Aurais-je retrouvé des correcteurs du Grand Siècle ?

Jean de La Caille, "Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689". Paris, Jean II de La Caille, 1689. Bandeau historié non signé. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 163.
Ban­deau his­to­rié non signé, dans Jean de La Caille, His­toire de l’imprimerie et de la librai­rie, où l’on voit son ori­gine & son pro­grès, jusqu’en 1689. Paris, Jean II de La Caille, 1689.

À quoi pou­vaient donc res­sem­bler les cor­rec­teurs du Grand Siècle ? On en a — peut-être ! — une idée grâce à deux illus­tra­tions d’époque.

Ce sont là deux visions fan­tas­mées d’une impri­me­rie. La pre­mière (ci-des­sus) pré­sente un lieu idéal par l’espace vaste et lumi­neux, la déco­ra­tion (fenêtres, biblio­thèque, pan­neaux) et l’abondance de per­son­nel pour si peu de machines. 

Sébastien Leclerc (?), "L’Imprimerie royale au Louvre". Fin du <span class=ptescap>xvii</span><sup>e</sup> s. Dessin à la plume et au lavis anonyme, attribué à Sébastien Leclerc. 320 × 220 mm. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 171.
Sébas­tien Leclerc (?), L’Imprimerie royale au Louvre. Fin du XVII s. Des­sin à la plume et au lavis ano­nyme, attri­bué à Sébas­tien Leclerc. 320 × 220 mm.

La seconde (ci-des­sus) est cen­sée repré­sen­ter l’Impri­me­rie royale, fon­dée en 1640 à l’initiative de Riche­lieu et ins­tal­lée dans une gale­rie du Louvre. Elle n’était sans doute pas aus­si gran­diose que l’artiste la dépeint.

Mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on pour­rait bien y voir des cor­rec­teurs. À moins qu’il ne s’agisse d’auteurs : les his­to­riens com­men­tant ces images laissent place au doute. (À quoi recon­naît-on un cor­rec­teur au travail ?)

Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689. Paris, Jean II de La Caille, 1689. Bandeau historié non signé (détail). Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 163.
Détail du ban­deau his­to­rié non signé (1689) repro­duit en tête de l’ar­ticle. Il pour­rait s’a­gir de deux cor­rec­teurs au travail.

Sur la pre­mière image, au fond à droite, de part et d’autre d’une table ou d’un bureau, deux per­son­nages sont occu­pés à relire et à anno­ter des épreuves (l’un d’eux tient une plume à la main).

Sébastien Leclerc (?), L’Imprimerie royale au Louvre" (détail). Fin du XVII s. Dessin à la plume et au lavis anonyme, attribué à Sébastien Leclerc. 320 × 220 mm. Reproduit dans Frédéric Barbier (dir.), "Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au XXe siècle". Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 171.
Détail du des­sin à la plume et au lavis attri­bué à Sébas­tien Leclerc (fin du XVII s.). Il pour­rait s’a­gir d’un (ou du ?) cor­rec­teur de l’Im­pri­me­rie royale.

De même, au pre­mier plan de la seconde image, un homme écrit sur des feuilles posées devant lui, tout en tenant une autre feuille de sa main gauche. Com­pare-t-il la copie à l’épreuve imprimée ? 

Portrait de Raphaël Trichet du Fresne (1611-1661).
Raphaël Tri­chet du Fresne.

En tout cas, on connaît le nom du pre­mier cor­rec­teur de l’Imprimerie royale : Raphaël Tri­chet du Fresne (1611-1661).

Je ne les ima­gi­nais pas ain­si, mes confrères d’alors ! Mais il est vrai que la mode de la per­ruque était assez répan­due dans la noblesse et la bourgeoisie.

☞ On voit peut-être aus­si deux cor­rec­teurs dans une gra­vure alle­mande du début du siècle. Voir « Ortho­ty­po­gra­phia, manuel du cor­rec­teur, 1608 ».

Source des images et de leur com­men­taire : Fré­dé­ric Bar­bier (dir.), Paris, capi­tale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au xxe siècle. Paris, Paris-Biblio­thèques, Presses uni­ver­si­taires de France, 2007, p. 162-163 et 170-171. — Com­plé­ment dans Jeanne Vey­rin-For­rer, La lettre et le texte : trente années de recherches sur l’his­toire du livre. Paris, École nor­male supé­rieure de jeunes filles, 1987, p. 269-270. — Por­trait de Raphaël Tri­chet du Fresne tiré du site Fontes Inedi­ti Numis­ma­ti­cae Anti­quae (FINA).

