Depuis quand met-on des traits d’union aux noms de voies ? 

Écrire les noms de voies (ou odo­nymes : rues, bou­le­vards, places, quais, ponts, ronds-points, etc.1) avec des traits d’union est une pra­tique essen­tiel­le­ment fran­çaise (recom­man­dée aus­si en Suisse2 et au Qué­bec3). Les Belges, dont les règles typo­gra­phiques s’ins­pirent des nôtres4, ne nous suivent pas sur ce point (voir, par exemple, la rue du Fos­sé aux Loups, à Bruxelles, ou la rue Pont d’Avroy, à Liège), pas plus que les Ita­liens (via di San Gio­van­ni in Late­ra­no, à Rome) ou les Espa­gnols (calle de Alber­to Agui­le­ra, à Madrid), pour ne par­ler que des langues latines.

Une règle contestée

Contes­tée en Bel­gique (Hanse et Blam­pain5), cette règle a aus­si été décla­rée « fauti[ve] » en France par le lin­guiste Albert Dau­zat en 19476, « inutil[e] » par Le Figa­ro en 19387 ain­si que par l’Office de la langue fran­çaise, selon Le Figa­ro lit­té­raire en 19628. Elle conti­nue d’être dis­cu­tée sur divers forums. D’a­près André Jouette9 (qui fut cor­rec­teur d’é­di­tion spé­cia­li­sé dans les dic­tion­naires et ency­clo­pé­dies10), « [i]l faut conve­nir que cette sorte de trait d’u­nion ne se jus­ti­fie guère. Aus­si voit-on que l’on s’en affran­chit quel­que­fois ; à Paris le pré­fet de la Seine en a pros­crit l’u­sage11 ».

Jouette remarque encore : « L’usage est venu de sup­pri­mer les traits d’union dans le nom des voies (rue Alphonse Allais)12. » Bru­no Dewaele confirme en 2021 : « Voi­là une règle que beau­coup connaissent d’au­tant moins qu’elle est, on l’a dit, en voie de dis­pa­ri­tion13. » Ain­si que San­drine Cam­pese deux ans plus tard14.

Le fait est que, dans l’es­pace public, ce trait d’u­nion est qua­si invi­sible, aus­si bien sur les plaques au coin des rues que sur les façades des bâti­ments por­tant un nom illustre.

Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er.
Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er. Source : Fli­ckr.

Comme l’écrit le cor­rec­teur Joseph Der­ny en 193315 :

Les noms de rues com­po­sés de plu­sieurs vocables ne sont jamais impri­més avec traits d’u­nion quand il s’agit d’autres pro­cé­dés que la typo­gra­phie. Et l’on voit cou­ram­ment : Champs Ely­sées, Richard Lenoir, Notre Dame de Lorette, Saint Denis, etc. [Dans une note en bas de page, il pour­suit :] Les plaques émaillées, en cela, sont de bien mau­vais exemples, et, comme le public les consi­dère comme seules offi­cielles, en dépit de toutes les preuves contraires, il est dif­fi­cile d’en cor­ri­ger les erreurs. […] »

Remontons aux sources

Les adver­saires comme les défen­seurs de ce trait d’u­nion déclarent que nous devons la règle à l’administration des postes, sans jamais indi­quer de texte règle­men­taire16 ni même de date. Cela a exci­té ma curiosité.

Les dif­fé­rentes édi­tions de la Liste géné­rale des postes de France, du xviiie siècle, que j’ai pu consul­ter sur Gal­li­ca (cinq entre 1714 et 1760) ne pré­sentent pas de noms de rues, mais les noms des com­munes sont encore écrits sans trait d’union. 

Il faut attendre la Révo­lu­tion, avec la créa­tion des dépar­te­ments (1790), puis la fon­da­tion de la Régie natio­nale des postes et mes­sa­ge­ries (1793) pour que cela change. Dans Le Livre de poste, de 1811, on trouve encore un seul nom de voie, celui de l’hô­tel des Postes (rue Coq-héron17), à Paris, mais les dépar­te­ments et com­munes ont tous leurs traits d’union. Enfin, dans le pre­mier Annuaire des postes que l’on trouve sur Gal­li­ca, celui de 1843, appa­raissent les adresses de quelques bureaux pari­siens, dûment fixées par des traits d’union.

"Annuaire des postes", 1843, p. 19, détail.
Annuaire des postes, ou Manuel du ser­vice de la poste aux lettres, à l’u­sage du com­merce et des voya­geurs, 1843, p. 19, détail. Source : Gallica/BnF.

Cepen­dant, en pour­sui­vant la recherche, on trouve des noms de voies avec traits d’u­nion dès les années 1760, d’abord sans cohé­rence, puis de manière sys­té­ma­tique dans L’Indicateur pari­sien de 1767 (sauf après l’a­bré­via­tion de saint, alors S. et non St).

Il s’a­git donc là d’une pra­tique très ancienne, que les guides typo­gra­phiques du xxe siècle n’ont fait que rati­fier. Nulle cir­cu­laire18 ni règle­ment ne se sont, pour l’ins­tant, pla­cés sur mon che­min19. À défaut, on sup­po­se­ra que c’est par l’exemple que les postes ont dif­fu­sé cet usage ou l’on n’y ver­ra, avec Jouette, qu’une « tra­di­tion20 ».

La discussion reste ouverte

Ce que fit l’ad­mi­nis­tra­tion des postes (et d’autres édi­teurs d’an­nuaires) dans ses listes, dans le but « de main­te­nir à ces noms une forme constante et de leur don­ner une place fixe dans l’ordre alpha­bé­tique21 », devait-il s’é­tendre à ses usa­gers et deve­nir « fré­quent dans les livres et les jour­naux de France, aus­si bien pour des rues que pour des écoles, des fon­da­tions, etc.22 », voire être appli­qué à des dis­tinc­tions (prix Romy-Schnei­der) ?

Aujourd’­hui, sur les sites Pages­Blanches et Pages­Jaunes23, les traits d’u­nion ont dis­pa­ru, aus­si bien des noms de voies que des noms de com­munes24 (ex. : rue Alexandre Bache­let 93400 Saint Ouen sur Seine). Le modèle don­né par La Poste pour « [b]ien rédi­ger l’a­dresse d’une lettre ou d’un colis » n’af­fiche plus aucun trait d’u­nion. Il enfreint même d’autres règles ortho­ty­po­gra­phiques25. Heu­reu­se­ment, l’adressage pos­tal ne concerne que la pré­sen­ta­tion des enveloppes.

Modèle d’a­dresse recom­man­dé dans Les 6 règles d’or d’une adresse pré­cise (PDF) de La Poste.

