Des corps de métier(s), un syndicat de métier(s) ?

Il règne un grand désordre dans l’emploi du com­plé­ment de métier après les noms corps, syn­di­cat ou union1. On le trouve tan­tôt au sin­gu­lier, tan­tôt au plu­riel, aus­si bien dans les ouvrages de réfé­rence que dans les textes des livres et jour­naux. Si un emploi iso­lé passe inaper­çu, il est pré­fé­rable d’unifier la gra­phie lorsque les occur­rences se mul­ti­plient dans un même texte.

Google Ngram de la fré­quence, entre 2000 et 2020, des gra­phies syn­di­cat de métier, syn­di­cat de métiers, union de métier et union de métiers.

Or « il n’y a pas de règle abso­lue qui déter­mine si le nom en fonc­tion de com­plé­ment du nom se met au sin­gu­lier ou au plu­riel ; c’est géné­ra­le­ment le sens qui nous fait opter pour l’un ou l’autre2 ». Quel est alors le sens de ce de métier ?

Retour au Moyen Âge

Rap­pe­lons, pour com­men­cer, que « le mot [métier] a vu son sens s’étendre nota­ble­ment. Il a d’abord signi­fié une occu­pa­tion manuelle ou méca­nique avec l’indication d’une cer­taine oppo­si­tion à l’égard du mot art3. […] Métier peut s’utiliser aujourd’hui pour dési­gner n’importe quelle pro­fes­sion : être méde­cin, quel métier4 ! »

Autre­fois, les corps de métier étaient des com­mu­nau­tés d’artisans dont les membres for­maient des cor­po­ra­tions5. On les appe­lait aus­si « les métiers ». (Elles ont été rem­pla­cées par les chambres consu­laires et syn­di­cales.) Aujourd’hui, un corps de métier désigne l’ensemble des per­sonnes exer­çant la même pro­fes­sion. Anti­dote donne pour exemples : Les règles et tra­di­tions d’un corps de métier. Les corps de métier du bâti­ment com­prennent les char­pen­tiers, les maçons, les plom­biers, etc. — tout en notant l’hésitation gra­phique au plu­riel dans son cor­pus. Le Larousse admet les deux gra­phies6. Le Grand Robert et l’Académie7 donnent seule­ment le plu­riel corps de métiers. Outre son héri­tage his­to­rique, cette gra­phie béné­fi­cie aus­si de la ten­dance qu’ont cer­tains scrip­teurs à mar­quer dou­ble­ment le plu­riel : à la fois au nom et à son complément.

Curieu­se­ment, la locu­tion (tous) corps d’é­tat8, cou­rante dans le domaine de la construc­tion, est peu affec­tée par cette ten­dance, alors que son sens est équi­valent. Autant être cohé­rent : les corps d’état, les corps de métier.

L’Union des métiers du bois est une union de métier

De même, on trouve aus­si bien syn­di­cat de métier que de métiers, union de métier et de métiers, là aus­si avec un fré­quent « plu­riel par attrac­tion » (un syn­di­cat de métier, des syn­di­cats de métiers).

L’hésitation est com­pré­hen­sible : ces asso­cia­tions regroupent-elles plu­sieurs métiers ou bien des per­sonnes exer­çant le même métier ? Cer­tains inti­tu­lés tels que Union des métiers et des indus­tries de l’hô­tel­le­rie ou Grou­pe­ment des métiers de l’im­pri­me­rie incitent à choi­sir le plu­riel, mais leurs adhé­rents ont bien en com­mun l’hô­tel­le­rie ou l’im­pri­me­rie. Au-delà de leurs dif­fé­rences (les métiers regrou­pés), ils par­tagent un métier.

Contrai­re­ment à corps de métier, je ne trouve ces termes dans aucun dic­tion­naire usuel, mais le Larousse donne : « Syn­di­ca­lisme de métier, syn­di­ca­lisme de type bri­tan­nique (trade unio­nism), ayant pour but de défendre les inté­rêts des sala­riés par métier (trade) et non par branche pro­fes­sion­nelle9. » C’est bien le métier qui les réunit.

Il me semble donc pré­fé­rable, du moins dans un même texte, d’é­crire corps de métier, syndicat(s) de métier et union(s) de métier.

Pour faire le tour de la ques­tion, ajou­tons que les chambres de métiers (et non des métiers, comme on le dit sou­vent10) — qui, depuis 1925 en France, assurent la défense des inté­rêts de l’ar­ti­sa­nat — ont chan­gé de nom en 2004 : elles sont deve­nues les chambres de métiers et de l’ar­ti­sa­nat (CMA). A contra­rio, le registre public des arti­sans de France est bien le réper­toire natio­nal des métiers.

Logo des chambres de métiers et de l’artisanat.

Men­tion­nons, pour finir, l’emploi du nom com­plé­ment métier sans pré­po­si­tion11, plus déli­cat encore à tran­cher — avec, là aus­si, une ten­dance au plu­riel par attrac­tion12 et une indé­ci­sion séman­tique. Des pro­ces­sus métier(s) sont-ils ceux du métier ou des métiers de l’en­tre­prise13 ? Et ses direc­tions métier(s)14 ? ses besoins métier(s)15 ? Faut-il écrire une fiche métier, des fiches métiers ? L’u­sage hésite16.

Cette ten­dance forte à la jux­ta­po­si­tion de noms, par­ti­cu­liè­re­ment dans les textes tech­niques, n’est pas le moindre pro­blème posé au correcteur. 


  1. Cœur de métier (acti­vi­té pre­mière d’une entre­prise) ou homme/femme de métier (professionnel·le) posent moins de pro­blèmes. ↩︎
  2. « Règles géné­rales quant au nombre du com­plé­ment du nom », Banque de dépan­nage lin­guis­tique, Office qué­bé­cois de la langue fran­çaise (OQLF), 2015. ↩︎
  3. On la trouve encore dans la dési­gna­tion de l’École natio­nale supé­rieure darts et métiers. ↩︎
  4. Paul Dupré, Ency­clo­pé­die du bon fran­çais, éd. de Tré­vise, 1972, t. II., p. 1596. Voir aus­si le long article « Métier » du TLFi. ↩︎
  5. Voir « Métier (corps) », Wiki­pé­dia. « Tous les Arti­sans sont divi­sez par la Police en plu­sieurs corps de mes­tiers », écrit Fure­tière en 1690 (onglet « 17e siècle », dans « Métier », Dico en ligne Le Robert (je sou­ligne). ↩︎
  6. « Métier », Larousse. ↩︎
  7. « Corps », Dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie, 9e éd. Voir aus­si corps de métier au sin­gu­lier dans « Métier », ibid. ↩︎
  8. À ne pas confondre avec les corps de l’É­tat. Voir Corps (fonc­tion publique fran­çaise), Wiki­pé­dia. ↩︎
  9. « Métier », Larousse. Voir aus­si « Syn­di­ca­lisme de métier », Wiki­pé­dia. ↩︎
  10. Et comme l’é­crit le Larousse. ↩︎
  11. Cer­taines gram­maires (notam­ment celle d’An­ti­dote) parlent d’appo­si­tion. ↩︎
  12. « Quand on place ce nom direc­te­ment après un autre, on le fait sans trait d’union, et il prend facul­ta­ti­ve­ment la marque du plu­riel en contexte plu­riel », écrit Anti­dote (je sou­ligne). ↩︎
  13. L’ar­ticle « Pro­ces­sus métier : défi­ni­tion, ges­tion et exemples », de HubS­pot (par Erell Le Gall, 20 jan­vier 2023), a choi­si le sin­gu­lier. ↩︎
  14. L’ar­ticle « Direc­tion métier : rôle, fonc­tions, et stra­té­gies pour l’op­ti­mi­sa­tion des opé­ra­tions », du Blog du diri­geant (par Yous­sef Eid, 30 août 2024), penche pour l’accord en nombre. ↩︎
  15. L’ac­cord est pri­vi­lé­gié dans l’ar­ticle « Défi­ni­tion des besoins métiers avec vos uti­li­sa­teurs », d’IS­LEAN (par Paul Schwe­bius, 21 sep­tembre 2021). ↩︎
  16. « Quand on peut sous-entendre une pré­po­si­tion devant le nom com­plé­ment, […] c’est le sens qui indique si le nom com­plé­ment évoque l’idée d’une réa­li­té unique ou mul­tiple. Cela dit, le nom com­plé­ment est le plus sou­vent sin­gu­lier. » — « Règle géné­rale du plu­riel et du trait d’union pour le nom com­plé­ment du nom », Banque de dépan­nage lin­guis­tique, OQLF (je sou­ligne). ↩︎

Une dictée pour entrer à Coforma (école de correcteurs, 1978-1998)

Victor Sorin, "Le Jeu de la dictée", Hatier, 1986

Dans un recueil de dic­tées de dif­fi­cul­té variable, j’ai trou­vé le texte d’une de celles que Cofor­ma1, ancienne école de cor­rec­teurs (1978-19982), sou­met­tait aux can­di­dats. Le livre le pré­sente ainsi : 

« Cofor­ma est un orga­nisme qui assure la for­ma­tion des cor­rec­teurs de l’im­pri­me­rie, de la presse et de l’é­di­tion. Un bagage sérieux est néces­saire pour réus­sir au concours d’en­trée. On apprend ensuite à jon­gler avec les innom­brables dif­fi­cul­tés de la gram­maire et de l’u­sage, on élar­git, tous azi­muts, le champ de ses connaissances.

