Tombant sur cet accord de l’adjectif banal sous la plume de Marcel Cressot (Le Style et ses techniques, PUF, 1947, accord maintenu dans l’édition « mise à jour » par Laurence James en 1983, p. 16), je repense à ce jour où, ayant un instant hésité dans une conversation entre banals et banaux, je m’étais fait taquiner par un ami. Avais-je tout à fait tort ?
Concernant le sens figuré1, « Qui est extrêmement commun, sans originalité », je lis dans Le Grand Robert : « Plur. : banals ; exceptionnellement,banaux. » Pluriel exceptionnel mais pas fautif, apparemment.
Chez Hanse et Blampain, je lis aussi : « […] au sens figuré, courant, il fait généralement banals ; des compliments banals. Mais banaux se répand [en 2012, date de leur ouvrage ? Affirmation étonnante] ; beaucoup hésitent à employer le pluriel. »
Poursuivons notre recherche sur le site de l’Académie2…
L’adjectif final fait ordinairement finals au masculin pluriel, mais on rencontre aussi finaux, notamment en linguistique et en économie. On observe le même phénomène avec banal, dont le masculin pluriel, ordinairement banals (des compliments banals), est banaux quand cet adjectif appartient au vocabulaire de la féodalité et qualifie ce qui était mis à la disposition de tous moyennant le paiement d’une redevance au seigneur (des moulins banaux). Cette distinction n’a pas toujours été respectée : Marcel Cohen en témoigne, dans ses Regards sur la langue française, quand il signale que, en juin 1904 en Sorbonne, Émile Faguet employait la locution des mots banaux tandis que Ferdinand Brunot, dans une salle voisine, disait des mots banals… On s’efforcera tout de même, un siècle plus tard, d’essayer de l’appliquer.
Enfin, chez Grevisse (§ 553), je trouve :
L’usage présente des hésitations pour certains adjectifs. Banal, comme terme de féodalité, fait au masculin pluriel banaux : Fours, moulins banaux. — Quand il signifie « sans originalité », il fait banals ou, un peu moins souvent, banaux. […] Ex. de banaux « sans originalité » : Un des banaux accidents (Jammes, M. le curé d’Ozeron, p. 218). — Quelques mots banaux (R. Rolland, Journal, dans les Nouvelles litt., 6 déc. 1945). — Nous sommes une mosaïque originale d’éléments banaux (J. Rostand, Pens. d’un biol., p. 11). — Les rapports entre chefs et subordonnés, dans cette unité, ne sont pas banaux (Lacouture, A. Malraux, p. 300) [et d’autres, dont mon « Cressot » du début, seulement mentionnés dans la marge].
Le graphique Ngram Viewer que fournit le site La Langue française3 me fournit une explication de mon hésitation :
La même recherche dans la presse française avec Gallicagram donne un résultat approchant :
Le pluriel banaux a prédominé à l’écrit jusqu’aux années 1970 (et ce n’est pas le sens propre, lié à la féodalité, qui peut l’expliquer). Or je lis beaucoup de romanciers du xixe siècle. Tout s’éclaire.
Je réunis ici trois hommages publiés dans les journaux par des gens qui connaissent bien la valeur des relecteurs professionnels, puisque leurs écrits passent sous ces yeux attentifs. On trouvera d’autres hommages dans ma page Actualité du métier.
L’hommage d’Alexandre Vialatte aux correcteurs – « des hommes pâles avec de gros crayons qu’on rencontre dans les imprimeries » – est relativement connu. Dans une de ses chroniques à La Montagne, il écrit en 1962 :
Les correcteurs. On fait une faute, ils la corrigent ; on la maintient, ils la recorrigent ; on l’exige, ils la refusent ; on se bat au téléphone, on remue des bibliothèques, on s’aperçoit qu’ils ont raison. Mieux vaut abandonner tout de suite. […]
Mais Vialatte est un farceur, et il poursuit :
Ils savent au point qu’ils peuvent corriger les yeux fermés. Il y en a un, chez Plon, m’a-t-on dit, qui est aveugle. C’est le plus rapide. Quelquefois même, pour partir plus vite, il fait les corrections d’avance […]4.
En 1997, Pierre Georges, rédacteur en chef du Monde, à propos d’une coquille laissée dans une chronique traitant du bac philo, dédouanait les correcteurs, qui « ne sauraient corriger que ce qui leur est soumis dans les temps ».
[…] Et les correcteurs, direz-vous ? Les correcteurs n’y sont pour rien. Les correcteurs sont des amis très chers. Une estimable corporation que la bande à Colignon6 ! Une admirable entreprise de sauvetage en mer. Toujours prête à sortir par gros temps, à voguer sur des accords démontés, des accents déchaînés, des ponctuations fantaisistes. Jamais un mot plus haut que l’autre, les correcteurs. Ils connaissent leur monde, leur Monde même. Ils savent, dans le secret de la correction, combien nous osons fauter, et avec quelle constance. Si les correcteurs pouvaient parler ! Heureusement, ils ont fait, une fois pour toutes, vœu de silence, nos trappistes du dictionnaire. Pas leur genre de moquer la clientèle, d’accabler le pécheur, de déprimer l’abonné à la correction. Un correcteur corrige comme il rit, in petto. Il fait son office sans ameuter la galerie. Avec discrétion, soin, scrupules, diligence. Ah ! Comme il faut aimer les correcteurs, et trices d’ailleurs. Comme il faut les ménager, les câliner, les courtiser, les célébrer avant que de livrer notre copie et notre réputation à leur science de l’autopsie. Parfois, au marbre, devant les cas d’école, cela devient beau comme un Rembrandt, la Leçon7 de correction8 !
Enfin, Bernard Pivot, à l’occasion de la sortie du livre de Muriel Gilbert Au bonheur des fautes9, consacré au métier de correcteur (elle-même a choisi d’employer le masculin), payait un tribut de reconnaissance à celles qui veillent en secret.
C’est grâce à elle [Muriel Gilbert] et à ses semblables, correctrices de presse et correctrices de maison d’édition, que les journalistes et écrivains paraissent avoir tous une excellente maîtrise du français. Ma reconnaissance à leur égard est immense. Que ce soit au Journal du Dimanche ou chez mes éditeurs, en particulier Albin Michel, que de petites fautes ou de méchantes âneries elles ont su expurger de ma prose ! Je ne sais pas tout, je ne vois pas tout. Elles non plus. Muriel Gilbert reconnaît modestement qu’il peut lui arriver de passer à côté d’une bourde. […] Les correcteurs, c’est leur métier, c’est leur talent, voient ce qui nous échappe par manque d’attention ou absence de doute, par manque aussi de temps pour les articles de dernière heure. S’ils n’étaient pas tenus par une sorte de secret professionnel, s’ils publiaient un palmarès nominatif des erreurs les plus grossières relevées dans les copies et les manuscrits, que de réputations mises à mal10 !
Le talentueux et non moins sympathique Jean Teulé vient, hélas, de nous quitter prématurément. Cette triste actualité est venue me rappeler que, peu de temps après sa publication, j’avais ébauché un article inspiré d’un de ses derniers livres, Crénom, Baudelaire ! (2020), où il raconte la vie du plus célèbre de nos dandys. Personnalité insupportable, le poète l’était aussi par ses exigences infinies à l’égard de son éditeur parisien, Auguste Poulet-Malassis, un des grands éditeurs du xixe siècle, dont l’imprimerie se trouvait à Alençon, dans l’Orne.