Faut-il, aujourd’­hui, conti­nuer à impo­ser le trait d’u­nion dans les noms de voies publiés dans les jour­naux et les livres… ou bien abo­lir cette règle qui n’a jamais fait l’u­na­ni­mi­té ? On est en droit de se poser la question.


  1. La règle s’applique aus­si aux « ouvrages d’art » ain­si qu’à « tout orga­nisme, bâti­ment ou monu­ment public por­tant le nom d’une per­sonne notam­ment » — « Trait d’u­nion », Wiki­pé­dia [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  2. Groupe de Lau­sanne de l’As­so­cia­tion suisse des typo­graphes (AST), Guide du typo­graphe, 2015, § 215, p. 35-36. — Office fédé­ral de la sta­tis­tique, Recom­man­da­tion concer­nant l’a­dres­sage des bâti­ments et l’or­tho­graphe des noms de rues, v. 1.0, 3.5. Noms com­po­sés, p. 11 : « Les noms de rues consti­tués de noms com­po­sés s’écrivent en fran­çais et en alle­mand avec un trait d’union. En ita­lien, le trait d’union n’est pas uti­li­sé (excep­tion faite des noms doubles). » Ex. en alle­mand : Jonas-Fur­rer-Strasse.  ↩︎
  3. « Le trait d’union dans les uni­tés lexi­cales », Vitrine lin­guis­tique, Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  4. « L’ouvrage de réfé­rence en matière de la com­po­si­tion de textes impri­més et des règles de typo­gra­phie pour la langue fran­çaise s’intitule Lexique des règles typo­gra­phiques en usage à l’Imprimerie natio­nale », peut-on lire dans les Direc­tives pour les auteurs des publi­ca­tions en langue fran­çaise (PDF), des édi­tions Bre­pols (Turn­hout, Bel­gique), février 2011. ↩︎
  5. « Cet usage a été cri­ti­qué, mais est bien ins­tal­lé et conser­vé dans cer­tains guides. On n’est pas tenu de le suivre cepen­dant. On peut, comme en Bel­gique, écrire : [r]ue Vic­tor Hugo et clas­ser cette rue à Hugo, et ave­nue du Bois de la Cambre. » — Joseph Hanse et Daniel Blam­pain, Dic­tion­naire des dif­fi­cul­tés du fran­çais, 6e éd., 2012, s. v. Trait d’union, 3. Noms de rues, de bâti­ments, etc., p. 649. ↩︎
  6. « Pour le pré­nom et nom dans les noms de rues (rue Fran­çois-Cop­pée) l’usage admi­nis­tra­tif du trait d’union est fau­tif. » — Albert Dau­zat, Gram­maire rai­son­née de la langue fran­çaise, vol. 1, Lyon, édi­tions I.A.C., coll. « Les Langues du monde », série « Gram­maire, phi­lo­lo­gie, lit­té­ra­ture », 1947, p. 43. Cité par Wiki­pé­dia, art. cité. ↩︎
  7. « Il est cer­tain que le but admi­nis­tra­tif est de faci­li­ter, voire de per­mettre dans cer­tains cas, le tri des lettres pour les fac­teurs. L’ad­mi­nis­tra­tion des postes a ses rai­sons, que peut igno­rer l’ad­mi­nis­tra­tion muni­ci­pale. Ce qui est curieux, c’est que beau­coup d’“usagers” aient sui­vi en subis­sant l’in­fluence. On peut atti­rer leur atten­tion sur l’i­nu­ti­li­té (pour eux) du trait d’u­nion dans tous ces cas. » — Le Figa­ro, 2 juillet 1938, p. 5. ↩︎
  8. « L’Office de la Langue fran­çaise s’est éle­vé contre cet usage en le décla­rant inutile. Cepen­dant l’autorité qu’il a prise pro­vient du fait qu’il sim­pli­fie la recherche des noms propres qu’il soude dans les nom­breuses listes alpha­bé­tiques où ils figurent. » — Aris­tide, Le Figa­ro Lit­té­raire, 17 novembre 1962. Cité par Paul Dupré, Ency­clo­pé­die du bon fran­çais dans l’usage contem­po­rain, Paris, éd. de Tré­vise, 1972, t. 3, s. v. rue. noms de rues, p. 2312. ↩︎
  9. André Jouette, Dic­tion­naire d’or­tho­graphe et expres­sion écrite, Le Robert, « Les Usuels », 1997, s. v. le trait d’u­nion, p. 677. ↩︎
  10. Voir « Le “TOP”, réfé­rence ancienne du métier du cor­rec­teur ». ↩︎
  11. Je n’en sais pas plus, hélas. ↩︎
  12. André Jouette, op. cit., p. 739. ↩︎
  13. « Un trait d’u­nion… qui ne fait pas pour autant l’u­na­ni­mi­té ! », 13 juin 2021, blog À la for­tune du mot [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  14. « En pra­tique, les traits d’union dans les noms de lieux se raré­fient. » — blog Pro­jet Vol­taire, 1er mai 2023. ↩︎
  15. Cir­cu­laire des protes, no 398, octobre 1933, p. 25. ↩︎
  16. Sur un forum de dis­cus­sion, « Jacques » hasarde l’exis­tence « d’une cir­cu­laire admi­nis­tra­tive adres­sée au per­son­nel de la fonc­tion publique ». — Fran­çais notre belle langue, 7 mars 2008 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  17. Com­po­si­tion d’o­ri­gine. Voir Gallica/BnF. ↩︎
  18. Pour les noms de com­munes, en revanche, une cir­cu­laire du 18 avril 2017, signée de Bru­no Del­sol, direc­teur géné­ral des col­lec­ti­vi­tés locales, a bien rap­pe­lé aux pré­fets que « tous les mots d’un nom de com­mune, à l’exception de l’article défi­ni ini­tial, doivent être joints par des traits d’union […] ». — « Nom des com­munes nou­velles : une cir­cu­laire rap­pelle les règles », Maire Info, 26 avril 2017 [en ligne]. Consul­té le 4 mars 2025. ↩︎
  19. J’ai bien cher­ché sur cette page : adresse.data.gouv.fr > Bonnes pra­tiques de l’a­dresse > Textes règle­men­taires [en ligne]. Der­nière mise à jour il y a 8 mois. Consul­té le 4 mars 2025. Mais le moteur de recherche ne ren­voie aucun résul­tat pour « trait d’u­nion » ↩︎
  20. André Jouette, op. cit., p. 677. ↩︎
  21. Mau­rice Gre­visse et André Goosse, Le Bon Usage, De Boeck Supé­rieur, 14e éd., 2008, § 109 b 1° N.B. 1, p. 114. ↩︎
  22. Loc. cit. ↩︎
  23. Édi­tés par Solo­cal, à par­tir des don­nées four­nies par les divers opé­ra­teurs télé­pho­niques. ↩︎
  24. Bru­no Dewaele (art. cité) note aus­si : « […] dans nombre d’in­dex, le trait d’u­nion a été sup­pri­mé. » ↩︎
  25. « La Poste demande aux usa­gers de “mas­sa­crer” l’or­tho­graphe des topo­nymes. [… Elle] vou­drait inter­dire, dans la ligne du code pos­tal, les minus­cules, les accents, les apos­trophes, les traits d’u­nion… […] Rien n’o­blige un citoyen fran­çais à ne pas res­pec­ter l’or­tho­graphe des noms propres admi­nis­tra­tifs de son pays ! » — Jean-Coli­gnon, Dic­tion­naire ortho­ty­po­gra­phique moderne, CFPJ, 2019, s. v. adresses, non pag. ↩︎

Composer le texte plusieurs fois pour imprimer plus vite (XIXe s.)

