“Autant qu’il est en lui”, une étrange locution

J’ai pas­sé un moment à résoudre une énigme : d’où vient cette étrange locu­tion ? Flau­bert la glisse dans le dis­cours d’un conseiller de pré­fec­ture, lors de la fameuse scène des comices agri­coles où Rodolphe séduit Emma Bovary. 

J’ai bien com­pris qu’elle devait équi­va­loir à autant que (il est) pos­sible, mais je ne la trou­vais dans aucun dictionnaire…

Après avoir fouillé Google un cer­tain temps : tra­duc­tion lit­té­rale de la locu­tion latine quan­tum in se est, employée par Des­cartes et Spi­no­za. Voi­là ce que c’est de n’a­voir pas lu les phi­lo­sophes en latin ! 

Faut-il reproduire les diacritiques étrangers ?

La PAO nous a don­né accès à la large palette des signes spé­ci­fiques aux alpha­bets étran­gers, tels que le o bar­ré (ø) ou la brève (˘). Les repro­duire est-il cepen­dant une néces­si­té dans les tra­vaux courants ? 

Voi­ci ce qu’en dit Wiki­pé­dia :

La langue fran­çaise, accueillant tra­di­tion­nel­le­ment les mots étran­gers dans leur ortho­graphe d’origine, pour­vu bien sûr que cette ortho­graphe soit en carac­tères latins, a vu appa­raître, avec les nou­velles tech­niques typo­gra­phiques, des signes dia­cri­tiques issus essen­tiel­le­ment de tra­vaux de trans­lit­té­ra­tion. Entrant en contra­dic­tion avec la volon­té actuelle de sim­pli­fi­ca­tion de l’orthographe, cette ten­dance, qu’avait sui­vie par exemple Larousse, a été stop­pée par l’arrê­té du 4 novembre 1993 rela­tif à la ter­mi­no­lo­gie des noms d’É­tats et de capi­tales. Larousse a adap­té son ortho­graphe, mais cette ten­dance per­dure ici et là. L’utilisation de dia­cri­tiques étran­gers n’est en prin­cipe tolé­rée que pour les patro­nymes ain­si que pour les topo­nymes sans enver­gure inter­na­tio­nale qui ne néces­sitent pas de fran­ci­sa­tion. Ces mots res­tant dans tous les cas étran­gers au français.

À pro­pos des signes dia­cri­tiques, l’ar­rê­té en ques­tion précise : 

3. Les noms de pays et de villes étant des noms propres, il est recom­man­dé de res­pec­ter la gra­phie locale en usage, trans­lit­té­rée ou non. On ne por­te­ra cepen­dant pas les signes dia­cri­tiques par­ti­cu­liers s’ils n’existent pas dans l’é­cri­ture du français.

Wiki­pé­dia poursuit :

Il y a 5 dia­cri­tiques uti­li­sés en fran­çais : l’ac­cent aigu (é), l’ac­cent grave (à, è, ù), l’ac­cent cir­con­flexe (â, ê, î, ô, û), le tré­ma (ë, ï, ü, voire ÿ – mais aus­si ä et ö pour de rares mots étran­gers deve­nus fran­çais) et la cédille (ç) avec des res­tric­tions d’emploi (les com­bi­nai­sons pos­sibles sont indi­quées entre paren­thèses)1.

Donc pas de macron sur Kyo­to

Cela dit, si on écri­vait Erdoğan et non Erdo­gan, on aurait plus de chances de le pro­non­cer cor­rec­te­ment… Depuis que j’ai appris que le « g doux » turc signa­lait un allon­ge­ment de la voyelle qui pré­cède, j’ai com­pris d’où venait le problème.

Du problème des tirets dans les dialogues

Il arrive que l’u­sage sys­té­ma­tique et sans dis­cer­ne­ment des tirets dans les dia­logues rende la lec­ture dif­fi­cile, la limite entre dia­logue et récit n’é­tant pas mar­quée par un guille­met fermant.

Dans son Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne (s. v. dia­logues), Jean-Pierre Coli­gnon prend clai­re­ment par­ti pour le main­tien des guille­mets comme déli­mi­ta­teurs de parole.

Dans la typo­gra­phie tra­di­tion­nelle, tous les dia­logues com­mencent et finissent par un guille­met. C’est tou­jours la meilleure façon de pro­cé­der, celle qui déjoue tout risque de mécompte.

