Un espèce de ?

Et sou­dain je découvre que « un espèce de » était déjà employé par les meilleurs auteurs du xviiie siècle ! 

Gre­visse, § 431 :

Le carac­tère adjec­ti­val du syn­tagme espèce de est tel qu’espèce lui-même prend fré­quem­ment le genre du nom com­plé­ment : °Un espèce de pro­phète. Ce tour, cou­rant dans la langue par­lée, pénètre dans l’écrit, et depuis longtemps.

Note his­to­rique :

Espèce était déjà par­fois trai­té comme masc. dans cette construc­tion au xviiie s.: M. Maisne et moi le menâmes […] dans un espèce de cabi­net (S.‑Simon, Mém., Pl., t. I, p. 341). — Le Réci­pien­daire pou­roit bien aus­si être un espece de grand homme (Volt., Lettres phil., XXIV). — Vous faites de l’entendement du phi­lo­sophe […] un espece de musi­cien (Did., Rêve de d’Alemb., p. 23). — Ils parlent de St Louis come d’un espece d’imbecille (Bern. de Saint-P., Vie et ouvr. de J.-J. Rouss., p. 26). Un écri­vain mon­té­vi­déen […] l’honorait d’un espèce de culte roman­tique (Lar­baud, dans la Nouv. revue fr., 1er janv. 1926, p. 116).— Crois-tu qu’elle s’est amou­ra­chée du fils Azé­vé­do ? Oui, par­fai­te­ment : cet espèce de phti­sique (Mau­riac, Th. Des­quey­roux, p. 65). [Œuvres com­pl., p. 198 : cette.] — Un espèce de mur­mure (Ber­na­nos, M. Ouine, p. 89). [Pl., p. 1424 : une.] — Dans cet espèce de four­reau de soie (ib. , p. 11). [Pl., p. 1357 : cette.] — Et quant aux Arabes, à tous ces espèces de pro­phètes à la manque (Clau­del, dans le Figa­ro litt., 5 févr. 1949). — Tous ces espèces d’Arabes (J.-J. Gau­tier, Hist. d’un fait divers, p. 60). — Cet espèce de navet (G. Mar­cel, dans les Nouv. litt., 10 nov. 1955). — Un espèce de sor­cier (M. de Saint Pierre , ib. , 18 déc. 1958). — Un espèce de val­lon (Pagnol, Temps des secrets, p. 121). — J’ai vu où ser­raient les mains de cet espèce d’oiseau [= un homme] (Cl. Simon, Vent, p. 38).

Voir aus­si Une/un espèce de sur le site de Grevisse. 

La virgule qui manquait

Traité de la ponctuation française, Jacques Drillon, Gallimard

J’ai pro­fi­té du pre­mier confi­ne­ment pour lire in exten­so le Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, de Jacques Drillon (Gal­li­mard, 1991) – un vieux pro­jet. Un ouvrage évi­dem­ment pas­sion­nant et instructif.

Dans la pre­mière par­tie, outre l’histoire de la ponc­tua­tion, on apprend notam­ment que, même dans les édi­tions cri­tiques (Pléiade), la ponc­tua­tion des auteurs clas­siques (avant le xixe s.) est modi­fiée, ce qui n’est pas sans poser problème.

Dans la seconde par­tie, j’ai consta­té avec plai­sir que la plu­part des nom­breuses règles m’é­taient acquises par la pra­tique de la cor­rec­tion et la fré­quen­ta­tion des écrivains.

Une règle, cepen­dant, a rete­nu mon atten­tion, car je la cher­chais incons­ciem­ment. Jamais de vir­gule entre le sujet et le verbe, dit le code typo­gra­phique. Il y a tout de même des excep­tions, que j’ai sou­vent ren­con­trées au cours de mes lectures.

« On met une vir­gule pour sépa­rer les divers sujets d’un verbe (s’ils ne sont pas reliés, répé­tons-le, par une conjonc­tion). Le der­nier sujet est lui-même sépa­ré du verbe par une vir­gule […] on peut consi­dé­rer que la der­nière vir­gule, immé­dia­te­ment avant le verbe, confère à tous les sujets une valeur égale. »

« La sot­tise, l’er­reur, le péché, la lésine,
Occupent nos esprits et tra­vaillent nos corps » — Baudelaire

« Les arbres, les eaux, les revers des fos­sés, les champs mûris­sants, flam­boient sous le res­plen­dis­se­ment mys­té­rieux de l’heure de Saturne » — Claudel

Cela fonc­tionne aus­si après la der­nière épi­thète d’un com­plé­ment ou d’un sujet :

« Tout un monde loin­tain, absent, presque défunt, vit dans tes pro­fon­deurs, forêt aro­ma­tique » — Baudelaire

… ou après plu­sieurs adverbes :