« Quand le tirage des jour­naux devint plus impor­tant, pas­sant de quelques cen­taines à quelques mil­liers d’exemplaires, en même temps que le for­mat s’agrandissait et que le nombre de pages aug­men­tait, un pro­blème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stan­hope avait bien construit en 18071 la pre­mière presse à impri­mer métal­lique : la vitesse de pro­duc­tion était mon­tée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne sup­pri­mait pas com­plè­te­ment la dif­fi­cul­té. Pre­nons l’exemple d’un jour­nal d’une seule feuille tirant à 12 000 exem­plaires : il aurait fal­lu soixante heures pour l’imprimer en totalité.

Première presse Stanhope, 1780 (?)
Pre­mière presse Stan­hope, 1780 (?). Source : Inva­luable.

« La solu­tion trou­vée fut la sui­vante : le texte d’un même numé­ro était com­po­sé deux, voire trois fois. Un pre­mier typo­graphe com­po­sait d’après le manus­crit. Dès qu’il avait ter­mi­né un para­graphe, on en tirait une épreuve, on la cor­ri­geait si néces­saire et on la confiait à un deuxième typo­graphe qui com­po­sait le même para­graphe ; éven­tuel­le­ment, on renou­ve­lait l’opération avec un troi­sième com­po­si­teur. On obte­nait ain­si deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de rou­lage sur deux – ou trois – presses s’en trou­vait réduit d’autant.

« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Frie­drich] Koe­nig – la pre­mière fut ins­tal­lée au Times, de Londres – allait faire fran­chir un nou­veau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.

« Enfin, en 1865, l’ingénieur fran­çais [Hip­po­lyte] Mari­no­ni inven­tait la presse rota­tive à bobines qui, avec la com­po­si­tion méca­nique, allait per­mettre, à la fin du siècle, la nais­sance et le déve­lop­pe­ment de la presse à grand tirage. »

Presse rotative de Marinoni, 1883
Presse rota­tive de Mari­no­ni, 1883. Source : Wiki­pé­dia.

Je ne connais­sais pas cette his­toire de dupli­ca­tion de la com­po­si­tion typo­gra­phique, même si l’astuce est assez évi­dente. Elle peut expli­quer de petites dif­fé­rences (voire des erreurs) entre deux exem­plaires de la même édi­tion d’un journal.

Source : Louis Gué­ry, Visages de la presse. La pré­sen­ta­tion des jour­naux des ori­gines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.


  1. Plus pro­ba­ble­ment, quelques années aupa­ra­vant. La date est incer­taine. ↩︎

“Distractions de correcteur”, une rubrique des années 1850

Titre du journal français "Le Tintamarre" dans les années 1850.
Extrait des "Distractions de correcteur" du journal "Le Tintamarre", années 1850

Dans les années 1850, Le Tin­ta­marre, heb­do­ma­daire sati­rique, rele­vait les fautes typo­gra­phiques parues dans la presse, dans une rubrique inti­tu­lée, le plus sou­vent, « Typo­gra­phie fran­çaise » et sous-titrée « Dis­trac­tions de cor­rec­teur ». Voi­ci un échan­tillon des perles publiées :

  1. « Quand votre beurre est fon­du, met­tez votre oreille dans la casserole. »
  2. « Ce mon­sieur Bas­set était un enra­gé. Le doc­teur l’avait tou­jours regar­dé comme le plus redou­table de ses chiens. »
  3. « Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
  4. « La jolie voya­geuse vou­lait abso­lu­ment mon­ter sur le cocher. »
  5. « On ne put retrou­ver Alfred. La cui­si­nière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
  6. « À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient conve­nus, qu’il se hâta d’accourir. »
  7. « Alors, en enne­mis géné­reux, ils lui crièrent : Pen­dez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
  8. « Les lièvres le prirent pen­dant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
  9. « Cette pom­made est incom­pa­rable pour les riens. »
  10. « Le mar­quis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
  11. « Il fut un des ter­ribles conqué­rants de la Pas­tille. »
  12. « Alors pas­sant ses beaux bras autour du cou son amant qui vou­lait par­tir, elle lui dit dou­ce­ment : Peste. »

Trou­vez-vous ce qu’il fal­lait lire ? Sinon, les solu­tions se trouvent plus bas.

Je publie une dizaine d’autres extraits en images.

Je ne peux garan­tir l’authenticité de chaque coquille. Les jour­naux d’alors inven­taient aisé­ment ce qui man­quait pour com­bler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.


SOLUTIONS :

1. Oseille. — 2. Cliens (ortho­graphe d’époque). — 3. Veuve. — 4. Rocher. — 5. Caché. — 6. Signe. — 7. Ren­dez-vous. — 8. Fièvres. — 9. Reins. — 10. Marine. — 11. Bas­tille. — 12. Reste.

Expli­ca­tion de l’ex­trait publié en haut de l’article : 

« Le prote rédo­wait au Châ­teau-Rouge » : le chef d’a­te­lier dan­sait la redo­wa (danse lente à trois temps, parente de la mazur­ka) au caba­ret Au Châ­teau Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quar­tier Mau­bert, Paris 5e). Pure calom­nie, bien sûr !

Une correctrice d’ouvrages d’art chez Douglas Kennedy

J’ai une nou­velle invi­tée ! Amé­lie Chas­tang, bio­graphe et cor­rec­trice, m’a écrit à pro­pos du roman Une rela­tion dan­ge­reuse, de Dou­glas Ken­ne­dy, qu’elle venait de relire : elle avait redé­cou­vert que l’hé­roïne y cor­ri­geait des livres de musique, de ciné­ma et de beaux-arts. Autant qu’elle nous en fasse pro­fi­ter. Je lui ai donc pro­po­sé de prendre la plume.