La Bibliothèque nationale a gardé trace des épreuves des Fleurs du mal corrigées par Baudelaire11 – le manuscrit original, lui, n’a jamais été retrouvé. Jean Teulé s’en amuse dans les chapitres 41 à 56 (de la livraison du dernier poème composant le recueil jusqu’à la signature du bon à tirer). Les deux typographes commis à la composition de ses vers, qu’il prénomme Lucienne et Denis, n’en peuvent plus de reprendre indéfiniment leurs formes – et de se faire « engueuler ».
Ainsi, dans « La Fontaine de sang », Baudelaire se plaint qu’on ait composé capiteux au lieu de captieux. Denis reconnaît son erreur, mais admet moins bien le ton employé : « Oui, bon, mais il y a la façon de le dire ! Il raye le mot qui ne convient pas, il écrit le bon dans la marge, et puis ça va, j’ai compris. Il n’est pas obligé de m’en coller une tartine et de saloper le haut de la feuille avec des gribouillis. Lucienne, j’ai l’impression qu’il va nous faire chier, celui-là… » (p. 234-235)
De plus en plus excédés, voire au bord de l’épuisement, les deux typographes le mentionnent comme « ce gars-là » ou « l’Autre ». Lucienne fulmine : « J’ignore si c’est la berlue qu’il a ou autre chose mais moi, de ce taré, je n’en peux plus, Denis ! Ça fait vingt-trois fois qu’il me renvoie cette page et il y a toujours quelque chose à modifier ! Je vais le faire savoir aux deux éditeurs12. En plus du journal local, la composition et l’impression des formulaires de la préfecture nous suffisaient bien… Pourquoi on s’embête avec ça ?! » (p. 263)
En effet, comme le raconte Claude Pichois13, spécialiste du poète, « De février à juin [1857], ce fut un constant échange de placards, d’épreuves, de lettres, de marges d’épreuves contenant des questions comme des imprécations. Rarement, imprimeur fut plus maltraité par un auteur et il ne fallait pas moins que l’amitié mêlée d’admiration que Malassis portait à Baudelaire pour que n’intervînt pas la rupture. »
“Un Sisyphe de l’écriture”
En 2015, les Éditions des Saints-Pères ont publié un fac-similé des précieuses épreuves annotées, illustré par treize dessins inédits d’Auguste Rodin.
« Dans ce document manuscrit inédit, annonce le site des Saints-Pères, Baudelaire apparaît comme un Sisyphe de l’écriture, abandonnant douloureusement l’œuvre de sa vie et cherchant, dans les incessants remaniements de son texte, une forme de perfection esthétique. Des notes à l’attention de son éditeur alertent le lecteur sur le type de relations – teintées d’agacement ! – qui unissaient Baudelaire à Poulet-Malassis. Le poète, déçu par le copiste ayant recopié ses brouillons au propre mais avec des erreurs, devait être encore plus vigilant que de coutume…
« Avant de donner son “bon à tirer” définitif, Baudelaire retravaille plusieurs fois son recueil. Il remanie plusieurs fois l’architecture générale – les poèmes ne sont pas dans l’ordre chronologique de leur écriture. Il rectifie, se reprend, rature, sollicite l’avis de son éditeur jusqu’à l’épuisement. Celui-ci finit d’ailleurs par se convaincre que le recueil ne paraîtra jamais, tant Baudelaire peine à terminer ses corrections. »
Sur la page de garde, Poulet-Malassis (que son ami poète appelle « Coco mal perché ») se plaint : « Mon cher Baudelaire, voilà 2 mois que nous sommes sur les Fleurs du mal pour en avoir imprimé cinq feuilles. »
« On découvre un Baudelaire tatillon, défenseur de la virgule, de l’accent aigu plutôt que de l’accent grave, de l’usage ou non de l’accent circonflexe. Dans la marge de “Bénédiction”, un des premiers poèmes du recueil, Baudelaire s’interroge ainsi sur le mot blasphême tel qu’il est imprimé sur l’épreuve à corriger. “Blasphême ou blasphème ? gare aux orthographes modernes !” met-il en garde » (Livres Hebdo14).
« Chariot / charriot ? » Autre hésitation graphique de Baudelaire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 235.
“Les correcteurs qui font défaut”
« Poulet-Malassis avait une chance, explique Claude Pichois : Baudelaire ne pouvait pas se rendre à Alençon, retenu qu’il était à Paris par la publication des Aventures d’Arthur Gordon Pym dans Le Moniteur universel du 25 février jusqu’au 18 avril 1857 ; or ce récit maritime et fantastique de Poe donne beaucoup de “tintouin” au traducteur. Sinon, il ne se serait pas privé d’intervenir à l’imprimerie même dans la composition, liberté ou licence parfois accordée à l’auteur puisque la composition était manuelle. »
« Grande attention pour ces corrections », note de Baudelaire dans les épreuves des Fleurs du mal (BNF), p. 141.
« La seconde édition (1861), raconte aussi Claude Pichois, fut imprimée à Paris chez Simon Raçon, avec qui le poète ne semble pas avoir entretenu de bonnes relations et qui, sans doute, ne lui permettait pas d’accéder fréquemment à ses ateliers. Baudelaire se plaint d’avoir trouvé “de grosses négligences” dans les épreuves :
Dans cette maison-là, c’est les correcteurs qui font défaut. Ainsi, ils ne comprennent pas la ponctuation, au point de vue de la logique ; et bien d’autres choses. – Il y a aussi des lettres cassées, des lettres tombées, des chiffres romains de grosseur et de longueur inégale15.
Cette critique, qu’on trouve dans une lettre à Poulet-Malassis, est un éloge indirect à celui-ci, qui en 1857 avait eu à souffrir des remarques, interventions, corrections du poète. »
« Le déroulement de cette publication nous reste inconnu, précise Andrea Schellino16, puisque ni les échanges épistolaires entre Baudelaire et Poulet-Malassis, ni les épreuves de cette seconde édition des Fleurs du mal n’ont été conservés. Une lettre que Baudelaire envoie le 20 novembre 1860 au correcteur Rigaud laisse entrevoir que le poète-éditeur n’avait pas réduit ses exigences :
Je serai bientôt hors d’état, mon cher Rigaud, de semer des points et des virgules, de retourner des lettres, de rétablir des mots dans les épreuves que vous me retournez. Quand, dans Petites Vieilles, vous me faites dire : sornettes pour Sonnettes, italiens pour citadins, je vous trouve vraiment trop peu zélé pour l’éclosion de nos Fleurs17.
L’œil de Baudelaire porte ses fruits : l’édition des Fleurs du mal de 1861 sera moins fautive que l’édition de 1857.
« Peut-être n’y eut-il à l’époque moderne que Péguy et lui, Baudelaire, pour avoir associé si étroitement la création et, au sens noble du terme, la fabrication des livres », conclut Claude Pichois.
Je cite, ci-dessous, trois longs extraits d’Histoire d’un livre (1857), petit ouvrage signé de Jean-Bernard Mary-Lafon, historien, linguiste et dramaturge français (1810-1884). L’auteur se propose de démontrer, à un certain Jean Duval, ancien procureur, et à ses six fils, dont l’un souhaite devenir auteur, que rien n’est plus beau ni plus utile que la carrière d’homme de lettres. Du désir d’être publié à la mise en vente du livre, en passant par les divers ateliers de l’imprimerie, se déroule un aimable récit, volontairement décousu, mêlé de références puisées dans divers ouvrages, dont les Études pratiques et littéraires sur la typographie publiées vingt ans plus tôt par l’imprimeur Georges-Adrien Crapelet. Il y est bien sûr question des correcteurs, notamment à travers deux anecdotes historiques que Mary-Lafon se délecte à raconter…
Une visite de l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers
« […] je vous peindrai mal l’impression profonde que je rapportai d’une visite faite, en compagnie d’un linguiste célèbre, dans l’ancienne imprimerie de Plantin, à Anvers. C’était le 3 mai 183618 ; le soleil faisait jaillir à travers la brume matinale ces doux rayons d’or qu’aimait tant Rubens. J’attendais depuis une heure avec mon collègue sur la place Vendredi, lorsqu’un homme de bonnes manières, que je sus depuis être un descendant de Plantin, par les femmes, nous introduisit dans le vieil édifice. L’atelier, construit en 1554, est plein de débris poudreux, que nous considérions comme autant de reliques. Il y a là deux presses du temps, cinquante à soixante composteurs en bois, de vieilles galées, des manches de pointes, un trépied et une chaise en bois tors. Nous passâmes ensuite dans le bureau de Plantin, dont les registres et les livres de comptes et d’affaires sont encore rangés sur les tablettes, comme s’il venait de sortir. À côté s’ouvre le cabinet des correcteurs.