« Quand les rota­tives de L’Équipe ou du Monde sont prêtes à rou­ler, le cor­rec­teur n’a plus guère le temps de se deman­der com­ment on écrit “Zim­babwe” ou “Zoe­te­melk” et il lui faut connaître sur-le-champ la capi­tale du Burun­di3 et le plu­riel de pied-à-terre4. Voi­ci l’une des épreuves du concours d’entrée : la dictée.

« J’ai grand peur que vous ne vous effrayez des épreuves ortho­gra­phiques que vos pro­fes­seurs se sont plus à vous impo­ser. Quoique vous en disiez, quoique vous vous en plai­gniez, il est opor­tun qu’ils recourrent à ces exer­cices, qu’ils ont, non sans rai­son, esti­mé néces­saire à votre for­ma­tion. L’expérience, non moins que la logique, me convaint que l’élève qui pos­sède un cer­tain fond d’intelligeance résout assez aisé­ment les dif­fi­cul­tées, les plus épi­neuses-mêmes, dont on les a héris­sées. Mais ceux qui s’étant enor­gueuillis de leurs dis­po­si­tions natu­relles ou s’étant acco­mo­dés d’une cer­taine non­cha­lence, ont dou­té qu’il fal­lût tra­vailler sans nulle relâche pour par­ve­nir au suc­cès, se sont trou­vés cruel­le­ment embar­ras­sés. Sache donc, jeune homme ou jeune fille qui m’écoute, que la per­sé­vé­rence et le tra­vail seul te condui­ront au succès. »

C’est l’au­teur du livre qui a « volon­tai­re­ment truf­fé de fautes » le texte, pour que l’on puisse jouer, au choix, à la dic­tée ou au correcteur.

J’ai sou­mis ce texte au logi­ciel Anti­dote : il a cor­ri­gé qua­torze erreurs, en a ajou­té une et dans cinq autres cas est res­té indé­cis, lais­sant l’u­ti­li­sa­teur tran­cher. Résul­tat insuf­fi­sant pour un cor­rec­teur professionnel. 

Ferez-vous mieux ? Je l’es­père ! (Un conseil : pour atteindre le sans-faute, prê­tez atten­tion à la date de paru­tion du livre.)

Vic­tor Sorin, Le Jeu de la dic­tée, « Loi­sirs et jeux », Hatier, 1986, p. 55. 


  1. Mis à la fois pour Cor­rec­tion-For­ma­tion et pour Com­mu­ni­ca­tion-For­ma­tion, selon Fran­çois Don­zel, son fon­da­teur et pré­sident de 1980 à 1997 (dans l’ar­ticle « Cor­rec­teur : com­prendre son rôle pour s’in­ven­ter un ave­nir », Médias Pou­voirs, no 17, « Médias : ques­tions de for­ma­tion », jan­vier-février-mars 1990, p. 132-136). ↩︎
  2. Sise 49, rue Pigalle (Paris 9e), puis 18, rue Théo­dore-Deck (Paris 15e), Cofor­ma est deve­nue For­ma­com en 1998 (19, rue Hono­ré-d’Es­tienne-d’Orves, 93500 Pan­tin), laquelle, après avoir été mise en redres­se­ment judi­ciaire en 2012, a fer­mé en 2015. Le Gre­ta CDMA (Créa­tion, desi­gn et métiers d’art, 21, rue de Sambre-et-Meuse, Paris 10e) a alors repris la for­ma­tion. ↩︎
  3. À l’é­poque, c’é­tait Bujum­bu­ra ; aujourd’­hui, c’est Gite­ga. ↩︎
  4. J’ai ajou­té l’i­ta­lique. ↩︎

Une coquille diabolique, à perdre la raison

C’est l’histoire de mon­sieur Jacques, « de loin le meilleur cor­rec­teur de toute la cor­po­ra­tion », per­tur­bé par une coquille infer­nale. Alors que l’imprimerie où il tra­vaille « prépar[e] une édi­tion par­ti­cu­liè­re­ment soi­gnée des Pen­sées de Pas­cal », il « commen[ce] à faire de ter­ribles cauchemars »…

Couverture de "Pentaméron", de Jean-François Sonnay, L'Âge d'homme, 1993

« […] On en était au pre­mier jeu d’épreuves, lorsque mon­sieur Jacques eut sa pre­mière vision d’horreur : avec une extra­or­di­naire pré­ci­sion, la page 53 lui appa­rut en rêve, par­fai­te­ment com­po­sée, élé­gam­ment jus­ti­fiée, cepen­dant qu’une voix malé­fique répé­tait : “coquille ! coquille ! il y a une coquille à la page 53 !” Il se dres­sa d’un bond sur son lit, trem­pé de sueur, per­sua­dé d’être vic­time d’une hal­lu­ci­na­tion dia­bo­lique, car il ne pou­vait admettre qu’une erreur échap­pât à sa vigi­lance. Après deux heures de grande agi­ta­tion, il réus­sit à se ren­dor­mir, mais le len­de­main il trou­va le chiffre 53 grif­fon­né sur son paquet de ciga­rettes et l’angoisse le sai­sit à nou­veau. Il se pré­ci­pi­ta à l’imprimerie et quelle ne fut pas son humi­lia­tion de décou­vrir qu’effectivement une coquille salis­sait la page 53 : “incré­dule” avait été écrit avec un accent grave. Il s’empressa de cor­ri­ger et il tira même une cer­taine fier­té de sa mésa­ven­ture : fal­lait-il qu’il eût un sacré coup d’œil pour repé­rer incons­ciem­ment une faute et pour s’en sou­ve­nir pré­ci­sé­ment pen­dant son som­meil ! Ouf ! À quelque chose mal­heur est bon.

« Mais la nuit sui­vante, catas­trophe ! Le même rêve se repro­dui­sit image pour image, mot pour mot ! Inca­pable cette fois de se ren­dor­mir, mon­sieur Jacques revint de nuit à l’imprimerie pour consta­ter avec stu­peur que la page 53 pré­sen­tait tou­jours la même faute : l’accent d’incrédule était encore grave ! Avait-il par mégarde oublié de noter la cor­rec­tion et de refaire la ligne, empor­té par l’émotion d’avoir trou­vé l’erreur ? Ce n’était pas impos­sible, aus­si entre­prit-il sur le champ [sic] de recom­po­ser la chose, puis il ren­tra chez lui. Ce matin-là fut le pre­mier où il arri­va en retard à l’atelier. Mais le diable peut-être s’en mêlait, car la nuit sui­vante même cau­che­mar, et la sui­vante, et la sui­vante, et au deuxième jeu d’épreuves, et au troi­sième… Quand le livre sor­tit enfin, mon­sieur Jacques était deve­nu com­plè­te­ment fou et on dut l’interner. »

Extrait du conte « La coquille », dans Penta­mé­ron, de Jean-Fran­çois Son­nay [né en 1954], Lau­sanne, éd. L’Âge d’homme, 1993, p. 77-79. L’in­té­gra­li­té du conte est dis­po­nible sur Google Livres.

Henry Miller, correcteur du “Chicago Tribune”, à Paris, en 1932

En 1930, l’é­cri­vain amé­ri­cain Hen­ry Mil­ler (1891-1980) s’ins­talle seul à Paris, où ses pre­miers mois de bohème sont misé­rables. En mars 1932, il est embau­ché comme cor­rec­teur de l’édition pari­sienne du Chi­ca­go Tri­bune, grâce à l’é­cri­vain bri­tan­nique Alfred Per­lès, qui y était employé. Il relate cette expé­rience dans un roman qu’il a déjà com­men­cé à écrire — avec une liber­té de ton qu’il veut totale — et qui sera célèbre : Tro­pique du Can­cer. Extraits.

