Brice Lalonde, correcteur puis journaliste

Je vais pou­voir ajou­ter un nom à mon petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices : l’ancien ministre de l’Environnement Brice Lalonde. Il raconte cette expé­rience dans Sur la vague verte, paru en 1981. 

Après Mai 68, il quitte la Sor­bonne, où il a étu­dié les lettres clas­siques, pour entrer dans la vie active. Il est notam­ment embal­leur dans une petite impri­me­rie, puis mon­teur de pare-chocs chez Citroën. Ensuite :

« J’ai aus­si tra­vaillé dans une grande impri­me­rie de la région pari­sienne. J’étais O.S., éga­le­ment à la fin du pro­ces­sus. Il fal­lait empi­ler la mar­chan­dise sur des palettes, la cer­cler de fer, prendre le tire-pal et char­ger des camions sur le quai. Là, on était prêt à m’embaucher défi­ni­ti­ve­ment : “Petit gars, si tu veux res­ter, on t’embauche…” La condi­tion en fait, pour res­ter à l’imprimerie était d’être syn­di­qué. Il y avait presque un mono­pole d’embauche, le syn­di­cat déci­dait. Le délé­gué du per­son­nel arri­vait à l’heure qui lui plai­sait. Le pri­vi­lège, quoi ! Une grande cama­ra­de­rie régnait entre nous, du genre équipe de foot­ball, avec un zeste de chau­vi­nisme. […] » (P. 134-135.)

« Je me sen­tais tel­le­ment bien que je me suis deman­dé com­ment res­ter dans la même branche. J’ai décou­vert un métier que j’allais ensuite exer­cer pen­dant long­temps. Je suis deve­nu cor­rec­teur, membre de la famille du Livre […]. Je suis tou­jours membre du Syn­di­cat des cor­rec­teurs, syn­di­cat d’ailleurs tota­le­ment aty­pique de la C.G.T., puisqu’il est anti­nu­cléaire, plus ou moins liber­taire. C’est le milieu de l’imprimerie, le milieu de la presse. Les ouvriers du Livre aiment la belle ouvrage et ne s’en laissent pas conter. Ils ont le sen­ti­ment que l’on n’est pas là pour se faire emm…, enfin excu­sez-moi. Ils font leur bou­lot pro­fes­sion­nel­le­ment mais sont là aus­si pour… jouir de la vie. Com­ment tout le monde. » (P. 136.)

« […] j’utilisais là mes études lit­té­raires. Je suis d’ailleurs deve­nu très vite révi­seur, celui qui cor­rige en der­nier, ou pré­pa­ra­teur de copie, celui qui cor­rige non seule­ment la forme, mais le fond des manus­crits. J’ai beau­coup tra­vaillé dans les ency­clo­pé­dies et les dic­tion­naires. Et ce tra­vail de cor­rec­teur m’a conduit petit à petit à être jour­na­liste. Lorsque Alain Her­vé, le fon­da­teur des Amis de la terre en France, a lan­cé le jour­nal Le Sau­vage [1973], il a très nor­ma­le­ment fait appel à moi qu’il connais­sait dans l’association pour l’aider à faire de la cor­rec­tion et de la rédac­tion. » (P. 137-138.)

Brice Lalonde, Sur la vague verte, Robert Laf­font, 1981, 268 p.

Points de suspension : pourquoi trois seulement ?

Couverture du roman "Aimez-vous Brahms..", de Françoise Sagan, Julliard, 1959.
Cou­ver­ture du roman Aimez-vous Brahms.., de Fran­çoise Sagan, Jul­liard, 1959.

Aujourd’hui, c’est une évi­dence : les points de sus­pen­sion ne vont que par trois. Il s’agit même d’un signe spé­cial, et non de trois points successifs. 

Mais il n’en a pas tou­jours été ainsi. 