La salle des correcteurs du musée Plantin-Moretus, à Anvers, de nos jours. DR.
Juste Lipse par Rubens (Les Quatre Philosophes [détail], vers 1615).
Figurez-vous une assez grande pièce, tendue en cuir doré, avec de ces beaux dessins de la Renaissance, à peine effacés par le temps. Le jour y est superbe, et tout a si fidèlement gardé le cachet du passé qu’en m’approchant du bureau, et fermant les yeux, il me sembla que j’étais derrière Juste Lipse19, courbé sur les épreuves, et que j’entendais ce bon, ce digne Corneille Kilian20, le phénix des correcteurs morts et vivants, murmurer, en se frottant les mains, cette petite satire que je vous traduis du latin :
Nous corrigeons des livres les erreurs, Et nous notons les fautes des auteurs ; Mais un brouillon, que la fureur d’écrire Pour nos péchés dans les lettres attire, De ce bel art faisant un vil métier, Souille la plume et tache le papier. Loin de lécher son ourson, il s’empresse De le jeter dans les bras de la presse ; Et si l’on rit de son avortement, Voilà ce sot de furie écumant. Tout aussitôt il s’en prend pour excuse Au correcteur : c’est lui seul qu’il accuse. — Eh ! mon ami ! laisse le correcteur Débarbouiller les marmots de l’auteur ! C’est bien assez que ce pauvre homme-lige Soit l’ennemi de tous ceux qu’il corrige !…
De ce cabinet, où Corneille Kilian expurgea des épreuves pendant cinquante ans, ce qui suffit, et au delà, pour faire pardonner sa boutade en vers latins contre les brouillons du temps, on nous fit passer dans la salle des ornements typographiques. […] » (p. 47-49)
Récriminations éternelles des auteurs
« Imprimeur corrigeant une épreuve ». Gravure illustrant un extrait du livre de Mary-Lafon publié dans Musée des familles. Lectures du soir, 1849-1850.
« La correction des épreuves est à l’imprimerie ce que l’âme est au corps, ce que la vue est à l’homme. Un fou et un aveugle, en effet, peuvent seuls donner l’idée d’une épreuve corrigée imparfaitement ou sans intelligence. Suivez-moi dans le cabinet relégué au fond de l’imprimerie, et regardez discrètement. Un enfant de Paris, à mine éveillée et mutine sous son tricorne de papier, est là, debout, lisant la copie à haute voix, tandis que le correcteur, courbé, à son bureau, sur l’épreuve, suit attentivement et l’arrête pour noter chaque faute.
Si vous voulez maintenant connaître le résultat de cette première expurgation, hâtons-nous d’accompagner l’épreuve chez l’auteur, et de lui demander ce qu’il en pense… Notre question est à peine formulée que celui-ci répond furieux :
« C’est une espèce de gâteau de plomb à donner mille indigestions littéraires. Vous trouvez dans vos lignes sentimentales des refrains de vaudeville et des débris de conversations les plus grotesques. L’idée écartelée en pages, parquée en lignes, dissipée en mots, hachée par la justification, l’idée qui souriait encore pleure. Elle trouve sa cellule si étroite ! elle se frappe aux barreaux de sa cage21. »
Joachim du Bellay (1522-1560).
Et ne croyez pas que ces plaintes datent d’hier ; elles sont aussi vieilles que l’imprimerie elle-même. Voici, par exemple, un auteur du seizième siècle, Joachim du Belloy, qui s’écriait en 1561 [sic, il est mort l’année précédente] : « Si tu trouves, amy lecteur, quelque faute en l’impression, tu ne t’en dois prendre à moi, qui m’en suis rapporté à la foy d’autruy. Puis, le labeur de la correction est une œuvre telle que tous les yeux d’Argus22ne suffiroient pas pour y voir les fautes qui s’y trouvent. »
Le cardinal Duperron23 ne se plaignit pas, vingt-six ans plus tard, avec moins d’amertume. « Il faut, disait-il, mettre ordre aux imprimeurs ; en ma harangue ils ont imprimé les barbares Grecs, au lieu de barbares Gètes. Ils appellent barbare la nation la plus polie qui ait jamais été ! »
Aussi le grave et savant docteur Hornschuch24, qui corrigeait, en 1608, à Leipsick25, donne à ses confrères de terribles instructions. « Le correcteur, dit-il, doit éviter avec le plus grand soin de s’abandonner à la colère, à la tristesse, à la galanterie, enfin à toutes les émotions vives. Il doit surtout fuir l’ivrognerie ; car y a-t-il un être dont la vue soit plus troublée que cet idiot qui transformait Diane en grenouille : Dianam in ranam ! »
Anecdote sur un correcteur trop investi dans son travail
Page de titre du livre de Conrad Zeltner, 1716.
N’est-il pas vrai qu’en écoutant ces bons conseils on est tenté de parodier le mot de Figaro ? Aux vertus, en effet, que le docteur Hornschuch exige de ses confrères, combien trouverait-on d’imprimeurs, aujourd’hui, dignes d’être correcteurs ?… Je sais bien qu’en me déroulant la glorieuse liste des cent correcteurs illustrés par Conrad Zeltner26, l’excellent Germain dirait, s’il pouvait me répondre, que cette noble profession était embrassée autrefois avec un enthousiasme qui rendait la pratique de toutes les vertus plus facile et tous les sacrifices légers. Et il ne manquerait pas de me citer, après ce Kilian, qu’on vit si délicieusement occupé pendant un demi-siècle à la correction des épreuves, le trait de Frédéric Morel27, petit-neveu de Robert Estienne, qui corrigeait, à ce qu’il parait, une tierce, lorsqu’on vint l’avertir que sa femme allait fort mal. « Un moment, » dit-il à la servante. Ce moment fut si long que le médecin crut devoir se rendre lui-même dans son cabinet pour lui dire de se hâter s’il voulait voir encore sa femme vivante. « Je n’ai plus, répondit-il, que deux mots à écrire. » Quelques instants après, on frappa à la porte du cabinet : mais, cette fois, c’était l’homme de Dieu qui venait lui annoncer que l’infortunée était morte. « J’en suis marri, reprit-il tranquillement en se remettant à son épreuve, c’était une bonne femme ! »
À ce trait historique, les six frères Duval protestèrent à la fois par un cri d’incrédulité. — Vous doutez de ce fanatisme ? — Oui, c’est impossible ! crièrent-ils. comme on fait dans l’Ariége, c’est-à-dire à tue-tête. — Ah ! vraiment ? Et que diriez-vous si je trouvais l’équivalent, sans remonter plus haut que la fin du dernier siècle ? — C’est impossible.