« […] Assis dans ma petite niche, tous les poi­sons que le monde répand chaque jour passent à tra­vers mes mains. Je ne me souille même pas le bout de l’ongle. Je suis abso­lu­ment immu­ni­sé. Je suis même plus pépère qu’un gars du labo­ra­toire, parce que je n’ai pas d’odeurs nau­séa­bondes ici, tout juste l’odeur du plomb brû­lant. Le monde peut sau­ter ! — je n’en serai pas moins ici, à mettre une vir­gule ou un point-virgule. […]

« […] Un bon cor­rec­teur d’épreuves n’a ni ambi­tion, ni orgueil, ni cafard. Un bon cor­rec­teur d’épreuves est un peu comme Dieu tout-puis­sant : il est dans le monde, mais n’en fait pas par­tie. Il en tient pour le dimanche seule­ment. Le dimanche est sa nuit de repos. Le dimanche, il des­cend de son pié­des­tal et montre son der­rière aux fidèles. Une fois par semaine il se met à l’écoute pour cap­ter tous les cha­grins pri­vés et la misère du monde ; et ça lui suf­fit pour le reste de la semaine. Le reste de la semaine, il demeure dans les maré­cages d’hiver gla­cés, il est l’absolu, l’impeccable abso­lu, avec seule­ment une cica­trice de vac­ci­na­tion pour le dis­tin­guer de l’immense vide.

« La plus grande cala­mi­té pour un cor­rec­teur, c’est la menace de perdre sa place. Quand nous nous réunis­sons pen­dant la pause, la ques­tion qui nous fait cou­rir un fris­son dans le dos, est : qu’est-ce que tu feras si on te fout à la porte ? […]

« Cette vie, qui, si j’étais un homme ayant encore de l’honneur, de l’orgueil, de l’ambition et ain­si de suite, m’apparaîtrait comme le der­nier éche­lon de la dégra­da­tion, je l’accueille avec joie main­te­nant, comme un malade accueille la mort. C’est une réa­li­té néga­tive, juste comme la mort — une espèce de para­dis sans la souf­france et la ter­reur de la mort. Dans ce monde chtho­nien la seule chose d’importance est l’orthographe et la ponc­tua­tion. Peu importe la nature de la cala­mi­té, pour­vu qu’elle soit ortho­gra­phiée cor­rec­te­ment. […] Rien n’échappe à l’œil du cor­rec­teur, mais rien ne pénètre à tra­vers sa cotte de mailles. »

Hen­ry Mil­ler, Tro­pique du Can­cer [1934], trad. de l’anglais (États-Unis) par Paul Rivert, Denoël, 1945.

Choisir entre “à l’attention de” et “à l’intention de”

Il est par­fois dif­fi­cile de tran­cher entre à l’in­ten­tion de et à l’at­ten­tion de, car ces locu­tions paro­ny­miques « servent toutes deux à intro­duire le ou la des­ti­na­taire de quelque chose1 ».

Pour­tant, à lire la plu­part des sources, cela ne pose­rait pas de pro­blème : à l’at­ten­tion de ne s’emploierait que dans l’a­dresse d’une lettre2, à l’ex­clu­sion de à l’in­ten­tion de3, qui s’emploierait par­tout ailleurs.

Tout cor­rec­teur sait ou sent que ce n’est pas si simple. « […] dans le contexte de la cor­res­pon­dance, quand il est ques­tion de mes­sages, de lettres, la locu­tion à l’at­ten­tion de est régu­liè­re­ment uti­li­sée en rem­pla­ce­ment de à l’in­ten­tion de4 ».

« La lettre que j’a­vais alors rédi­gée à son atten­tion » (Yann Moix, 2002), « [Il] rédi­gea [un mémoire] à l’at­ten­tion de son par­rain » (Renaud Camus, 2002), « Elle rédi­gea un billet à son atten­tion » (Chris­tine Orban, 2012), « Les réponses qu’il rédige à son atten­tion » (Vir­gi­nie Des­pentes, 2015), « Une lettre avait été dépo­sée à son atten­tion » (Vincent Engel, 2016), « Une petite enve­loppe avec un mot rédi­gé à ton atten­tion » (Marc Levy, 2012), « Un rap­port sur la qua­li­té de l’air a été rédi­gé à l’at­ten­tion du Pre­mier ministre » (Daniel Lacotte, 2019), « Ce mes­sage a été lais­sé à l’at­ten­tion de… » (Julien Sou­lié, 2021)5.

Est-ce à rai­son ? Ten­tons de cla­ri­fier la question.

Dire et écrire pour quelqu’un

Ce qu’on dit (déclare, exprime, remarque, etc.), ce qu’on écrit est bien à l’in­ten­tion de quel­qu’un, c’est-à-dire pour lui : ça lui est destiné.

On écrit un mémoire à l’in­ten­tion d’un jury ou d’une socié­té savante, on rédige un dos­sier à l’in­ten­tion des par­le­men­taires, on annote une par­ti­tion à l’in­ten­tion des musi­ciens, on délivre une ordon­nance à l’in­ten­tion du phar­ma­cien ou du patient.

Hec­tor, dit le taver­nier, n’as-tu point honte et ver­gogne de venir ain­si trou­bler mon réfec­toire ? Je vais te don­ner du bâton. C’est mon ser­vi­teur pale­fre­nier, ajou­ta-t-il à l’in­ten­tion du duc — R. QUENEAU, Les Fleurs bleues, p. 33.

Le Géné­ral, au mot de « Madame », pous­sant à l’in­ten­tion de Pety­pon une petite excla­ma­tion de triomphe. Aha ! — G. FEYDEAU, La Dame de chez Maxim’s, I, 12, 1914, p. 18.

Debout toutes deux […], elles me consi­dé­rèrent. La robe jaune, au bout d’un temps de réflexion, jacas­sa quelque chose à l’in­ten­tion de la robe verte — FARRÈRE, L’Homme qui assas­si­na, 1907, p. 259.

Et puis, ne m’ap­pe­lez pas Pédro-sur­plus. Ça m’a­gace. C’est un blase que j’ai inven­té sur l’ins­tant, comme ça, à l’in­ten­tion de Gabrielle […] — R. QUENEAU, Zazie dans le métro, Folio, p. 159.

Agir pour ou contre quelqu’un

De même, on consti­tue une rente ou une dot, on achète un cadeau, on pré­pare une fête… à l’in­ten­tion d’une ou plu­sieurs per­sonnes (pour que ces actions leur soient béné­fiques, pro­fi­tables ; pour leur faire hon­neur, leur rendre hommage).

J’ai pu ce matin relire une par­tie de Mme de Sévi­gné, à l’in­ten­tion de mes jeunes élèves fémi­nins — AMIEL, Jour­nal, 1866, p. 539.

On crée une œuvre, on publie un jour­nal, on dif­fuse une émis­sion de radio ou de télé­vi­sion, on orga­nise un grand évè­ne­ment… à l’in­ten­tion d’un public.

[…] durant une semaine et à l’in­ten­tion de plus de 6 000 can­cé­ro­logues repré­sen­tant 63 nations, 2 000 rap­por­teurs firent écla­ter simul­ta­né­ment leurs tra­vaux — Science et Vie, janv. 1967.

On prie, on boit ou on répand un liquide (liba­tion), on immole un ani­mal (sacri­fice) à l’in­ten­tion d’une divi­ni­té ; on quête, on fait une col­lecte à l’in­ten­tion de sinis­trés ; on fait dire une messe à l’in­ten­tion d’un défunt, d’une famille, des âmes du pur­ga­toire, etc.

On pro­fère une menace ou on pré­pare un mau­vais coup à l’in­ten­tion d’un rival, d’un enne­mi :

Le Dee­rhound est mouillé près des grands cui­ras­sés turcs, qui sont pos­tés là comme des chiens de garde, à l’in­ten­tion de la Rus­sie — LOTI, Aziya­dé, Azraël, xxix, p. 114.

Depuis long­temps, il mijo­tait en soi, à l’in­ten­tion du père Soupe, le plan d’une blague gigan­tesque — COURTELINE, Mes­sieurs les ronds-de-cuir, II, 2.

Bref, ce qu’on fait et ce qu’on dit à l’in­ten­tion de quel­qu’un, on le lui des­tine, on le lui… adresse. Un des syno­nymes de à l’in­ten­tion de est, d’ailleurs, le clas­sique à l’a­dresse de.

Écrire à son intention… pour retenir son attention

Le des­ti­na­taire, on espère aus­si, par­fois, atti­rer son atten­tion6. De même qu’un coup de klaxon à l’in­ten­tion d’un ami sert à l’a­ver­tir, de même qu’une offrande à un dieu sol­li­cite ses faveurs, on peut écrire un texte pour cette rai­son (à cette inten­tion — on n’en sort pas). Quand des lob­byistes rédigent un dos­sier à l’in­ten­tion des par­le­men­taires, ils ont l’in­ten­tion (et l’es­poir) d’ob­te­nir leur atten­tion (et leurs votes).

On com­prend mieux que cer­tains scrip­teurs puissent confondre les deux mots, y com­pris hors du domaine de la cor­res­pon­dance : leur inten­tion se relève dans l’énoncé.

Smack, a refait l’a­vo­cate à l’at­ten­tion de son amour, oh toi mon aimé que j’aime, smack, smack […] — Vincent RAVALEC, Vol de sucettes, p. 88.