« […] le nombre de points for­mant ce signe ne fut pas fixé d’emblée. En ces temps moins stan­dar­di­sés, il variait selon l’inspiration de l’auteur ou du typo­graphe, pou­vant aller jusqu’à six ou sept d’affilée. Il s’est sta­bi­li­sé à quatre, puis à trois au xxe siècle, dans un éla­gage conti­nu. » — Oli­vier Hou­dart et Syl­vie Prioul1

Dans la Marche typo­gra­phique de Jules Pin­sard (1907, p. 6), que j’ai récem­ment consul­tée à la biblio­thèque For­ney, j’ai encore trouvé : 

« Les Points de sus­pen­sion (…), (.….) ne s’emploient jamais qu’en nombre impair, trois ou cinq. »

À l’inverse, Jacques Drillon rap­pelle qu’en 1959 Fran­çoise Sagan avait deman­dé à son édi­teur, Jacques Jul­liard, deux points à son titre, Aimez-vous Brahms.. (pho­to ci-des­sus). « Mais sa consigne n’a pas été long­temps res­pec­tée : son édi­teur avait dû la trou­ver un peu pué­rile2. »

On trouve ce même double point dans la pre­mière édi­tion des Poèmes de Léon-Paul Fargue (1912). « Tout ça c’est des manies », aurait com­men­té André Gide, selon le récit qu’en donne Fargue dans une lettre à Vale­ry Lar­baud, citée par Drillon (p. 406).

"Poèmes" de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23
Extrait des Poèmes de Léon-Paul Fargue, éd. de la NRF, 1912, p. 23.

  1. L’Art de la ponc­tua­tion, Points, 2016, p. 71. ↩︎
  2. Trai­té de la ponc­tua­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1991, p. 137. ↩︎

Qu’est-ce qu’un bon correcteur ?

Plu­tôt que d’écrire les dix com­man­de­ments du cor­rec­teur, j’ai pré­fé­ré bros­ser son por­trait en dix points. Il y a évi­dem­ment une part de sub­jec­ti­vi­té dans l’énoncé de ces cri­tères. Pour la modé­rer, j’ai deman­dé à deux confrères de les relire : ils les ont vali­dés en l’état. L’un d’eux m’a sug­gé­ré le der­nier point.

Un bon cor­rec­teur aime lire. 

Il a tou­jours beau­coup lu et conti­nue à le faire. Tout lui est pro­fi­table : lit­té­ra­ture clas­sique et contem­po­raine, presse écrite, sites Web, etc. Mais il apprend aus­si en écou­tant (l’interview d’un écri­vain sur France Culture comme une conver­sa­tion dans le bus). Une langue se parle avant de s’écrire. 

Un bon cor­rec­teur aime les mots. 

Il dis­pose d’un vaste voca­bu­laire et l’étend sans cesse. Les mots sont pour lui des tré­sors ; il les col­lec­tionne. Les dic­tion­naires sont ses fidèles compagnons.

Un bon cor­rec­teur aime la grammaire. 

Ce que les autres détestent, il adore. La gram­maire, ce sont les règles du jeu qu’il pra­tique chaque jour. Il les connaît — du moins, il sait où les trou­ver — mais il sait aus­si qu’elles ont évo­lué au fil de l’histoire et que nombre de nos meilleurs auteurs les ont trans­gres­sées. L’éditeur doit pou­voir se repo­ser sur sa com­pé­tence en la matière. S’il cor­rige, il peut expli­quer pourquoi. 

Un bon cor­rec­teur aime sa langue et le langage. 

Du fran­çais écrit le plus soi­gné au fran­çais oral le plus actuel, toute pro­duc­tion lin­guis­tique l’intéresse. Même s’il a sa propre vision d’un fran­çais idéal, il ne l’im­pose pas ; il sait que la langue évo­lue­ra, avec ou sans lui. Entre les argu­ments des puristes et ceux des lin­guistes, il règle sa balance. 

Un bon cor­rec­teur a un œil de lynx. 

Il n’a plus, comme autre­fois, à chas­ser les lettres inver­sées ou abî­mées, mais il fait tou­jours la dif­fé­rence entre une apos­trophe droite et une apos­trophe typo­gra­phique, entre trois points suc­ces­sifs et de vrais points de sus­pen­sion (signe unique), etc. Un beau gris typo­gra­phique fait son bonheur. 

Un bon cor­rec­teur est culti­vé et curieux. 

Il en sait déjà beau­coup, mais n’en sau­ra jamais assez. Tout l’intéresse. Actua­li­té, his­toire, sciences, arts… c’est infini. 

Un bon cor­rec­teur sait écrire. 