L’Atelier du livre d’art de l’Imprimerie nationale

Ouverture de la série d'été de "La Voix du Nord" consacrée à l'Atelier du livre d'art et de l'estampe, à Flers-en-Escrebieux (Nord). Photo Ludovic Maillard.
Ouver­ture de la série d’é­té de La Voix du Nord consa­crée à l’A­te­lier du livre d’art et de l’es­tampe, à Flers-en-Escre­bieux (Nord). Pho­to Ludo­vic Maillard.

Cet été, le quo­ti­dien La Voix du Nord a réa­li­sé un repor­tage à l’Ate­lier du livre d’art et de l’estampe de l’Imprimerie natio­nale, à Flers-en-Escre­bieux (Nord), « à la décou­verte d’amoureux de la lettre qui per­pé­tuent les tech­niques ances­trales du livre impri­mé ». Excel­lente ini­tia­tive ! C’est une série en quatre volets (je donne la date de mise en ligne, mais les articles ont paru dans le jour­nal impri­mé du dimanche) :

Présentation du site

22 juillet — « Un joyau du patri­moine historique. »

https://www.lavoixdunord.fr/1355015/article/2023-07-22/l-atelier-du-livre-d-art-et-de-l-estampe-flers-en-escrebieux-un-patrimoine

« C’est ici, en 2014, qu’un patri­moine remar­quable de l’Imprimerie natio­nale (IN Groupe) a été démé­na­gé de la rue de la Conven­tion, à Paris, où se situait l’ancien siège. 

« L’Imprimerie natio­nale, ce n’est pas seule­ment la fabri­ca­tion des titres d’identité et pas­se­ports sécu­ri­sés (un autre site indus­triel situé à Flers depuis 1974), c’est aus­si ce musée vivant, ouvert ponc­tuel­le­ment aux visiteurs […].

« Ici, ce sont dix col­la­bo­ra­teurs, amou­reux de la lettre, gar­diens d’un savoir-faire unique et pas­sés maître en la matière, qui y tra­vaillent quotidiennement.

« […] deux ouvrages [des livres d’ar­tistes] sont réa­li­sés par an en une cin­quan­taine d’exemplaires numérotés. »

Le cabinet de poinçons

29 juillet — « Des pièces pres­ti­gieuses clas­sées monu­ments historiques. »

https://www.lavoixdunord.fr/1357304/article/2023-07-29/le-cabinet-des-poincons-le-tresor-de-l-atelier-du-livre-d-art-flers-en

« Sept carac­tères latins ain­si que des carac­tères orien­taux, repré­sen­tant plus de 65 langues au monde, sont exclu­sifs à l’Imprimerie nationale. »

Le fondeur de caractères

5 août — Phi­lippe Mérille, maître d’art.

https://www.lavoixdunord.fr/1359232/article/2023-08-05/un-des-uniques-fondeurs-de-caracteres-est-l-atelier-du-livre-d-art-flers

« Il est aujourd’hui l’un des der­niers en Europe à maî­tri­ser ce savoir. Le site de Flers est d’ailleurs l’une des der­nières fon­de­ries de carac­tères à fonctionner. »

Le compositeur-typographe

12 août — Fré­dé­ric Lepetz.

https://www.lavoixdunord.fr/1361466/article/2023-08-12/le-compositeur-typographe-musicien-de-la-lettre-l-atelier-du-livre-flers

Où est abor­dé suc­cinc­te­ment la correction.

Je reprends le texte du site offi­ciel, plus précis :

« Le tra­vail de cor­rec­tion consiste dans la pré­pa­ra­tion ortho­gra­phique des manus­crits, la lec­ture en pre­mière épreuve, en mise en pages, en bon à tirer, révi­sion de bon à tirer après impo­si­tion et tierce avant le tirage, avec une atten­tion por­tée sur l’é­tat du carac­tère en plomb.

Didier Barrière, correcteur à l'Imprimerie nationale
Didier Bar­rière, correcteur.

« C’est dans ces der­nières étapes que le contrôle du pla­ce­ment des textes et des cli­chés dans la page, la véri­fi­ca­tion des ali­gne­ments et des marges, du sui­vi des folios, du repé­rage rec­to-ver­so prennent autant d’im­por­tance que la lec­ture pro­pre­ment dite.