Beau­coup d’é­cri­vains, d’é­di­teurs, d’im­pri­meurs se bornent à pla­cer un tiret devant chaque amorce ou reprise de dia­logue, chaque fois qu’un per­son­nage prend la parole. Hélas ! ce pro­cé­dé – en faveur grâce à la faci­li­té de son emploi – rend confus la plu­part des textes. Et cela devient très pénible quand un inter­lo­cu­teur dévide une tirade de plu­sieurs ali­néas. Paroles, jeux de scène, des­crip­tions de lieux, com­men­taires du nar­ra­teur ou de l’au­teur, tout cela est mélan­gé sans dis­tinc­tion. Aus­si, et non par dilec­tion pour l’ar­chaïsme ou la mode « rétro », ne peut-on que recom­man­der la pré­sen­ta­tion clas­sique, qui exclut toute obs­cu­ri­té.

Coli­gnon donne un exemple (je mets les guille­mets en gras) :

« Votre posi­tion ain­si que la fonc­tion qui est la vôtre vous donnent droit à une arme. C’est le règle­ment, cela fait par­tie de vos émo­lu­ments. Il faut que vous en ayez une. J’es­père que je suis clair… 
– Tout à fait, mais quelque chose m’é­chappe. » D’é­ner­ve­ment, j’a­vais rou­gi jus­qu’aux oreilles. « Je n’ai jamais vu la cou­leur du pis­to­let dont tu me parles, tu com­prends ? 
– Je com­prends. Mais peu importe que vous l’ayez vu ou pas. Il est for­cé­ment en votre pos­ses­sion ! »
(D’a­près Lao Ma, Tout ça va chan­ger, éd. Phi­lippe Picquier.)

Je par­tage l’a­vis du grand chef.

Pourquoi la “langue de Molière”?

L’or­tho­graphe fran­çaise a com­men­cé à être fixée au xviie siècle. L’A­ca­dé­mie fran­çaise est fon­dée en 1634 et la pre­mière édi­tion de son dic­tion­naire paraît en 1694. C’est à la même période, en 1680, qu’est fon­dée la Comé­die-Fran­çaise, « pour fusion­ner les deux seules troupes pari­siennes de l’é­poque, la troupe de l’hô­tel Gué­né­gaud (troupe de Molière) et celle de l’hô­tel de Bour­gogne1 ».

« […] on désigne une langue d’après l’un des écri­vains les plus connus qui l’ont uti­li­sée. Mais pas n’importe lequel : un auteur incon­tes­table, mais un auteur assez ancien, dont la renom­mée est indis­cu­table2. »

« Pour­quoi Molière ? L’ex­pres­sion se répand au xviiie siècle. Il est vrai que le théâtre de Molière a été le plus joué dans les cours d’Eu­rope, à l’é­poque où le fran­çais était deve­nu la langue des élites euro­péennes. En même temps, pour La Bruyère, Féne­lon, Vau­ve­nargues et même… Boi­leau, Molière est un auteur qui bâcle. Mais peut-être est-ce parce que le direc­teur de troupe, le comé­dien et l’homme de cour que fut Molière n’a­vait pas le temps de lécher ses textes qu’il a pu s’af­fran­chir de ce qui pose et pèse chez les puristes. La langue de Molière n’est pas celle d’un écri­vain mais avant tout celle qui convient pour des per­son­nages de comé­die aux­quels, le pre­mier, il don­na licence de s’ex­pri­mer en prose, fût-ce en prose caden­cée. « Molière est-il fou ? » aurait dit un duc dont Gri­ma­rest, un des pre­miers bio­graphes de Molière, se garde de révé­ler l’i­den­ti­té, « nous prend-il pour des benêts de nous faire essuyer cinq actes en prose ? A-t-on jamais vu plus d’ex­tra­va­gance ? » L’ex­tra­va­gant est deve­nu clas­sique, sa langue une norme, parce qu’elle brise la mono­to­nie induite de l’u­sage exclu­sif de l’alexandrin.

