Avez-vous déjà entendu parler du CONCUVIT1 (ou CONCUBITE2) ? Il s’agit d’une règle connue des professionnels de l’imprimerie et de l’édition, en particulier des correcteurs, qui doivent veiller à son application. Règle de bienséance plutôt que de typographie, si bien que les auteurs des codes typographiques ne la mentionnent pas tous et que, parmi eux, seuls Lacroux et Guéry osent donner son nom familier.
Cette règle recommande d’éviter les coupures (appelées aussi divisions) de mots en fin ou, plus rarement, en début de ligne généralement qualifiées de « malsonnantes » dans les codes typo.
Ainsi, Colignon écrit (à l’entrée « Coupures en fin de ligne ») :
« On évite, même si les mœurs ont évolué, les coupures “malhonnêtes”, choquantes, malsonnantes, qui peuvent entraîner des significations péjoratives… :
« … alors qu’arrivait le grand cul/ tivateur « Ce metteur en scène propose ici une pièce très cul/ turelle « Le chef de l’État voit en chaque Français un con/ tribuable à presser comme un citron. »
De même, le Ramat-Muller signale :
« J’ai mal occu/ pé ma jeunesse »
Et Guéry déconseille :
« Le général s’était fait présenter les cons/ crits qui arrivaient à la caserne. « Il était angoissé à l’idée d’une mort su/ bite qui lui apparaissait… »
Laisser une telle coupure était encore plus risqué à l’époque de la composition au plomb, où la seconde ligne pouvait disparaître pour une raison quelconque.
« Une fois, dans un potin mondain, il était question d’une célèbre danseuse étoile qui devait participer à une fête de charité en abandonnant son cachet. Cette information brève, banale à la limite, était ainsi conçue :
« … Mademoiselle X. prêtera son gracieux con cours.
« Durant le montage, la seconde ligne disparut. Ce bourdon se termina par un procès bien parisien, et le licenciement du journaliste responsable de la rubrique. »
Qu’on soit ou non « bégueule », comme le dit Lacroux, il vaut mieux éviter ces coupures, ne serait-ce que pour se préserver de telles conséquences.
Je ne compte plus les heures que j’ai passées à chercher des photos de correcteurs au travail (les heures consacrées à ce blog, en général, non plus !). Aussi, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie difficilement communicable. Chacun ses obsessions…
Les iconographes le savent : les images ne sont pas toujours bien référencées. Il faut donc souvent lancer un large filet dans l’espoir de récolter quelques poissons. Dans le cas présent, ce sont les mots-clés « atelier » et « imprimerie » qui m’ont porté chance.
De cette image, je ne sais que ceci : « Atelier de l’imprimerie Simart (Paris, France), imprimant L’Écho de Paris, photographie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »
Mais regardons en détail.
Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une imprimerie parisienne — il s’agit en fait d’une « table métallique (autrefois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’imposition ou les corrections » (TLF). Des feuilles blanches ont été étalées sur la table pour éviter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.
C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du personnage principal qui a tout d’abord attiré mon attention. À quoi ressemble un correcteur au travail, sinon à quelqu’un qui lit avec un crayon ou un stylo à la main ? C’est la difficulté de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manuscrite. Je devine plutôt un secrétaire de rédaction qu’un correcteur. En tout cas, il écrit au crayon malgré la présence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plutôt la marque d’une relecture. La cigarette roulée qui s’éteint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé.
Le personnage de droite, lui, est visiblement en train de relire une épreuve en placard2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retournés. Un crayon est disponible sur la table, à sa droite. Est-il correcteur ou secrétaire de rédaction ? Nous ne le saurons pas. Les deux métiers sont proches.
Le troisième homme lit le journal imprimé. Je ne peux rien en dire de particulier.
Dernier détail, et non des moindres : à l’arrière-plan, la fameuse cage de verre, qui permettait aux correcteurs de s’isoler du bruit des machines. On la voit beaucoup mieux dans le film L’Amour en fuite (1979) de François Truffaut (voir mon article). Georges Simenon en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).