À l’in­té­rieur du TLFi lui-même, on note une contra­dic­tion : entre la défi­ni­tion de décla­ra­tion (« P. ext. Tout ce qui peut s’é­crire ou se dire en public ou à l’at­ten­tion d’un public ») et celle d’adresse (« Vieilli. Décla­ra­tion for­mu­lée à l’in­ten­tion d’un des­ti­na­taire. En par­ti­cu­lier, dans le domaine de la politique »).

Gagner l’attention d’autrui

À l’at­ten­tion de n’est pas seule­ment une « men­tion uti­li­sée en tête d’une lettre, pour pré­ci­ser son des­ti­na­taire (Grand Robert) ou, « dans la langue admi­nis­tra­tive, [… une] for­mule uti­li­sée pour dési­gner, par­mi le per­son­nel d’une admi­nis­tra­tion, le des­ti­na­taire d’une note, d’une lettre, etc. » (TLFi).

On appelle à l’at­ten­tion de quel­qu’un7, on (se) signale à son atten­tion8, on désigne (quelqu’un ou quelque chose) à l’at­ten­tion de quelqu’un9, on (s’)impose à son atten­tion10, on (se) pro­pose ou on porte à son attention :

Com­bien de fois la clar­té des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui pré­cède l’aube viennent-ils vai­ne­ment se pro­po­ser à l’at­ten­tion des hommes ? Ne pas accor­der d’at­ten­tion à la beau­té du monde est […] un crime d’in­gra­ti­tude — S. WEIL, Écrits de Mar­seille11.

Il avait pou­voir de por­ter à l’at­ten­tion de ce conseil toute affaire qui, à son avis, pou­vait mena­cer la paix et la sécu­ri­té inter­na­tio­nales — Charte Nations unies, 1946.

Inver­se­ment, on échappe à l’at­ten­tion de quelqu’un ou on s’y sous­trait.

Il faut bien admettre qu’entre rédi­ger un docu­ment à l’in­ten­tion de quel­qu’un et en por­ter le conte­nu à son atten­tion, la fron­tière est mince et donc aisé­ment franchie.


Les cita­tions sont extraites du Grand Robert et du TLFi, sauf men­tion contraire.

  1. Banque de dépan­nage lin­guis­tique, « Sens et emploi de à l’attention de et de à l’intention de ». ↩︎
  2. « On signale ain­si que le docu­ment est sou­mis, pro­po­sé à l’atten­tion, à l’exa­men atten­tif de la per­sonne men­tion­née » (Giro­det). Voir aus­si l’avis de l’A­ca­dé­mie. ↩︎
  3. On peut se deman­der pour­quoi il est consi­dé­ré comme fau­tif d’employer à l’in­ten­tion de dans la vedette d’une lettre (puisque celle-ci a bien un des­ti­na­taire). C’est ain­si. ↩︎
  4. Cédrick Fai­ron et Anne-Claire Simon, Le Petit Bon Usage de la langue fran­çaise, De Boeck, 2018, p. 81. ↩︎
  5. Exemples cités par le blog Par­ler fran­çais, « Attention/intention », s.d. ↩︎
  6. C’est-à-dire, selon les cas, son appli­ca­tion, sa concen­tra­tion. sa curio­si­té, son inté­rêt, etc. ↩︎
  7. « Aver­tis­se­ment : Appel à l’at­ten­tion de quel­qu’un pour le gar­der d’une chose fâcheuse, d’un dan­ger ; mise en garde (contre qqc.) » (TLFi). ↩︎
  8. « Sou­li­gner : Signa­ler quelque chose à l’at­ten­tion de façon insis­tante » (TLFi). ↩︎
  9. « Recom­man­der : Dési­gner quel­qu’un à l’at­ten­tion, à la bien­veillance, aux soins de quel­qu’un. » (TLFi). ↩︎
  10. « L’im­pres­sion­nisme, bon ou mau­vais, s’é­tait impo­sé à l’at­ten­tion du public (MAUCLAIR, Maîtres impres­sionn., 1923, p. 157) — TLFi, s.v. impo­ser. ↩︎
  11. Simone Weil, « L’a­mour de Dieu et le mal­heur », dans Écrits de Mar­seille, dans Œuvres com­plètes, t. IV, vol. 1, Gal­li­mard, 2008, p. 373-374. ↩︎

Comment utiliser la recherche assistée du “TLFi”

Le Tré­sor de la langue fran­çaise infor­ma­ti­sé, dic­tion­naire des xixe et xxe siècles, est une des res­sources de réfé­rence des pro­fes­sion­nels de la langue. Il dis­pose de puis­sants outils de recherche, faciles d’emploi. Le cor­rec­teur peut ain­si y trou­ver rapi­de­ment ce dont il a besoin.

fenêtre de recherche assistée du "Trésor de la langue française informatisé" (TLFi)
Fenêtre de recherche assis­tée du Tré­sor de la langue fran­çaise infor­ma­ti­sé (TLFi).

Pre­nons un exemple : vous vou­lez y cher­cher la tour­nure juri­dique en tant que de besoin (voir son expli­ca­tion par l’A­ca­dé­mie).

Une fois entré dans le TLFi, en haut de la page, cli­quez sur Recherche assis­tée : une nou­velle fenêtre s’ouvre alors. Au point no 5, tapez en tant que de besoin (sans guille­mets) dans Conte­nu 1 > Oui. Dans le menu dérou­lant (type d’ob­jet recher­ché), choi­sis­sez Para­graphe quel­conque, puis cli­quez sur le bou­ton Valider :

Fenêtre de recherche assistée du TLFi. Recherche de la tournure "en tant que de besoin" dans un paragraphe quelconque.
Détail de la fenêtre de recherche assis­tée du TLFi.

Vous obte­nez deux résultats :

résultats de la recherche dans le TLFi
La tour­nure en tant que de besoin appa­raît dans deux entrées du TLFi.

Cli­quez sur Affi­chage détaillé et le pre­mier résul­tat (en tant que de besoin dans l’en­trée Arran­ge­ment) s’af­fiche en rouge : 

Tournure "en tant que de besoin" dans l'entrée "Arrangement" du TLFi
Le géné­ral de Gaulle a employé cette tour­nure dans ses Mémoires.

Pour pas­ser au résul­tat sui­vant, cli­quez sur le bou­ton +. Appa­raît alors en tant que de besoin dans l’en­trée Volet :

Tournure "en tant que de besoin" dans l'entrée "Volet" du TLFi
Le TLFi lui-même emploie cette tour­nure pour défi­nir le mot volet dans le domaine théâtral.

Avec le bou­ton –, vous pou­vez reve­nir au résul­tat pré­cé­dent. Avec Affi­chage glo­bal, reve­nir à la liste des résultats. 

Dans la fenêtre de recherche, si vous aviez choi­si comme type d’ob­jet Exemple ou Défi­ni­tion (au lieu de Para­graphe quel­conque), vous n’au­riez obte­nu qu’un des deux résul­tats, en tant que de besoin, dans l’en­trée Arran­ge­ment, appar­te­nant à une phrase du géné­ral du Gaulle, alors que, dans l’en­trée Volet, la tour­nure sert à défi­nir le mot, dans le domaine du théâtre.

D’autres types de recherche sont pos­sibles. Pour les décou­vrir, cli­quez sur Voir des exemples d’u­ti­li­sa­tion du for­mu­laire, en haut de la fenêtre de recherche assistée.

Je n’ai pas encore étu­dié si l’autre mode de recherche, dit com­plexe (qui exige de mettre en œuvre des liens logiques), peut être utile au correcteur.

☞ Voir aus­si La biblio­thèque du cor­rec­teur.

Le correcteur dans “La typographie cent règles” (2005)

"La typographie cent règles", de Patrick Boman et Christian Laucou, Le Polygraphe, 2005

Je viens de lire La typo­gra­phie cent règles (Angers, Le Poly­graphe, 2005). Les auteurs en sont le roman­cier Patrick Boman, qui était alors révi­seur à L’Ex­press, et Chris­tian Lau­cou, typo­graphe, édi­teur et met­teur en page, char­gé d’enseignement à l’école Estienne.

Ce petit livre (11,5 × 16 cm, 95 p.), pour tout public, donne les règles essen­tielles de la typo­gra­phie, agré­men­tées d’anecdotes et de courtes bio­gra­phies (d’Alde Manuce à Jan Tschi­chold), et illus­trées par Pas­cal Jous­se­lin

À pro­pos du pré­pa­ra­teur de copie et du cor­rec­teur, Boman et Lau­cou écrivent ceci :

« […] Homme ou femme de l’ombre, le pré­pa­ra­teur (ou pré­pa­ra­trice) de copie est hon­ni de l’auteur – dont il révèle les fai­blesses –, de l’éditeur – dont il ponc­tionne les finances tout en allon­geant les délais de publi­ca­tion –, du cor­rec­teur – qui lui reproche les erreurs oubliées. »

« […] Métier ingrat, pou­vant mener à des syn­dromes obses­sion­nels com­pul­sifs, la cor­rec­tion d’épreuves, comme la pré­pa­ra­tion de copie, fait l’objet d’un tir grou­pé : l’éditeur (trop cher, plante les délais) ; le maquet­tiste (du tra­vail en plus) ; l’auteur (aler­té sur une mons­truo­si­té rési­duelle alors qu’il dépense son à-valoir sur une plage de l’Adriatique) ; l’imprimeur, dont les machines tournent à vide, impa­tientes de repro­duire le chef-d’œuvre à cent mille exemplaires… »

Trop sérieux, s’abstenir ! Mais sous la pochade se cache un fond de vérité. 

