’occurrences d’un bar nom­mé Chez Char­lie. L’auteur écri­vait de ses per­son­nages : « ils vont chez Char­lie », se donnent ren­dez-vous chez Char­lie », « passent der­rière chez Char­lie », etc. On peut l’admettre aisé­ment si Char­lie est le patron du bar où ils ont leurs habi­tudes. Mais ce n’était pas le cas. J’ai donc recom­man­dé d’écrire « Chez Char­lie ». Ain­si, on sup­prime l’ambiguïté7.

Voi­ci un exemple équi­valent dans un roman récent8 :

Phrase tirée d'un roman de 2023 : "Vendredi soir, il avait invité Claire à dîner Chez Vincent (avec une capitale à "chez"), la pizzeria chic du quartier."

Autre exemple, cette fois signé de Michel Houel­le­becq (et en ita­lique) : « […] ils s’ar­rê­tèrent pour boire quelque chose Chez Claude, rue du Châ­teau-des-Ren­tiers, qui devait plus tard deve­nir leur café habi­tuel […]9 »

L’en­seigne est glis­sée sans chi­chi dans la phrase. On com­prend aus­si­tôt de quoi il s’a­git. Nombre d’auteurs aiment ain­si bous­cu­ler la syn­taxe avec un titre d’œuvre ou un nom d’enseigne.

Souci d’exactitude

C’est une pra­tique obser­vable sur­tout dans des textes où le res­pect de l’in­té­gri­té de l’en­seigne est impor­tant : livres d’his­toire, guides tou­ris­tiques, mes­sages publi­ci­taires (ache­ter un bou­quet Au Nom de la Rose10). Ain­si, dans Le Roman de Bruxelles11, on peut lire, à pro­pos de Jacques Brel :

Extrait du "Roman de Bruxelles" de José-Alain Fralon (2008), où il apparaît "il dîne Chez Vincent" (enseigne entièrement en italique) puis "emmener sa tribu Aux Armes de Bruxelles" (enseigne entièrement en italique).

La pré­po­si­tion est inté­grée à l’en­seigne, c’est un fait. Est-ce vrai­ment gênant de l’y lais­ser, quand c’est la meilleure solu­tion ? La capi­tale, asso­ciée ou non à l’i­ta­lique, guide la lec­ture. De même, on dis­tingue sans pro­blème « par­cou­rir le monde » de « par­cou­rir Le Monde » ou « lire sur la route » de « lire Sur la route ». L’enseigne, comme le titre d’œuvre, est à lire d’un bloc.


  1. La Gram­maire du fran­çais, Belin, 1997, p. 345. ↩︎
  2. « Les noms des entre­prises, des admi­nis­tra­tions, etc. », Ortho­ty­po­gra­phie. Règles de typo­gra­phie fran­çaise [en ligne]. Consul­té le 21 février 2025. ↩︎
  3. Ins­ti­tu­tion fon­dée en 1836, située à Per­rache et fami­liè­re­ment appe­lée « la Georges ». Site offi­ciel : Bras­se­rie Georges. ↩︎
  4. « Lyon 1er. Au Petit Bou­chon Chez Georges, un des meilleurs ! », La Tri­bune de Lyon, 30 sep­tembre 2021 [en ligne]. Consul­té le 21 février 2025. ↩︎
  5. Pré­ci­sons tout de même que cet énon­cé laisse dans l’in­cer­ti­tude quant à l’en­seigne réelle : Riri (ou Hen­ri) peut n’être que le pré­nom du patron. ↩︎
  6. Site offi­ciel : Chez Papa. ↩︎
  7. On peut même ima­gi­ner un récit où les per­son­nages iraient tan­tôt chez Char­lie (à son domi­cile), tan­tôt Chez Char­lie (à son bar). ↩︎
  8. Gilles Vincent, Beso de la muerte, Les édi­tions du 38, 2023, ch. 7 [livre numé­rique]. ↩︎
  9. La Carte et le Ter­ri­toire, Flam­ma­rion, 2010, p. 111. Je dois cet exemple et celui de Per­ec à une dis­cus­sion de 2010 sur le forum abclf. ↩︎
  10. Fran­chise de fleu­ristes spé­cia­li­sés dans cette fleur. Site offi­ciel : Au Nom de la Rose. ↩︎
  11. José-Alain Fra­lon, éd. du Rocher, 2008. ↩︎

Citation : coupe entre crochets et point final de la phrase

Quand on coupe la fin d’une cita­tion en uti­li­sant des points de sus­pen­sion entre cro­chets, faut-il conser­ver le point final de la phrase, comme ceci : « […]. » ?

La réponse est oui.

Coli­gnon (Un point, c’est tout !, p. 99) donne l’exemple suivant : 

« Thiers est une des grandes figures du xixe siècle et le pre­mier pro­tec­teur qui soit res­té membre de la Com­pa­gnie. […] Fon­da­teur du jour­nal le Natio­nal, il est le véri­table auteur de l’accession au trône de Louis-Phi­lippe. »
(Duc de Cas­tries, la Vieille Dame du quai Conti, Per­rin, Paris, 1978.)

Puis il explique :

Dans le texte qui pré­cède, nous avons retran­ché une phrase entière, se ter­mi­nant par un point. C’est donc très logi­que­ment que nous avons res­pec­té le point après « Com­pa­gnie », et qu’il n’y a pas de point après le cro­chet fermant.

Dans un autre exemple, il écrit : « Si l’on veut cou­per la der­nière remarque […]1, on indi­que­ra comme suit le retran­che­ment du texte : « … reine […]. »

Le point final de la phrase tron­quée est bien respecté.

On trouve confir­ma­tion de la règle chez Drillon (Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, p. 284) : 

« Les cro­chets doivent res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment la ponc­tua­tion ori­gi­nale, et se pla­cer exac­te­ment à l’endroit de la par­tie retran­chée : ni trop tôt ni trop tard. »

Pour les réfé­rences pré­cises des ouvrages cités, voir la Biblio­thèque du cor­rec­teur.


  1. C’est moi qui ai cou­pé la phrase de Coli­gnon. ↩︎

De quand date le premier “Code typographique” ?

Le plus ancien manuel du cor­rec­teur, Ortho­ty­po­gra­phia, date de 1608. Je lui ai consa­cré un de mes tout pre­miers articles.

Mais à quand remonte le Code typo­gra­phique — ce « choix de règles » pro­po­sé par l’Amicale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France, dans l’espoir de mettre tout le monde d’accord ?