Couverture du roman "Une relation dangereuse" de Douglas Kennedy, Belfond, 2003

Auteur qu’on ne pré­sente plus, Dou­glas Ken­ne­dy a écrit plus de trente livres, du roman au récit de voyage et à l’observation de son pays natal, les États-Unis. Je n’en cite­rai que quelques-uns comme L’Homme qui vou­lait vivre sa vieLe Désar­roi de Ned Allen ou À la pour­suite du bon­heur.

J’ai lu nombre de ses ouvrages et, si celui-ci était le deuxième de la liste, c’est qu’il est ancien : Une rela­tion dan­ge­reuse. Alors qu’une bonne cen­taine de livres attendent patiem­ment dans ma biblio­thèque que je les ouvre enfin, j’ai eu une envie irré­pres­sible de le relire, vingt ans après ma découverte.

J’avais le sou­ve­nir d’un livre angois­sant, poi­gnant, pal­pi­tant, mais je n’avais pas tout gar­dé en mémoire. Aus­si, quelle ne fut pas ma sur­prise de redé­cou­vrir que Sal­ly, la nar­ra­trice dont le mari lui a enle­vé leur fils alors qu’elle souf­frait d’une dépres­sion post-par­tum aigüe, embras­sait une car­rière de cor­rec­trice pour une mai­son d’édition spé­cia­li­sée dans les livres « tech­niques » de musique, de ciné­ma et d’autres arts.

Un rythme soutenu

Si je me suis deman­dé com­ment elle pou­vait tenir un tel rythme, res­ter concen­trée en reli­sant « trois pages par heure, deux fois quatre heures avec une pause de trente minutes au milieu » – la masse à cor­ri­ger est expri­mée en nombre de pages plu­tôt qu’en signes espaces com­prises, sans doute pour ne pas emmê­ler le lec­teur –, l’évocation du métier m’a sem­blé très juste.

La ques­tion de la cadence à tenir pour res­pec­ter des délais courts – Sal­ly doit pas­ser en revue plus de 1 500 pages pour son pre­mier contrat en free-lance – est abor­dée, tout comme le sou­ci du res­pect « des par­ti­cu­la­ri­tés de la langue anglaise telle qu’elle est pra­ti­quée en Grande-Bre­tagne » ain­si que la spé­ci­fi­ci­té tech­nique du guide, qui néces­site une connais­sance des codes appli­qués dans les cata­logues. Bien enten­du, en France, nous connais­sons les mêmes contraintes de res­pect de chartes, du lan­gage sou­hai­té par l’auteur, voire des régionalismes.

“J’apprends plein de choses”

Ce que j’ai trou­vé amu­sant – au milieu de la situa­tion ubuesque, effrayante que lui fait subir son mari –, c’est la réflexion de sa sœur, réflexion qui, il faut bien le dire, doit tra­ver­ser l’esprit de nos proches : « Ça doit te rendre folle de relire mot par mot tout ce four­bi de musi­co­logues […]. » Et elle de répondre : « Non, ça me plaît, je dois dire. Parce que j’apprends plein de choses […]. » De quoi ras­sa­sier sa curio­si­té de journaliste.

Dou­glas Ken­ne­dy glisse ici un pré­cieux rap­pel : la lec­ture que nous pra­ti­quons en tant que cor­rec­teur est en tout point dif­fé­rente de la lec­ture de loi­sir. Mais elle nous per­met de ren­for­cer notre culture géné­rale ou de réfor­mer nos idées.

La des­crip­tion du métier pra­ti­qué par Sal­ly, qui a inté­gré la mai­son d’édition sur recom­man­da­tion, n’apparaît qu’en page 464 de ma vieille ver­sion France Loi­sirs, qui en compte 596 ; elle n’est donc pas cen­trale dans l’intrigue, mais je laisse quelques sur­prises à celles et ceux qui vou­draient enta­mer la lec­ture de ce page-tur­ner dont on ne sort pas indemne.

Dou­glas Ken­ne­dy, Une rela­tion dan­ge­reuse, trad. par Ber­nard Cohen, éd. Bel­fond, 2003, 405 p. ; Pocket, 2005 [plu­sieurs rééd.], 533 p.

Comment une enseigne débutant par “chez” s’intègre à une phrase

Restaurant Chez Vincent, rue des Dominicains, Bruxelles, début 20e. Photographie. Archives de la Ville de Bruxelles.
Res­tau­rant Chez Vincent, rue des Domi­ni­cains, à Bruxelles. Pho­to­gra­phie, début xxe. Archives de la Ville de Bruxelles. Source : Ville de Bruxelles (Face­book).

J’ai ter­mi­né l’article pré­cé­dent sur deux exemples où l’enseigne com­men­çait par une pré­po­si­tion : Chez Cha­blin et Au Ren­dez-vous des Che­mi­nots. Le cas est fré­quent. Comme l’écrit Alain Fron­tier1, « la pré­po­si­tion à […] fait [de l’en­seigne] un com­plé­ment cir­cons­tan­ciel de lieu : Au ren­dez-vous des pêcheurs ; le syn­tagme pré­po­si­tion­nel est déjà tout prêt à être inté­gré dans l’é­non­cé que le limo­na­dier sou­haite que pro­duise son des­ti­na­taire (c’est-à-dire l’é­ven­tuel client) : Allons boire un verre au Ren­dez-vous des pêcheurs… ».

Nous avons vu, dans l’ar­ticle pré­cé­dent, que chez Zola l’en­seigne Au Bon­heur des Dames, quand elle est inté­grée à la phrase, passe en romain et perd sa pré­po­si­tion d’o­ri­gine : « le Bon­heur des Dames », « du Bon­heur des Dames », « au Bon­heur des Dames ». C’est ain­si qu’on parle natu­rel­le­ment et donc qu’on écrit. (Les gram­mai­riens ajou­te­raient que, dans dîner chez ou aller à, la pré­po­si­tion est régie par le verbe.)

Sur son blog2, le cor­rec­teur Sté­phane Lamek liste trois enseignes : « Le café Chez Jules, le res­tau­rant À la Table ronde, l’Hôtel de la clé d’or », qu’il glisse ensuite dans une phrase, en sui­vant les règles pres­crites : « Nous avons bu un soda chez Jules, nous avons man­gé à la Table-Ronde, nous avons dor­mi à la Clé-d’Or. »

Chez Jules ? Quel Jules ?

Les deux der­niers exemples, équi­va­lents à celui du Bon­heur des Dames, ne pré­sentent aucune dif­fi­cul­té. Mais l’é­non­cé « Nous avons bu un café chez Jules » n’est-il pas (ou ne risque-t-il pas d’être) ambigu ?