Enfin, les auteurs « rappel[lent] aux fâcheux qui grincent des dents devant une cédille tom­bée de la casse que, à la haute époque, le Petit Larousse subis­sait, dit-on, qua­torze lec­tures-cor­rec­tions impi­toyables, ce qui lui valait sa répu­ta­tion d’être sans tache (et non sans tâche) ». 

Haute époque, en effet !

P.-S. — Fon­dée en 1990 par l’ancien cor­rec­teur Pierre Lau­rean­deau, éga­le­ment auteur sous divers pseu­do­nymes, et son épouse Agnès Jehier, la mai­son d’édition Le Poly­graphe a fer­mé ses portes en 2017 (Wiki-Anjou). Lau­rean­deau et Boman ont aus­si cosi­gné un petit Éloge de la cor­rec­tion (Mots & Cie, 2003).

Un correcteur défend la profession, 1938

Perle relevée dans un journal de Lille. "Le Professionnel du livre", mai 1938. Source : Gallica/BnF.
Le Pro­fes­sion­nel du livre, mai 1938. Source : Gallica/BnF.

Une perle est rele­vée dans les colonnes d’un jour­nal et, comme tou­jours, on en blâme le cor­rec­teur (pho­to ci-des­sus). C’est une fois de trop pour Letel­lier, lui-même cor­rec­teur expé­ri­men­té, en labeur et en presse. Adhé­rent de la fédé­ra­tion qui publie Le Pro­fes­sion­nel du livre, il prend la plume pour rap­pe­ler qu’une cor­rec­tion deman­dée peut être oubliée, mal inter­pré­tée, mal exé­cu­tée, voire refu­sée pour diverses raisons.

Titre "Le correcteur se défend !", dans "Le Professionnel du livre", juillet 1938. Source : Gallica/BnF.

Injus­te­ment tenue pour res­pon­sable des coquilles, bour­dons1 et autres acci­dents qui rendent très sou­vent les meilleurs articles incom­pré­hen­sibles, la cor­po­ra­tion des cor­rec­teurs, par la plume de notre cama­rade Letel­lier, se défend éner­gi­que­ment. À la lec­ture de cette plai­doi­rie, nos cama­rades pour­ront recon­naître au pas­sage cer­taines véri­tés — sévères mais justes — qui dénotent un abais­se­ment du niveau de la conscience pro­fes­sion­nelle chez ceux qui pra­tiquent ou tolèrent, ou encou­ragent des pro­cé­dés tels que ceux qui nous sont signa­lés par notre adhé­rent.
Puissent un jour, nos col­la­bo­ra­teurs — dont plus d’un igno­rant conteste l’érudition par­fois très éten­due — jouir d’une influence suf­fi­sante et… bien­fai­sante, afin de rendre à la cor­po­ra­tion du Livre un lustre qui est bien près de dis­pa­raître.
M. B.2

Dans le der­nier numé­ro du Pro­fes­sion­nel du Livre, je vois un conseil don­né aux cor­rec­teurs : ne pas lais­ser pas­ser de bour­dons comme celui qui s’est pro­duit dans un jour­nal de Lille. Voi­là une excel­lente occa­sion de mon­trer aux dis­ciples de Guten­berg (j’étends le mot dis­ciple à tous les membres de la cor­po­ra­tion de l’imprimerie), l’erreur de ceux qui attri­buent aux cor­rec­teurs toutes les fautes du journal.

Si je prends ici la défense des cor­rec­teurs, c’est parce que moi-même j’en suis un (trente ans de métier dont quatre ans et quelques mois de jour­nal). Je crois être l’interprète de tous mes col­lègues : d’où l’emploi du mot nous et autres formes de la pre­mière per­sonne du plu­riel pour dési­gner l’ensemble des membres de la spécialité.

Des fautes “restées malgré nous”

Il n’entre nul­le­ment dans ma pen­sée de faire déchar­ger les cor­rec­teurs de toute res­pon­sa­bi­li­té en matière de coquilles, mas­tics3, etc., et de nous dire infaillibles : la pra­tique du métier nous a ins­truits et nous ins­truit encore, pour si anciens que nous soyons, et elle fait médi­ter aux orgueilleux — s’il y en a par­mi nous — la mésa­ven­ture de saint Pierre : « Avant que le coq chante… » Il se peut même qu’une mau­vaise écri­ture fasse mal lire nos cor­rec­tions. C’est à cha­cun de cher­cher à écrire lisi­ble­ment (sans tou­te­fois aller jusqu’à faire de l’épreuve une page d’écriture), de pra­ti­quer la retouche, si une infir­mi­té (névrite, goutte, rhu­ma­tisme…) s’oppose à une écri­ture lisible au pre­mier jet et de mettre les noms propres en lettres bâtons (c’est peut-être l’absence de cette pré­cau­tion, soit chez un rédac­teur, soit chez un cor­rec­teur, qui a ame­né un lino4 à com­po­ser MÉTRONG au lieu de MÉ-KONG5. Si, maigre ces pré­cau­tions, il arrive encore quelque mécompte, nous le met­trons dans le domaine de l’imprévisible.

Non moins loin de moi la pen­sée de nous recon­naître cou­pables de toutes les fautes qui passent dans les jour­naux. Il se peut que nous n’y soyons pour rien et même que ces fautes soient res­tées mal­gré nous. Je vais, à l’appui de mon dire, don­ner des exemples ; ne pou­vant pas en emprun­ter à des col­lègues et ne vou­lant pas en inven­ter, je cite­rai des cas per­son­nels, bien que, dit-on, ce soit malséant.

Je serai bref en ce qui tient à la failli­bi­li­té humaine, comme l’in-octavo raison6 (cor­rec­tion non exé­cu­tée) ou les bourses du tra­vail affolées à la C.G.T. (cor­rec­tion à moi­tié mar­quée, d’où affilées, mais non pas affiliées) ; c’était au temps où les jour­naux se com­po­saient encore en mobile7 (1907).

Bien plus récent (de la semaine der­nière) et aus­si en mobile (labeur8) : sur le bon à tirer, les hommes du Palais ; sur la tierce9 : les hommmes du palais. Com­ment s’est fait ce chan­ge­ment ? M’étant infor­mé, j’ai appris qu’entre le tirage des épreuves d’auteur et la mise des paquets dans le rang, il y avait eu une ligne mise en pâte10, l’auteur du dom­mage avait répa­ré celui-ci, d’où le double chan­ge­ment constaté.

Jusqu’ici je n’ai cité que des cas où la volon­té n’a eu aucune part ; elle a eu le prin­ci­pal rôle dans les exemples qui vont suivre.

Mauvaise volonté des typos

Si, à cause des fameuses « néces­si­tés de la mise en pages » ou pour d’autres rai­sons d’ordre maté­riel, il ne pou­vait être rete­nu qu’un seul des exemples ci-après, en voi­ci un auquel je tiens essen­tiel­le­ment, en rai­son du carac­tère odieux qu’il pré­sente ; il est typique et vaut, mora­le­ment, son pesant d’or, que dis-je, son pesant de radium.

Un cor­res­pon­dant de jour­nal raconte l’histoire d’un indi­vi­du qui a volé une jument à sa patronne qu’il mène à la foire. Cor­rec­tion : volé à sa patronne une jument… Le lino se plaint au prote11. Celui-ci dit de ne pas faire la cor­rec­tion, « parce qu’on n’a pas le temps de s’arrêter à des bêtises pareilles ». J’ignore si j’ai eu les hon­neurs du « parc aux huîtres » de Fan­ta­sio12, pour­tant, une « bêtise pareille » en aurait été bien digne.

Manchette (1930) de "Fantasio", périodique satirique (1906-1937, 1948). Son "Parc aux huîtres" recensait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.
Man­chette (1930) de Fan­ta­sio, pério­dique sati­rique (1906-1937, 1948). Son « Parc aux huîtres » recen­sait des perles parues dans la presse. Source : Gallica/BnF.

Connais­sez-vous le Lion de Bel­fort ? Si oui, vous com­pren­drez que j’aie pro­tes­té quand j’ai eu sous les yeux, comme copie, une cou­ver­ture de cahier où il était dit que le Lion est taillé dans le rocher qui porte le Châ­teau. Réponse : « Si le Lion est rouge, c’est qu’il n’a pas subi la patine du temps, au contraire du rocher qui est à décou­vert depuis des mil­liers d’années13. » J’apprécie l’humour, mais pas dans des cas sem­blables ; j’en dis autant de ce qu’on appelle la « sou­plesse com­mer­ciale14 » laquelle, me semble-t-il, se cache der­rière la réponse rap­por­tée ci-dessus.