En tout cas, c’est une belle image d’hommes au travail. La BnF offre la possibilité d’en acheter une reproduction ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.
Pour la petite histoire de ce blog, j’avais déniché cette image avant la belle trouvaille de vendredi, mais je n’avais pas encore décidé comment l’exploiter. J’ai finalement estimé qu’elle méritait un article, plutôt que d’attendre l’occasion de l’utiliser comme simple illustration.
Les dictionnaires de littérature recensent les écrivains, les grandes œuvres, les mouvements littéraires, parfois quelques grands éditeurs, mais oublient généralement les autres intervenants de la fameuse « chaîne du livre ». Cependant, les « Dictionnaires amoureux » de chez Plon encouragent à sortir des sentiers battus, et Pierre Assouline ne s’est pas fait prier. Ainsi, dans son Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature, paru en novembre dernier, on trouve une entrée consacrée à ce grand oublié entre tous qu’est le correcteur, celui dont « on ne sait rien ».
Sur son blog, il y a dix ans, l’académicien Goncourt avait déjà rendu un bel hommage au métier de correcteur, qu’il soit d’édition (« aussi appelé préparateur de copie », précise-t-il ici) ou de presse (« dans un journal où on le presse sans cesse »), titré « De la lecture angoissée à la correction névrotique », dont il reprend les grandes lignes. Voici donc, en complément, quelques extraits de ce nouveau texte.
« Le correcteur d’édition […] travaille seul, chez lui, où il prend son temps, enfin c’est ce qu’on s’imagine […] il intervient de plus en plus souvent en conseiller historique, documentaliste, rewriter… […] C’est un éviteur de catastrophes. Il ne doit jamais se fier à la mémoire de l’auteur pour ce qui est des citations. Il doit se méfier des pièges, sosies et homophonies ; car il ne corrige pas que les fautes d’impression mais d’abord l’emploi du français et la microtypographie. […]
« La névrose du correcteur : sens hyperbolique du détail, obsession de la vérification, goût pathologique de la précision, maniaquerie en toutes choses et le plus souvent passion monomaniaque pour un unique écrivain à l’aune duquel toute œuvre est jugée. […] »
S’il dit vrai, quel est le vôtre ?
☞ Puisque Pierre Assouline mentionne aussi dans ce texte le rapport privilégié que Georges Simenon entretenait avec sa correctrice, Doringe, j’en profite pour rappeler mon article à ce sujet.
Hier était pour moi un jour de chance. En me promenant en ville (à Metz, où j’habite), j’entre dans une bouquinerie où je vais rarement. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consacrée aux livres sur la Lorraine, je lis : Histoire d’un imprimeur. Berger-Levrault 1676-19761. Déjà, mon intérêt s’éveille. Mais en feuilletant cet album de 120 pages, très illustré, quelle n’est pas ma surprise de découvrir ceci :
« 1878 : les correcteurs. » 1878… Le premier portrait photographique datant de 1839, j’ai peu de chances de trouver un document de ce type plus ancien encore. Ou plutôt j’ai eu bien de la chance de trouver celui-ci !
Née modestement à Strasbourg en 1676, l’entreprise Berger-Levrault deviendra peu à peu un grand imprimeur des documents de l’Administration et des annuaires, entre autres, à l’égal de Paul Dupont (Clichy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’hui abandonné l’édition graphique pour celle de logiciels de gestion.
En 1867, quand Paul Dupont vantait la modernité de son imprimerie à Clichy, il faisait encore appel à la gravure pour la représenter (☞ voir mon article), car la similigravure, procédé permettant d’imprimer une photographie, ne sera inventée qu’une bonne dizaine d’années plus tard.
En 1878, la « notice historique sur le développement et l’organisation de la maison » Berger-Levrault, que je viens de consulter sur Gallica (et dans laquelle je puise les citations qui suivront), est, elle aussi, illustrée de gravures, mais cette imprimerie à échelle industrielle ne pouvait négliger une technique moderne : si les photos n’ont pas pu être publiées à l’époque, elles existent ! Dans le livre du tricentenaire que j’ai déniché par un heureux hasard, on peut donc découvrir, sur des clichés sépia2, les bureaux, l’atelier de reliure, les presses typographiques, la lithographie, l’atelier de composition et, enfin, les correcteurs.