Tout dépend de qui vous lisez. Sui­vons la chronologie.

1943 — René Billoux écrit qu’il a paru en 1924, après deux ans de tra­vaux (dans son Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques). Ces infor­ma­tions seront reprises en 1993 dans l’encyclopédie Les Sciences de l’écrit (dir. Robert Estivals).

1965 — Pierre Lecerf affirme qu’il a paru en juillet 1926 (aver­tis­se­ment à la 8e édi­tion, repu­blié dans la suivante).

1986 — Serge Asla­noff reprend la date don­née par Pierre Lecerf (Manuel typo­gra­phique du rus­siste). 

1997 — Robert Acker donne, lui, la date de 1946 (pré­face à la « 17e édi­tion » — qui est sans doute la dix-huitième).

1998 — Fran­çois Richau­deau date la pre­mière édi­tion de 1928 (article « Pour un nou­veau code typo­gra­phique simplifié »).

1999 — Cor­ri­geant Richau­deau et Robert Acker, Jean Méron répète la date de 1926, en se réfé­rant à Asla­noff, et donc à Lecerf (article « Le code typo : Pour qui ? Pour quoi faire ? »). 

Les dates de 1924, 1926 et 1946 sont fausses. C’est Richau­deau qui avait raison.

Grâce aux col­lec­tions de la biblio­thèque For­ney, j’ai pu remon­ter aux sources.

Après une pre­mière ten­ta­tive avor­tée en 1908, une nou­velle com­mis­sion de rédac­tion du code typo­gra­phique est consti­tuée en février 1925. En 1926, elle est encore en plein travail.

En juin, Émile Ver­let, qui pré­side la com­mis­sion, déclare en effet : « Il reste […] envi­ron la moi­tié du tra­vail, les trois quarts si l’on consi­dère la mise au point défi­ni­tive après dépouille­ment des réponses par­ve­nues. Encore un peu de patience1… »

En novembre, Eugène Gre­net, pré­sident de l’Amicale, insiste pour que le code soit impri­mé en 1927, avant le congrès de Tou­louse2. Ver­let, son vice-pré­sident, a bon espoir d’y par­ve­nir, mais ce ne sera pas le cas.

Le Code typo­gra­phique ne sera impri­mé qu’en mai 1928, par Gabriel Del­mas, à Bor­deaux. En août, Émile Ver­let fête­ra ses trois années d’ef­forts par un poème.

Je ne m’explique pas que René Billoux, qui repré­sen­tait la sec­tion de Chartres de l’Amicale auprès de la com­mis­sion3, ait pu se trom­per sur la date, sur­tout si près de l’évènement. Pas plus que je ne m’explique les élu­cu­bra­tions de Pierre Lecerf et de Robert Acker. 

Je consacre une par­tie de mes recherches actuelles à l’histoire de ce pre­mier code typo, dans l’espoir de retra­cer bien­tôt les trois décen­nies qui se sont écou­lées depuis la créa­tion de l’Amicale en 1897.


  1. Cir­cu­laire des protes, n° 310, juin 1926, p. 108. ↩︎
  2. Cir­cu­laire des protes, n° 315, novembre 1926, p. 219. ↩︎
  3. Liste des membres de la com­mis­sion dans l’a­ver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion, par Émile Ver­let. ↩︎

Charles Gouriou, un (autre) correcteur-auteur discret

Demande d’adhé­sion de Charles Gou­riou à l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. (Cir­cu­laire des protes, no 427, mars 1936.)

Après bien des recherches infruc­tueuses, j’ai retrou­vé la trace de Charles Gou­riou, l’auteur du Mémen­to typo­gra­phique, une des réfé­rences des cor­rec­teurs professionnels.

Né à Brest1 en 1905, il est entré dans la pro­fes­sion en 1927 et pro­mu cor­rec­teur l’année sui­vante. En 1936, quand il adhère à l’Ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France (pho­to), il est employé à la Librai­rie Hachette. Ses par­rains sont Georges Leclerc et Oscar Per­nel, tré­so­rier adjoint de l’A­mi­cale. Sa pré­sence est men­tion­née dans plu­sieurs assem­blées géné­rales de la sec­tion pari­sienne de l’Amicale en 1936 et 1937.

Il demeure alors 8, rue de Latran, à Paris (Ve), puis démé­nage l’année sui­vante 9, rue Laplace, dans le même arron­dis­se­ment. Le recen­se­ment de 1936, dans le quar­tier de la Sor­bonne, le fait appa­raître dans les archives de Paris. Il est marié à Marie, née en 1908, qui lui a don­né un fils en 1932, René2.

Charles Gou­riou avec femme et enfant, dans le recen­se­ment de 1936. Archives de Paris.
"Mémento typographique", Charles Gouriou, Hachette, 1961
Cou­ver­ture du Mémen­to typo­gra­phique, Hachette, 1961.

Quand il publie chez Hachette, son employeur (du moins peut-on le sup­po­ser), en 1961, son Mémen­to typo­gra­phique, appli­qué au « livre d’é­di­tion cou­rante », il a donc 56 ans et trente-trois ans de mai­son. L’ouvrage est pré­fa­cé par Robert Ranc (1905-1984), alors direc­teur de l’école Estienne. L’ou­vrage peut être consi­dé­ré comme la « marche typo­gra­phique » de la mai­son Hachette, puisque Ranc écrit :

La Librai­rie Hachette, qui avait depuis long­temps un tel lan­gage inté­rieur [sa propre gram­maire typo­gra­phique] bien mis au point et heu­reu­se­ment manié, a pen­sé pro­po­ser son code et les règles de son uti­li­sa­tion comme exemples, comme modèles mêmes, après avoir fait pro­cé­der à l’é­tude et au contrôle indis­pen­sables pour en faire un lan­gage non plus par­ti­cu­lier et de mai­son, mais pro­fes­sion­nel et de l’É­di­tion, un lan­gage com­mun aux auteurs et aux impri­meurs, faci­le­ment et géné­ra­le­ment utilisable.

Une « nou­velle édi­tion entiè­re­ment revue » par l’auteur (et sans la pré­face) paraî­tra en 1973. Elle sera rache­tée par le Cercle de la librai­rie et réédi­tée telle quelle en 1990 et 2010.

Charles Gou­riou, lui, est mort à Orsay (Essonne) en 1982.