Par­lons main­te­nant un peu de la marine.

« Mou­ve­ment de la flotte. — Ker­saint, par­ti de Nou­méa pour les Hébrides. » Réflé­chis­sez un peu et, comme moi, vous trou­ve­rez invrai­sem­blable que le gou­ver­ne­ment fran­çais fasse venir des anti­podes un navire de guerre pour l’envoyer au nord de l’Écosse, alors qu’il y avait à Brest, par exemple, ce qu’il fal­lait pour cela. Cor­rec­tion : les Nou­velles-Hébrides15. Quelle fatigue, pour le lino, d’avoir à refaire quatre ou cinq lignes ! Et aus­si quelle ruine pour la mai­son ! C’est pour­quoi le Ker­saint conti­nua… dans le jour­nal, d’exécuter cet ordre fantastique.

À qui le tour ? À un autre navire, qui allait sur l’estl — apos­trophe — est — de Bor­deaux au Séné­gal. Cor­rec­tion : non plus l’est, mais lest, les quatre lettres d’un seul tenant. Cette fois, le lino fit ce que n’avaient pas fait ceux dont il a été ques­tion pré­cé­dem­ment. Il me deman­da une expli­ca­tion que je lui don­nai immédiatement.

1o Défi­ni­tion du lest16 (un marin y aurait pro­ba­ble­ment trou­vé à redire) ;

2o Impro­prié­té du terme navi­guer sur tel point du com­pas ;

3o Erreur géo­gra­phique : même si l’expression était marine, elle ne pou­vait pas s’appliquer au navire en ques­tion, qui, une fois sor­ti de la Gironde, avait pris comme point de direc­tion le sud-ouest, jusqu’au tour­nant de la côte d’Espagne (cap Finis­terre), puis le sud.

Mon expli­ca­tion ne ser­vit à rien : la cor­rec­tion me fut refu­sée obs­ti­né­ment. Elle a été faite, mais ce fut par un autre lino.

Reve­nons à ce que, pour la faci­li­té de mon élo­cu­tion17, j’appellerai le cas de Lille. Je suis d’autant plus à mon aise pour en par­ler que je n’ai jamais mis les pieds dans le dépar­te­ment du Nord.

De deux choses l’une : ou Le Pro­fes­sion­nel a repro­duit le texte tron­qué avec sa jus­ti­fi­ca­tion et, sinon dans le même carac­tère, du moins avec la même force de corps, et alors je ne peux rien dire ; ou le texte du jour­nal et celui du Pro­fes­sion­nel ne vont pas ligne pour ligne, alors on peut envi­sa­ger la dis­po­si­tion sui­vante : le mot invi­ta­tion se serait trou­vé à la marge de droite, une ou plu­sieurs des lignes auraient dis­pa­ru et le texte aurait repris avec et aux dra­peaux à la marge de gauche. « Coïn­ci­dence fâcheuse et bien étrange », dira-t-on peut-être. Étrange, soit, mais invrai­sem­blable, non.

“Mettre en pages sans lecture”

Cette expli­ca­tion m’a été ins­pi­rée par le sou­ve­nir de la pre­mière fois où j’ai cor­ri­gé dans un jour­nal de nuit (rem­pla­ce­ment).

L’homme de bois18 m’a enle­vé plus d’une fois des épreuves non encore lues entiè­re­ment et même il en a pris sur la table d’autres qui n’ont ser­vi abso­lu­ment à rien, comme les pre­mières, d’ailleurs. Lui-même m’a don­né, quelques années plus tard l’explication de cette sin­gu­lière manière de tra­vailler : l’équipe des lino­ty­pistes avait, cette nuit-là, comme d’ordinaire, six hommes, mais l’un d’eux était hors d’état de tra­vailler ; pour comble de mal­heur, il sem­blait que tout fût détra­qué à la rédac­tion, la copie n’était pas envoyée dans l’ordre habi­tuel, d’où la néces­si­té de mettre en pages sans lec­ture. Rien ne me per­met de dire qu’il en a été de même dans le cas de Lille, mais le sou­ve­nir énon­cé ci-des­sus m’incite à ne pas juger le col­lègue lillois.

Deuxième hypo­thèse : il y avait un bour­don dans l’alinéa en ques­tion ; ce bour­don pou­vait être long ; pour ne pas gâcher son blanc (enten­dez par là sa marge), blanc qui pou­vait lui être fort utile par la suite pour d’autres cor­rec­tions, le cor­rec­teur aura sui­vi le conseil de la pru­dence : « Remet­tez à plus tard ce dont l’exécution immé­diate pré­sente des incon­vé­nients, des risques », autre­ment dit, il comp­tait copier plus tard sur l’épreuve le texte man­quant ; celle-ci lui a été enle­vée plus tôt qu’il ne l’avait pré­vu et le bour­don a été oublié.

“S’interdire tout jugement”

Je recon­nais bien volon­tiers com­bien est légi­time le mécon­ten­te­ment d’un auteur ou d’un client lorsqu’il voit un nom estro­pié, un faire-part de décès sans la date de l’enterrement ou… une invi­ta­tion muti­lée, comme dans le cas de Lille, mais je n’en tire­rai pas moins ma conclu­sion que voici :

Avant d’accuser qui que ce soit — cor­rec­teur ou non — d’un mas­tic, d’une coquille, d’une omis­sion ou, en géné­ral, d’un acci­dent typo­gra­phique quel­conque, il fau­drait avoir fait une enquête, avoir vu les preuves, c’est-à-dire l’épreuve et même les épreuves, et la copie, avoir inter­ro­gé ceux qui peuvent être mis en cause. Encore faut-il pou­voir le faire. Tant que cela n’a pas été fait, consta­ter, réta­blir le texte, si l’on peut, mais s’interdire tout juge­ment ; en ces matières on risque trop en pareilles cir­cons­tances de com­mettre un juge­ment téméraire.

Je m’excuse d’avoir été si long ; peut-être n’ai-je rien appris à mes col­lègues, puis­sé-je avoir ins­truit et fait réflé­chir ceux qui, ne connais­sant pas les choses de la cor­rec­tion, trouvent tout natu­rel de nous attri­buer toutes les fautes.

Si nos accu­sa­teurs fai­saient l’enquête dont j’ai par­lé, ils auraient peut-être de l’indulgence pour ceux qui ont sui­vi leur copie comme une machine de chair et d’os qui conduit une machine de métal (ceux-ci peuvent être des gens de bonne volon­té), mais ils [les accu­sa­teurs19], après avoir regret­té la « sou­plesse com­mer­ciale » (Lion de Bel­fort), tire­raient, comme je le fais, de sévères conclu­sions contre ceux qui ont fait montre de leur incom­pré­hen­sion (cas des Nou­velles-Hébrides) ou de leur mau­vaise foi (navi­ga­tion sur l’est) ou, comme le prote dans l’histoire de la jument, par­don, de la patronne menée à la foire, nous ont refu­sé l’appui d’une auto­ri­té qu’ils ont fait ser­vir à un acte de sabo­tage, pour une mépri­sable ques­tion d’argent ou de temps.

Letel­lier.

Le Pro­fes­sion­nel du livre (publié par la Fédé­ra­tion des syn­di­cats pro­fes­sion­nels des tra­vailleurs du livre-papier et des indus­tries poly­gra­phiques, CFTC), 11e année, no 65, juillet 1938, p. 4.