Après l’annexion de 1871, Berger-Levrault quitte Strasbourg pour s’installer à Nancy, d’abord dans un bâtiment en bois acheté à l’ancienne Manufacture des tabacs, derrière les fortifications, lequel bâtiment sera victime d’un incendie en 1876, puis 18, rue des Glacis, « voie ouverte en grande partie », cette année-là, « à travers une petite ruelle mal famée » (Wikipédia).
L’imprimerie y applique « le principe de la séparation des ateliers […], nécessité impérieuse, non-seulement en vue de la qualité et de la quantité des produits, mais aussi dans l’intérêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un atelier unique, […] les correcteurs […] et les protes sont dérangés par les trépidations des machines, le marteau du relieur, la poussière, etc. » (notice, p. 32).
« La [galerie de] Composition a une longueur de 60 mètres ; au milieu est élevée une estrade où sont placés les protes ; les cabinets des correcteurs sont situés dans la salle même […] », à proximité des bureaux des « employés s’occupant des travaux techniques » (ibid., p. 33).
« Le jour vient d’en haut ; le toit est disposé en dents de scie, à l’instar des grands établissements du Haut-Rhin et de l’Angleterre ; la partie pourvue de vitrages est exposée au nord, de façon à donner aux ateliers une grande clarté, tout en évitant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).
« Du haut de l’estrade, le prote en chef et ses collègues peuvent surveiller tout ce qui se passe dans la galerie, et communiquer sans déplacement avec les metteurs en pages et les principaux compositeurs, qui sont groupés aux alentours ; près de là se trouve aussi une presse à épreuves » (ibid., p. 33).
D’après le tableau du personnel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et correcteurs » sont au nombre de huit. En comparant la photo et le plan, on peut raisonnablement supposer que les cinq correcteurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la correction en chef, qui présente l’avantage d’être à la fois plus spacieux que leurs trois cabinets et éclairé par deux grandes fenêtres.
Comme tous les employés de Berger-Levrault, les correcteurs travaillaient alors dix heures par jour. Et le travail ne manquait pas, car pour les seuls périodiques il fallait compter les titres suivants :
Auquel s’ajoutaient « 701 feuilles d’impression d’ouvrages très-importants, sans compter ceux en cours d’exécution » ni « une quantité considérable de brochures, de thèses et autres bilboquets3 en lignes courantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beaucoup pour cinq personnes (ou huit, en admettant que les protes participent à la relecture des épreuves)… Je plains mes lointains confrères. D’autant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Professore » imaginé par George Steiner (☞ voir Le correcteur, personnage littéraire).
D’après Alain Rey, « […] sous l’influence de l’allemand Problematik et dans un usage didactique, la problématique (1929, dans la Revue d’Allemagne) désigne la technique qui consiste à bien poser un problème ou un ensemble cohérent de problèmes et, par métonymie, l’ensemble des problèmes relatifs à un sujet donné » (Dictionnaire historique de la langue française).
Dit autrement, « la problématique est l’art de considérer un problème. C’est l’ensemble des questions à poser pour comprendre et résoudre un problème ou une situation. C’est la façon dont on aborde un sujet » (Travaux de plume).
C’est parfois pour sous-entendre « un ensemble de problèmes » que les locuteurs semblent employer problématique, par exemple dans « la problématique de l’environnement ». Mais pas toujours (voir aussi La Vitrine linguistique).
Plus largement, on constate une tendance à choisir un mot plus long pour exprimer une notion de base.
« De grâce, […] évitons d’en faire ce détestable fourre-tout que certains croient utile d’employer à la place de problème, d’enjeu ou de question à propos de tout sujet de la vie courante nécessitant un tant soit peu de réflexion. Pour se donner des airs importants ? » (C’est aussi l’avis de l’Académie.)