Il peut rema­nier une phrase ou un para­graphe. Syn­taxe et rhé­to­rique lui sont fami­lières. Il est sen­sible au style. Idéa­le­ment, il écrit lui-même (jour­nal intime, blog, etc.) et connaît donc inti­me­ment l’importance du choix d’un mot ou de la place d’une virgule. 

Un bon cor­rec­teur reste modeste. 

Après son inter­ven­tion, le texte est dis­crè­te­ment amé­lio­ré, mais jamais il n’oublie qu’il n’en est pas l’auteur. Par l’intermédiaire de l’éditeur, il est au ser­vice de l’auteur et de son texte. 

Un bon cor­rec­teur doute beau­coup… mais se soigne.

N’ayant jamais le temps de « tout véri­fier » (sim­pli­fi­ca­tion abu­sive), il pra­tique un doute rai­son­nable. Sa connais­sance de la langue et sa culture géné­rale lui per­mettent de se concen­trer sur ce qu’il ne sait pas. 

Un bon cor­rec­teur connaît la chaîne éditoriale.

Quel que soit son domaine d’in­ter­ven­tion (presse, édi­tion, com­mu­ni­ca­tion), il sait quels métiers sont mis en œuvre avant et après lui, et il peut dia­lo­guer en bonne intel­li­gence avec les autres intervenants.

Un correcteur anarchiste dans “Le Transfert”, de Jean Vuilleumier

"Le Transfert" de Jean Vuilleumier

Je viens de lire Le Trans­fert (Lau­sanne, L’Âge d’Homme, 1999), roman de l’écrivain gene­vois Jean Vuilleu­mier (1934-2012), parce qu’il y est ques­tion d’un cor­rec­teur de presse. Une jour­na­liste du Temps résume ain­si le thème du récit :

Com­ment conti­nuer à vivre dans un monde régi par des rap­ports de force, qu’il s’a­gisse de la vie pri­vée ou publique ? À cha­cun sa réponse, choi­sie ou impo­sée par les évé­ne­ments et à pro­pos de laquelle le roman­cier se garde bien de conclure : mort acci­den­telle (ou non), retrait volon­taire du monde, obs­cur che­mi­ne­ment mys­tique1.

Ce court roman (115 pages) ne m’a pas mar­qué et, sur­tout, sa repré­sen­ta­tion du métier m’a lais­sé sur ma faim. Sur l’emploi (« qu’il sup­po­sait pro­vi­soire », p. 32) de Chris­tophe Bache­lard comme cor­rec­teur à La Dépêche, jour­nal fic­tif de Genève, nous ne sau­rons que ceci :

Plu­sieurs pièces en enfi­lade, sépa­rées par des cloi­sons vitrées, menaient au bureau des cor­rec­teurs. De loin, le pre­mier jour, Julien avait aper­çu Chris­tophe, pen­ché sur une épreuve (p. 36). 

Julien et Chris­tophe étaient deux cama­rades d’université. C’est grâce à Chris­tophe que Julien, le pro­ta­go­niste, trou­va son emploi à la rédac­tion. Nous sommes alors au début des années 1970, puisque sont men­tion­nées la bande à Baa­der et les Bri­gades rouges (p. 49).

Cor­rec­teur de presse n’était pas une voca­tion chez Christophe : 

Pour sa part, il dau­bait la futi­li­té du milieu jour­na­lis­tique. Il se réser­vait pour le ser­vice d’une cause plus exal­tante que celle d’un jour­nal à voca­tion régio­nale, impli­ci­te­ment inféo­dé à la classe diri­geante. Selon lui, les pro­fes­sion­nels de la presse ne pou­vaient être, mal­gré leurs pré­ten­tions, que des lar­bins. Il s’amusait néan­moins de leurs déri­soires stra­té­gies et de leur vani­té. […] Déjà Chris­tophe s’imaginait dans un rôle de conspi­ra­teur, influant par rédac­teurs inter­po­sés sur la ligne du jour­nal (p. 37).

En effet, les deux amis par­ta­geaient « la même incli­na­tion pour l’anarchisme, une iden­tique viru­lence à l’encontre du désordre éta­bli » (p. 31). Mais, alors que Julien s’intéressait aux mys­tiques, Chris­tophe était

plu­tôt féru d’action vio­lente. À Maître Eck­hart, il pré­fé­rait Genet. À la vie contem­pla­tive, la gué­rilla. Du moins le pro­fes­sait-il. Mais sa pug­na­ci­té ne trans­pa­rais­sait pas dans son atti­tude effa­cée. Seuls ses écrits tra­dui­saient par­fois son extré­misme, et encore, son pen­chant pour la litote en atté­nuait-il l’impact (p. 41).