“Un homme dont je suis fier” ou le travail avant tout (bis)
— Écoutez donc : En l’an de grâce 1773, le salon d’Antoine Stoupe28, successeur de Le Breton29, imprimeur ordinaire du Roi, était brillamment illuminé. Le maître imprimeur, comme se qualifiaient modestement les typographes de ce siècle, avait voulu célébrer chez lui la noce de son correcteur Charles Crapelet30. La mariée était si belle, avec sa robe blanche et sa guirlande dont les paillettes étincelaient aux lumières sur sa tête poudrée avec art, ses yeux bleus se baissaient avec une candeur si douce, que toutes les femmes se mordaient les lèvres de dépit, tandis qu’en revanche tous les hommes félicitaient l’heureux époux. Celui-ci, à la stupéfaction générale, paraissait rêveur, morose, contraint, et ses regards se portaient plutôt sur la pendule que sur sa nouvelle compagne. Cette préoccupation n’avait échappé à aucun des convives, mais trois personnes semblaient l’épier surtout avec un intérêt particulier : c’était le maître imprimeur, la mariée et une vieille tante de cette dernière, qui, tout en feignant de regarder les grands personnages verts et jaunes de la tapisserie de laine, ne perdait pas un seul des mouvements du jeune époux. À mesure que l’heure avançait, elle voyait avec effroi son front se rembrunir. Minuit sonne enfin ; il n’y tient plus, et sort précipitamment du salon. Or, jugez maintenant de l’émoi des convives, du désespoir de la mariée, quand on ne le vit pas reparaître.
Tous les yeux se tournèrent vers Stoupe qui, rayonnant de joie, aspirait de longues prises de tabac et regardait la place vide d’un air de triomphe. Le père de la mariée lui demanda bientôt le motif de cette étrange disparition. Pas de réponse. La vieille tante répéta la question avec aigreur, il ne parut pas avoir entendu. Enfin, la mariée s’étant jetée à ses pieds tout en larmes, il la releva, et lui mettant au front un baiser paternel : — Réjouis-toi, ma fille, lui dit-il avec enthousiasme, tu as la perle des maris ! — Un homme qui abandonne sa femme le jour de ses noces ! observa aigrement la vieille. — Oui, Madame, répliqua le maître, trop froid pour s’emporter jamais, trop heureux ce soir-là pour s’émouvoir de l’anxiété générale ; c’est un homme dont je suis fier ! Lorsque l’aiguille marquera trois heures, poursuivit-il, Charles rentrera dans ce salon. La mariée soupira, les parents murmurèrent, chacun des amis fit une remarque tout bas, mais on attendit. Comme trois heures sonnaient, le marié rentra effectivement, ainsi que l’avait annoncé Stoupe. — D’où venez-vous ?… fut le cri qui sortit de toutes les bouches. — Je viens de corriger des épreuves attendues par les imprimeurs, dit-il en regardant tendrement sa jeune femme, qui dut être jalouse, à ce moment, de la typographie.
— Et vous garantissez l’anecdote ? — Oui, Messieurs, m’écriai-je avec l’assurance de Stoupe, car le propre fils du héros, C.-A. [sic, Georges-Adrien] Crapelet, défunt mon collègue à la Société impériale des antiquaires de France, m’a raconté vingt fois le fait dans les mêmes termes, et, non content de l’avoir dit à tout le monde, il l’a imprimé sur vélin dans ses Études typographiques31, ouvrage aussi mauvais d’ailleurs que riche en curieuses recherches. — Je n’en doute pas le moins du monde, pour mon compte, me dit alors le bon Duval, mais il me semble que cette digression vous éloigne du but. — Elle m’y ramène au contraire. Ce même Charles Crapelet, dont il était question tout à l’heure, ayant remarqué que, dans la première feuille d’un Télémaque auquel il donnait tous ses soins, on avait imprimé Pélénope pour Pénélope, faillit attenter à ses jours. » (p. 56-64)
De Lord Byron à… Érasme
Il résulte de ces erreurs de correction des récriminations amères et assez bien fondées, quelquefois, de la part des auteurs. « La moindre faute de typographie me tue, écrivait Byron32 à son éditeur ; corrigez, je vous en conjure, si vous tenez à ne pas me voir me couper la gorge. Ah ! je voudrais que le compositeur fût attaché sur un cheval et accolé à un vampire ! »
Érasme (1466?-1566) par Holbein le jeune, en 1523.
Ces malédictions, que les compositeurs et les correcteurs lui rendaient au centuple, car son écriture était si mauvaise qu’il ne pouvait parvenir à la déchiffrer lui-même, l’illustre auteur de Child-Harold33 ne les eût point lancées contre les ouvriers de Murray34 s’il avait pris la peine de surveiller personnellement l’impression de ses œuvres. Il en était ainsi autrefois. Érasme ne rougit pas de se faire le correcteur de ses propres ouvrages, chez Alde l’ancien ; et au commencement de ce siècle on vit le cardinal Maury35 suivre page à page, ligne à ligne, et en quelque sorte mot à mot, l’impression de son Essai sur l’Éloquence de la chaire.
Il ne se passait pas deux jours, dit l’auteur des Études typographiques, sans qu’il vînt à l’imprimerie, montant rapidement les quatre étages, précédé et suivi d’un laquais en livrée. Il était habituellement en longue soutane violette, avec petit camail en dessous rouge, quelquefois en petit manteau. Il allait discrètement se placer dans le rang de son compositeur, et là, il lui donnait toutes les explications nécessaires sur les corrections, ou plutôt sur la rédaction nouvelle du texte, qui a eu jusqu’à dix ou douze épreuves par feuille.
— Tout cela, fit remarquer M. Duval, qui ne perdait jamais l’occasion d’émettre une opinion juste, tout cela dut prendre beaucoup de temps ! — Deux ans, de 1808 à 1810. […] » (p. 65-67)
Mary-Lafon [Mary-Lafon, Jean-Bernard, 1812-1884], Histoire d’un livre, Paris, Parmantier, 1857, 132 p.
Extrait de l’Avertissement de l’éditeur aux Mémoires du marquis de Beauvau (1690).
Je retranscris tel quel (dans l’orthographe de l’époque) un texte tiré des Mémoires (posthumes) du marquis de Beauvau (1610?-1684), gouverneur de Charles V de Lorraine. Dans son « Avertissement », l’éditeur évoque les risques de contrefaçon de cet ouvrage, qui a déjà connu d’autres éditions, dont « une copie subreptice, pleine de fautes, & presque inintelligible », et se montre, au passage, peu tendre avec les correcteurs de son temps.
Je donne quelques informations sur l’auteur que j’ai trouvées sur le site d’un libraire d’ancien :
Après avoir pris part, en 1633, à l’expédition des Lorrains en Alsace ; Henri de Beauvau finit par quitter la Lorraine où la situation était intenable à cause des guerres et se rendit à Vienne, où le duc François de Lorraine le chargea de l’éducation des princes Ferdinand et Charles, ses enfants. Il les suivit en Flandres, puis en France et enfin se retrouva en Lorraine en 1662, fut appelé en Bavière en 1668 pour être chargé de l’éducation du Prince électeur. Il ne revint en Lorraine qu’en 1680 et y mourut en 1684. Dans son ouvrage il se montre très instruit des affaires de son temps.