Bien sûr, quand l’en­seigne est, comme ici, com­po­sée de la pré­po­si­tion chez sui­vie d’un pré­nom, le contexte per­met, le plus sou­vent, de déci­der de quel lieu il s’a­git : par exemple, si « dîner chez Colette » signi­fie être invi­té à la table de la célèbre écri­vaine ou se rendre au res­tau­rant Chez Colette.

De même, si un Lyon­nais vous pro­pose de « dîner chez Georges », il y a de fortes chances qu’il pense vous emme­ner à la célèbre Bras­se­rie Georges (ou bras­se­rie Georges)3. Mais il pour­rait éga­le­ment son­ger au Petit Bou­chon « Chez Georges »4. L’am­bi­guï­té fait par­tie de la vie quotidienne.

Les noms de famille, sur­tout pres­ti­gieux (dîner chez Ledoyer, chez Las­serre, chez Drouant…), sont moins sus­cep­tibles d’oc­ca­sion­ner un doute.

L’i­déal est, évi­dem­ment, de pré­ci­ser sa pen­sée, comme le fait Georges Per­ec dans La Vie mode d’emploi (ch. VIII) : « […] même son petit déjeu­ner, il pré­fé­rait aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et de la rue de Cha­zelles5. »

Des cas plus épineux

Mais des confrères m’ont récem­ment sou­mis des cas plus épi­neux, tirés de romans. Dans le pre­mier cas, l’auteur avait choi­si d’é­crire « dîner Chez Papa » (enseigne de res­tau­rants pari­siens de cui­sine du Sud-Ouest6). On ne peut écrire « dîner chez Papa » sans ris­quer l’am­bi­guï­té. (L’op­tion « dîner chez Papa » me paraît à peine plus com­pré­hen­sible.) Donc soit on sug­gère à l’au­teur de refor­mu­ler par « dîner au res­tau­rant Chez Papa » (mais ce n’est sans doute pas son sou­hait), soit on admet la capi­tale à chez.

Le second roman conte­nait nombre d’occurrences d’un bar nom­mé Chez Char­lie. L’auteur écri­vait de ses per­son­nages : « ils vont chez Char­lie », se donnent ren­dez-vous chez Char­lie », « passent der­rière chez Char­lie », etc. On peut l’admettre aisé­ment si Char­lie est le patron du bar où ils ont leurs habi­tudes. Mais ce n’était pas le cas. J’ai donc recom­man­dé d’écrire « Chez Char­lie ». Ain­si, on sup­prime l’ambiguïté7.

Voi­ci un exemple équi­valent dans un roman récent8 :

Phrase tirée d'un roman de 2023 : "Vendredi soir, il avait invité Claire à dîner Chez Vincent (avec une capitale à "chez"), la pizzeria chic du quartier."

Autre exemple, cette fois signé de Michel Houel­le­becq (et en ita­lique) : « […] ils s’ar­rê­tèrent pour boire quelque chose Chez Claude, rue du Châ­teau-des-Ren­tiers, qui devait plus tard deve­nir leur café habi­tuel […]9 »

L’en­seigne est glis­sée sans chi­chi dans la phrase. On com­prend aus­si­tôt de quoi il s’a­git. Nombre d’auteurs aiment ain­si bous­cu­ler la syn­taxe avec un titre d’œuvre ou un nom d’enseigne.

Souci d’exactitude

C’est une pra­tique obser­vable sur­tout dans des textes où le res­pect de l’in­té­gri­té de l’en­seigne est impor­tant : livres d’his­toire, guides tou­ris­tiques, mes­sages publi­ci­taires (ache­ter un bou­quet Au Nom de la Rose10). Ain­si, dans Le Roman de Bruxelles11, on peut lire, à pro­pos de Jacques Brel :

Extrait du "Roman de Bruxelles" de José-Alain Fralon (2008), où il apparaît "il dîne Chez Vincent" (enseigne entièrement en italique) puis "emmener sa tribu Aux Armes de Bruxelles" (enseigne entièrement en italique).

La pré­po­si­tion est inté­grée à l’en­seigne, c’est un fait. Est-ce vrai­ment gênant de l’y lais­ser, quand c’est la meilleure solu­tion ? La capi­tale, asso­ciée ou non à l’i­ta­lique, guide la lec­ture. De même, on dis­tingue sans pro­blème « par­cou­rir le monde » de « par­cou­rir Le Monde » ou « lire sur la route » de « lire Sur la route ». L’enseigne, comme le titre d’œuvre, est à lire d’un bloc.


  1. La Gram­maire du fran­çais, Belin, 1997, p. 345. ↩︎
  2. « Les noms des entre­prises, des admi­nis­tra­tions, etc. », Ortho­ty­po­gra­phie. Règles de typo­gra­phie fran­çaise [en ligne]. Consul­té le 21 février 2025. ↩︎
  3. Ins­ti­tu­tion fon­dée en 1836, située à Per­rache et fami­liè­re­ment appe­lée « la Georges ». Site offi­ciel : Bras­se­rie Georges. ↩︎
  4. « Lyon 1er. Au Petit Bou­chon Chez Georges, un des meilleurs ! », La Tri­bune de Lyon, 30 sep­tembre 2021 [en ligne]. Consul­té le 21 février 2025. ↩︎
  5. Pré­ci­sons tout de même que cet énon­cé laisse dans l’in­cer­ti­tude quant à l’en­seigne réelle : Riri (ou Hen­ri) peut n’être que le pré­nom du patron. ↩︎
  6. Site offi­ciel : Chez Papa. ↩︎
  7. On peut même ima­gi­ner un récit où les per­son­nages iraient tan­tôt chez Char­lie (à son domi­cile), tan­tôt Chez Char­lie (à son bar). ↩︎
  8. Gilles Vincent, Beso de la muerte, Les édi­tions du 38, 2023, ch. 7 [livre numé­rique]. ↩︎
  9. La Carte et le Ter­ri­toire, Flam­ma­rion, 2010, p. 111. Je dois cet exemple et celui de Per­ec à une dis­cus­sion de 2010 sur le forum abclf. ↩︎
  10. Fran­chise de fleu­ristes spé­cia­li­sés dans cette fleur. Site offi­ciel : Au Nom de la Rose. ↩︎
  11. José-Alain Fra­lon, éd. du Rocher, 2008. ↩︎

Anarchie dans la composition des noms d’enseignes

Restaurant Au Rendez-vous des Camionneurs, Paris, carte postale, sans date.
Res­tau­rant Au Ren­dez-vous des Camion­neurs, 30, rue Riquet, Paris. Carte pos­tale, s.d., sous la licence CC-BY-NC-SA 2.0 Crea­tive Com­mons.