Nombre de cor­rec­teurs du xixe et du xxe siècle éprou­vaient une sym­pa­thie pour l’anar­chisme (le mot-clé cor­rec­teur donne plus de 150 résul­tats dans le Dic­tion­naire des anar­chistes) et cer­tains (Louis Lecoin, Nico­las Laza­re­vitch, Jacky Tou­blet…) sont connus pour leur enga­ge­ment dans ce mou­ve­ment2. C’est ce que je retien­drai de ce roman :

Intrai­table, il [Chris­tophe] n’admettait aucune rémis­sion pour un sys­tème broyeur d’humains. Pas de salut sans table rase ! Voix sourde et regard bas, il évo­quait le marbre des banques, emper­lé d’une rosée de sang. Vision obsé­dante, par quoi se mani­fes­tait l’allégorie des vic­times pas­sées au lami­noir jusqu’à exsu­der leurs glo­bules rouges. D’immondes huis­siers pou­vaient bien en épon­ger la trace, un jour vien­drait où le plas­tic les rédui­rait en char­pie, avec tous leurs com­plices, dans l’interminable bom­bar­de­ment des gra­vats. Enne­mi juré des demi-mesures, il ne conce­vait d’autre solu­tion que finale. Pas ques­tion de s’attarder en che­min ni de s’engluer en de vaines palabres. Plus la soi­rée avan­çait, plus s’imposait l’urgence des inter­ven­tions déci­sives. Un tel radi­ca­lisme ne man­quait pas d’épater Julien (p. 44).

Chris­tophe s’absentait très sou­vent, sans expli­ca­tion, jusqu’au jour où il dis­pa­rut pour de bon. Plus de vingt ans après, à la faveur d’un repor­tage sur le mona­chisme, Julien com­prend où allait son ami, en le retrou­vant dans l’abbaye dont il tient la cui­sine. C’est ain­si que débute le roman.

Jean Vuilleu­mier fut cri­tique lit­té­raire au Jour­nal de Genève puis rédac­teur à La Tri­bune de Genève jus­qu’à la retraite (1959-1999)3. Proche de Georges Hal­das4, autre écri­vain gene­vois, il lui consa­cra une bio­gra­phie cri­tique5 (1982). Hal­das qui fut cor­rec­teur au Jour­nal de Genève dans les années 19406, mais ne rêvait, lui, que de se consa­crer à la poésie.


  1. « Livres : Jean Vuilleu­mier : Le Trans­fert », par Isa­belle Mar­tin, Le Temps, 11 décembre 1999. En ligne. Consul­té le 9 décembre 2024. ↩︎
  2. « Le syn­di­cat des cor­rec­teurs main­tient encore de nos jours une répu­ta­tion quelque peu sul­fu­reuse d’extrémisme poli­tique anar­chi­sant tout à fait dans la lignée de son repré­sen­tant le plus haut en cou­leur, K. X., l’“homme aux san­dales”, ami de Léo Malet, qui publiait dans L’Insurgé ses “Pro­pos d’un cor­rec­teur”. » — Vit­to­rio Fri­ge­rio, « Por­trait de l’anarchiste en lec­teur », in La Lit­té­ra­ture de l’a­nar­chisme, Gre­noble, UGA Édi­tions, 2014. En ligne. ↩︎
  3. Pré­sen­ta­tion des papiers Jean Vuilleu­mier, biblio­thèque de Genève. ↩︎
  4. « L’é­cri­vain gene­vois Jean Vuilleu­mier est décé­dé à l’âge de 79 ans », RTS, 13 juin 2012. Consul­té le 9 décembre 2024. ↩︎
  5. Claude Fro­chaux, « Vuilleu­mier, Jean », in Dic­tion­naire his­to­rique de la Suisse (DHS), ver­sion du 5 jan­vier 2015. En ligne. Consul­té le 9 décembre 2024. ↩︎
  6. Voir mon billet sur Lin­ke­dIn. ↩︎

De quand date le premier “Code typographique” ?