Voi­là un autre cor­rec­teur-auteur exhu­mé, après Louis Emma­nuel Bros­sard.

Article mis à jour le 3 octobre 2024.


  1. Fiche Décès en France. ↩︎
  2. Je dois cette trou­vaille à mon amie Karine Cha­dey­ron, que je remer­cie. ↩︎

Résultats sportifs exprimés avec les signes prime et seconde

Résultats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Championnats du monde d'athlétisme, Budapest, 22 août 2023), exprimés avec les signes prime et seconde, sur le site de "L'Équipe".
Résul­tats de la finale du 3 000 m steeple hommes (Cham­pion­nats du monde d’ath­lé­tisme, Buda­pest, 22 août 2023), expri­més avec les signes prime et seconde, sur le site de L’É­quipe.

Pour la plu­part des manuels typo­gra­phiques, les signes prime (ʹ) et seconde (ʺ) « sont réser­vés aux indi­ca­tions de degrés de lon­gi­tude, lati­tude, d’une cir­con­fé­rence, d’un angle » (Gué­ry, p. 217) et ne doivent donc pas être employés pour expri­mer les durées. Cepen­dant, cet usage est cou­rant dans la presse spor­tive (cela prend moins de place1). Ain­si, on peut lire sur le site de L’É­quipe (18 juin 2024) des textes comme celui-ci :

Maxime Grous­set (47ʺ65) a été le plus rapide en série du 100m ce mar­di aux Cham­pion­nats de France de Chartres. Florent Manau­dou est des­cen­du sous les 48ʺ (47ʺ90) pour la pre­mière fois depuis 2015 mais ne nage­ra pas la finale.

Que l’on tra­vaille pour la presse spor­tive ou que l’on cor­rige un roman y fai­sant réfé­rence, on peut donc être ame­né à res­pec­ter cette pra­tique. Hors de ces cas, on obser­ve­ra les règles clas­siques, comme le fait, par exemple, l’ar­ticle « Records du monde de nata­tion mes­sieurs » de Wiki­pé­dia, où le record mon­dial du 800 m est expri­mé comme suit : 7 min 32 s 12.

Le Guide du typo­graphe (romand, 2015, § 412, p. 60, et § 524, p. 76) accepte que, « dans l’é­nu­mé­ra­tion des résul­tats spor­tifs », on abrège minute et seconde avec les signes prime et seconde, et en donne les règles :

Dans un compte ren­du spor­tif, les signes ʹ et ʺ rem­placent les abré­via­tions min et s ; on les uti­lise ain­si pour mar­quer l’heure pré­cise :
Le vain­queur est arri­vé à 15 h 07ʹ 02ʺ.

On sup­prime le zéro pré­cé­dant l’u­ni­té de minute et l’u­ni­té de seconde pour, dans un clas­se­ment, indi­quer la durée :
Clas­se­ment : 1. Chris­to­pher Froome 83 h 56ʹ 8ʺ ; 2. Nai­ro Quin­ta­na Rojas 84 h 1ʹ 9ʺ.

Je rap­pelle qu’il ne faut pas confondre les signes prime et seconde (ʹ et ʺ) avec l’a­pos­trophe et le guille­mets anglais (’ et ”).

Dans la cap­ture d’é­cran de L’É­quipe que je publie en ouver­ture, il s’a­git vrai­sem­bla­ble­ment d’a­pos­trophes et de guille­mets droits, immé­dia­te­ment acces­sibles au cla­vier, et le jour­nal gagne encore de la place en sup­pri­mant les espaces. On note­ra enfin qu’il n’ob­serve pas la règle de sup­pres­sion du zéro dans les durées.

☞ Pour les réfé­rences des ouvrages cités, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur.


  1. Le signe prime est aus­si employé dans la presse ciné­ma. Ain­si, la durée du Dîner de cons est de « 80ʹ » sur le site des Années laser. ↩︎

La Philharmonie de Paris met les points sur les “I”

Logos de la Philharmonie de Paris
Évo­lu­tion du logo de la Phil­har­mo­nie de Paris. Les I ont gagné des points.

Dans sa der­nière évo­lu­tion, le logo de la Phil­har­mo­nie de Paris a mis des points sur les i majus­cules. Bien que cela sur­prenne, ce n’est pas si rare, comme l’expliquait, hier, un article du site Cap’­Com.

Pour­tant, c’est un prin­cipe en typo­gra­phie : les i majus­cules ne portent jamais de point, à la dif­fé­rence des i minus­cules. Pour­quoi ? Le point ne per­met pas de dis­tin­guer deux mots ; il est donc inutile, contrai­re­ment au tré­ma (MAIS/MAÏS).

Alors, pour­quoi le gra­phiste Antoine Lafuente a-t-il com­mis cet « acci­dent volon­taire », bien accueilli ? « De l’avis géné­ral, ces points-là ajou­taient quelque chose d’un peu éton­nant, d’un peu joueur, qui évoque la musique. » 

La cor­rec­trice de l’infolettre de la Phil­har­mo­nie, elle, Sté­pha­nie Hour­cade, fixe la limite à la fan­tai­sie : « Le cor­rec­teur ne peut et ne doit […] pas inter­ve­nir sur les logos eux-mêmes, bien sûr ; mais dans un texte, l’orthotypographie tra­di­tion­nelle s’applique, et les I n’auront pas de point ! » 

Un article intéressant.

Signes supérieurs et signes en exposant

Y a-t-il une dif­fé­rence de nature entre, d’une part, les carac­tères supé­rieurs employés dans les abré­via­tions (comme Mlle) et dans les appels de note (1) et, d’autre part, les lettres ou chiffres mis en expo­sant (ou en indice) dans les mesures (km2) ou les for­mules mathé­ma­tiques (x2) ?

Tout le monde ne se lève pas le matin avec cette ques­tion en tête, mais elle appa­raît dans quelques rares forums, aujourd’hui datés d’une ving­taine d’an­nées1

Des termes à distinguer

Jean-Pierre Lacroux (1947-2002) dis­tin­guait fer­me­ment les termes expo­sant et supé­rieur :

Les édi­teurs et les tra­duc­teurs de logi­ciels feignent de l’ignorer mais les typo­graphes fran­çais ont un voca­bu­laire res­pec­table. Ils ne connaissent ni expo­sant ni indice, mais des lettres, des chiffres, des signes supé­rieurs ou infé­rieurs. Les expo­sants des mathé­ma­ti­ciens se com­posent en carac­tères supé­rieurs, les indices en carac­tères infé­rieurs2.