« L’infirmier leur mas­sait lon­gue­ment, puis­sam­ment, les muscles des jambes […]» — Michel Mouton

Inver­se­ment, « dans une laisse de sujets dont les deux der­niers sont liés par “et”, on ne met pas de vir­gule entre le der­nier et le verbe » :

« Trop de dia­mants, d’or et de bon­heur rayonnent aujourd’­hui sur les verres de ce miroir où Monte-Cris­to regarde Dan­tès » – Dumas 

Gre­visse donne la même règle au § 128, avec des exemples pris chez Mau­riac et Saint-Exu­pé­ry. Par­mi les autres cas où il admet la vir­gule « inter­dite », il donne celui-ci : 

Lorsque le sujet a une cer­taine lon­gueur, la pause néces­saire dans l’oral est par­fois ren­due par une vir­gule dans l’écrit (mais on pré­fère aujourd’hui une ponc­tua­tion plus logique, qui ne sépare pas le sujet et le verbe) : La foudre que le ciel eût lan­cée contre moi, m’aurait cau­sé moins d’épouvante (Chat., Mém., I, ii, 8). — Quand la per­sonne dont nous sommes accom­pa­gnés, nous est supé­rieure par le rang et la qua­li­té (Lit­tré, art. accom­pa­gné). — Les soins à don­ner aux deux nour­ris­sons qui lui sont confiés par l’Assistance, l’empêchent de gar­der le lit (Gide, Jour­nal, 27 janv. 1931). — Le pas­sé simple et la troi­sième per­sonne du Roman, ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte (Barthes, Degré zéro de l’écriture, I, 3). — La réponse que je don­nai à l’enquête par Voyage en Grèce (revue tou­ris­tique de pro­pa­gande) et que l’on trou­ve­ra en tête de la seconde par­tie de ce recueil, sert donc […] de char­nière entre les deux par­ties (Que­neau, Voyage en Grèce, p. 11).

Je n’entre pas plus dans les détails – la vir­gule occupe chez Drillon plus de cent pages – et vous ren­voie aux pages 165 à 176 pour ce point pré­cis. Drillon pré­cise que « le Code typo­gra­phique » (celui de la Fédé­ra­tion CGC de la com­mu­ni­ca­tion, 1989) et « cer­tains gram­mai­riens » désap­prouvent ces excep­tions. Pour ma part, je trouve là la confir­ma­tion qui me man­quait. Je n’ajouterai que cette citation :

« Il arrive à la vir­gule d’être “facul­ta­tive”. C’est alors que l’auteur se montre, et par quoi il se dis­tingue d’un autre » (p. 150).

D’après guerre ou d’après-guerre ?

J’ai tou­jours res­sen­ti une dif­fé­rence entre d’après guerre et l’après-guerre (le trait d’u­nion est un « signe d’u­ni­té lexi­cale », Gre­visse, § 109).

On lit dans le TLFI :

« Ortho-vert 1966 […] fait la rem. suiv. : “Lorsque le mot après est sui­vi direc­te­ment d’un nom on n’emploie le trait d’u­nion que s’il s’a­git d’un véri­table nom com­po­sé ; ce n’est pas le cas quand on peut inter­ca­ler l’ar­ticle le, la entre après et le nom : je pas­se­rai l’a­près-dîner avec vous, je pas­se­rai vous voir après dîner (après le dîner). L’a­près-guerre, le chaos d’a­près guerre (d’a­près la guerre).”»

Cepen­dant, aujourd’­hui, « après guerre sans trait d’u­nion est excep­tion­nel », dit aus­si le TLFI. 

Bien des noms ain­si com­po­sés sont consa­crés par l’usage, y com­pris avec d’ : avant-dîner, avant-guerre, après-guerre, après-rasage, après-sou­per, après-messe, avant-scène… et, bien sûr, après-midi.

« Au milieu de cela, quelques pro­me­neurs et pro­me­neuses, qui ont l’air de faire insou­ciam­ment et tout comme autre­fois leur pro­me­nade d’a­vant-dîner sur l’asphalte. » (E. et J. de Gon­court, Jour­nal, 1871.)

« Elle me parle avec émo­tion de la bien­heu­reuse époque d’a­vant-guerre “que vous n’a­vez pas pu connaître”, ajoute-t-elle. » (Green, Jour­nal, 1932.)

« … à cer­tains ouvrages d’une école lit­té­raire qui fut la seule (…) à appor­ter dans la période d’a­près-guerre autre chose que l’es­poir d’un renou­vel­le­ment à ravi­ver les délices épui­sées du para­dis tou­jours enfan­tin des explo­ra­teurs. » (Gracq, Au châ­teau d’Ar­gol, 1938.)

« Quelle mau­vaise par­te­naire d’après-aimer je fais » (Colette, Clau­dine en ménage, 1902.)