« Pour corriger tout, il auroit falu faire une nouvelle Histoire sur les Memoires de M. de Beauvau. Mais outre qu’on n’avoit pas le temps de s’attacher à cela, on apprehendoit que pendant qu’on seroit occupé à ce travail, quelque autre ne fit imprimer ces Mémoires, & ne les remplit de nouvelles fautes, comme c’est l’ordinaire. On ne sçait que trop les raisons que nous avions de craindre cet accident, & que la plûpart des Correcteurs d’Imprimerie ne sont pas de fort habiles gens, parce que ce métier si necessaire & si utile, n’a rien qui attire les personnes d’esprit. On n’y acquiert ni du bien ni de l’honneur, & cependant il est extrémement penible. Le caractére des Auteurs est ordinairement assez difficile à lire, les Copistes n’entendent point l’Ortographe, les Imprimeurs ne sçavent pas le plus souvent la Langue des Livres sur lesquels ils travaillent : de sorte que quand les Correcteurs sont ignorans, il est presque impossible que les premiéres éditions des Livres ne soient pleines de fautes, & que les secondes qu’on fait en l’absence des Auteurs n’en ayent encore plus. C’est une chose qui a déjà furieusement décrié les impressions de Hollande, & qui achevera de les perdre si l’on n’y prend garde ; je veux dire l’avarice sordide des Libraires, qui les empêche de trouver de bons Ouvriers, parce qu’elle les empêche de les payer. Il est vrai que les Païs Etrangers commencent à ne faire guére mieux ; & il nous vient tous les jours des Livres d’Allemagne & de Paris aussi peu corrects que ceux de Hollande. Si les choses vont à ce train, il n’en faudra pas davantage pour ramener la barbarie & l’ignorance dans nôtre siécle. »
« Avertissement », in Henri de Beauvau, Mémoires du marquis de Beauvau, pour servir à l’histoire de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar, Cologne, Pierre Marteau, 1690, non paginé.
Pour d’autres documents historiques, consulter la liste des articles.
Nicolas Faucier (1900-1992), militant anarcho-syndicaliste, exerça périodiquement le métier de correcteur des années trente à soixante, notamment au Journal officiel36. Dans son livre La Presse quotidienne, publié en 1964, il évoque sur trois pages37 « ce méconnu du grand public, mais qui n’en est pas moins un auxiliaire indispensable à la bonne tenue orthographique du journal ».
Nicolas Faucier. DR.
Pour être un bon correcteur, précise d’emblée notre ancien confrère, il ne suffit pas de « poss[éder] à fond toutes les subtilités de la langue », il faut aussi une « attention soutenue » […]« pour détecter toutes les erreurs grammaticales et aussi typographiques ».
« Des connaissances précises sur tout »
On exige du correcteur qu’il ait « des connaissances précises sur tout »et il doit être doué d’«une mémoire particulièrement active » […] « de manière à ne jamais hésiter et ne pas être obligé de recourir à chaque instant au dictionnaire pour corriger les irrégularités ou répondre à la question posée par le typo ou le rédacteur en chef sur un problème grammatical parfois épineux ».
Moi qui suis habitué, dans les manuels de typographie du xixe siècle, à voir mentionner, en tête des connaissances requises du correcteur, le latin, le grec, le droit ou les sciences, c’est en souriant que j’ai découvert cette adaptation à la presse quotidienne des années soixante, d’autant plus valable aujourd’hui : « Un bon correcteur doit […] posséder des rudiments des langues étrangères les plus usuelles et aussi d’argot. Il doit connaître l’orthographe exacte du nom de la dernière vedette du cinéma, du sport ou de la littérature, le titre du roman ou du film en vogue, etc. »
« Le travail en équipe »
Faucier évoque aussi « le travail en équipe [qui] permet de mettre en commun le savoir de chacun », ce qui, dans le métier, prend souvent la forme d’une question posée « à la cantonade ».
Il faut connaître les discussions souvent passionnées qui s’instaurent entre eux sur certaines particularités de la langue française pour comprendre les scrupules qui assaillent parfois les correcteurs appelés à se prononcer soit sur l’éternel problème des participes, soit sur la formation des mots composés, si bizarrement accouplés, les phrases boiteuses, les coupures en fin de ligne, les néologismes qui pénètrent de plus en plus notre langage avec les découvertes scientifiques, le sport, etc., mélanges d’expressions et de termes empruntés à toutes les langues.
Hélas, se lamente-t-il, malgré les compétences et la conscience professionnelle du correcteur, « on ne lui sait aucun gré de sa vigilance ».
Le rédacteur en chef, qui voit la sortie du journal retardée par ses corrections jugées quelquefois intempestives, le typo qui peste contre le « virgulard » qui lui complique l’existence par ses « chinoiseries », l’attendent au tournant. Et les critiques ne lui manqueront pas si, par mégarde, la coquille sournoise échappe à sa sollicitude. […] Cette odieuse coquille, qui s’est insinuée hypocritement au milieu d’un mot, et parfois dans un gros titre, s’étale alors à tous les regards, narguant l’impuissance du correcteur ridiculisé, bafoué, humilié par ses « ennemis héréditaires »: le rédacteur — oublieux des bévues qu’il lui épargne et qui ne se fait pas faute de le blâmer sévèrement ; le typo qui se venge en blaguant — pas toujours avec bienveillance — le pauvre correcteur exposé alors à broyer du noir si l’expérience ne l’a pas encore cuirassé…
Mais l’auteur termine sur une note positive : « Les erreurs que l’on peut qualifier de « monumentales » — et qui ne lui sont pas toutes imputables — sont plus rares qu’on ne le pense et ne sauraient altérer en rien l’harmonie et la bonne humeur qui règnent entre tous. »
Nicolas Faucier, La Presse quotidienne. Ceux qui la font, ceux qui l’inspirent, Paris, Les Éditions syndicalistes, 1964, 343 pages. Chapitres : Avant-propos - Vie et structure d’un grand quotidien - Dans l’imprimerie de presse - Les organisations professionnelles - De Renaudot à la presse moderne - Qu’elle était belle la nouvelle presse sous la clandestinité - Les services annexes, agences de presse, messageries - Perspectives pour une presse ouvrière - La liberté de la presse - Les nouvelles techniques d’information - Les maitres de la presse. Le livre a connu une seconde édition l’année suivante.
Si les portraits, littéraires ou iconographiques, de correcteurs sont rares, les images de leurs locaux de travail le sont plus encore. Aussi suis-je très heureux d’avoir trouvé cette gravure, qui figure l’atelier de correction chez Paul Dupont, à Clichy (Hauts-de-Seine), 12, rue du Bac-d’Asnières, en 1867.
L’imprimerie connaîtra son apogée dans l’entre-deux guerres avec plus de 1 200 employés. Elle fermera ses portes à la fin des années 1980 (différentes dates sont mentionnées).
Paul Dupont écrit :
« […] nous allons pénétrer dans ces cellules silencieuses que l’on a placées aussi loin que possible du bruit des ateliers. Ceux qui les habitent remplissent une fonction bien difficile, bien pénible, et cependant peu appréciée de ceux mêmes à qui leur concours est indispensable ; car les auteurs et les compositeurs ne leur épargnent ni les plaintes ni les reproches, et les rendent trop souvent responsables de leurs propres méfaits. Entrons dans ces chambres de torture qu’on appelle bureaux des correcteurs. […] ces retraites studieuses ne vous font-elles pas […] songer à celles où s’écoulait la vie de ces hommes qui, renfermés au fond des cloîtres, étaient seuls, autrefois, en possession de la science et de la littérature ? »
Quelles informations en tirer ?
La scène est éclairée par la droite : on suppose une fenêtre hors champ. Un commis ou un apprenti entre en apportant une épreuve. Les correcteurs travaillent en blouse et portent, pour certains, une calotte.
Commis apportant une épreuve ; auteur discutant avec le prote ; correcteurs travaillant sur un pupitre incliné, dos à la réserve de livres imprimés ; à droite, auteur relisant son texte.