Cepen­dant, le terme en expo­sant est cou­ram­ment employé pour dési­gner le pla­ce­ment d’un signe « en haut et à droite du signe (lettre, chiffre) auquel [il] se rap­porte3 ». Et ce n’est pas d’hier. Pour ne don­ner qu’un exemple, dans sa Gram­maire typo­gra­phique (4e éd., 1989), Aurel Ramat (1926-2017) emploie bien le terme de « lettres supé­rieures », mais le signe de cor­rec­tion cor­res­pon­dant, il l’ap­pelle « exposant ». 

signe "exposant" dans la "Grammaire typographique" (1989) d'Aurel Ramat
Signe de cor­rec­tion « expo­sant » dans la Gram­maire typo­gra­phique d’Au­rel Ramat, 3e éd., 1989, p. 26.

Formes et emplois différents

La dis­tinc­tion à opé­rer est clai­re­ment expri­mée par le Guide du typo­graphe (20154) :

Les expo­sants, ou les indices, sont des chiffres ou des lettres sur­éle­vés, res­pec­ti­ve­ment abais­sés, par rap­port à la ligne de base, uti­li­sés en mathé­ma­tiques, où ils peuvent être du même corps que le texte de base, ou en chi­mie où ils sont géné­ra­le­ment d’un corps plus petit.

En com­pa­rai­son, les lettres et chiffres supérieurs : 

sont uti­li­sés dans le texte comme appel[s] de notes ou comme ordi­naux. Ils […] dif­fé­rent [des expo­sants et indices] par un des­sin spé­ci­fique et ce ne sont pas que des lettres réduites. Toutes les fontes n’en sont pas pour­vues et par­fois il faut se résoudre à uti­li­ser les expo­sants ou les indices à leur place, voire les lettres de base en les paran­gon­nant (c’est-à-dire en les éle­vant ou en les abais­sant par rap­port à la ligne de base), en dimi­nuant leur corps et en aug­men­tant leur graisse pour qu’ils ne paraissent pas trop malingres à ces petites tailles.

Ce pro­blème exis­tait déjà à l’é­poque du plomb. Émile Desormes (1850-19..) défi­nit les lettres ou chiffres supé­rieurs comme « les expo­sants algé­briques dont on use géné­ra­le­ment pour les appels de notes […]5 ». On com­po­sait avec les moyens du bord.

Un peu d’histoire

Les lettres supé­rieures étaient « fon­dues sur le corps du carac­tère employé » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, 18806) et pré­sentes dans la casse pari­sienne (en nombre limité). 

Patrick Bideault et Jacques André expliquent :

[…] On trouve de telles « supé­rieures » dans les casses d’imprimeurs dès le xviie siècle. Par ailleurs, dès le début du xvie siècle, les appels de note sont mar­qués par des signes supé­rieurs comme « * », « a » « † », etc. Vers 1750, Four­nier pro­pose 4 (vraies) supé­rieures (aers) ; la casse pari­sienne, qui a duré en gros de 1850 à 1950, en comp­tait 8, appe­lées rosel­mit 7 ou eil­morst selon l’ordre de ran­ge­ment dans les casses ; en 1934, Bros­sard en énu­mère 16 dif­fé­rents (a c d e f g h i k l m n o r s t) dans une police stan­dard – elles suf­fi­saient pour les abré­via­tions cou­rantes8.

Casse parisienne publiée par Émile Desormes (1895), avec les lettres supérieures en haut à droite
Casse pari­sienne. Dans le rang du haut, à droite, on voit les lettres supé­rieures e i l m o r s t. Émile Desormes, Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., 1895, p. 3.

On note­ra cepen­dant qu’il manque tou­jours le g pour Mgr et le v pour Vve. Or, ces abré­via­tions sont bien com­po­sées avec des lettres finales supé­rieures dans les manuels typo­gra­phiques du xixe siècle. Pui­sait-on celles-ci dans les casses réser­vées aux tra­vaux scien­ti­fiques ? ou les com­man­dait-on spé­cia­le­ment ? Je l’i­gnore. Cela devait sans doute dépendre des ateliers.

Hen­ri Four­nier (1800-1888) explique que les lettres supérieures :

[…] ne servent ordi­nai­re­ment que comme signes d’a­bré­via­tion. Les plus usi­tées sont l’e, l’o, le r et le s ; et, à moins d’une matière spé­ciale, il n’y en a que d’un petit nombre de sortes qui fassent par­tie des fontes. Les autres ne sont en usage que pour les ouvrages scien­ti­fiques, et elles se com­mandent par­ti­cu­liè­re­ment pour des cas sem­blables9.

Les chiffres supé­rieurs, eux, n’existaient pas dans la casse. Ils « […] ne sont d’habitude fon­dus que sur com­mande spé­ciale, de même que les chiffres infé­rieurs, usi­tés dans cer­tains tra­vaux algé­briques » (Dau­pe­ley-Gou­ver­neur, op. cit.). C’est pour­quoi on était obli­gé de « bri­co­ler » au plomb comme aujourd’­hui sur ordinateur.

Quelle taille ? quelle position ? 

La taille des signes supé­rieurs ou en expo­sant n’est jamais pré­ci­sée dans les sources, anciennes ou modernes, que j’ai consul­tées. « Petit œil », « moindre corps », « carac­tères plus petits » sont les seules indi­ca­tions don­nées. Cepen­dant, James Feli­ci (200310) décrit les carac­tères supé­rieurs « spé­cia­le­ment des­si­nés » comme ayant une taille « de 30 à 50 % infé­rieure à celle des carac­tères “nor­maux” ».

Quant à la posi­tion ver­ti­cale res­pec­tive des uns et des autres, c’est encore Feli­ci qui en informe le plus clai­re­ment : idéa­le­ment, les signes supé­rieurs devraient être ali­gnés par rap­port au haut des jam­bages supé­rieurs11, alors que les expo­sants devraient être cen­trés par rap­port à lui.

Position idéale d'un chiffre supérieur et d'un exposant, selon Felici (2003). Exemple réalisé avec la police Minion Pro dans InDesign.
Posi­tion idéale d’un chiffre supé­rieur et d’un expo­sant, selon Feli­ci (2003). Exemple réa­li­sé avec InDe­si­gn et la police Minion Pro.