« En géné­ral, ses per­son­nages parlent la langue de leur condi­tion, celle de ces pay­sans de comé­die arti­cu­lant un patois de fan­tai­sie, plus rare­ment un par­ler régio­nal authen­tique comme dans Mon­sieur de Pour­ceau­gnac où une Picarde et une Lan­gue­do­cienne se dis­putent le héros. Ils parlent le jar­gon de leur fonc­tion – méde­cins, apo­thi­caires, phi­lo­sophes – mêlant fran­çais ampou­lé et latin de cui­sine, ava­tars de l’é­ter­nelle figure du pédant. Celle-là même qui, de nos jours, a élu domi­cile dans les médias, sub­sti­tuant au jar­gon des méde­cins ou des avo­cats d’an­tan ce sabir tech­no­cra­tique, les­té d’emprunts à l’an­glais, qui fait le charme ridi­cule de nos busi­ness­men. Les charges de Molière se diri­geaient contre l’af­fec­ta­tion des pré­cieux ou des dévots. Son génie a été de faire rire les « hon­nêtes gens » en stig­ma­ti­sant les abus et pré­cio­si­tés de leur lan­gage. La langue de Molière est effi­cace et vivante parce que véri­dique et ima­gée. Un contem­po­rain l’ac­cuse même de dis­si­mu­ler des tablettes dans son man­teau pour rele­ver ce qu’il enten­dait. Toutes les couches d’une socié­té ou presque se retrouvent cro­quées dans leur manière de dire : des petits mar­quis de cour sin­geant les grands, des bour­geois qui, à l’ins­tar du Cléante de L’a­vare, « donnent furieu­se­ment dans le mar­quis », jus­qu’aux pecques de pro­vince. On com­prend pour­quoi on a pu dire que Molière n’a­vait pas de style propre et en même temps qu’il incar­nait la langue fran­çaise. Il vise juste, tel est le secret de son génie ad majo­rem lin­guae glo­riam. »

Jean Mon­te­not , « La langue de Molière », Lire, 1er février 2007.

Je travaille sur Paris

J’ai moi-même sur Paris dou­blé les cré­dits consa­crés à la créa­tion de crèches en 1981 — Jacques Chirac

Le phé­no­mène sur + nom de ville est ancien, comme le confirme Le Fran­çais cor­rect, de Grevisse :

« La pré­po­si­tion sur se répand et tend à s’utiliser abu­si­ve­ment à la place d’autres pré­po­si­tions telles que à et dans. […]

« À par­tir d’expressions comme sur le ter­ri­toire (d’une ville, d’une région), on dit, dans la langue fami­lière, Je tra­vaille sur Paris — pour à Paris. — L’emploi de sur au lieu de à devant un nom de ville ou de région est usuel en Suisse romande depuis long­temps. Il se répand en France et en Bel­gique depuis la seconde moi­tié du xxe siècle. — Sur marque la posi­tion “en haut” ou “en dehors” : Il pleut sur Paris. — Par exten­sion, sur prend le sens de “dans le voi­si­nage immé­diat, près”: Bar-sur-Aube (Petit Robert). — Bou­logne-sur-Mer (Id.).»

Le récent Petit Bon Usage ajoute :

« […] D’o­ri­gine popu­laire ou fami­lière, des expres­sions telles que tra­vailler sur Paris ou habi­ter sur Paris s’en­tendent de plus en plus dans les médias au lieu de tra­vailler à Paris, près de Paris. Cette incor­rec­tion syn­taxique est appe­lée solé­cisme. »

La ques­tion est abor­dée par la lin­guiste Mari­na Yaghel­lo dans un livre1 que j’ai déjà cité dans un autre billet :

« Il est une autre ten­dance qui est encore davan­tage contes­tée par les per­sonnes dont la conscience lin­guis­tique est cha­touilleuse. Il s’agit de l’emploi de sur là où la norme impo­se­rait à ou dans. Joseph Hanse écrit à ce sujet […] :

“Cet emploi de sur au lieu de à devant un nom de loca­li­té se répand dans la langue popu­laire ou familière.”

« Or, outre que sur rem­place éga­le­ment dans, il me semble qu’il s’agit en l’occurrence d’un tout autre pro­blème. Si nous insé­rons sur dans tout notre cor­pus de départ :

Je milite sur la ban­lieue / sur Paris / sur la région pari­sienne / sur la pro­vince / sur les facs/sur la fac / sur les lycées/sur le lycée.

les phrases prennent incon­tes­ta­ble­ment un sens dif­fé­rent, quel que soit le juge­ment que nous pou­vons por­ter en tant que locu­teurs natifs sur leur degré d’acceptabilité.

« Tout comme danssur se com­bine avec tous les types de groupe nomi­nal mais pri­vi­lé­gie les groupes nomi­naux défi­nis. Il per­met ain­si la coor­di­na­tion avec ellipse :

à Paris et en ban­lieue devient
sur Paris et la banlieue.

« Mais il reste à défi­nir sa sin­gu­la­ri­té au regard du sens.