Au centre, deux auteurs attablés, en redingote, dont l’un discute avec un autre homme en blouse, peut-être le prote (ou chef d’atelier). Tout à droite, près de la pendule, un autre auteur, debout devant la fenêtre, vérifie son texte. Les imposantes bibliothèques de gauche ressemblent à une réserve d’ouvrages imprimés, destinés à la vente ou à l’expédition. Dans celle de droite, je devine plutôt des archives de l’atelier, éventuellement quelques dictionnaires, même si leur présence est alors loin d’être systématique dans les ateliers. Noter enfin que ces messieurs écrivent encore à la plume d’oie trempée dans un encrier (ces outils n’ont disparu qu’à la fin du xixe siècle). Je ne sais pas pourquoi seuls certains correcteurs disposent d’un pupitre incliné.
C’est, à ce jour, mon interprétation de l’image. Je suis ouvert à d’autres suggestions.
Sortie des ouvriers de l’Imprimerie Paul Dupont, en 1900. Y a-t-il des correcteurs parmi eux ? Carte postale sous licence CC BY-NC-SA.
Paul Dupont, Une imprimerie en 1867, Paris, Paul Dupont, p. 47, 49 et 58.
Je reproduis ci-dessous, in extenso et verbatim, le chapitre VII (« De la lecture des épreuves ») du Traité de la typographie de l’imprimeur Henri Fournier (1800-1888), ouvrage qui a connu trois éditions, en 1825, 1854 et 1870. Les intertitres et le gras sont, bien sûr, de mon fait, ainsi que la note 4.
« De toutes les attributions de la typographie, la lecture des épreuves est sans contredit celle qui exige les soins les plus attentifs ; aussi la correction qui en résulte constitue-t-elle au plus haut point, et dans le sens le plus sérieux, le mérite d’un livre38. Ses autres qualités, celles qui ont rapport à sa composition et à son tirage, peuvent être soumises à la diversité des goûts et des appréciations ; mais la valeur qu’il tire de la pureté de son texte ne saurait lui être contestée, puisqu’elle repose sur des principes universellement reconnus. La composition et le tirage, plus ou moins satisfaisants, n’intéressent le livre qu’au point de vue de la forme ; mais la correction est une question de fond, et la première de toutes. La meilleure édition est donc celle qui présente une entière conformité avec le modèle dont elle est la reproduction, et qu’en outre elle a su dégager des fautes évidentes qu’il pouvait contenir. Mais il est malheureusement vrai de dire que cette perfection n’a presque jamais été atteinte par l’imprimerie39, et que le résultat de ses soins les plus zélés, les plus attentifs, n’a pu être qu’un acheminement plus ou moins avancé vers ce but idéal. Toutefois, si c’est une prétention chimérique que de vouloir donner à un livre une correction irréprochable, si nous sommes condamnés à désespérer de la réussite de nos efforts dans cette voie, faisons en sorte qu’on ne puisse imputer notre insuccès qu’à l’insuffisance de nos facultés, et non à notre insouciance, non à une incurie volontaire et inexcusable.
Une fonction capitale dans l’imprimerie
Le rôle du correcteur (tel est le nom qu’on donne au lecteur d’épreuves) a donc dans l’imprimerie une importance capitale. C’est à ses lumières, à son jugement, à son attention constamment soutenue, nous pourrions ajouter à sa conscience, qu’est confiée une mission dont l’accomplissement exercera une influence décisive sur la renommée d’une édition et des presses qui l’ont produite. Il devra chercher à résoudre tous les doutes qui s’élèveront dans son esprit sur tel point d’orthographe ou de ponctuation, sur telle date, sur tel texte cité, sur tel mot étranger, etc. etc., qui se présenteront dans sa lecture. D’un autre côté, il devra être très-circonspect dans les changements qu’il jugerait utile d’apporter à l’original. S’il se produit en lui quelque hésitation, il agira prudemment en se retranchant derrière le texte de la copie, comme dans un fort inexpugnable, et il pourra se tenir pour assuré que tel écrivain lui saura moins de gré de vingt solutions heureuses qu’il ne lui témoignera d’humeur pour une correction inopportune. Il devra donc s’abstenir, à moins qu’on ne lui ait laissé toute liberté à cet égard, de ces modifications non-seulement de pensée, mais même de style, qui l’exposeraient à se heurter contre un amour-propre d’auteur, dont la susceptibilité, souvent trop vive, est toujours respectable. Dans tous les cas, il doit être très-réservé, nous le répétons, ne rien livrer au hasard, et ne prendre parti qu’avec une entière certitude.
« Le zèle s’est bien refroidi »
Les premiers imprimeurs, dont une des principales tâches était de remédier au travail défectueux des scribes, s’adjoignirent pour la correction de leurs épreuves des érudits du premier ordre. Il s’agissait de rétablir, d’après les manuscrits primitifs, des textes qui avaient subi de nombreuses variantes et de notables altérations. Les hommes les plus savants de l’époque briguèrent souvent l’honneur de concourir à la publication des livres latins, grecs ou hébreux, que l’imprimerie naissante s’occupa de reproduire. Nous pourrions citer Josse Bade, Juste Lipse, Scaliger, Casaubon, Turnèbe et beaucoup d’autres. Depuis lors le zèle s’est bien refroidi, et la profession, en se propageant et en devenant un métier, a dû recruter pour le travail de la correction, soit des typographes, soit des grammairiens ou des humanistes ; mais cette savante pléiade de linguistes et de philologues qui entourèrent le berceau de l’imprimerie ne devait plus désormais s’associer à ses œuvres.
On n’a plus le temps de corriger correctement !
Ce n’est pas que la typographie n’ait rencontré parfois et ne rencontre encore des hommes d’élite se vouant avec ardeur à une tâche pénible et qui ne conduit pas à la renommée. Mais l’imprimerie, ou, comme on dit aujourd’hui, la presse, se trouve dans des conditions qui ne laissent plus au correcteur le temps nécessaire pour une lecture sérieuse. L’activité dévorante avec laquelle l’imprimeur est tenu de produire, et qu’il obtient avec la mécanique, se communique à tous les services de son établissement transformé en usine ; force est au compositeur et au correcteur de suivre ce mouvement accéléré, comme si les facultés physiques et intellectuelles de l’homme pouvaient subir, à l’instar des organes de la machine, l’impulsion de la vapeur. Aussi, quand on est témoin de la précipitation avec laquelle s’exécutent maintenant les impressions, on est surpris de ne pas apercevoir encore plus d’erreurs et de bévues qu’il n’en échappe à la lecture et à la correction des formes.
Ce que le correcteur doit maîtriser
Le correcteur doit posséder la connaissance imperturbable des principes de sa langue, celle de la langue latine et au moins quelques éléments de la langue grecque. Ce fonds d’instruction lui est rigoureusement nécessaire, et la plus longue expérience ne pourrait y suppléer que très-imparfaitement. S’il sait en outre quelques idiomes étrangers, s’il s’est livré à l’étude de quelque science d’un usage habituel, telle que celle du droit ou des mathématiques, il en recueillera le fruit ; il se convaincra, en un mot, que le domaine de ses connaissances ne saurait avoir trop d’étendue40.
De l’importance de connaître la typographie
Parmi les personnes chargées de cet emploi il en est qui sont dépourvues des notions élémentaires de la typographie, soit qu’elles les considèrent comme accessoires, soit qu’elles cherchent à se soustraire aux longueurs et aux dégoûts d’un apprentissage. Quelque riche que soit d’ailleurs la culture de leur esprit, quelque habitude qu’elles acquièrent du travail de la correction, ces qualités remplaceront difficilement en elles la science pratique qui leur aura manqué d’abord.