« L’atelier du Livre d’art et de l’Estampe est l’une des der­nières impri­me­ries en France à dis­po­ser d’un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel de haut niveau, Didier Bar­rière, qui exerce en tant que tel depuis plus de trente ans. »

Né en 1956, Didier Bar­rière « est à la fois cor­rec­teur d’imprimerie et res­pon­sable d’une petite biblio­thèque his­to­rique à Paris. Son inté­rêt pour le livre en tant qu’objet total, notam­ment pour les curio­si­tés lit­té­raires et typo­gra­phiques, l’a pous­sé à exhu­mer des textes inso­lites qui ont fait l’objet de publi­ca­tion dans des ouvrages », notam­ment dans Un cor­rec­teur fou à l’Imprimerie royale : Nico­las Cirier (éd. des Cendres, 1987), que je cite dans La biblio­thèque du cor­rec­teur. Il a aus­si évo­qué, avec le pho­to­graphe Oli­vier Doual, la mémoire du site pari­sien de l’Im­pri­me­rie natio­nale dans Sou­ve­nirs brouillés d’un palais typo­gra­phique (éd. des Cendres, 2010). Lire son por­trait sur le site des Édi­tions de l’Arbre ven­geur, dont j’ai tiré l’ex­trait précédent. 

Enfin, la bibliothèque historique

19 août — https://www.lavoixdunord.fr/1363454/article/2023-08-19/l-incroyable-bibliotheque-historique-de-l-atelier-du-livre-d-art-flers-en

« En plus du cabi­net des poin­çons […], l’Imprimerie natio­nale pos­sède une biblio­thèque his­to­rique, riche d’environ 35 000 volumes du xvie siècle à nos jours dont cer­tains sont consul­tables sur place. »

« Éric Nunes, biblio­thé­caire et cor­rec­teur typo­graphe, passe ses jour­nées au milieu de livres excep­tion­nels. Il a aus­si en charge la numé­ri­sa­tion de la bilio­thèque et des plus belles pièces. Comme L’Imitation du Christ, le pre­mier ouvrage impri­mé sur les presses de l’Imprimerie royale, fon­dée en 1640 par Riche­lieu, deve­nue par la suite Impri­me­rie nationale. »

Les recherches per­son­nelles d’É­ric Nunes sur l’histoire de l’imprimerie sont dis­po­nibles sur son site, Car­net du lab.

Un nou­vel ate­lier-musée, de 5 700 m2, devrait ouvrir à Douai en 2026.

Pour plus de détails sur l’A­te­lier du livre et de l’es­tampe, consul­tez le site offi­ciel.

☞ Voir aus­si Vincent Auger, un des der­niers typo­graphes fran­çais.

Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


Les correcteurs de Berger-Levrault photographiés en 1878

Hier était pour moi un jour de chance. En me pro­me­nant en ville (à Metz, où j’ha­bite), j’entre dans une bou­qui­ne­rie où je vais rare­ment. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consa­crée aux livres sur la Lor­raine, je lis : His­toire d’un impri­meur. Ber­ger-Levrault 1676-19763. Déjà, mon inté­rêt s’éveille. Mais en feuille­tant cet album de 120 pages, très illus­tré, quelle n’est pas ma sur­prise de décou­vrir ceci :

Les correcteurs de l'imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, en 1878
Source : Gil­bert Man­gin pour Berger-Levrault.

« 1878 : les cor­rec­teurs. » 1878… Le pre­mier por­trait pho­to­gra­phique datant de 1839, j’ai peu de chances de trou­ver un docu­ment de ce type plus ancien encore. Ou plu­tôt j’ai eu bien de la chance de trou­ver celui-ci !

Née modes­te­ment à Stras­bourg en 1676, l’en­tre­prise Ber­ger-Levrault devien­dra peu à peu un grand impri­meur des docu­ments de l’Ad­mi­nis­tra­tion et des annuaires, entre autres, à l’é­gal de Paul Dupont (Cli­chy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’­hui aban­don­né l’é­di­tion gra­phique pour celle de logi­ciels de gestion.

En 1867, quand Paul Dupont van­tait la moder­ni­té de son impri­me­rie à Cli­chy, il fai­sait encore appel à la gra­vure pour la repré­sen­ter (☞ voir mon article), car la simi­li­gra­vure, pro­cé­dé per­met­tant d’imprimer une pho­to­gra­phie, ne sera inven­tée qu’une bonne dizaine d’années plus tard. 

En 1878, la « notice his­to­rique sur le déve­lop­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de la mai­son » Ber­ger-Levrault, que je viens de consul­ter sur Gal­li­ca (et dans laquelle je puise les cita­tions qui sui­vront), est, elle aus­si, illus­trée de gra­vures, mais cette impri­me­rie à échelle indus­trielle ne pou­vait négli­ger une tech­nique moderne : si les pho­tos n’ont pas pu être publiées à l’é­poque, elles existent ! Dans le livre du tri­cen­te­naire que j’ai déni­ché par un heu­reux hasard, on peut donc décou­vrir, sur des cli­chés sépia4, les bureaux, l’a­te­lier de reliure, les presses typo­gra­phiques, la litho­gra­phie, l’a­te­lier de com­po­si­tion et, enfin, les correcteurs. 