« Sur intro­duit la notion de ter­ri­toire, de ter­rain d’action. Il est beau­coup plus com­pa­tible avec les pro­ces­sus qu’avec les verbes d’état ; on hési­te­rait à dire : 

?J’habite sur Paris
alors qu’on dira faci­le­ment :
Je démé­nage sur Paris
ou
Je tra­vaille sur Paris.

[N.B. : Comme nous l’a­vons vu plus haut, on n’hésite plus aujourd’­hui. « Depuis, la construc­tion s’est éten­due à tout type de verbe : j’ha­bite surje dors surje reste sur, etc. », écrit aus­si Le Figa­ro en 2018.]

« Sur com­porte ain­si une conno­ta­tion de dyna­misme. Avec des verbes de mou­ve­ment d’ailleurs, il se sub­sti­tue faci­le­ment à vers, en direc­tion de :

Je rentre sur Paris.

« Ce sont pré­ci­sé­ment les mili­tants, les agents com­mer­ciaux, les tech­ni­ciens de dépan­nage, habi­tués à pen­ser en termes de répar­ti­tion de ter­ri­toire, de zone d’activité et de mobi­li­té, qui semblent à l’origine de ce nou­vel usage.

« Sur intro­duit donc un qua­trième terme dans le sys­tème et par là même ins­taure un nou­vel équi­libre. C’est pour­quoi son usage ne peut que s’étendre dans la mesure où il semble bel et bien répondre à un besoin de dif­fé­ren­cia­tion chez les locuteurs. »

L’Aca­dé­mie refuse le nou­vel usage :

« La pré­po­si­tion sur ne peut tra­duire qu’une idée de posi­tion, de supé­rio­ri­té, de domi­na­tion, et ne doit en aucun cas être employée à la place de à ou de en pour intro­duire un com­plé­ment de lieu dési­gnant une région, une ville et, plus géné­ra­le­ment, le lieu où l’on se rend, où l’on se trouve. »

Ain­si que Larousse :

« Les véhi­cules se diri­geant vers Lille (et non *sur Lille). »

(Giro­det donne un exemple équivalent.)

Le Robert ne s’ex­prime pas direc­te­ment sur le sujet, mais emploie le moyen détour­né de la citation :

« (fin Xe) (Avec un v. de mou­ve­ment) ➙ 1. vers. Fondre, fon­cer, se jeter sur qqn. Elle arti­cule « qu’elle ne va pas sur Tou­louse mais à Tou­louse, qu’il est regret­table et curieux que l’on confonde ces pré­po­si­tions de plus en plus sou­vent » (Éche­noz).
▫ (Dans le temps) Elle va sur ses vingt ans : elle va bien­tôt avoir vingt ans. » 

On note­ra, au pas­sage, que l’emploi de sur avec une indi­ca­tion de temps ne choque pas. Au contraire, dans ce cas, vers est rare : Fran­kie mar­chait vers ses neuf ans (G. Conchon).

En région, en mairie…

Vous êtes sans doute, comme moi, confron­té à des en région(s), en caisse (du maga­sin) ou en mai­rie. Nos ouvrages de réfé­rence sont qua­si silen­cieux sur ce phé­no­mène récent. 

Il faut ratis­ser le Gre­visse (§ 1050) pour une maigre récolte :

« Avec un nom, en s’emploie moins libre­ment que dans. Il se trouve sur­tout dans des expres­sions plus ou moins figées (quoiqu’il y en ait de récentes) et son régime est sou­vent sans déter­mi­nant (sur­tout sans article défini). »

Le mot « récentes » est sui­vi d’une remarque dans la marge : « Il y a aus­si une cer­taine mode. » Avec les exemples sui­vants : à la radio, à la télé­vi­sion, sur le pla­teau dis­pa­raissent au pro­fit de en radio, en télé­vi­sion, en pla­teau.

Cette « mode » est confir­mée par Le Robert :

« Rem. On observe une ten­dance au rem­pla­ce­ment de diverses prép. par en : ser­vir en salle, dan­ser en boîte, ascen­sion en glace, etc. »

On trouve aus­si dans Hanse et Blam­pain :

« On dira cou­ram­ment : Il tra­vaille à l’u­sine, dans une usine, dans cette usine. Mais on dit aus­si, en son­geant moins à telle usine déter­mi­née : Il tra­vaille en usine, comme on dit tra­vailler en chambre (mais tra­vailler à domi­cile). […] »

J’ai long­temps cher­ché une expli­ca­tion à ma gêne devant cer­taines construc­tions plus que d’autres – d’autant qu’un de mes clients refuse que je touche à ses en mar­chés publics et en mar­chés pri­vés.