Le plus ancien manuel du cor­rec­teur, Ortho­ty­po­gra­phia, date de 1608. Je lui ai consa­cré un de mes tout pre­miers articles.

Mais à quand remonte le Code typo­gra­phique — ce « choix de règles » pro­po­sé par l’Amicale des direc­teurs, protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France, dans l’espoir de mettre tout le monde d’accord ?

Tout dépend de qui vous lisez. Sui­vons la chronologie.

1943 — René Billoux écrit qu’il a paru en 1924, après deux ans de tra­vaux (dans son Ency­clo­pé­die chro­no­lo­gique des arts gra­phiques). Ces infor­ma­tions seront reprises en 1993 dans l’encyclopédie Les Sciences de l’écrit (dir. Robert Estivals).

1965 — Pierre Lecerf affirme qu’il a paru en juillet 1926 (aver­tis­se­ment à la 8e édi­tion, repu­blié dans la suivante).

1986 — Serge Asla­noff reprend la date don­née par Pierre Lecerf (Manuel typo­gra­phique du rus­siste). 

1997 — Robert Acker donne, lui, la date de 1946 (pré­face à la « 17e édi­tion » — qui est sans doute la dix-huitième).

1998 — Fran­çois Richau­deau date la pre­mière édi­tion de 1928 (article « Pour un nou­veau code typo­gra­phique simplifié »).

1999 — Cor­ri­geant Richau­deau et Robert Acker, Jean Méron répète la date de 1926, en se réfé­rant à Asla­noff, et donc à Lecerf (article « Le code typo : Pour qui ? Pour quoi faire ? »). 

Les dates de 1924, 1926 et 1946 sont fausses. C’est Richau­deau qui avait raison.

Grâce aux col­lec­tions de la biblio­thèque For­ney, j’ai pu remon­ter aux sources.

Après une pre­mière ten­ta­tive avor­tée en 1908, une nou­velle com­mis­sion de rédac­tion du code typo­gra­phique est consti­tuée en février 1925. En 1926, elle est encore en plein travail.

En juin, Émile Ver­let, qui pré­side la com­mis­sion, déclare en effet : « Il reste […] envi­ron la moi­tié du tra­vail, les trois quarts si l’on consi­dère la mise au point défi­ni­tive après dépouille­ment des réponses par­ve­nues. Encore un peu de patience1… »

En novembre, Eugène Gre­net, pré­sident de l’Amicale, insiste pour que le code soit impri­mé en 1927, avant le congrès de Tou­louse2. Ver­let, son vice-pré­sident, a bon espoir d’y par­ve­nir, mais ce ne sera pas le cas.

Le Code typo­gra­phique ne sera impri­mé qu’en mai 1928, par Gabriel Del­mas, à Bor­deaux. En août, Émile Ver­let fête­ra ses trois années d’ef­forts par un poème.

Je ne m’explique pas que René Billoux, qui repré­sen­tait la sec­tion de Chartres de l’Amicale auprès de la com­mis­sion3, ait pu se trom­per sur la date, sur­tout si près de l’évènement. Pas plus que je ne m’explique les élu­cu­bra­tions de Pierre Lecerf et de Robert Acker. 

Je consacre une par­tie de mes recherches actuelles à l’histoire de ce pre­mier code typo, dans l’espoir de retra­cer bien­tôt les trois décen­nies qui se sont écou­lées depuis la créa­tion de l’Amicale en 1897.


  1. Cir­cu­laire des protes, n° 310, juin 1926, p. 108. ↩︎
  2. Cir­cu­laire des protes, n° 315, novembre 1926, p. 219. ↩︎
  3. Liste des membres de la com­mis­sion dans l’a­ver­tis­se­ment à la pre­mière édi­tion, par Émile Ver­let. ↩︎

L’ultime bouclage au plomb du “New York Times”, un document

Par­mi une col­lec­tion de films des années 1940 à 1970 sur l’histoire tech­nique de l’imprimerie, j’ai décou­vert un long docu­ment mon­trant l’ultime bou­clage au plomb du New York Times, avant le pas­sage à la photocomposition. 