Les règles de com­po­si­tion typo­gra­phique des noms d’enseignes com­mer­ciales (maga­sin, hôtel, auberge, res­tau­rant, bar, café, etc.) sont connues des cor­rec­teurs. Wiki­pé­dia1 les résume bien :

L’italique est obli­ga­toi­re­ment uti­li­sé […] pour les noms d’enseignes com­mer­ciales lorsqu’ils sont cités inté­gra­le­ment (abré­gés, ils sont com­po­sés en romain et les mots conser­vés sont reliés par des traits d’union ; de même, dans une phrase, l’italique n’est pas obli­ga­toire quand on repro­duit inté­gra­le­ment l’enseigne et que celle-ci com­porte un nom com­mun dési­gnant le type de commerce).

Exemples : en France, l’Auberge des Tem­pliers est un hôtel-res­tau­rant ; on peut man­ger et dor­mir aux Tem­pliers (sous-enten­du « à l’Auberge des Tem­pliers ») ; le maga­sin Au Bon Mar­ché, le maga­sin du Bon-Mar­ché ; dans le cas des enseignes « Grand Hôtel » et « Auberge des Tem­pliers », il est ain­si pos­sible d’écrire « j’ai dor­mi au Grand Hôtel puis à l’Auberge des Tem­pliers » ou bien « j’ai dor­mi au Grand Hôtel puis à l’auberge des Tem­pliers » (cette seconde option — en romain — est pré­fé­rée car elle est plus simple2).

C’est plus compliqué que cela

Contrai­re­ment à ce que laisse pen­ser ce résu­mé, « les usages ortho­ty­po­gra­phiques flottent beau­coup pour cette caté­go­rie de déno­mi­na­tions » (Coli­gnon, 20193), qu’il s’a­gisse de la place des capi­tales, de l’u­sage de l’i­ta­lique ou de l’emploi du trait d’union.

C’est au caba­ret Au franc buveur (ou : Au Franc Buveur, ou : Au Franc-Buveur, ou : C’est au caba­ret « Au Franc Buveur », ou C’est au caba­ret « Au Franc-Buveur », mais : le caba­ret du Franc[-]Buveur)4.

À la dif­fé­rence des titres d’œuvres (ex. : À la recherche du temps per­du), « [l]es noms des enseignes com­mer­ciales prennent [géné­ra­le­ment] des capi­tales au mot ini­tial, aux noms et aux adjec­tifs impor­tants ». Ex. : « l’au­berge Au Che­val Blanc » (IN, p. 76).

Dans les faits, les variantes sont infi­nies. On trouve aus­si bien Au ren­dez-vous des artistes, Au Ren­dez-vous des artistes, Au Ren­dez-vous des Artistes ou Au Ren­dez-Vous des Artistes.

En ce qui concerne le trait d’u­nion dans les enseignes abré­gées, Coli­gnon5 donne : « Le caba­ret du Piment noir (ou : du Piment-Noir) », « le caba­ret de la Belle Angé­lique (ou : de la Belle-Angé­lique) » ou encore « le caba­ret du Che­val furieux (ou : du Che­val-Furieux) ». Pour ma part, cette règle me semble peu connue et rare­ment appli­quée6.

Dans leurs ouvrages typo­gra­phiques res­pec­tifs, Bros­sard (19347) écrit « l’au­berge du Canon d’Or », tan­dis qu’Au­ger (20038) com­pose « Il est des­cen­du au Bon Accueil ». Ita­lique chez l’un, romain chez l’autre, trait d’u­nion chez personne.

Cette fluc­tua­tion de l’u­sage se retrouve, bien sûr, obser­vée par Gre­visse (§ 88 d) :

La salle du Petit-Passe-Temps […] (DUHAMEL, Deux hommes, V). — La clien­tèle de la Boule d’Or […] (JOUHANDEAU, Cha­mi­na­dour, p. 188). — […] les draps minces du Che­val-Blanc (CAYROL, Froid du soleil, p. 41).
[…] l’hô­tel des Deux Cha­mois (TROYAT, Tendre et vio­lente Eli­sa­beth, p. 10). — À côté du café de Flore (J. DUCHÉ, Elle et lui, I). — […] à l’hô­tel de la Poste (COLETTE, Mai­son de Claud., XVII). — […] à l’hô­tel de la Boule d’Or (BEAUVOIR, Force de l’âge, p. 17).

Chez Zola (Au Bon­heur des Dames, cha­pitre pre­mier9), seule l’en­seigne stric­to sen­su est en ita­lique. Quand Jean la lit, c’est le sens des mots qui compte. Puis l’en­seigne, inté­grée à la phrase, est en romain :

Deux figures allé­go­riques, deux femmes riantes, la gorge nue et ren­ver­sée, dérou­laient l’enseigne : Au Bon­heur des Dames. […]
— Au Bon­heur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel ado­les­cent, qui avait eu déjà une his­toire de femme à Valognes. […]
Il était là, le sang aux yeux, la bouche contrac­tée, mis hors de lui par les éta­lages du Bon­heur des Dames […]
Sa face bilieuse s’était éclai­rée, il n’avait plus les yeux sai­gnants dont il regar­dait le Bon­heur des Dames. […]
Et, mal­gré son bon cœur, ses yeux retour­naient tou­jours au Bon­heur des Dames […].

Et ce n’est pas tout

Le rôle de mise en évi­dence de l’i­ta­lique est par­fois tenu par les guille­mets, comme l’a déjà mon­tré Coli­gnon plus haut et comme dans d’autres exemples don­nés par Gre­visse (§ 134 b 1°) :

Après avoir déjeu­né au res­tau­rant de la Cité, ou « chez Cha­blin10 » (BEAUVOIR, Mém. d’une jeune fille ran­gée, p. 334). — Il prend un bock au « Ren­dez-vous des Che­mi­nots » (SARTRE, Nau­sée, M. L. F., p. 12).

Étant don­né cette anar­chie, « il ne faut pas hési­ter à tran­cher arbi­trai­re­ment afin d’ap­pli­quer une marche de tra­vail constante », conclut Colignon.

☞ Sur le pro­blème que peut poser une enseigne com­men­çant par une pré­po­si­tion comme le der­nier exemple ci-des­sus (Au Ren­dez-vous des Che­mi­nots), voir l’article sui­vant.