Dans un livre de la lin­guiste Mari­na Yaguel­lo 1, j’ai fini par trou­ver ceci :

Le texte se pour­suit ainsi :

« […] c’est là une évo­lu­tion par­fai­te­ment conforme aux struc­tures de la langue. Les locu­teurs ont le sen­ti­ment, jus­ti­fié, que en + groupe nomi­nal sans article (car là est sa sin­gu­la­ri­té fon­da­men­tale par rap­port à dans et à) est le mar­queur incon­tes­té de la valeur géné­rique, concep­tua­li­sante, autre­ment dit de la notion oppo­sée à l’occurrence, telle que la réfé­rence à un lieu défi­ni. Les autres mar­queurs – dans et à – ayant des emplois ambigus.

« […] Ce mou­ve­ment de géné­ra­li­sa­tion s’étend chaque jour un peu plus ; sont attes­tés aujourd’hui des emplois tels que en caisse (du maga­sin), en sor­tie (d’autoroute), en sta­tion, etc., et même en sham­pooing (enten­du chez un coiffeur).

« En + groupe nomi­nal sans article semble cepen­dant s’étendre au-delà même de sa valeur géné­rique comme en témoignent quelques exemples récents :

“Vous déjeu­ne­rez sur l’île d’Arz en front de mer” (en rem­place sur).
“Vous par­ti­ci­pe­rez à une régale en baie” (en rem­place dans). (pros­pec­tus d’agence de voyages)
“Paie­ment en sor­tie. Conser­vez votre ticket” (en rem­place à). (ticket d’autoroute)
“Après l’échec du démé­na­ge­ment de Paris 7 à Ber­cy-Expo en rive droite…” (en rem­place sur). (Le Monde, 25 sept. 1996)

« Mon sen­ti­ment est que dans ces trois exemples en + GN opère une sorte de qua­li­fi­ca­tion du pré­di­cat et ne ren­voie pas sim­ple­ment à une loca­li­sa­tion comme le feraient dans, à ou sur. Il y a peut-être aus­si chez cer­tains locu­teurs une recherche d’élégance. En effet, devant les noms de lieu, en au lieu de à ou dans connote une cer­taine pré­cio­si­té (pas­ser ses vacances en Péri­gord au lieu de dans le Péri­gord). »

Bien sûr, l’Aca­dé­mie refuse cette évo­lu­tion :

« On rap­pel­le­ra donc que, s’il est par­fai­te­ment pos­sible de mettre des fruits ou des livres en caisse ou en caisses, ou de faire pous­ser des lau­riers, des oran­gers en caisse, c’est à la caisse que l’on passe quand il s’agit de régler ses achats. D’autre part, si cer­tains tours un peu désuets comme en l’église, en la cathé­drale sont encore en usage, on évi­te­ra les formes comme en mai­rie ou en pré­fec­ture.

À cha­cun de nous, cor­rec­teurs, de déci­der, selon le contexte de tra­vail, où nous pla­çons le curseur.

P.-S. : En 2013, la revue Langue fran­çaise a consa­cré un numé­ro com­plet à la pré­po­si­tion en. Je vous y ren­voie si le sujet vous pas­sionne – je ne suis pas sûr d’en lire les 136 pages…

Le droit de dire “avoir droit à”

Pour ceux qui, comme moi, s’interrogent sur la légi­ti­mi­té à employer, dans tous les contextes, l’expression avoir droit à, voi­ci une petite synthèse.

Elle est ins­crite sans res­tric­tion dans le Robert et le Larousse, n’étant « fami­lière » qu’employée par anti­phrase (« ne pas pou­voir évi­ter quelque chose de désagréable ») : 

«▫ avoir le droit de (et l’inf.). Il a le droit d’en par­ler. Vous n’a­vez pas le droit de dire ça. On n’a pas le droit de fumer ici. « Et toi tu n’as pas le droit de me juger, puisque tu n’i­ras pas te battre » (Sartre).
▫ (Avec sub­st.) Vous avez droit à des excuses. Il n’a pas droit au café, il ne peut pas en prendre. Il n’y a pas droit.
▫ FAM. Avoir droit à (qqch. de fâcheux) : devoir subir, ne pou­voir éviter.Il a eu droit à des reproches. Si la guerre éclate, on y a droit ! (cf. Ne pas y couper*).