Divergences esthétiques

Les vrais carac­tères supé­rieurs ne sont dis­po­nibles que dans les polices Open­Type. Pour cer­tains, comme la typo­graphe et gra­phiste Muriel Paris, « la tri­che­rie pro­po­sée par les appli­ca­tions est tout à fait accep­table12 ». Pour d’autres, comme Feli­ci, l’œil de ces lettres obte­nues par réduc­tion homo­thé­tique n’est pas assez gras (sur la notion d’œil, voir mon article). 

C’é­tait notam­ment l’a­vis de Lacroux (op. cit.) : 

Il vaut mieux employer les « vraies » lettres supé­rieures, dont le des­sin devrait — en prin­cipe… — offrir des cor­rec­tions optiques […], mais rares sont ceux qui perdent leur temps à aller pêcher de vraies lettres supé­rieures dans les polices « expert ». Dans quelques années, quand les polices auront enfin acquis une saine cor­pu­lence et les logi­ciels de bons réflexes, la situa­tion s’améliorera…

Contraintes techniques actuelles

Com­pa­rons les supé­rieures impri­mées dans le manuel de Daniel Auger (197613), alors pro­fes­seur à l’é­cole Estienne, aux carac­tères en « exposant/supérieur14 » cal­cu­lés par le logi­ciel Adobe InDe­si­gn15 puis aux supé­rieures acces­sibles dans les polices Open­Type (ici, Minion Pro) : 

À gauche, les supérieures traditionnelles (Auger, 1976) ; à droite, les supérieures calculées par InDesign puis les supérieures de la police expert Minion Pro.
À gauche, les supé­rieures tra­di­tion­nelles (Auger, 1976) ; à droite, les supé­rieures cal­cu­lées par InDe­si­gn sui­vies de celles de la police expert Minion Pro.

Si les supé­rieures cal­cu­lées paraissent, en effet, « accep­tables », elles sont « très ténu[e]s » (Feli­ci). Les supé­rieures expert, elles, sont plus proches du modèle traditionnel.

Si l’on ne dis­pose pas de ces der­nières, on peut créer les siennes (ou deman­der au gra­phiste de le faire), avec des lettres d’un corps 30 à 50 % infé­rieur au corps cou­rant, dans une variante semi-grasse, déca­lées à la bonne hau­teur. Pour InDe­si­gn, voir « Créa­tion d’un jeu de glyphes per­son­na­li­sé » dans l’aide en ligne.

Dans un contexte où la pro­duc­tion de docu­ments, sou­vent des­ti­nés à la fois à l’im­pres­sion et à la dif­fu­sion numé­rique, favo­rise la vitesse d’exé­cu­tion, il n’est pas tou­jours aisé au cor­rec­teur d’im­po­ser la dis­tinc­tion entre supé­rieur et expo­sant. Mais, dans l’é­di­tion soi­gnée, il a plus de chances de faire valoir son point de vue. 

Article modi­fié le 3 avril 2024.


  1. Voir notam­ment « Quelle est la dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre “expo­sants” et “supé­rieurs” ? », Typo­gra­phie, 5 jan­vier 1999, repro­duit dans Ortho­ty­po­gra­phie, art. « Expo­sant ». — « Lettres supérieures/inférieures = exposants/indices ? », forum­smacg, 20 juin 2006. —  « Nota­tion nombre et expo­sant », fr.lettres.langue.francaise, « il y a 20 ans » (s. d.)., et encore « Expo­sant et lettre supé­rieure », Typo­gra­phie, 10 juin 2012. ↩︎
  2. « Expo­sant », Ortho­ty­po­gra­phie, en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, III, Pas­cal Fou­ché, Daniel Péchoin et Phi­lippe Schu­wer (dir.), Paris : éd. du Cercle de la librai­rie, 2011, p. 785. ↩︎
  4. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), 7e éd., p. 238. ↩︎
  5. Notions de typo­gra­phie à l’u­sage des écoles pro­fes­sion­nelles, 3e éd., Paris : École pro­fes­sion­nelle Guten­berg, 1895, p. 3. ↩︎
  6. Le Com­po­si­teur et le Cor­rec­teur typo­graphes, Paris : Rou­vier et Logeat, p. 33. ↩︎
  7. « Cette énu­mé­ra­tion lue comme un acro­nyme (les rosel­mit) est deve­nue un syno­nyme, aujourd’hui vieilli, de lettres supé­rieures. » — Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre, op. cit. ↩︎
  8. « La fonte de ce numé­ro : Infi­ni. Ana­lyse des pro­prié­tés d’une fonte Open­Type », La Lettre GUTen­berg, no 45, mai 2022, p. 65. ↩︎
  9. Trai­té de la typo­gra­phie, 3e éd. corr. et augm., Tours : A. Mame et fils, 1870, p. 62-63. ↩︎
  10. Le Manuel com­plet de typo­gra­phie, Peach­pit Press, p. 201-202. ↩︎
  11. Dans son exemple, le Guide du typo­graphe place les appels de note au-des­sus de la hau­teur d’x. ↩︎
  12. « Pense-bête typo avant impres­sion ou l’art du “rechercher/remplacer” », site Typo­ma­nie, s. d. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  13. Pré­pa­ra­tion de la copie et cor­rec­tion des épreuves, Paris : INIAG, p. 146. ↩︎
  14. Adobe InDe­si­gn confond les deux modes de cal­cul, contrai­re­ment à Quark­Press. Voir la des­crip­tion de la « zone Expo­sant » et celle de la « zone Supé­rieur » dans le Guide Quark­Press en ligne. Consul­té le 31 mars 2024. ↩︎
  15. Depuis vingt ans, c’est le logi­ciel de PAO le plus uti­li­sé. ↩︎

Guillemets français, chevrons simples et crochets triangulaires

De haut en bas et de gauche à droite : guille­mets fran­çais (en che­vrons doubles), guille­mets en che­vrons simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

Nota : Cet article assez long regroupe des consi­dé­ra­tions sur des signes peu connus, mais cou­sins des guille­mets fran­çais. Il ne s’a­git pas, à stric­te­ment par­ler, d’une leçon d’orthotypographie.

Cha­cun sait que les guille­mets dits « fran­çais1 » sont des signes en che­vrons doubles, « » (motif qui évoque aus­si, chez nous, le logo de Citroën). Ils « appa­raissent à par­tir de la fin du xviiie siècle et deviennent majo­ri­taires vers la fin du xixe siècle » (Wiki­pé­dia2). 