  1. « Conven­tions typo­gra­phiques ». L’ar­ticle se fonde sur les règles don­nées par l’Im­pri­me­rie natio­nale (p. 76-77) et par Louis Gué­ry (Dic­tion­naire des règles typo­gra­phiques, p. 86). Pour les réfé­rences de ces ouvrages clas­siques, voir La biblio­thèque du cor­rec­teur. ↩︎
  2. « Plus simple » mais dis­cu­table : l’Auberge des Tem­pliers n’est pas l’au­berge Aux Tem­pliers, de même que le Café de la Paix n’est pas le café La Paix. ↩︎
  3. Dic­tion­naire ortho­gra­phique moderne, Paris : CFPJ, s.v. caba­rets. ↩︎
  4. Loc. cit. ↩︎
  5. Loc. cit. ↩︎
  6. Mon confrère et ami Raphaël Wat­bled me confirme « ne jamais croi­ser de textes où ce prin­cipe est appli­qué ». ↩︎
  7. L.-E. Bros­sard, Le Cor­rec­teur typo­graphe, t. II : Les règles typo­gra­phiques, Impr. de Châ­te­lau­dren, p. 379. ↩︎
  8. Daniel Auger, Gram­maire typo­gra­phique, t. I, Paris : l’au­teur, p. 196. ↩︎
  9. G. Char­pen­tier et E. Fas­quelle, 1883 — Wiki­source. ↩︎
  10. Je n’ai pas réus­si à véri­fier si « chez Cha­blin » fai­sait effec­ti­ve­ment par­tie de l’en­seigne du res­tau­rant ou s’il s’a­gis­sait là seule­ment d’une manière de le dési­gner par le nom du patron. ↩︎

Que lire pour se libérer des réseaux sociaux ?

Yves Marry, "Numérique", Rue de l'Échiquier

Vous avez pris conscience du temps per­du sur les réseaux sociaux et de leur effet néfaste sur votre moral ? Vous sou­hai­tez les quit­ter ou, du moins, en limi­ter stric­te­ment l’usage — par exemple, pour retrou­ver du temps pour lire ? Sur Inter­net, vous trou­ve­rez aisé­ment des recom­man­da­tions pour amor­cer ce désen­ga­ge­ment1. Mais si vous sou­hai­tez réflé­chir plus pro­fon­dé­ment à votre rap­port au monde, empê­ché ou trou­blé par les réseaux sociaux, je vous pro­pose quelques lec­tures intéressantes. 

BRONNER, Gérald, Apo­ca­lypse cog­ni­tive, PUF, 2021.

CRAWFORD, Mat­thew B., Contact. Pour­quoi nous avons per­du le monde, et com­ment le retrou­ver, trad. de l’an­glais (États-Unis) par Marc Saint-Upé­ry et Chris­tophe Jaquet, La Décou­verte, 2016.

David Le Breton, "La Fin de la conversation ?", Métailié

LE BRETON, David, La Fin de la conver­sa­tion ? La parole dans une socié­té spec­trale, Métai­lié, « Tra­ver­sées », 2024.

MARRY, Yves, et Florent SOUILLOT, La Guerre de l’attention. Com­ment ne pas la perdre, L’Échappée, 2022.

MARRY, Yves, Numé­rique, Rue de l’Échiquier, « On arrête tout et on réflé­chit ! », 2024. 

PATINO, Bru­no, La Civi­li­sa­tion du pois­son rouge. Petit trai­té sur le mar­ché de l’at­ten­tion, Gras­set, 2019 ; Le Livre de poche, 2020. Et sa suite : Tem­pête dans le bocal. La nou­velle civi­li­sa­tion du pois­son rouge, Gras­set, 2022 ; Le Livre de poche, 2023.

Jean-Michel Pire, "L'Otium du peuple", Sciences humaines Éditions

PIRE, Jean-Miguel, L’Otium du peuple. À la recon­quête du temps libre, Sciences Humaines, 2024. 

☞ Voir aus­si Amour des livres et de la lec­ture : une biblio­gra­phie.


  1. Par exemple, sur Wiki­How, CNET France ou La Cli­nique E-San­té. ↩︎

Citation : coupe entre crochets et point final de la phrase

Quand on coupe la fin d’une cita­tion en uti­li­sant des points de sus­pen­sion entre cro­chets, faut-il conser­ver le point final de la phrase, comme ceci : « […]. » ?

La réponse est oui.

Coli­gnon (Un point, c’est tout !, p. 99) donne l’exemple suivant : 

« Thiers est une des grandes figures du xixe siècle et le pre­mier pro­tec­teur qui soit res­té membre de la Com­pa­gnie. […] Fon­da­teur du jour­nal le Natio­nal, il est le véri­table auteur de l’accession au trône de Louis-Phi­lippe. »
(Duc de Cas­tries, la Vieille Dame du quai Conti, Per­rin, Paris, 1978.)

Puis il explique :

Dans le texte qui pré­cède, nous avons retran­ché une phrase entière, se ter­mi­nant par un point. C’est donc très logi­que­ment que nous avons res­pec­té le point après « Com­pa­gnie », et qu’il n’y a pas de point après le cro­chet fermant.

Dans un autre exemple, il écrit : « Si l’on veut cou­per la der­nière remarque […]1, on indi­que­ra comme suit le retran­che­ment du texte : « … reine […]. »

Le point final de la phrase tron­quée est bien respecté.

On trouve confir­ma­tion de la règle chez Drillon (Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, p. 284) : 

« Les cro­chets doivent res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment la ponc­tua­tion ori­gi­nale, et se pla­cer exac­te­ment à l’endroit de la par­tie retran­chée : ni trop tôt ni trop tard. »

Pour les réfé­rences pré­cises des ouvrages cités, voir la Biblio­thèque du cor­rec­teur.


  1. C’est moi qui ai cou­pé la phrase de Coli­gnon. ↩︎

En 1954, Cavanna, jeune journaliste, découvre la correction d’épreuves

La com­mé­mo­ra­tion, dix ans après, de l’atten­tat contre Char­lie Heb­do vient de me rap­pe­ler que Fran­çois Cavan­na (1923-2014), cofon­da­teur du jour­nal (avec Georges Ber­nier, alias le pro­fes­seur Cho­ron), parle de la cor­rec­tion dans un de ses récits auto­bio­gra­phiques. En jan­vier 1954, alors qu’il est venu pro­po­ser des des­sins au maga­zine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédac­teur. Le patron lui com­mande un pre­mier article, puis lui pro­pose d’en cor­ri­ger les épreuves lui-même à l’imprimerie. 

Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavan­na découvre le fonc­tion­ne­ment d’une lino­type (machine à com­po­ser), dont il voit sor­tir les lignes de plomb repré­sen­tant son article. Une épreuve en pla­card (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavan­na doit affron­ter un exer­cice nou­veau pour lui…

« Pour cor­ri­ger de l’imprimé, une bonne ortho­graphe ne suf­fit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Sur­tout quand on cor­rige son propre texte. L’œil dis­trait voit la faute, mais le cer­veau cor­rige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous sup­pri­mons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été impla­cable, je m’aperçois à ma honte que j’ai lais­sé pas­ser une foule d’énormités. Mau­rice, le gars de la lino­type, m’explique :

« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concen­trer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne pen­ser à rien d’autre qu’au mot. Sur­tout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !

« Pas facile. Je me gar­ga­rise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigou­reux, l’harmonieuse envo­lée… Se voir impri­mé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je per­fec­tionne. Je m’aperçois que j’ai une ten­dance à for­cer sur l’adjectif, à enfi­ler les épi­thètes à la queue­leu­leu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expres­sions plus heu­reuses. Je change. Je tends les épreuves à Mau­rice, qui saute en l’air. 

« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas lais­sé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.

« Il regarde de plus près. 

« — Et presque tout en cor­rec­tions d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Gui­chard [l’un des trois asso­ciés de l’imprimerie]. Je veux bien cor­ri­ger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entiè­re­ment ton pape­lard, c’est plus pos­sible, la mai­son en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.

« Tout penaud, je dis : 

« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tom­ber les cor­rec­tions d’auteur, comme tu dis.

« — Un peu, que je les laisse tomber ! 

« Il se penche vers moi. 

« — Et ce litron, tu le paies ? 

« J’aurais pu y pen­ser tout seul. Déci­dé­ment, je n’en loupe pas une. »

Cavan­na, Bête et méchant, Bel­fond, 1981, p. 124-125.


  1. C’est pour­quoi il est pré­fé­rable de faire appel à un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel. ↩︎
  2. C’est-à-dire des modi­fi­ca­tions par rap­port à la copie d’origine. ↩︎

David Nicholls dans les pas d’une correctrice

Ma consœur Caro­line Abo­li­vier m’a récem­ment infor­mé que le der­nier roman d’un auteur bri­tan­nique à suc­cès met­tait en scène une cor­rec­trice. Je lui ai donc pro­po­sé de rédi­ger elle-même un compte ren­du de sa lec­ture. C’est la pre­mière fois que j’ai une invi­tée et j’en suis ravi.

"You Are Here", roman de David Nicholls

L’auteur bri­tan­nique David Nicholls a séduit des mil­lions de lec­trices et de lec­teurs avec Un jour, adap­té en film, puis en série. Dans son der­nier roman, You Are Here (non tra­duit en fran­çais à ce jour), son héroïne, Mar­nie, est une cor­rec­trice et relec­trice de 38 ans. « Indé­pen­dante, seule », mal­heu­reuse en amour, mais non dénuée d’humour, elle part ran­don­ner dans un décor (et sous un cli­mat) typi­que­ment anglais.

Mar­nie consi­dère que son tra­vail consiste à faire preuve de pré­ci­sion, à « com­bler autant que pos­sible les nids-de-poule sus­cep­tibles de rendre la lec­ture caho­teuse ». Elle se sait « conseillère, effa­cée, mais indis­pen­sable, signa­lant à l’auteur, par un geste dis­cret, le mor­ceau d’épinard coin­cé entre ses dents ». Les pro­jets se suivent et, « de même qu’un den­tiste ne se réveille pas en pleine nuit pour se deman­der si ses patients se sont bien bros­sé les dents, elle véri­fie rare­ment si ses recom­man­da­tions ont été suivies ».

Mar­nie observe que les jeunes auteurs « délaissent les guille­mets » et qu’« il y a des modes dans l’usage des minus­cules ». Elle regrette « le recours exces­sif aux points vir­gules qui trans­forme la lec­ture en une course de saut d’obstacles » et s’interroge : à quand une IA capable de cor­ri­ger un roman à sa place, « en une nano­se­conde » ? Elle repère les « adeptes du terme “épo­nyme” » et les « triples “mais” dans une même phrase ». Sur­tout, elle sait dis­tin­guer une « construc­tion fau­tive » d’un « choix stylistique ».

Mal­gré « un maigre salaire », bien que « la notion même de congé soit extra­va­gante, et la crainte de tom­ber malade bien trop pré­gnante », Mar­nie aime son métier. D’ailleurs, elle y excelle. Pour preuve, édi­teurs et auteurs « la réclament, comme on récla­me­rait une coif­feuse ou un chi­rur­gien en par­ti­cu­lier ». Ils l’implorent comme on sup­plie­rait « un assas­sin d’accepter une ultime mis­sion. Résul­tat, voi­là trois ans qu’elle n’a pas pris de vacances. »  Et, lorsqu’elle se décide enfin à par­tir ran­don­ner, elle pro­fite de son tra­jet en train pour cor­ri­ger un roman par­ti­cu­liè­re­ment sul­fu­reux, « ter­ri­ble­ment sou­la­gée de n’avoir pas de voi­sin ». Un texte aus­si riche en per­son­nages qu’en péri­pé­ties orgiaques. 

L’acte sexuel peut-il avoir un goût d’océan ?

À tel point que la voi­là qui « doit prendre des notes sur sa ser­viette en papier pour com­prendre qui fait quoi, tra­çant un enche­vê­tre­ment de flèches et d’initiales, telle une repré­sen­ta­tion de la bataille d’Austerlitz ». Après avoir véri­fié l’emploi indif­fé­ren­cié (et dou­teux) de « PVC » et « latex », elle prend soin d’effacer son his­to­rique de recherche. Pro­fes­sion­nelle, elle pro­cède « de façon métho­dique, se deman­dant si l’acte sexuel peut vrai­ment avoir un goût d’océan et, dans ce cas, si c’est posi­tif. La réponse dépen­dant peut-être de l’océan dont il est ques­tion. Car qui vou­drait boire l’eau de la Manche ? »

Alors que « sa dead­line » approche, Mar­nie « trouve son tem­po, elle enchaîne les cha­pitres, les scènes de sexe et de meurtre, anti­ci­pant l’identité du cou­pable (l’agent secret), goû­tant une forme de plé­ni­tude dans son rythme, accé­dant au stade de la cor­rec­tion-relec­ture à l’état pur et suprême, comme une gamine face à un jeu d’arcade », dégom­mant les lettres super­flues et tra­quant « les yeux gris deve­nus verts ». 

Au gré d’une plume pince-sans-rire et cise­lée, David Nicholls prend plai­sir à confron­ter la soli­tude de son héroïne à la nature anglaise et aux inter­ac­tions sociales nées de la ran­don­née. Un voyage pro­pice à la décou­verte de soi et de l’autre, loin du refuge de l’appartement qui sert aus­si, bien sûr, de bureau à Marnie. 

David Nicholls, You Are Here, éd. Sceptre, 2024, 368 pages.

☞ Voir aus­si Romans récents avec un per­son­nage de cor­rec­teur.