Ajoutant en remarque :
« On ne peut que déplorer la tendance actuelle à remplacer abusivement un mot simple par un pseudo-synonyme plus long donc plus sérieux : problématique au lieu de problème, thématique au lieu de thème [voir Académie], technologie au lieu de technique, méthodologie au lieu de méthode, etc. Descartes aurait-il eu l’air plus pénétré en rédigeant un Discours de la méthodologie ?… »
J’y ajouterai typologie au lieu de type, dichotomie au lieu de séparation, paradigme au lieu de modèle, etc.
Je n’ai pas trouvé d’article retraçant l’origine de cette mode.
Vincent Auger1, 50 ans, a créé son atelier à Paris en 2004, avant de s’installer en 2017, avec son père, Jean-Claude (79 ans), à Saint-Loup-sur-Cher (Loir-et-Cher), village d’enfance de ce dernier. Descendant d’une lignée de cinq générations qui se sont consacrées aux diverses techniques de l’imprimerie, formé à l’école Estienne comme son père, il est aujourd’hui l’un des rares détenteurs français des savoir-faire de la composition au plomb mobile, de la gravure sur bois, de l’impression en relief, de la taille-douce (ensemble des procédés de gravure en creux sur une plaque de métal) et de la lithographie.
Dans son atelier, Vincent Auger réalise une douzaine de livres par an, en alignant manuellement des caractères de plomb sur un composteur ou en utilisant un clavier et une fondeuse Monotype2. Ces ouvrages sont produits en petites quantités (cent cinquante exemplaires au maximum) pour des sociétés de bibliophiles, des artistes, des éditeurs spécialisés ou des écrivains. Chaque exemplaire est signé par l’auteur, et le nom de son destinataire y est indiqué. Le prix de vente d’un ouvrage peut aller de 300 à 2 500 euros.
L’imposante collection de matériel de la famille Auger (représentant plus de 60 tonnes !) provient d’un processus de récupération d’outils et de machines aujourd’hui introuvables : casses (casiers) du xixe siècle pour ranger les caractères en plomb, machines typographiques et lithographiques, presses de taille-douce, claviers et fondeuses Monotype. Père et fils ont depuis longtemps le projet de monter un centre européen des arts du livre et de l’estampe, qui devrait voir le jour prochainement à Romorantin-Lanthenay, sur 3 000 mètres carrés. En attendant, l’atelier de Saint-Loup-sur-Cher se visite sur rendez-vous.
« Les technologies contemporaines s’apparentent à de l’impression industrielle, déclarait Jean-Claude Auger, en 2020. Cela n’a rien à voir avec notre travail. Nous imprimons sur du papier rare : papier japon, papier chiffon ou papier fabriqué à la main. C’est une fabrication élitiste. […] Les gens sont en extase devant ce que nous faisons car le métier est devenu rare. »
Artiste peintre depuis 1968, Jean-Claude se consacre aujourd’hui essentiellement à cet art. Un petit catalogue de ses œuvres est disponible sur Calaméo.
Atelier Vincent Auger, 9, Grande-Rue, 41320 Saint-Loup-sur-Cher. — Tél. : 07 63 34 94 86. — Mail : ateliervincent.auger@gmail.com. — Facebook : Atelier Vincent Auger (où l’on peut voir de nombreuses photos du matériel).
On peut partager cinq minutes de l’intimité d’un typographe au plomb (François da Ros, à Montreuil, Seine-Saint-Denis) en visionnant cette vidéo.
Cet article est une synthèse des sources suivantes :
Dans un livre, Marcel Jullian (dialoguiste, écrivain et homme de télévision) évoque « ce correcteur d’imprimerie1, soucieux de rigueur typographique, qui avait changé la place de chaque virgule dans les Discours et Messages de Charles de Gaulle ».
Il poursuit : « J’avais vu le général. De sa plume, une à une, il les avait rétablies là où il le voulait et pour une raison qui lui était propre : elles scandaient son phrasé. Il s’était même astreint à me démontrer, de vive voix, que leur mauvais usage permettait, seul, une restitution de son discours. — Écoutez… si je le lis comme votre correcteur l’a écrit, vous ne reconnaissez plus de Gaulle… »
Courte supplique au roi pour le bon usage des énarques, Mazarine, 1979.