Après l’annexion de 1871, Ber­ger-Levrault quitte Stras­bourg pour s’ins­tal­ler à Nan­cy, d’a­bord dans un bâti­ment en bois ache­té à l’an­cienne Manu­fac­ture des tabacs, der­rière les for­ti­fi­ca­tions, lequel bâti­ment sera vic­time d’un incen­die en 1876, puis 18, rue des Gla­cis, « voie ouverte en grande par­tie », cette année-là, « à tra­vers une petite ruelle mal famée » (Wiki­pé­dia).

Vue géné­rale de l’é­ta­blis­se­ment Ber­ger-Levrault, à Nan­cy, en 1878. « La construc­tion affecte la forme d’un immense paral­lé­lo­gramme de 88 mètres de long sur 50 mètres de large, outre les annexes à l’est et dans la cour de ser­vice » (notice, p. 29). Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

L’im­pri­me­rie y applique « le prin­cipe de la sépa­ra­tion des ate­liers […], néces­si­té impé­rieuse, non-seule­ment en vue de la qua­li­té et de la quan­ti­té des pro­duits, mais aus­si dans l’in­té­rêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un ate­lier unique, […] les cor­rec­teurs […] et les protes sont déran­gés par les tré­pi­da­tions des machines, le mar­teau du relieur, la pous­sière, etc. » (notice, p. 32).

Plan complet de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878
Plan com­plet de l’im­pri­me­rie, sur lequel j’ai entou­ré d’un cercle rouge les trois cabi­nets des cor­rec­teurs et le bureau de la cor­rec­tion en chef. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« La [gale­rie de] Com­po­si­tion a une lon­gueur de 60 mètres ; au milieu est éle­vée une estrade où sont pla­cés les protes ; les cabi­nets des cor­rec­teurs sont situés dans la salle même […] », à proxi­mi­té des bureaux des « employés s’oc­cu­pant des tra­vaux tech­niques » (ibid., p. 33).

Plan partiel de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878, montrant la disposition des bureaux et des ateliers
Plan par­tiel (le der­nier tiers du plan pré­cé­dent) mon­trant la dis­po­si­tion des ate­liers et des bureaux de Ber­ger-Levrault en 1878. Le ves­ti­bule débouche sur les bureaux, les­quels ont accès aux quatre gale­ries de l’u­sine. De gauche à droite, 1) maga­sin à papier, maga­sin des ouvrages édi­tés et maga­sin des impri­més admi­nis­tra­tifs ; 2) façon­nage, reliure et dorure ; 3) presses typo­gra­phiques, méca­niques et à bras ; 4) gale­rie de com­po­si­tion, au milieu de laquelle se trouvent l’es­trade de la « pro­te­rie » et, au bout, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Le jour vient d’en haut ; le toit est dis­po­sé en dents de scie, à l’ins­tar des grands éta­blis­se­ments du Haut-Rhin et de l’An­gle­terre ; la par­tie pour­vue de vitrages est expo­sée au nord, de façon à don­ner aux ate­liers une grande clar­té, tout en évi­tant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).

Gravure représentant la galerie de la composition, imprimerie Berger-Levrault, 1878
Gale­rie de la com­po­si­tion. — Au pre­mier plan, on peut voir le marbre près duquel se trou­vaient, selon le plan, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Du haut de l’es­trade, le prote en chef et ses col­lègues peuvent sur­veiller tout ce qui se passe dans la gale­rie, et com­mu­ni­quer sans dépla­ce­ment avec les met­teurs en pages et les prin­ci­paux com­po­si­teurs, qui sont grou­pés aux alen­tours ; près de là se trouve aus­si une presse à épreuves » (ibid., p. 33).

Au bout de la gale­rie des com­po­si­teurs, à droite sur le plan ci-des­sus, près du marbre, se trouvent trois « cabi­nets » de cor­rec­teurs. Les cor­rec­teurs en chef dis­posent d’un bureau sépa­ré, don­nant sur une petite cour. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

D’a­près le tableau du per­son­nel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et cor­rec­teurs » sont au nombre de huit. En com­pa­rant la pho­to et le plan, on peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que les cinq cor­rec­teurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la cor­rec­tion en chef, qui pré­sente l’a­van­tage d’être à la fois plus spa­cieux que leurs trois cabi­nets et éclai­ré par deux grandes fenêtres. 