On les oppose aux guille­mets dits « anglais », en apos­trophes simples, ‘ ’, ou doubles, “ ”.

Guillemets et citations

De nos jours, en France, les guille­mets en che­vrons doubles sont d’usage majo­ri­taire pour déli­mi­ter les cita­tions — même s’il existe d’autres pos­si­bi­li­tés (ita­lique, corps infé­rieur, etc.3) moins employées.

Dans le cas où un texte com­prend une cita­tion et une sous-cita­tion enchâs­sée dans la pre­mière, l’usage le plus cou­rant, aujourd’­hui, est d’employer les guille­mets fran­çais pour la cita­tion et les guille­mets anglais pour la sous-cita­tion. Chaque cita­tion est close par son guille­met fermant.

Intro­duc­tion : « Cita­tion : Sous-cita­tion. »

C’est, notam­ment, le choix de Louis Gué­ry4 (qui a for­mé des géné­ra­tions de jour­na­listes). Par contre, l’Imprimerie natio­nale — pour qui les guille­mets anglais doivent n’être employés qu’« excep­tion­nel­le­ment » dans un texte fran­çais — enchâsse les guille­mets fran­çais et pré­cise : « Si les deux cita­tions se ter­minent ensemble, on ne com­po­se­ra qu’un guille­met fer­mant5 » : 

Et La Fon­taine de conclure l’anecdote qu’il rap­porte sur son ins­pi­ra­teur : « Cette raille­rie plut au mar­chand. Il ache­ta notre Phry­gien trois oboles et dit en riant : « Les dieux soient loués ! Je n’ai pas fait grand acqui­si­tion, à la véri­té ; aus­si n’ai-je pas débour­sé grand argent. »

« Exemple par­ti­cu­liè­re­ment curieux », note l’utilisateur Mar­cel sur Dis­po­si­tion de cla­vier bépo6, car « si le texte conti­nue, on aura du mal à savoir qui parle, de La Fon­taine ou du narrateur ».

Guillemets en chevrons simples

Pour enca­drer une sous-cita­tion, d’autres signes seraient pos­sibles, mais ils sont igno­rés par la plu­part des manuels typo­gra­phiques fran­çais — de même qu’au Qué­bec7. Il s’agit des che­vrons simples. (Ils sont espa­cés comme les guille­mets ordinaires.)

 C’est pour­tant ce que pré­co­nisent les typo­graphes romands8 : 

Lorsque, à l’intérieur d’une cita­tion, s’en pré­sente une deuxième, nous pré­co­ni­sons l’usage de guille­mets simples ‹ › pour signa­ler celle-ci. […]
Lorsqu’un mot entre guille­mets se trouve à la fin d’une cita­tion, le guille­met fer­mant se confond avec le guille­met final : […]
Le sélec­tion­neur de l’équipe natio­nale affirme : « Les hommes que nous avons choi­sis sont tous des  bat­tants. » 9

Pour la gra­phiste et typo­graphe Muriel Paris, « pro­fi­ter de l’exis­tence, dans les polices de carac­tères, des signes doubles et signes simples », c’est « choi­sir la sobrié­té »10.

Le typo­graphe Jan Tschi­chold (1902-1974) prô­nait, lui, l’ordre inverse : 

Je pré­fère la manière sui­vante : ‹ – « » – › , de même que je donne la pré­fé­rence aux guille­mets simples de cette forme : ‹ › 11.

Des guillemets d’ironie spécifiques

Outre l’a­van­tage de la cohé­rence gra­phique entre che­vrons doubles et simples, cet emploi pré­sen­te­rait celui de réser­ver aux guille­mets anglais le rôle que, spon­ta­né­ment, nombre d’auteurs leur donnent, celui de guille­mets d’ironie

Ex. : Il m’a dit : « Je ne suis pas n’importe qui. »

Les guille­mets d’ironie, dits aus­si guille­mets iro­niques, dési­gnent une uti­li­sa­tion par­ti­cu­lière des guille­mets pour indi­quer que le terme ou l’expression mis en exergue n’a pas sa signi­fi­ca­tion lit­té­rale ou habi­tuelle et n’est pas néces­sai­re­ment cité d’une autre source. Les guille­mets d’ironie marquent la dis­tance, l’ironie, le mépris que l’auteur veut mon­trer vis-à-vis de ce qu’il cite. Ils ont un pou­voir de dis­tan­cia­tion et indiquent les réserves de l’auteur par rap­port à un mot ou à une expres­sion (Wiki­pé­dia12).

Employer le même signe pour deux usages dif­fé­rents dans le même contexte est contraire à la recherche de lisi­bi­li­té maxi­male, vers quoi doit tendre l’orthotypographie :

[…] cette mode selon laquelle les mêmes guille­mets servent tan­tôt pour mar­quer une cita­tion ou un terme cité, tan­tôt un terme cri­ti­quable dont on met en ques­tion la signi­fi­ca­tion habi­tuelle, n’a-t-elle pas tout pour fâcher celles et ceux d’entre nous qui aiment la rigueur plu­tôt que l’ambiguïté ? […]
Pour la clar­té du dis­cours écrit, il est recom­man­dable d’utiliser les ‹ … › pour les cita­tions de deuxième niveau, et de réser­ver les “…” aux guille­mets d’ironie s’il convient d’en mettre. En voyant des “…”, la lec­trice et le lec­teur peuvent se rendre compte immé­dia­te­ment que ce n’est pas don­né comme une cita­tion. Effet à évi­ter donc à l’intérieur des cita­tions, sauf si la per­sonne citée aurait mis des guille­mets d’ironie à l’écrit (« Mar­cel », tou­jours13).

D’autres chevrons simples

D’un point de vue gra­phique, les guille­mets en che­vrons simples sont en concur­rence avec d’autres, les signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son (infé­rieur à, <, et supé­rieur à, >).

J’é­voque là des usages mécon­nus des non-pro­fes­sion­nels de l’édition. 

Le Ramat en parle tout de même14 :

On peut uti­li­ser les che­vrons simples (sans espaces inté­rieures) pour entou­rer une adresse de site. Si l’adresse ter­mine la phrase, on met un point final après le che­vron simple fer­mant. 
Mon site est le sui­vant : <www.ramat.ca>. […]
Le che­vron fer­mant (avec espaces) est uti­li­sé pour décrire les opé­ra­tions infor­ma­tiques
Accueil > Insé­rer > Forme > Rec­tangles (Pour des­si­ner un rec­tangle dans Word.