J’ai déjà donné mon point de vue sur cette question :
Déjà rare au sens propre (action d’épucer, « ôter les puces », comme se le font les chiens ou le font entre eux les singes), le nom épuçage l’est encore plus au sens figuré :
« L’épuçage des coquilles dans une épreuve typographique incombe au correcteur d’imprimerie et à l’auteur. — L’épuçage de ce texte a révélé maintes fautes d’orthographe et de ponctuation. — Chaque texte est lu huit fois, d’abord par son auteur, puis par le rédacteur en chef, souvent par la direction, enfin par cinq correcteurs qui ne sont pas là pour rechercher les coquilles typographiques, cet épuçage étant opéré par une autre équipe (Pierre Descargues, “Scandale chez Larousse”, dans la Tribune de Lausanne, 3 octobre 1959). » — Jean Humbert (1901-1980), Le Français en éventail, Bienne (Suisse), éd. du Panorama, 1961, p. 105-106.
« Épuçage des coquilles » est une association assez curieuse.
« Au fig., rare. Examiner avec un soin minutieux pour chercher des erreurs, des fautes. Épucer un texte. Synon. épouiller. Un autre a épucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret (Huysmans, Là-bas, t. 1, 1891, p. 33). »
Et remarque :
«On rencontre ds la docum. épuçage, subst. masc. Action d’épucer. Au fig. Et puis supprimez des blancs et des petits points. Cela trop souligne [sic] le décousu de l’œuvre [le Roman d’un Spahi] qui reste, malgré cet épuçage de votre ami, une œuvre (A. Daudet ds Loti, Journal intime, 1878-81, p. 206). »
Victor Hugo a employé, lui, épouiller :
« Examiner (quelque chose) avec un soin méticuleux pour supprimer des erreurs. Épouiller un texte.Les correcteurs ont deux maladies, les majuscules et les virgules, deux détails qui défigurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux (Hugo, Corresp., 1859, p. 298). » — TLF.
Dernièrement, j’ai reçu de LinkedIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - monteur en installations sanitaires » et de « chef correcteur/rice boulanger ». Étonnant, non ? Cela m’a donné l’idée de revenir à la polysémie du mot correcteur.
Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confronté au manque de pertinence des résultats renvoyés par Google, dû au fait que correcteur et correctrice sont à la fois des noms et des adjectifs. Ainsi, tout ce qui corrige est correcteur (correctif est plus rare). Verres, appareils, dispositifs divers (correcteur de tonalité, correcteur gazométrique, correcteur de posture, etc.) ou actions. Lancer le mot-clé correcteur renvoie donc des résultats liés à l’optique, à la chirurgie, à l’orthodontie, à la cosmétique, à la gymnastique, etc.
Il m’a fallu aussi éliminer des résultats les correcteurs d’examens (ou de copies, nouvelle polysémie, la copie étant, dans l’édition et l’imprimerie, le texte destiné à être saisi et traité en composition), ou examinateurs, « chargé[s] de corriger et de noter les devoirs relevant de [leur] spécialité » (TLF), tels les deux exemples avec lesquels j’ai commencé.
Correcteur Tipp-Ex.
Il m’a fallu éliminer encore les produits blancs permettant d’effacer les fautes de frappe (photo ci-contre) et, surtout, les correcteurs orthographiques, logiciels installés dans nos ordinateurs et nos téléphones portables, et qui nous valent bien des mésaventures.
Mais, au fil de mes recherches, j’ai découvert d’autres correcteurs plus inattendus, dans l’histoire.
Ainsi, le correcteur désignait autrefois, dans les collèges, un employé chargé de fouetter les écoliers :
« De mon temps, le correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir jouait avec honneur son terrible rôle. » — Balzac, Louis Lambert, 1832.
« La plupart de ces magistrats me rappellent toujours le collège où les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n’en sortent que pour donner le fouet. » — Chamfort, Maximes et pensées, 1795.
« Toutes ses protestations furent inutiles ; le principal fut inflexible, et fit monter le correcteur. » — Jean-Baptiste-Joseph Champagnac (1796-1858).