Si le correcteur ne s’est exercé préalablement à la composition, une foule d’arrangements vicieux et de dispositions contraires au goût échapperont à son inexpérience ; si, au contraire, il s’est familiarisé avec ce travail, il saura faire disparaître toutes les taches qui défigureraient une édition. Ici il rectifiera un espacement irrégulier, là il égalisera des interlignes ; tantôt il ramènera à leur mesure commune des pages longues ou courtes, tantôt il proposera telle autre amélioration que le typographe seul pourra concevoir. Il y a même plus d’un cas où la connaissance du tirage peut donner lieu à d’utiles modifications. Ce n’est donc que la possession de cette double instruction qui peut former un correcteur accompli.
Premières, secondes, tierces
Le premier soin à prendre pour le correcteur lorsqu’il se met à la lecture d’une feuille, c’est de s’assurer de l’exactitude de la signature et des folios, de lire les titres courants, et de vérifier la réclame41 qu’il a inscrite sur la copie en achevant la lecture de la feuille précédente : toutes choses qu’il pourrait perdre de vue s’il ne s’astreignait pas à s’en occuper de prime abord.
Suivant l’usage reçu dans l’imprimerie, les correcteurs les plus nouveaux sont chargés de la lecture des premières épreuves, et c’est aux correcteurs les plus expérimentés qu’est confiée celle des secondes ou des bons à tirer, quoique ces attributions soient quelquefois cumulées ou interverties.
Le correcteur de premières doit s’attacher à purger l’épreuve de toutes les fautes typographiques dont la correction incombe aux compositeurs, et qui, n’étant pas relevées par lui, entraîneraient le double inconvénient de passer sous les yeux de l’auteur et de n’être plus corrigées qu’aux frais du maître imprimeur, alors que le compositeur aurait été dégagé de sa responsabilité. Il doit s’attacher scrupuleusement à l’observation de l’unité orthographique42, de la ponctuation, et des règles qui ont pu être spécialement adoptées quant à l’italique, aux grandes capitales, etc., dans l’ouvrage dont il suit la lecture. Il doit surveiller et soutenir l’attention et l’exactitude du teneur de copie, et si ce rôle était mal rempli, mieux vaudrait que le correcteur lût seul en conférant lui-même l’épreuve avec la copie.
C’est au correcteur de secondes qu’est dévolue la tâche plus importante et plus délicate de revoir les feuilles en dernier ressort ; sa lecture est définitive, et c’est d’elle que dépend, sous ce rapport si essentiel, la réputation de l’édition, et même celle de l’établissement ; car une maison peut être jugée sur un seul de ses produits, et non sur leur ensemble. Il doit donc se pénétrer profondément des graves conséquences qui résulteraient de son inattention. Le correcteur de secondes est en position d’exercer avec une utilité très-réelle l’office de critique ; ses observations et ses conseils peuvent être très-profitables à l’auteur ou à l’éditeur du livre qu’il revoit. C’est à lui de se renfermer dans les limites d’une sage réserve, et de prouver qu’il y aurait injustice et ingratitude à lui appliquer la sentence exprimée dans le distique suivant :
Errata alterius quisquis correxerit, illum Plus satis invidiæ, gloria nulla manet43.
Toutes les épreuves d’un ouvrage doivent être lues par le même correcteur ; et celui-ci devra noter sur un carnet l’orthographe de certains noms propres, ou mots peu usuels, qui seraient susceptibles de se représenter dans le livre. Il est de ces ouvrages, irréguliers et arbitraires dans leur composition, ceux notamment qui sont rangés sous la dénomination générique d’ouvrages de ville, dont la correction exige plus particulièrement des notions spéciales de l’art jointes à une critique judicieuse de ses opérations. Comme le prote est, dans une imprimerie, la personne qui doit savoir le mieux apprécier les divers genres de travaux et l’aptitude des hommes placés sous sa direction, il est bon que toutes les épreuves de cette nature passent sous ses yeux. Cette inspection lui fournit d’ailleurs de fréquentes occasions de juger les ouvriers, de connaître le mérite de leurs œuvres, et les soins ou la négligence qu’ils pourraient y apporter.
Les tierces, ou révisions, doivent être confiées à un lecteur attentif ; c’est le dernier et définitif coup d’œil donné à une feuille avant le tirage.
Signes de correction
Les corrections doivent être placées sur la marge, soit intérieure, soit extérieure, celle-ci de préférence, dans le sens horizontal des lignes, et les premières toujours plus rapprochées de l’impression. Elles sont généralement indiquées au moyen d’un trait vertical passé sur l’endroit à corriger, et répété en marge avec la correction à faire. Lorsqu’elles sont en grand nombre sur la même marge, on modifie les signes de renvoi pour les rendre plus distinctes. Quant aux auteurs, ils emploient les indications qui leur conviennent ; toutes sont bonnes, pourvu qu’elles soient claires, c’est-à-dire apparentes et intelligibles.
Cependant, comme il existe des signes de convention adoptés dans l’imprimerie pour les corrections les plus usuelles, et comme ils sont plus connus des ouvriers, nous les avons réunis, afin qu’ils deviennent, s’il est possible, d’un usage général. Le tableau ci-dess[o]us offre, avec la figure de chacun de ces signes, l’exemple du cas auquel il convient d’en faire l’application. »
Fournier, Henri, Traité de la typographie, 3e édition corrigée et augmentée, Tours, Alfred Mame et fils, éditeurs, 1870, p. 259-268.
Comme nous allons le voir, les ressources à la disposition du correcteur sont contradictoires sur cette question, ainsi qu’au sujet des crochets et des guillemets.
En ce qui concerne le style des parenthèses, la règle que j’ai apprise à mes débuts et que j’ai vu largement pratiquer – notamment dans la presse et dans les pièces de théâtre – est celle donnée par Louis Guéry44 :
Lorsque tous les mots à l’intérieur de la parenthèse sont en italique dans un texte en romain, les parenthèses se composent en italique, l’inverse étant vrai : ➠ Il roula sa busse (sic) jusqu’à l’entrée de la cave. ➠ C’est ce que l’on attend maintenant (à suivre).
Lorsque, à l’intérieur de la parenthèse, des mots sont composés en romain et d’autres en italique, on composera les deux parenthèses dans le caractère dominant : ➠ … (qui deviendra au fil des ans un sacré rififi).
En aucun cas, on ne composera une parenthèse en romain et l’autre en italique.
De même, dans le vieux Code typographique45, on trouvait (§§ 54, 55 et 99) les exemples suivants :
M. Valois — Je suis surpris. (Bruit.) Il atteignit enfin le troisième étage. (À suivre.) Nous nous rattrapperons (sic). Quelle horreur !… (Elle recule épouvantée.)
L’ouvrage expliquait cette apparente incohérence comme suit (§ 99, p. 105) :
Les parenthèses renfermant une phrase ou une partie de phrase entièrement en italique peuvent être en italique ou en romain, mais, si le mot initial ou final est en romain, les deux parenthèses seront obligatoirement en romain46.
L’édition de 1997 ajoute, dans une rédaction modernisée (§ 150, p. 137) : « Cette règle est la même pour tout caractère d’une famille ou d’un style différent de celui du texte. » On peut en déduire que cela est valable pour le gras, usage que j’observe très rarement, mais que recommande le Québécois Guy Connolly sur son site47.
Chez Charles Gouriou, on peut lire pareillement (§ 206, p. 96) :
Les parenthèses qui encadrent un texte en italique ou en caractères gras devraient normalement48 se composer dans le même corps49 : ➠ Parbleu ! (Il sourit.) Regardez.
Il prend la peine de préciser : « Cependant, si cet usage a été régulièrement omis, on ne le rétablira pas à la correction.»