On emploie éga­le­ment le signe supé­rieur à, >, dans les « fils d’ariane », c’est-à-dire les che­mins d’accès à une page Web15

Ex. : Pour savoir quels ouvrages je recom­mande aux cor­rec­teurs, voir mon site > Accueil > La biblio­thèque du correcteur.

Dans son « Que sais-je ? » sur La Ponc­tua­tion16, Nina Catach a employé ces mêmes che­vrons pour citer des signes de ponc­tua­tion. Ex. : <“ ”> (elle cite les guille­mets anglais).

Un domaine particulier : la philologie

Un usage encore plus spé­ci­fique ne concerne que la phi­lo­lo­gie

En phi­lo­lo­gie, pour l’é­di­tion scien­ti­fique d’un texte, le che­vron marque géné­ra­le­ment les mots ou groupes de mots ajou­tés dans le texte par conjec­ture. Les lacunes peuvent éga­le­ment être indi­quées par un groupe de trois asté­risques entou­rées par des che­vrons (<***>). — Wiki­pé­dia17.

Lorsqu’on emploie les che­vrons pour signi­fier la sup­pres­sion de mots [par l’au­teur du texte étu­dié, et non par l’é­di­teur], on les appelle aus­si cro­chets de res­ti­tu­tion — Vitrine lin­guis­tique18.

Les che­vrons sont aus­si employés en lin­guis­tique pour mar­quer la paren­té entre deux mots (amare > aimer)19 ou « pour indi­quer les gra­phèmes ou les trans­crip­tions gra­phiques20 ».

Une découverte : les crochets triangulaires

Enfin, il faut men­tion­ner les cro­chets tri­an­gu­laires, encore plus rares, dont j’ai décou­vert l’exis­tence dans la Gram­maire typo­gra­phique (1952) de Jules Denis21

Dans les édi­tions phi­lo­lo­giques de textes, on indique par­fois entre paren­thèses, ( ), les lettres ou les mots que l’éditeur consi­dére comme devant être omis, et entre cro­chets, [ ], les lettres ou les mots qu’il ajoute au docu­ment repro­duit. 
Un autre pro­cé­dé consiste à employer, dans ce genre de tra­vaux, deux sortes de cro­chets ; les cro­chets droits, [ ], enfer­mant des lettres ou des mots exis­tant dans les manus­crits, mais qui sont à exclure ; les cro­chets tri­an­gu­laires ⟨ ⟩, enfer­mant des lettres ou des mots ne figu­rant dans aucun manus­crit, mais qui sont réta­blis par conjecture. 

Chevrons simples enchâssés : de l'extérieur vers l'intérieur, guillemets simples, signes mathématiques de comparaison et crochets triangulaires.
Che­vrons simples enchâs­sés : de l’ex­té­rieur vers l’in­té­rieur, guille­mets simples, signes mathé­ma­tiques de com­pa­rai­son et cro­chets triangulaires.

On note­ra que les cro­chets choi­sis par Jules Denis, cor­rec­teur de l’im­pri­me­rie Georges Thone à Liège, ont une forme dif­fé­rente à la fois des guille­mets en che­vrons simples et des signes de com­pa­rai­son. Ce sont, eux aus­si, des signes mathématiques :

Les deux che­vrons ⟨ ⟩ sont uti­li­sés pour noter le pro­duit sca­laire, ou pour annon­cer une pré­sen­ta­tion d’un groupe fini­ment engen­dré » — Wiki­pé­dia22.

Dans le cas pré­cis — raris­sime, je le rap­pelle — où un cor­rec­teur serait ame­né à relire des tra­vaux phi­lo­lo­giques employant des che­vrons simples, je lui conseille­rais de pri­vi­lé­gier ces cro­chets tri­an­gu­laires, car gra­phi­que­ment ils s’ap­pa­rient mieux avec les cro­chets car­rés que les che­vrons mathé­ma­tiques. Pré­ci­sons tou­te­fois qu’ils sont dis­po­nibles dans peu de polices (pour mes illus­tra­tions, j’ai uti­li­sé Apple Symbols).

Cet article a été recom­man­dé dans Desi­gn fax (lettre pro­fes­sion­nelle sur l’ac­tua­li­té du desi­gn fran­çais), no 1315, 25 mars 2024.

Article mis à jour le 22 mars 2024.