Tout le pro­ces­sus de fabri­ca­tion est pré­sen­té : sai­sie des textes sur Lino­type (dont l’im­pres­sion­nant méca­nisme est détaillé), mise en page et cor­rec­tion sur le plomb, cli­chage des plaques pour les rota­tives, impres­sion du jour­nal. Le film se ter­mine sur un aper­çu de la fabri­ca­tion en photocomposition. 

C’est un film écrit, réa­li­sé et mon­té par David Loeb Weiss, cor­rec­teur du jour­nal, et racon­té par Carl Schle­sin­ger, un de ses linotypistes. 

Écran du géné­rique de début du film Fare­well etaoin shrd­lu, 1978.

À voir dans la col­lec­tion Prin­ting Films.

Ce film ne dis­pose mal­heu­reu­se­ment pas de sous-titrage.

Fare­well etaoin shrd­lu, film de Carl Schle­sin­ger et David Loeb Weiss, cou­leurs, 1978, 29 minutes.

“Le Correcteur de journaux”, poème de 1934

Poème trou­vé dans la Cir­cu­laire des protes, no 408, août 1934.

Extrait du poème "Le Correcteur de journaux", de Camille Mital, 1934.
Extrait du poème Le Cor­rec­teur de jour­naux, de Camille Mital, 1934.
le correcteur de journaux

Près de l’endroit sonore,
Couru, non inodore,
Dénommé lavabos1,
Tout proche des ballots,
Balais et balayures,
Quelle est cette figure
De scribe déplumé,
Décrépi, boucané2,
Qui, hagard, gesticule,
Se débat, ridicule,
Pitoyable aliéné,
Au milieu de carrés
De papier hydrophile3,
De pathos sur coquille,
Coquilles sur jésus4,
De vergé vermoulu,
De flacons de tisane
Auprès d’une banane !
De textes inédits,
De textes reproduits,
De notules curieuses5
Sur études copieuses
De crayons à copier
Plumes, buvards, encriers,
Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes,
Où la loupe elle-même inopérante reste6 ?
Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur !
Investi de l’emploi par hasard, par malheur7,
Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre,
En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre,
Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal,
Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval
(Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères,
Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !

Alors que la batterie des « linos8 »
« Opère » avec ses servants les « typos »
(Cette métallurgie de la pensée
Qui fixe forme durable à l’idée),
La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit,
Bien que cherchant à restreindre son bruit ;
La linotype
Fume sa pipe
Toute bourrée de plomb fondu,
Ce qui produit, bien entendu,
De l’oxyde
Homicide10 ;
Experte, elle a son bras d’acier ;
Savante, elle a son clavier ;
Virtuose, mais discrète,
Elle joue des castagnettes !

En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux,
Le correcteur, lui seul, reste silencieux.
Il brave tout : tapage,
Gaz, cris, « roto », clichage11,
Et, présomptueux, se fie à son savoir infus,
Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 !
Pendant sept heures en grande lutte,
Il a lu vingt lignes à la minute !
Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté.
Raturé, paraphé, numéroté, daté.
Et, quand il sort enfin, à prime matinée,
Il résume ainsi sa lamentable pensée :
Travailler la nuit, sommeiller le jour,
Et vivre ce long calvaire toujours !

Vous, aspirants, imbus de sous-littérature,
Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure,
Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit
Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :

Lasciate ogni speranza !
(Abandonnez toute espérance !)

Camille Mital,
Correcteur.

  1. Voir aus­si : « Ain­si M. Dutri­pon était, en 1833, dans un cabi­net au-des­sous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tan­dis que sans chan­ger de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se ren­daient tour à tour, toute la jour­née, 150 ouvriers […] », dans le Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861. ↩︎
  2. Des­sé­ché. ↩︎
  3. Sans doute une allu­sion au fait que les épreuves des jour­naux étaient réa­li­sées sur du papier humi­di­fié. ↩︎
  4. La coquille et le jésus sont deux for­mats de papier, la pre­mière de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aus­si une erreur de com­po­si­tion typo­gra­phique. ↩︎
  5. Sans doute une allu­sion aux signes de cor­rec­tion, connus des seuls pro­fes­sion­nels de l’im­pri­me­rie. ↩︎
  6. Allu­sion aux manus­crits illi­sibles. Voir : « […] n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet », dans Un cor­rec­teur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865. ↩︎
  7. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un déclas­sé ? (1884). ↩︎
  8. Les lino­types, machines à com­po­ser. ↩︎
  9. La presse rota­tive. ↩︎
  10. Allu­sion au satur­nisme, intoxi­ca­tion au plomb fré­quente chez les typo­graphes. ↩︎
  11. Repro­duc­tion en relief de l’empreinte d’une com­po­si­tion mobile, per­met­tant de réa­li­ser plu­sieurs tirages. ↩︎
  12. « Un hypo­thé­tique gou­ver­neur des Gaules, répu­té avoir mar­ty­ri­sé sainte Reine en l’an 252. Tour­né en ridi­cule dans les repré­sen­ta­tions de mys­tères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’u­ti­li­sa­tion d’Oli­brius dans le lan­gage » (Wiki­pé­dia).  ↩︎