  1. Erreur de com­po­si­tion qui se tra­duit par l’o­mis­sion d’un mot ou d’un membre de phrase (TLF). ↩︎
  2. Mau­rice Bou­la­doux, syn­di­ca­liste fran­çais, secré­taire géné­ral de 1948 à 1953, puis pré­sident de 1953 à 1961 de la CFTC (Wiki­pé­dia). ↩︎
  3. Inver­sion de lignes, de mots ou de carac­tères dans une com­po­si­tion typo­gra­phique (TLF). ↩︎
  4. Apo­cope de lino­ty­piste, ouvrier typo­graphe opé­rant sur une machine à com­po­ser Lino­type. ↩︎
  5. Aujourd’­hui, Mékong, fleuve d’A­sie du Sud-Est. ↩︎
  6. Il fal­lait lire l’in-octa­vo rai­sin, deux termes pré­ci­sant le for­mat d’im­pres­sion. ↩︎
  7. En carac­tères mobiles, avant l’ar­ri­vée des machines à com­po­ser. ↩︎
  8. L’im­pri­me­rie de labeur pro­duit des ouvrages (livres, annuaires, etc.) néces­si­tant des moyens de pro­duc­tion impor­tants et s’op­pose à l’im­pri­me­rie de presse. ↩︎
  9. Der­nière épreuve, ser­vant à véri­fier que les der­nières cor­rec­tions deman­dées (sur le bon à tirer) ont bien été appli­quées, sans pro­vo­quer d’er­reur nou­velle. ↩︎
  10. Les carac­tères for­mant la ligne sont tom­bés ; il a fal­lu la com­po­ser de nou­veau. ↩︎
  11. Chef d’a­te­lier. ↩︎
  12. Fan­ta­sio, sous-titré « Maga­zine gai », est un pério­dique sati­rique illus­tré bimen­suel fran­çais publié par Félix Juven, de 1906 à 1937, puis en 1948, en lien avec le jour­nal Le Rire (Wiki­pé­dia). « Parc aux huîtres » était une rubrique rele­vant des perles dans la presse.  ↩︎
  13. Cette sculp­ture « est consti­tuée de blocs de grès rose de Pérouse (type de grès rouge des Vosges […]), sculp­tés indi­vi­duel­le­ment, puis dépla­cés sur une ter­rasse ver­doyante et ados­sée à la paroi cal­caire grise de la falaise sous le châ­teau de Bel­fort, cita­delle édi­fiée par Vau­ban puis rema­niée par le géné­ral Haxo, pour y être assem­blés » (Wiki­pé­dia). ↩︎
  14. Peut-être une allu­sion au fait que, pour l’im­pri­meur, le client est roi. ↩︎
  15. Aujourd’­hui, le Vanua­tu, archi­pel au nord-nord-est de la Nou­velle-Calé­do­nie. ↩︎
  16. Corps pesant char­gé dans la par­tie basse de la cale, ou fixé au plus bas de la quille d’un bâti­ment pour en assu­rer la sta­bi­li­té. Et donc aller sur lest, sans char­ge­ment, à vide (TLF).  ↩︎
  17. Au sens de la rhé­to­rique (elo­cu­tio) : art de trou­ver des mots qui mettent en valeur les argu­ments. ↩︎
  18. Dési­gna­tion iro­nique d’un ouvrier char­gé des fonc­tions (dis­tri­bu­tion, cor­ri­geage) auprès d’un met­teur en pages (d’a­près Bout­my). ↩︎
  19. Inter­ven­tion d’o­ri­gine. ↩︎

Marcel Moreau (1933-2020), écrivain et correcteur de presse

Portrait de Marcel Moreau
Mar­cel Moreau. Source : RTBF.

Écri­vain1 fran­çais d’o­ri­gine belge, Mar­cel Moreau (1933-20202) fut cor­rec­teur pen­dant trente-cinq ans3. Orphe­lin de père à 15 ans, il tra­vaille d’abord comme ouvrier dans une robi­net­te­rie, puis est recru­té comme aide-comp­table au jour­nal Le Peuple. En 1955, il répond à une annonce : on cherche un cor­rec­teur. « Je ne savais pas très bien ce que cela vou­lait dire. J’en savais assez cepen­dant pour rêver à un monde déli­vré des nombres, à un royaume de mots4. » Il entre ain­si dans le cas­se­tin5 du Soir, à Bruxelles.

C’est pour lui une pénible expé­rience (poin­tage, contrôle, chef médiocre…), dont il se « puri­fie » par l’écriture : il rentre, le soir, « l’œil brouillé par une somme inhu­maine de lec­ture », « ayant tri­tu­ré toute la jour­née et jusqu’à la nau­sée l’infra-vocabulaire », pour « un salaire ridi­cu­le­ment bas ». 

En 1962 paraît Quintes, son pre­mier roman, qui « met en scène un employé d’imprimerie cher­chant à rompre avec la médio­cri­té de sa vie6 ». Grâce à cette « fic­tion aux réso­nances kaf­kaïennes [… il] fait une entrée remar­quée dans le monde lit­té­raire7 ». 

Couverture du livre "Incandescences" de Marcel Moreau (Bruxelles, Labor, 1984), regroupant "Égobiographie tordue" (ou "L'Ivre livre", 1973) et des extraits de "Quintes" (1962).
Cou­ver­ture du livre Incan­des­cences de Mar­cel Moreau (Bruxelles, Labor, 1984), regrou­pant Égo­bio­gra­phie tor­due (ou L’Ivre livre, 1973) et des extraits de Quintes (1962). Toutes les cita­tions du pré­sent article en sont extraites.

En 1968, il s’installe à Paris avec femme et enfants, et tra­vaille aux édi­tions Alpha (9, rue Chau­chat8), puis au Pari­sien libé­ré et, enfin, au Figa­ro9. Sa vie change alors. Il prend goût au métier de cor­rec­teur — « En dépit des purismes décou­ra­gés et des laxismes enten­dus, ce métier tel que je l’exerce en ce moment reste à mes yeux l’un des plus beaux qui soient » —, tout en conti­nuant à écrire, avant et après sa jour­née de tra­vail10.

“Cette peuplade sans race”

Dans son Égo­bio­gra­phie tor­due (1984, rééd. de L’Ivre livre, 1973), Moreau consacre des pages élo­gieuses aux cor­rec­teurs de presse et aux ouvriers du livre. Comme d’autres avant lui (notam­ment, Bout­my, 1866, et Décembre-Alon­nier, 1864), il rap­pelle que les cor­rec­teurs sont une « peu­plade sans race » et des « être[s] hybride[s], […] mi-ouvrier[s] mi-intellectuel[s] » :

[…] contrai­re­ment aux linos et aux typos qui ont en com­mun d’être pas­sés par la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, les cor­rec­teurs semblent venir de par­tout et de nulle part. Ils me font l’ef­fet d’im­mi­grés ayant aban­don­né une terre appe­lée spé­cia­li­sa­tion pour cher­cher l’a­ven­ture dans une contrée appe­lée cor­rec­tion. On trouve par­mi eux d’an­ciens avo­cats, d’ex-pro­fes­seurs ou artistes, des marins, des avia­teurs, des curés défro­qués, des mar­chands de beurre, des saxo­pho­nistes, des rimailleurs, et je ne jure­rais même pas qu’il n’y ait par­mi nous au moins une pros­ti­tuée en puis­sance ou repen­tie, un ex-voleur de grands che­mins bla­sé par les années de prison. 

Outre la varié­té des par­cours, il s’émerveille aus­si du mélange des posi­tions poli­tiques de ses collègues : 

Poli­ti­que­ment, le registre confine à la pétau­dière. Com­mu­nistes, trots­kistes, maoïstes, anar­chistes [c’est à ces der­niers qu’il s’ac­corde le mieux] dansent un sab­bat théo­rique autour d’une poi­gnée d’o­li­brius dépo­li­ti­sés aux­quels se mêlent les obs­curs effec­tifs du fas­cisme nostalgique.

Les échanges entre eux peuvent être vifs, mais l’hu­mour fait oublier les dissensions :

C’est ici que l’on apprend à blas­phé­mer, à voci­fé­rer, à rire de tout et de rien comme si, fina­le­ment, nous en savions plus long que n’im­porte qui sur la déri­sion qui passe. L’hu­mour se fait alors en toute inno­cence média­teur pour un conflit fugace. Autour d’un calem­bour les éner­gies un ins­tant contra­riées se refont une cohé­sion de quelques heures.

Les cor­rec­teurs de presse, par « leur contact per­ma­nent avec la nou­velle […], savent com­ment cet évé­ne­ment est fabri­qué, modi­fié, fal­si­fié même » :

Je res­pire le mot dans sa fraî­cheur encrée au moment même où j’en décèle toutes les usures. Ses malices jour­na­lis­tiques, les tours de passe-passe aux­quels il se prête n’ont plus de secrets pour nous. À notre manière, nous savons fêter sa promp­ti­tude au mirage, sa plas­ti­ci­té toute per­verse. C’est un clown dont notre rôle consiste à faire chaque jour la toi­lette avant la repré­sen­ta­tion. Mais ce n’est que nous qu’il fait rire.

Un cas­se­tin, en fin de compte, c’est un uni­vers unique et attachant :

Les cor­rec­teurs ne sont pas un remède au scep­ti­cisme phi­lo­so­phique. Sur leurs tré­teaux, ils déroulent l’in­va­riable spec­tacle des tra­vers humains. Mais la diver­si­té de leurs ori­gines, à quoi s’a­joute sinon un cer­tain sens de la liber­té du moins une ten­sion per­ma­nente vers elle, tout cela concourt sou­vent à don­ner à l’en­droit où ils se trouvent une qua­li­té d’at­mo­sphère incon­ce­vable ailleurs. […] C’est une engeance dont je ne suis pas encore lassé […].

“Courte expérience anarchique”

Julie ou la dis­so­lu­tion (1971), roman le plus connu de Mar­cel Moreau, « dépeint l’arrivée d’une nou­velle dac­ty­lo, Julie Mal­chair, dans la rédac­tion d’une revue scien­ti­fique. Elle entre ain­si dans le quo­ti­dien d’un cor­rec­teur et de ses col­lègues et les conduit à se libé­rer des habi­tudes et des règles que la vie sociale leur impose. Le recours au vin et à la drogue conduit à des fes­tins déca­dents dans le bureau […]11 ».