Au bagne était aussi dit correcteur « l’homme, forçat ou geôlier administrant le fouet ; terme administratif » — Esnault, Notes compl. dict. Delesalle, 1947, cité par le TLF (voir aussi Bob : dictionnaire d’argot).
Une phrase de Remy de Gourmont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la correction littéraire et le châtiment :
« Nous n’avons jamais de textes absolument corrects, l’auteur même ayant souvent été le plus négligent des correcteurs, ayant été son propre bourreau, son propre saboteur. »
Dans l’histoire romaine, le correcteur était un « magistrat adjoint aux consulaires et aux présidents, pour concourir à l’administration des provinces » (Larousse).
Dans l’histoire religieuse, c’était un « supérieur [ou une supérieure] dans certains ordres monastiques tels que les minimes » (ibid.).
Toujours au couvent, j’ai trouvé un surprenant couple lectrice-correctrice, dans la règle de saint Augustin :
Extrait des « Regles de celle qui corrige les fautes qui se commettent en la lecture de table. », La Règle de saint Augustin, 1747.
« 1. La Correctrice des fautes qui se font parmi la lecture de table, instruira doucement la Lectrice qui seroit nouvellement employée en cet exercice, ou qui autrement auroit besoin qu’on lui montrât la façon de s’en bien acquitter. « 2. Lorsqu’en lisant parmi le repas la Lectrice aura fait quelque faute sur un mot ou syllabe, le prononçant mal, ou prennant l’un pour l’autre & ne se corrigera sur le champ dira modestement, repetés, & en cas que la Lectrice en le repetans ne le dit comme il faut, la Correctrice corrigera tout haut le mot, où se trouve la faute. « 3. Si neanmoins la Lectrice se troubloit, ou se trouvoit confuse ou affligée, se voyant souvent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Correctrice en pourra laisser une partie des moindres sans correction en public, & l’en avertira après en particulier charitablement, moyennent que ceci s’approuve par la Supérieure1. »
Le bureau des correcteurs des comptes s’appelait la correction (porter un compte à la correction), de même que le bureau des correcteurs d’un journal peut être appelé la correction (employer dans ce sens le mot cassetin relève du jargon des correcteurs professionnels).
Mais toute « action de corriger, de changer en mieux, de ramener à la règle » (Robert) est une correction. On ne corrige donc pas seulement les textes, mais aussi les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habitudes, etc.
Les remaniements qu’apporte un auteur à son texte sont aussi des corrections.
« Rien n’est plus propre à former le goût que de démêler, dans les corrections d’un grand écrivain, le motif des arrêts qu’il a prononcés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Despréaux.
Je n’ai pas besoin de présenter les maisons de correction, ni de préciser ce que recevoir, mériter, subir une correction peut signifier.
La correction, c’est enfin, en littérature et dans les beaux-arts, la « qualité de ce qui est correct, pureté, absence de fautes ou d’écarts » :
« […] correctiongrammaticale. correctiondu style. correctiondu dessin. Les Anglais n’étaient pas encore parvenus, du temps de Waller, à écrire avec correction. (Volt.) Ce qui constitue une lettre bien écrite ne consiste pas seulement dans la correction du style. (Moncrif.) La correction consiste dans l’observation scrupuleuse des règles de la grammaire et des usages de la langue. (Beauzée.) Il y a dans le style des qualités qui tiennent à la vérité du sentiment, il y en a qui dépendent de la correction grammaticale. (Mme de Staël.) La correction semble de la pédanteterie [sic], et bientôt le style littéraire aura besoin de commentateurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.
On devine qu’il faut rejeter à la mer beaucoup de poissons quand on part à la pêche au correcteur.
NB — Les mentions du Larousse font référence à Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1877.
On m’a récemment demandé, dans un commentaire sur LinkedIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des éditeurs dans les manuscrits de leurs auteurs. Je ne disposais pas alors des éléments nécessaires. Je viens donc de rédiger une réponse mieux informée, essentiellement par un long article de l’universitaire Olivier Bessard-Banquy1. Les autres références sont précisées en note.