  1. On les dit aus­si « typo­gra­phiques », par oppo­si­tion aux guille­mets dac­ty­lo­gra­phiques ou droits. ↩︎
  2. « His­toire », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  3. Voir Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, Impri­me­rie natio­nale, 2022, p. 49. Pour les autres usages des guille­mets, se réfé­rer aux manuels habi­tuels. ↩︎
  4. Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques, 5e éd., edi­Sens, 2019, p. 238. ↩︎
  5. Lexique des règles en usage à l’Im­pri­me­rie natio­nale, op. cit., p. 51. ↩︎
  6. Uti­li­sa­teur Mar­cel, « Guille­mets che­vrons simples », Dis­po­si­tion de cla­vier bépo. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  7. « Si la cita­tion prin­ci­pale est enca­drée de guille­mets fran­çais (« »), la meilleure façon d’in­di­quer la cita­tion interne est de l’en­ca­drer de guille­mets anglais (“ ”). » — « 7.2.6 Cita­tion double », Le Guide du rédac­teur, TERMIUM Plus. Consul­té le 11 mars 2024.  ↩︎
  8. Guide du typo­graphe, 7e éd., Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes, 2015, § 610, p. 99. — En France, cet usage relève de choix sin­gu­liers. En 2022, lors d’une dis­cus­sion dans la liste de dif­fu­sion Typo­gra­phie de l’In­ria, Benoît Lau­nay, direc­teur artis­tique au CNRS, écrit : « Per­son­nel­le­ment, j’ap­pré­cie ces guilles et m’en sert dans les publi­ca­tions du CNRS que je réa­lise. » Jacques Melot lui répond : « Il est évident que ces guille­mets simples qui n’ont pas d’u­sage en fran­çais vont évo­quer une sorte de bali­sage des­ti­né à un effet spé­cial comme lors­qu’il s’a­git d’at­ti­rer l’at­ten­tion du lec­teur sur le texte en tant que tel dans une pro­duc­tion didac­tique par exemple, c’est-à-dire avoir un effet de ralen­tis­se­ment sur la lec­ture, irri­tant sans aucun doute une par­tie appré­ciable des lec­teurs. C’est tout bon­ne­ment anti­ré­dac­tion­nel ! » — Le cher­cheur indé­pen­dant Jean Méron (mort en 2022 — voir mon article) les uti­li­sait aus­si dans ses textes. Sur le sujet, on lira d’ailleurs, avec pro­fit, son article « En ques­tion : le gram­maire typo­gra­phique — Les guille­mets », du 14 juin 1999, dont un PDF est dis­po­nible sur le site de la Liste Typo­gra­phie. ↩︎
  9. Pour sim­pli­fier ma démons­tra­tion, je ne conserve volon­tai­re­ment que le second exemple. La rup­ture de pari­té des guille­mets, ren­for­cée par leur dif­fé­rence gra­phique, est per­tur­bante pour le cor­rec­teur fran­çais. ↩︎
  10. Le Petit Manuel de com­po­si­tion typo­gra­phique, ver­sion 3, autoé­di­té, 2021, p. 77. ↩︎
  11. Jan Tschi­chold, Livre et typo­gra­phie, trad. de l’al­le­mand par Nicole Casa­no­va, Allia, 2018, p. 125. ↩︎
  12. « Guille­mets d’i­ro­nie », art. « Guille­met », Wiki­pé­dia, cité. Leur nom anglais est scare quotes. Ils ont été inven­tés par l’A­mé­ri­caine Eli­sa­beth Ans­combe en 1956. — « His­to­ry », art. « Scare Quotes », Wiki­pe­dia (EN). Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  13. Uti­li­sa­teur Mar­cel, art. cité.  ↩︎
  14. Aurel Ramat et Anne-Marie Benoit, Le Ramat de la typo­gra­phie, 11e éd., A.-M. Benoit éd., 2017, p. 195. ↩︎
  15. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  16. PUF, 1994, p. 77. ↩︎
  17. « Usage phi­lo­lo­gique », art « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia. Consul­té le 11 mars 2024. ↩︎
  18. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. J’ai écar­té la pré­ci­sion qui suit : « Cer­tains édi­teurs pré­fèrent employer les cro­chets ; cepen­dant, si on opte pour ce signe, il faut expli­quer qu’il s’agit d’un mot qui avait été sup­pri­mé par l’auteur, et non d’un ajout de l’éditeur, puisqu’on emploie géné­ra­le­ment les cro­chets pour enca­drer les com­men­taires et les modi­fi­ca­tions appor­tées par l’éditeur. » — Jacques Drillon fait une remarque équi­va­lente (Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 280-281). ↩︎
  19. « Che­vrons », Vitrine lin­guis­tique, art. cité. ↩︎
  20. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  21. Éd. Georges Thone, p. 177. ↩︎
  22. « Usage mathé­ma­tique », art. « Che­vron (typo­gra­phie) », Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎

Usages anciens de l’esperluette et de l’abréviation “etc.”

Aujourd’hui, les codes typo­gra­phiques réservent l’emploi de l’esper­luette à l’é­cri­ture des rai­sons sociales (Dupont & fils) et à leurs déri­vés (noms com­mer­ciaux, enseignes1), d’où l’autre nom de ce signe : « et com­mer­cial ». Cepen­dant, sa forme séduit les gra­phistes, qui en font un usage plus large.

Les manuels pros­crivent aus­si la répé­ti­tion d’etc. à l’écrit, qua­li­fiée d’i­nu­tile, alors qu’on la pra­tique cou­ram­ment à l’o­ral, au point que « dans les pro­pos attri­bués à un per­son­nage, un seul etc. semble[rait] aujourd’­hui incon­gru, inso­lite » (Jean-Pierre Coli­gnon, Un point, c’est tout !, 2018, p. 113). 

Ces règles n’ont pas tou­jours été en vigueur. 

esperluette et abréviations "&c." sur la couverture d'un livre de 1783
Esper­luette et abré­via­tions &c. sur la cou­ver­ture du livre Des­crip­tion his­to­rique et géo­gra­phique de la ville de Mes­sine…, 1783.

Ain­si, sur la cou­ver­ture de ce livre de 1783, on compte une esper­luette employée comme conjonc­tion de coor­di­na­tion (à l’a­vant-der­nière ligne) et pas moins de cinq abré­via­tions &c. — abré­via­tion d’abréviation, donc, puisque etc. abrège déjà et cæte­ra (ou et cete­ra). On note­ra au pas­sage qu’elles ne sont pas sépa­rées par des vir­gules. Cette abré­via­tion a aujourd’­hui dis­pa­ru — de même que les s longs (ſ et non f) qu’on peut voir dans le mot désastre du titre. 

Rap­pe­lons que l’esperluette, liga­ture des lettres et, remonte à l’Antiquité et était très employée par les moines copistes au Moyen Âge pour gagner du temps. 

répétition d'etc. dans le "Journal officiel" du 1er mai 1874
Répé­ti­tions d’etc. dans le Jour­nal offi­ciel de la Répu­blique fran­çaise, 1er mai 1874.

Une siècle plus tard, on trouve encore aisé­ment des répé­ti­tions d’etc. dans les jour­naux les plus sérieux, y com­pris dans le Jour­nal offi­ciel (pho­to ci-des­sus).

Autre inter­dic­tion des codes typo­gra­phiques actuels : faire suivre etc. de points de sus­pen­sion, « car cela consti­tue un pléo­nasme qu’on ne sau­rait rache­ter ni au nom de l’“expression lit­té­raire”, ni au nom d’un illu­soire “ren­for­ce­ment de l’i­dée”… qui échap­pe­ra au lec­teur » (Coli­gnon, op. cit., p. 112). Mais cela res­tait cou­rant dans les jour­naux du xixe siècle et du début du xxe siècle.

Série d'etc. suivis de points de suspension, dans "Le Carnet de la semaine", 1er mai 1931.
Série d’etc. sui­vis de points de sus­pen­sion, dans Le Car­net de la semaine, 1er mai 1931.

Il arrive même qu’on trouve dans des jour­naux ou livres anciens plus de trois points de sus­pen­sion, ce qui est encore une inter­dic­tion actuelle.

Cinq points de sus­pen­sion dans Illu­sions per­dues, de Bal­zac, Vve A. Hous­siaux, 1874.

La typo­gra­phie s’est assagie.

Article mis à jour le 6 novembre 2023.


  1. Sur les dif­fé­rences entre ces termes, voir L-expert-comptable.com. ↩︎