Avis divergents
En effet, certains éditeurs font un autre choix, celui que préconise notamment la Vitrine linguistique (Canada)50 :
[…] les parenthèses sont de préférence dans la même face51que la phrase principale et non des mots mis entre parenthèses. Ainsi, dans les indications aux lecteurs, les descriptions scénographiques et les jeux de scène, les parenthèses se composent en romain, alors que le reste est en italique. Dans les renvois à d’autres sections d’un ouvrage, seul le titre ou mot faisant l’objet du renvoi est en italique ; le reste est en romain, y compris les parenthèses. Quant aux crochets, ils restent généralement en romain, que le texte soit en romain ou en italique (notons toutefois que les conventions typographiques sur les crochets ne sont pas uniformes d’un ouvrage à l’autre).
Pour Jacques Drillon, c’est le seul choix de bon sens (p. 277, § 28) :
[…] si le début de la parenthèse est en romain, et la fin en italique, il est impossible d’adopter un système cohérent… Tandis que si l’on observe la règle qui veut qu’un signe de parenthèse soit imprimé dans le corps du texte général, la difficulté tombe d’elle-même. C’est l’opinion de Jean-Pierre Colignon52 et de nombreux autres correcteurs […]
Concernant l’usage très répandu dans les journaux de mettre les citations en italique, y compris les guillemets qui les encadrent, Drillon a un avis tout aussi tranché (p. 325, § 25) :
C’est une coutume illogique, puisque les guillemets appartiennent au discours général de l’auteur, non à la partie entre guillemets.
J’ai eu un client qui suivait l’avis de Drillon, mais c’est peu courant.
Quand le correcteur est décisionnaire de ces choix typographiques, il est sans doute plus simple pour lui de laisser tous les signes de ponctuation dans le style principal du texte, qu’il s’agisse des signes isolés comme la virgule ou des signes allant par paire. Cela évite bien des hésitations.
Dans les faits, il doit le plus souvent se conformer à la marche de chaque éditeur.
J’ajouterai, cependant, qu’il est pour moi surprenant qu’aucune des sources que j’ai consultées ne mentionne la difficulté pratique que peut représenter, avec certaines polices, l’association d’un texte en italique et de parenthèses en romain. Le problème est particulièrement apparent avec le Garamond :
En Garamond, par défaut, la parenthèse romaine fermante entre en conflit avec le texte italique. La parenthèse italique le touche, ce qu’il vaut mieux corriger également.
Il faut alors « jeter un peu de blanc » avant la parenthèse fermante, comme le recommande Lacroux (s.v. Parenthèses).
Dans le logiciel InDesign, avant la parenthèse italique, j’ai ajouté 90 d’approche, alors qu’avec la parenthèse romaine, j’ai dû ajouter 270, et cela crée un fâcheux espace au pied du f.
Mais, à l’ère de la PAO, rares sont les professionnels de l’édition qui se donnent encore la peine de tels réglages manuels…
La question esthétique du mélange de signes de ponctuation romains et italiques n’est pas à réserver à « l’homme de goût » (Daupeley-Gouverneur) ou à « quelques lecteurs vétilleux » (Lacroux)… Il suffit de s’y intéresser un peu. Comparons deux polices, Garamond et Cambria :
Polices Garamond (en haut) et Cambria (en bas).
On constate aisément que la rupture de style que constitue le point-virgule romain entre deux mots en italique est plus nette dans une police très cursive comme le Garamond.
On note aussi que le point italique en Cambria est bien dessiné en oblique, contrairement au point romain (ce n’est donc pas toujours « kif-kif »).
De plus, le point italique est placé légèrement plus près du t que le point romain (voir l’exemple en Garamond ci-contre).
Je pensais confusément que l’exception dont fait souvent l’objet la virgule (ainsi que le point et les points de suspension, mais ils se remarquent moins) tenait au fait qu’elle est collée au mot précédent et « accompagne » son mouvement, en quelque sorte. Mais je n’ai pas trouvé confirmation de cette hypothèse. D’abord, parce que les typographes ont longtemps mis de l’espace avant la virgule (lire Espacement de la ponctuation en français) ; ensuite, parce que l’usage différait selon les imprimeurs (voire selon leurs différents compositeurs ?) ou parfois même à l’intérieur d’un ouvrage.
Quelques exemples
Dans le manuel de A. Frey (183553), la ponctuation, qu’elle soit haute ou basse, reste en romain après des mots en italique :
Première ligne : le point-virgule après cursive est en romain. Troisième, quatrième et sixième lignes : la virgule suivant un mot en italique est en romain.
Chez Jules Claye (187454), la ponctuation est oblique quand le texte qui précède est oblique.
Toutes les virgules suivant de l’italique sont composées dans le même caractère.
À la même époque, on trouve à la fois des virgules romaines chez Littré :
Dictionnaire de la langue française, 1873-1874.
et des signes de ponctuation italiques (ici, un point-virgule) chez Flaubert :
Madame Bovary, 2e partie, ch. X, [1857], 2e éd., 1878.
Une règle, enfin
C’est chez G. Daupeley-Gouverneur (188055) que j’ai trouvé une première mention de la règle encore mentionnée dans notre vieux Code typographique56 : « La ponctuation, quelle qu’elle soit, doit être romaine après le romain, italique après l’italique. »
Lui-même admet déjà répondre en premier lieu à un objectif esthétique. « La règle qui nous occupe est, dit-il, une de celles qui ont pour objet la satisfaction du coup d’œil ; mais elle ne s’accorde pas toujours avec la raison […] », et il est « forcé d’admettre une exception en faveur des textes traitant spécialement de linguistique […] dans lesquels l’italique vise presque toujours uniquement les mots à l’exclusion de la ponctuation ».
Malgré tout, il souhaiterait voir sa règle unanimement appliquée :
En ce qui concerne l’emploi des virgules italiques, il règne malheureusement, dans la plupart des imprimeries, pour ne pas dire dans toutes, une trop grande indifférence de la part du compositeur. L’expérience nous prouve tous les jours combien il est difficile d’atteindre ici la perfection. Le mélange des virgules italiques et des virgules romaines est, nous le savons, un détail qui paraît bien minutieux aux gens qui ne sont pas du métier, mais il fera toujours la désolation de l’homme de goût. L’observation de la règle sur ce point a pour nous une réelle importance, parce que l’écueil est à chaque pas, parce qu’il ne se présente que deux chemins également faciles à suivre, l’un bon, l’autre mauvais, et que le choix de l’un ou de l’autre est trop souvent soumis aux caprices du hasard, source d’un désordre perpétuel.
Un remède oublié
Grâce à lui, j’ai découvert qu’une solution originale – et perdue depuis – a été imaginée à son époque :
C’est la difficulté d’obvier à ce mélange qui a fait adopter depuis quelque temps, dans certaines fontes, un genre de virgules mixtes, dont l’œil n’est ni tout à fait romain, ni tout à fait italique. Nous approuvons fort ce système, qui, n’ayant rien de choquant en lui-même, a l’immense avantage de parer à l’inconvénient que nous signalons.
Dans une note, il affirme : « La septième édition du Dictionnaire de l’Académie (1877) [sic, 1878] a été composée entièrement avec des virgules mixtes. » Cela a piqué ma curiosité, qui s’est trouvée en partie déçue, car dès la définition du mot virgule j’ai trouvé un mélange de styles :
Virgule romaine (ou « mixte » ?) après virgule ; virgule italique après « saillie ». La belle ambition de cohérence semble avoir été trompée par le travail des compositeurs…
Pour ma part, afin d’éviter les « caprices du hasard » et le « désordre perpétuel », je recommande, contrairement à Daupeley-Gouverneur, de laisser la ponctuation dans le style du texte principal. La « satisfaction de l’œil », en soi déjà discutable (car si une virgule italique est en cohérence avec le texte italique qui précède, elle est incohérente avec le romain qui suit), me paraît ici moins importante que la rigueur du sens communiqué par la typographie.