Charles Gouriou, un (autre) correcteur-auteur discret

Demande d’adhé­sion de Charles Gou­riou à l’A­mi­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. (Cir­cu­laire des protes, no 427, mars 1936.)

Après bien des recherches infruc­tueuses, j’ai retrou­vé la trace de Charles Gou­riou, l’auteur du Mémen­to typo­gra­phique, une des réfé­rences des cor­rec­teurs professionnels.

Né à Brest1 en 1905, il est entré dans la pro­fes­sion en 1927 et pro­mu cor­rec­teur l’année sui­vante. En 1936, quand il adhère à l’Ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’imprimerie de France (pho­to), il est employé à la Librai­rie Hachette. Ses par­rains sont Georges Leclerc et Oscar Per­nel, tré­so­rier adjoint de l’A­mi­cale. Sa pré­sence est men­tion­née dans plu­sieurs assem­blées géné­rales de la sec­tion pari­sienne de l’Amicale en 1936 et 1937.

Il demeure alors 8, rue de Latran, à Paris (Ve), puis démé­nage l’année sui­vante 9, rue Laplace, dans le même arron­dis­se­ment. Le recen­se­ment de 1936, dans le quar­tier de la Sor­bonne, le fait appa­raître dans les archives de Paris. Il est marié à Marie, née en 1908, qui lui a don­né un fils en 1932, René2.

Charles Gou­riou avec femme et enfant, dans le recen­se­ment de 1936. Archives de Paris.
"Mémento typographique", Charles Gouriou, Hachette, 1961
Cou­ver­ture du Mémen­to typo­gra­phique, Hachette, 1961.

Quand il publie chez Hachette, son employeur (du moins peut-on le sup­po­ser), en 1961, son Mémen­to typo­gra­phique, appli­qué au « livre d’é­di­tion cou­rante », il a donc 56 ans et trente-trois ans de mai­son. L’ouvrage est pré­fa­cé par Robert Ranc (1905-1984), alors direc­teur de l’école Estienne. L’ou­vrage peut être consi­dé­ré comme la « marche typo­gra­phique » de la mai­son Hachette, puisque Ranc écrit :

La Librai­rie Hachette, qui avait depuis long­temps un tel lan­gage inté­rieur [sa propre gram­maire typo­gra­phique] bien mis au point et heu­reu­se­ment manié, a pen­sé pro­po­ser son code et les règles de son uti­li­sa­tion comme exemples, comme modèles mêmes, après avoir fait pro­cé­der à l’é­tude et au contrôle indis­pen­sables pour en faire un lan­gage non plus par­ti­cu­lier et de mai­son, mais pro­fes­sion­nel et de l’É­di­tion, un lan­gage com­mun aux auteurs et aux impri­meurs, faci­le­ment et géné­ra­le­ment utilisable.

Une « nou­velle édi­tion entiè­re­ment revue » par l’auteur (et sans la pré­face) paraî­tra en 1973. Elle sera rache­tée par le Cercle de la librai­rie et réédi­tée telle quelle en 1990 et 2010.

Charles Gou­riou, lui, est mort à Orsay (Essonne) en 1982.

Voi­là un autre cor­rec­teur-auteur exhu­mé, après Louis Emma­nuel Bros­sard.

Article mis à jour le 3 octobre 2024.


  1. Fiche Décès en France. ↩︎
  2. Je dois cette trou­vaille à mon amie Karine Cha­dey­ron, que je remer­cie. ↩︎

“Moquer quelqu’un”, retour de l’emploi transitif

Extrait de l’en­tre­tien « Tho­mas Clerc : “Avec ce livre, je fais de la socio­lo­gie tor­due” », Media­part, 7 sep­tembre 2024.