En littérature générale, l’auteur livre généralement un texte qu’il considère comme achevé. L’éditeur, lui, « voit le manuscrit comme le point de départ du travail éditorial, la matière première à partir de quoi […] un volume pourra être donné au public, exploité commercialement. […]. Ce malentendu originel est la source de tous les conflits possibles. » Auteur et éditeur formeraient donc « un couple infernal », pour reprendre le titre d’un livre de la journaliste Sylvie Perez2.
Raymond Carver et Gordon Lish. DR. Source : About Writing.
Le phénomène n’est pas nouveau. Pierre-Jules Hetzel « força[it] Jules Verne à retravailler ses œuvres pour respecter une morale tatillonne ». Gordon Lish « tailla à l’extrême » dans les nouvelles de Raymond Carver — ce qui, cependant, fit de lui une star3. Céline, lui, refusa d’« élaguer » le Voyage au bout de la nuit, comme le demandait le comité de la lecture de la NRF, et signa avec Denoël4.
Aujourd’hui, selon Olivier Bessard-Banguy, la production éditoriale française se standardise. « […] sont […] retravaillées toutes les longueurs, les finesses, excroissances ou fantaisies, tout ce qui peut être de nature à fatiguer ou décourager les lecteurs impatients. Plus la maison vise un large public et plus elle évacue du texte tout ce qui peut diviser plutôt que fédérer, tout ce qui peut rebuter les lecteurs les moins endurants, des consommateurs de textes, enfants de la société du zapping, peu susceptibles de se concentrer longtemps sur un écrit ardu, élaboré, complexe. Que reste-t-il de la littérature telle que les anciens ont pu la concevoir ? Rien selon les plus alarmistes des penseurs contemporains. Un récit plat, lisse, sans surprise, sans originalité. “Une littérature sans estomac” comme le dit Pierre Jourde5. »
Je recommande à ceux que le sujet intéresse de lire cet article en entier. Il est accompagné d’une bibliographie permettant d’approfondir la question.
Un article de l’éditrice Caroline Coutau6, paru dans le même numéro, est à lire également. Elle y reconnaît que :
« […] les contraintes économiques faussent la donne et jouent trop souvent un rôle dans le partenariat entre l’auteur et l’éditeur. Les manuscrits dans lesquels on trouve une énergie mais aussi de la paresse, un jaillissement mais aussi une pauvreté de langue, une imagination déferlante mais aucune rigueur, une écriture fluide mais peu de prises de risque sont parfois retenus pour des raisons qui ont peu à voir avec la littérature. L’éditeur cherche un premier roman à défendre pour sa rentrée littéraire, a besoin d’un titre vendeur parce que sa trésorerie va mal, alors il se persuade que tel texte moyennement intéressant peut se transformer en un livre qui plaira et se vendra. Et alors il publie un texte moyen, gentiment à la mode, cherchera au mieux à l’améliorer, interviendra souvent trop, et deviendra comme un pseudo-démiurge : il jouera un rôle de presque premier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »
Elle donne ensuite des exemples concrets de son travail avec certains auteurs, auxquels je vous renvoie. Dans le dernier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux parfait et parce que je suis trop emberlificotée dedans, à trop aimer l’auteur ou la personne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur correcteur qui se fait souvent plutôt relecteur ». Là aussi, deux exemples suivent, « qui peuvent donner une idée d’une correction idéale mais peut-être légèrement excessive ».
Mais son point de vue final est celui-ci :
« L’auteur arrive avec un texte dont il est souvent fatigué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, parfois il en est très satisfait, parfois au contraire il doute beaucoup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une délicate opération qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décoller, désimbriquer le texte et son auteur en vue d’une publication. Renoncer à une scène, modifier une phrase, rendre le propos plus nerveux, donner plus de chair à un personnage. Resserrer, couper (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni surtout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »
« Tout est toujours possible, conclut, sur une note plus optimiste, Olivier Bessard-Banquy, et de la rencontre improbable, inattendue, d’un écrivain d’exception et d’un éditeur de grand talent peut naître une œuvre qui marquera l’histoire des lettres […]. »