D’après le témoi­gnage de l’au­teur, c’est lui-même qui, semble-t-il, se cache der­rière le per­son­nage de Julie Mal­chair. En effet, dans une mai­son d’édition (Alpha ?), en l’absence du chef de ser­vice, qu’il rem­pla­çait contre son gré, il « introduisi[t] sans ver­gogne les fac­teurs de liba­tions ». Il pen­sait, pré­tend-il, qu’« encourage[r] le rire, l’ivresse, le spec­tacle » ne nui­rait pas à l’exé­cu­tion des tâches. Cette « courte expé­rience anar­chique », quoique « réus­sie sur le plan ludique, tour­na […] à la décon­fi­ture » : « La fête se fit, mais sans le tra­vail. » Il en garde cepen­dant « un sou­ve­nir exquis ».

La vie du cas­se­tin devait être joyeuse avec « ce fou de Mar­cel » à ses côtés.


  1. « Consi­dé­ré comme un écri­vain mar­gi­nal, au style ver­bal fort sin­gu­lier – véhé­ment et orga­nique, tein­té de lyrisme et d’envolées paroxys­tiques, tout à la fois cares­sant et bous­cu­lant –, il est l’auteur d’une œuvre ample et foi­son­nante, fon­ciè­re­ment char­nelle » (Espace Nord, 4e de cou­ver­ture de Julie ou la dis­so­lu­tion, 2021). ↩︎
  2. Vic­time du Covid-19 dans l’Eh­pad de Bobi­gny (Seine-Saint-Denis) où il rési­dait depuis deux ans. ↩︎
  3. Il figure à ce titre dans mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices. ↩︎
  4. Toutes les cita­tions de cet article sont tirées du livre de Mar­cel Moreau Incan­des­cences (Bruxelles, Labor, 1984 ; rééd. Espace Nord, 2001). Il regroupe Égo­bio­gra­phie tor­due, réédi­tion de L’Ivre livre (1973), et des extraits de Quintes (1962). Cathe­rine Magnin, pré­si­dente de l’Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie (ARCI), m’en a gen­ti­ment trans­mis les pages per­ti­nentes pour mes tra­vaux (p. 115 à 135). Qu’elle en soit ici remer­ciée. ↩︎
  5. Terme de jar­gon pour le bureau des cor­rec­teurs. ↩︎
  6. Selon Objec­tif plumes, por­tail des lit­té­ra­tures belges. ↩︎
  7. Pau­line Petit, « Mort de Mar­cel Moreau, pos­sé­dé du verbe », France Culture, 5 avril 2020. ↩︎
  8. Témoi­gnage de Fran­çoise Lach­ka­reff, rap­por­té par Langue sauce piquante (« Ce fou de Mar­cel s’en est allé », 12 avril 2020) : « Au pre­mier étage, la rédac­tion et le secré­ta­riat de fabri­ca­tion, et au deuxième, dans une sou­pente, le “petit monde à part des cor­rec­teurs” — dont Mar­cel […]. Le chef cor­rec­teur, c’était Eugène Simon­gio­van­ni, le “très méti­cu­leux”. Mar­cel, Fran­çoise en parle comme de “l’ami de la langue”. Elle se sou­vient comme si c’était avant-hier de ses doigts jau­nis, de sa barbe pleine de brins de tabac, de son “amour très mar­qué pour les dames”, et de ses sor­ties dans l’après-midi pour aller ravi­tailler l’équipe en jaja. Ça non, Mar­cel ne buvait pas en Suisse, il y en avait pour tout le monde, “c’était un pousse-au-crime !”. » ↩︎
  9. Témoi­gnage de Thier­ry Por­ré, recueilli par Langue sauce piquante (ibid.) : « L’atelier se trou­vait ave­nue Mati­gnon, à deux pas de l’hôtel par­ti­cu­lier […] où logeait à l’époque le jour­nal ; à l’étage, les clients venaient pas­ser leurs annonces, et… à la cave, elles étaient cor­ri­gées. […] “Je fus bien sur­pris de voir quelqu’un comme lui s’activer comme un diable pla­cide ! Que fai­sait un écri­vain de son enver­gure dans un cas­se­tin où il était plus impor­tant de véri­fier les numé­ros de télé­phone des petites annonces immo­bi­lières que d’exceller dans les accords de par­ti­cipes ?” se deman­dait Thier­ry. “Mar­cel pré­fé­rait les ser­vices du matin, la fra­ter­ni­té avec les typos, sans oublier les liba­tions !” Et puis les PA, la pub’, les annonces de mariages, de fian­çailles, d’enterrement…, tout cela lais­sait l’esprit “plus tran­quille”. » ↩︎
  10. « L’écriture […] l’engage corps et âme. Il s’y adonne sans relâche, dès cinq heures du matin et sitôt finie sa jour­née de tra­vail. » Macha Séry, « L’écrivain belge Mar­cel Moreau est mort », Le Monde, 6 avril 2020. ↩︎
  11. Résu­mé par la RTBF. Voir aus­si Romans récents avec un per­son­nage de cor­rec­teur (2). ↩︎

Le Zwiebelfisch, une coquille d’un genre particulier

Ma consœur Bri­gitte Meyer m’a signa­lé l’exis­tence d’un terme inté­res­sant du voca­bu­laire typo­gra­phique alle­mand : Zwie­bel­fisch (nom mas­cu­lin). Ce mot, m’a-t-elle expli­qué, a été remis en vedette grâce à une chro­nique du même nom (2003-2012) dans le Spie­gel Online, où Bas­tian Sick, cor­rec­teur, tra­duc­teur et jour­na­liste, trai­tait des dif­fi­cul­tés de la langue alle­mande. Les six recueils de ces articles1 ont été des suc­cès de librai­rie (Sick est donc le Muriel Gil­bert local).

Dans le monde de l’im­pri­me­rie, Zwie­bel­fisch désigne une lettre à l’in­té­rieur d’un mot qui a été com­po­sée dans une autre police de carac­tères (pho­to ci-des­sous) ou un autre style d’é­cri­ture, par exemple un e gras dans un mot com­po­sé en épais­seur nor­male. Il s’a­git donc d’une coquille d’un genre par­ti­cu­lier. (Résul­tat d’une erreur de dis­tri­bu­tion, la coquille est, au sens strict, « une lettre à la place d’une autre, pro­ve­nant d’un cas­se­tin voi­sin, ou la même lettre mais appar­te­nant à une autre fonte ».)

Trois Zwie­bel­fische sou­li­gnés par l’im­pri­meur Mar­tin Z. Schrö­der sur son blog.

À l’é­poque du plomb, en fran­çais, on par­lait aus­si de lettre « d’un autre œil », c’est-à-dire, par rap­port à la fonte uti­li­sée dans l’épreuve, d’une lettre plus grosse ou plus petite, plus grasse ou plus maigre (voir Qu’est-ce que l’œil d’une lettre ?), mais il ne s’a­gis­sait pas spé­ci­fi­que­ment d’une dif­fé­rence de police d’é­cri­ture. Je ne connais pas de mot fran­çais propre à ce cas.

Dans la langue alle­mande cou­rante, Zwie­bel­fisch (« pois­son-oignon ») est un syno­nyme de Uke­lei, l’é­qui­valent de notre ablette, qui se mange en fri­ture. C’est sans doute sa faible valeur (celle de l’oi­gnon) qui lui a valu de ser­vir de nom pour un défaut de typo­gra­phie. On appe­lait même Zwie­bel­fi­sch­bude (« baraque de pois­sons-oignons ») un ate­lier de typo­gra­phie qui com­met­tait beau­coup d’erreurs.

Fri­ture d’a­blettes. © Comu­gne­ro Silvana/Fotolia.

Bien avant la chro­nique du Spie­gel Online, le mot a été employé comme titre d’une revue consa­crée à la typo­gra­phie, à l’art du livre et à la lit­té­ra­ture, qui a paru de 1909 à 1934, puis briè­ve­ment entre 1946 et 1948.

Der Zwie­bel­fisch, revue de typo­gra­phie et d’art du livre, cou­ver­ture de 1909. Source : Wiki­pé­dia.

Aujourd’­hui, le nom Zwie­bel­fisch est celui d’une petite mai­son d’é­di­tion à Ber­lin, d’un maga­zine de la Freie Hoch­schule für Gra­fik-Desi­gn, à Fri­bourg, et d’un bar de Char­lot­ten­burg, à Ber­lin, qui existe depuis plus de trente ans. On le séri­gra­phie même sur des vête­ments pour homme.


  1. Sous le titre géné­ral Der Dativ ist dem Geni­tiv sein Tod. ↩︎