Le retour en grâce de l’emploi tran­si­tif du verbe moquer me sur­pre­nait depuis quelque temps et j’a­vais ten­dance à y voir une influence de l’an­glais1. J’ai enfin pris le temps de l’étudier.

Le Grand Robert fait le même constat :

REM. Cet emploi tran­si­tif n’est pas signa­lé par l’A­ca­dé­mie (8e éd., 1935). Lit­tré notait, au siècle der­nier : « On ne dit pas moquer qqn ; mais on dit être moqué par qqn. L’an­cienne langue employait régu­liè­re­ment l’ac­tif ». De nos jours, on constate, dans la langue lit­té­raire du moins, un retour à l’an­cien usage.

Dans sa 9e édi­tion, le Dic­tion­naire de l’Académie lui redonne toute sa place :

I. Verbe tran­si­tif.
Railler, tour­ner en déri­sion, en ridi­cule, rire de. Moquer un cama­rade. Moquer une ins­ti­tu­tion, une tra­di­tion. Il a été cruel­le­ment moqué. Si vous en usez comme cela, vous vous ferez moquer de vous ou, sim­ple­ment, vous vous ferez moquer.

Choix que valide le Gre­visse (§ 779, c, 1°) :

Moquer « se moquer de », igno­ré par le dict. de l’A­cad. de 1694 à 1935, y a trou­vé légi­ti­me­ment sa place en 2003, car, après une longue éclipse (depuis le début du xviie s.), il est ren­tré en faveur dans la langue écrite : Cette iro­nie de son fils l’ap­pe­lant : Maître, cher maître… pour moquer ce titre (A. Dau­det, Immor­tel, I). — Elle les insul­tait, les moquait comme des démons désar­més (Bar­rès, Col­line insp., VII). — L’ac­tion moque la pen­sée (Gide, Inci­dences, p. 51). — Cette obs­cu­ri­té de sur­face intrigue ; on le moque (Coc­teau, Rap­pel à l’ordre, p. 268). — Il a défié, nar­gué, moqué les polices qui le pour­chas­saient (Raym. Aron, dans l’Ex­press, 18 févr. 1983).
Être moqué avait échap­pé à la désué­tude (§ 772, c, 3°) et a sans doute favo­ri­sé la résurgence. […]

Pour le Larousse comme pour le Wik­tion­naire, il s’a­git aus­si d’un usage littéraire.


  1. Je n’é­tais pas le seul. Voir le forum Fran­çais notre belle langue, 30 mars 2020. ↩︎

Maîtriser le vocabulaire littéraire est utile au correcteur

D’où vient le mot « théâtre » ? Qu’est-ce qu’un « essai » ? Quelle est la dif­fé­rence entre le genre et le registre ? Com­ment a évo­lué le sens du mot « poé­sie » ? De quand date le mot « lit­té­ra­ture » ? À quand remonte la forme épis­to­laire ? Les lettres ont-elles tou­jours été sépa­rées des sciences ? C’est à des ques­tions de ce genre que répond ce petit livre, très instructif.

On y apprend, notam­ment, que ce n’est qu’au xixe siècle que l’orthographe est deve­nue un cri­tère d’embauche des fonc­tion­naires1 et que la gram­maire a ces­sé d’être « un code qui s’impose à tous » pour deve­nir « une matière dont on peut jouer » pour « être recon­nu comme un grand écri­vain ». Ces consi­dé­ra­tions ne peuvent qu’intéresser le correcteur.

Paul Aron et Alain Via­la, Les 100 mots du lit­té­raire, « Que sais-je ? », PUF, 2008 ; 2e éd. mise à jour, 2011.

NB — Ce « Que sais-je ? » syn­thé­tise Le Dic­tion­naire du lit­té­raire (PUF, 2010, 848 pages), diri­gé par les mêmes auteurs, aux­quels s’était adjoint Denis Saint-Jacques.


  1. « L’or­tho­graphe est deve­nue le cri­té­rium de la belle édu­ca­tion », constate Paul Valé­ry en 1936 (dans Varié­té III, p. 281). ↩︎