Comme tous les employés de Ber­ger-Levrault, les cor­rec­teurs tra­vaillaient alors dix heures par jour. Et le tra­vail ne man­quait pas, car pour les seuls pério­diques il fal­lait comp­ter les titres suivants :

Liste des pério­diques impri­més par Ber­ger-Levrault en 1877. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

Auquel s’a­jou­taient « 701 feuilles d’im­pres­sion d’ou­vrages très-impor­tants, sans comp­ter ceux en cours d’exé­cu­tion » ni « une quan­ti­té consi­dé­rable de bro­chures, de thèses et autres bil­bo­quets5 en lignes cou­rantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beau­coup pour cinq per­sonnes (ou huit, en admet­tant que les protes par­ti­cipent à la relec­ture des épreuves)… Je plains mes loin­tains confrères. D’au­tant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Pro­fes­sore » ima­gi­né par George Stei­ner (☞ voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire).

☞ Voir aus­si Pho­to de famille : un congrès de cor­rec­teurs, 1936.


Le bureau des correcteurs à l’imprimerie Paul Dupont, 1867

Gravure figurant le bureau des correcteurs à l'imprimerie Paul Dupont en 1867

Si les por­traits, lit­té­raires ou ico­no­gra­phiques, de cor­rec­teurs sont rares, les images de leurs locaux de tra­vail le sont plus encore. Aus­si suis-je très heu­reux d’a­voir trou­vé cette gra­vure, qui figure l’a­te­lier de cor­rec­tion chez Paul Dupont, à Cli­chy (Hauts-de-Seine), 12, rue du Bac-d’As­nières, en 1867. 

L’imprimerie connaî­tra son apo­gée dans l’entre-deux guerres avec plus de 1 200 employés. Elle fer­me­ra ses portes à la fin des années 1980 (dif­fé­rentes dates sont mentionnées). 

Paul Dupont écrit : 

« […] nous allons péné­trer dans ces cel­lules silen­cieuses que l’on a pla­cées aus­si loin que pos­sible du bruit des ate­liers. Ceux qui les habitent rem­plissent une fonc­tion bien dif­fi­cile, bien pénible, et cepen­dant peu appré­ciée de ceux mêmes à qui leur concours est indis­pen­sable ; car les auteurs et les com­po­si­teurs ne leur épargnent ni les plaintes ni les reproches, et les rendent trop sou­vent res­pon­sables de leurs propres méfaits. Entrons dans ces chambres de tor­ture qu’on appelle bureaux des cor­rec­teurs.
[…] ces retraites stu­dieuses ne vous font-elles pas […] son­ger à celles où s’écoulait la vie de ces hommes qui, ren­fer­més au fond des cloîtres, étaient seuls, autre­fois, en pos­ses­sion de la science et de la littérature ? » 

Quelles informations en tirer ?

La scène est éclai­rée par la droite : on sup­pose une fenêtre hors champ. Un com­mis ou un appren­ti entre en appor­tant une épreuve. Les cor­rec­teurs tra­vaillent en blouse et portent, pour cer­tains, une calotte. 

Au centre, deux auteurs atta­blés, en redin­gote, dont l’un dis­cute avec un autre homme en blouse, peut-être le prote (ou chef d’atelier). Tout à droite, près de la pen­dule, un autre auteur, debout devant la fenêtre, véri­fie son texte. Les impo­santes biblio­thèques de gauche res­semblent à une réserve d’ouvrages impri­més, des­ti­nés à la vente ou à l’expédition. Dans celle de droite, je devine plu­tôt des archives de l’atelier, éven­tuel­le­ment quelques dic­tion­naires, même si leur pré­sence est alors loin d’être sys­té­ma­tique dans les ate­liers. Noter enfin que ces mes­sieurs écrivent encore à la plume d’oie trem­pée dans un encrier (ces outils n’ont dis­pa­ru qu’à la fin du xixe siècle). Je ne sais pas pour­quoi seuls cer­tains cor­rec­teurs dis­posent d’un pupitre incliné. 

C’est, à ce jour, mon inter­pré­ta­tion de l’image. Je suis ouvert à d’autres suggestions. 

Sor­tie des ouvriers de l’Im­pri­me­rie Paul Dupont, en 1900. Y a-t-il des cor­rec­teurs par­mi eux ? Carte pos­tale sous licence CC BY-NC-SA.

Paul Dupont, Une impri­me­rie en 1867, Paris, Paul Dupont, p. 47, 49 et 58.

☞ Sur des condi­tions de tra­vail beau­coup moins agréables, lire Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’é­preuves, 1861.