© 2020 Dic­tion­naires Le Robert - Le Petit Robert de la langue française

Employée par anti­phrase, elle est sim­ple­ment « iro­nique » pour l’Aca­dé­mie :

« Avoir droit à une chose, pou­voir légi­ti­me­ment la récla­mer. Il a droit à une indem­ni­té, à deux jours de congé sup­plé­men­taires. Par exten­sion. Avoir droit à une récom­pense, la méri­ter. Vous avez droit à des excuses. Iron. Si tu conti­nues, tu auras droit à une paire de gifles.»

Elle est plus ancienne que avoir le droit de… :

« Dès 1080, droit est […] employé cou­ram­ment, au sin­gu­lier comme au plu­riel à pro­pos de ce qui est per­mis ou exi­gible selon les prin­cipes d’une morale ou d’une légis­la­tion. Dans ce sens, il entre dans la locu­tion usuelle avoir droit en (1080) puis à, « pou­voir exi­ger », et dans être dans son droit, le bon droit dési­gnant le fait d’a­voir pour soi la jus­tice, l’é­qui­té. Au sens « comp­table » (un, des droits), le mot entre dans de nom­breux syn­tagmes, et la locu­tion cou­rante avoir le droit de… s’a­joute à avoir droit à… avec une autre nuance. »

© Alain Rey, Dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise, s. v. droit

En employant libre­ment avoir droit à, nous sommes dans notre bon droit.

Corriger au temps de Gutenberg

Au début de l’im­pri­me­rie, la rare­té des carac­tères en plomb contrai­gnait les ate­liers à tra­vailler en « flux ten­du », cor­rec­teurs compris. 

On ima­gine com­bien le tra­vail d’impression est sou­mis à des contraintes maté­rielles com­plexes, qui sup­posent de l’organiser très pré­ci­sé­ment. Chaque feuille doit pas­ser deux fois sous la presse (pour le rec­to et le ver­so) et il faut en outre pré­voir les épreuves. Or, les carac­tères (les fontes) sont très oné­reux et en nombre insuf­fi­sant pour impri­mer à la suite des volumes par­fois impor­tants. En règle géné­rale, les impri­meurs opèrent donc feuille à feuille : ils décom­posent les pre­mières feuilles (la redis­tri­bu­tion) pour dis­po­ser des carac­tères néces­saires à la suite de leur tra­vail. Non seule­ment on doit coor­don­ner le tra­vail de com­po­si­tion et d’impression, mais la cor­rec­tion des épreuves se fait aus­si en fonc­tion de ce rythme : il faut que l’auteur ou le cor­rec­teur soit dis­po­nible dans l’atelier même ou à proxi­mi­té immé­diate tout le temps du tra­vail d’impression, de manière à ce que chaque épreuve cor­res­pon­dant à une forme puisse être aus­si­tôt cor­ri­gée, puis impri­mée, avant que l’on n’en redis­tri­bue les carac­tères pour pas­ser à la suite. 

Fré­dé­ric Bar­bier, His­toire du livre, Armand Colin, 2000, p. 70

Antoine Doinel, correcteur d’imprimerie

Antoine Doinel correcteur d'imprimerie

Dans L’A­mour en fuite (1979), de Fran­çois Truf­faut, Antoine Doi­nel est cor­rec­teur d’im­pri­me­rie. Trois scènes se passent dans le cas­se­tin, au cœur de l’a­te­lier. On com­prend bien pour­quoi Sime­non a appe­lé ce bureau la cage de verre (Presses de la Cité, 1971). ☞ Voir aus­si Georges Sime­non et ses cor­rec­teurs.

Dans la deuxième des trois scènes se dérou­lant dans le cas­se­tin, le col­lègue d’An­toine vient lui confier un tra­vail secret : 

« Voi­là les épreuves du bou­quin. Ça raconte, minute par minute, ce que le géné­ral de Gaulle a fait, le 30 mai 68, tu sais, quand il avait dis­pa­ru. Et toute la presse veut savoir ce qu’il y a dans ce livre, mais le patron a pro­mis un silence abso­lu. En plus, il y a un seul jeu d’épreuves et, tu vois, les plombs seront fon­dus juste après l’impression. Alors, écoute, tu les mets dans le coffre, je me tire, et je ne veux même pas connaître la combinaison. »

Le thème du manus­crit secret confié à un cor­rec­teur se retrouve dans Les Souf­frances du jeune ver de terre, roman de Cla­ro, coll. Babel noir, Actes Sud, 2014.

☞ Voir aus­si L’Homme fra­gile, un cor­rec­teur au ciné­ma.