C’est l’histoire d’un demi-échec ou, du moins, d’une recherche inaboutie. Elle me donne l’occasion de vous montrer comment je travaille.
Un matin de cette semaine, profitant de mes vacances — bien méritées, dirais-je — pour relancer les recherches, je tombe sur une Physiologie1 de l’imprimeur (éd. Desloges, 1842) comportant le mot correcteur, signée de Constant Moisand (1822-1871). L’auteur n’a donc que 19 ou 20 ans quand il publie ce livre.
Page 37, on y lit ceci :
Vous arrivez les poches pleines d’épreuves ; vous remettez votre copie au correcteur qui entonne de sa grosse voix le derlindindin, et tous les singes2 répètent en cœur [sic] le derlindindin ; ce qui veut dire que celui qui a composé la copie que l’auteur vient de remettre a fait une infinité de bourdons, doublons, coquilles, etc.
Rien d’autre sur le sujet de mon blog.
Mais… « le derlindindin », voilà de quoi occuper ma matinée ! Qu’est-ce donc ? Cherchons.
Un bruit de clochette
Derlin dindin est une variante de drelin dindin (ou din din), l’aîné de notre drelin, drelin, onomatopée imitant une clochette ou une sonnette. Le chansonnier Béranger (1780-1847) a écrit : « Pauvres fous, battons la campagne / Que nos grelots tintent soudain / Comme les beaux mulets d’Espagne / Nous marchons tous drelin dindin » (Couplet) — Littré.
On trouve notre derlin din din dans un vaudeville3 d’Eugène Labiche (1815-1888), Les Prétendus de Gimblette (1850) :
Sembett : No ! un son de cloche… Comment ils faisaient les cloches ?
[…]
Barnabé : Elles font derlin, der din, din din.
Nous apprenons déjà quelque chose.
Mais notre correcteur — appelons-le Jules — imite-t-il « de sa grosse voix » une clochette ? Et les compositeurs répètent-ils en chœur la même clochette ? Je n’y crois pas trop.
Chanson à succès
Je penche plutôt pour un air à la mode. Au xixe siècle comme aujourd’hui, il y a des airs à succès, qu’on entend au café-concert ou au théâtre. Certains reçoivent même de nouvelles paroles, pour un évènement festif. Ainsi, deux chansons que j’ai trouvées sur Gallica : Le Correcteur d’imprimerie (non datée, mais peut-être entre 1803 et 1848), d’un certain Chollet, est à chanter sur l’air de La Treille de sincérité, écrite par Désaugiers (1772-1827), et Les Correcteurs en goguette à Charenton (1822) colle à l’air du vaudeville en un acte Lantara, ou le Peintre au cabaret (créé en 1809), « À jeun je suis trop philosophe ».
Je tombe alors sur Derlin dindin, un quadrille. Oh joie ! D’autant que le sous-titre de cette danse est « Asseyez-vous dessus », ce que j’imagine déjà faire la joie de Jules et de ses facétieux collègues… Malheureusement, Arban (1825-1889), compositeur de danses et chef d’orchestre populaire, officiait au bal Le Casino, dit Casino-Cadet, « construit en 1859 [et] renommé pour la légèreté de ses danseuses » (Wikipédia), et 1859 est aussi la date de la partition.
Au passage, je décèle une bizarrerie : la page de titre de la partition précise « sur des motifs de Kriesel ». Or, si Kriesel (dont les dates de naissance et de mort nous sont inconnues) a bien écrit Asseyez-vous d’ssus !, « cantilène comique, sur des paroles de MM. Jules de [sic] Renard [1813-18774] et Amédée de Jallais [1825-1909] », la partition a été imprimée chez Bollot en 1861… soit deux ans après le quadrille qui s’en est inspiré ! Je vous laisse ce mystère à résoudre.
Asseyez-vous d’ssus serait une fantaisie sur l’expérience de l’omnibus, d’après un récent livre anglais sur le sujet (Elizabeth Amann, The Omnibus : A Cultural History of Urban Transportation, Springer Nature, 2023, p. 107), ce que semble confirmer la gravure illustrant la partition.
Déçu, je remets les gaz à mes moteurs (de recherche)… et finis par trouver, dans le Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (ouf !), Derlindindin, vaudeville en un acte de René Perin (1774-1829), édité par Jean-Nicolas Barba (1769-1846). Date inconnue, sauf que le catalogue s’arrête à 1859, mais de toute façon antérieure à la mort de Barba. Là, ça collerait.
Frustration de chercheur
Le quadrille abandonné, reste donc ce vaudeville, dont je ne sais rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui aurait disparu.
Ah, je le voyais bien, pourtant, notre Jules, aller oublier, le dimanche, au Casino-Cadet, qu’il bosse douze heures par jour, du lundi au samedi (sauf quand il « fait le lundi »), guincher sur Derlin dindin, le quadrille à la mode, et, de retour au turbin, s’en servir comme signe de complicité avec les « singes ».
Malheureusement, les dates sont impitoyables.
- « Le terme physiologie a aussi été utilisé au xixe siècle par les écrivains réalistes pour qualifier de petites études de mœurs de personnage typiques comme les concierges, les curés de campagne, le bagnard ou la femme de trente ans dont certains sont regroupés dans l’ouvrage Les Français peints par eux-mêmes. Balzac a publié Physiologie du mariage en 1829. » — Wikipédia. En ce qui nous concerne, nous avons la Physiologie du correcteur, de A.-T. Breton, 1843. Voir extraits dans De savoureux portraits de correcteurs et Les erreurs de typographie dues au correcteur, 1886.
- « Ouvrier typographe. Ce mot, qui n’est plus guère usité aujourd’hui et qui a été remplacé par l’appellation de typo, vient des mouvements que fait le typographe en travaillant, mouvements comparables à ceux du singe. » — Boutmy.
- « C’était, à l’origine, un genre de composition dramatique ou de poésie légère, généralement une comédie, entrecoupée de chansons ou de ballets » — Wikipédia.
- À ne pas confondre avec l’auteur de Poil de carotte.