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Coupures “malsonnantes”, décence et conséquences

Avez-vous déjà enten­du par­ler du CONCUVIT1 (ou CONCUBITE2) ? Il s’agit d’une règle connue des pro­fes­sion­nels de l’imprimerie et de l’édition, en par­ti­cu­lier des cor­rec­teurs, qui doivent veiller à son appli­ca­tion. Règle de bien­séance plu­tôt que de typo­gra­phie, si bien que les auteurs des codes typo­gra­phiques ne la men­tionnent pas tous et que, par­mi eux, seuls Lacroux et Gué­ry osent don­ner son nom familier. 

Cette règle recom­mande d’éviter les cou­pures (appe­lées aus­si divi­sions) de mots en fin ou, plus rare­ment, en début de ligne géné­ra­le­ment qua­li­fiées de « mal­son­nantes » dans les codes typo.

Ain­si, Coli­gnon écrit (à l’en­trée « Cou­pures en fin de ligne ») :

« On évite, même si les mœurs ont évo­lué, les cou­pures “mal­hon­nêtes”, cho­quantes, mal­son­nantes, qui peuvent entraî­ner des signi­fi­ca­tions péjo­ra­tives… :

« … alors qu’arrivait le grand cul/
tiva­teur

« Ce met­teur en scène pro­pose ici une pièce très cul/
turelle

« Le chef de l’État voit en chaque Fran­çais un con/
tri­buable à pres­ser comme un citron
. »

De même, le Ramat-Mul­ler signale : 

« J’ai mal occu/
pé ma jeu­nesse
 »

Et Gué­ry déconseille :

« Le géné­ral s’était fait pré­sen­ter les cons/
crits qui arri­vaient à la caserne.
 
« Il était angois­sé à l’idée d’une mort su/
bite qui lui appa­rais­sait…
 »

Lais­ser une telle cou­pure était encore plus ris­qué à l’époque de la com­po­si­tion au plomb, où la seconde ligne pou­vait dis­pa­raître pour une rai­son quelconque. 

Un procès et un licenciement

Mau­rice Rajs­fus, que j’ai déjà cité (voir Deux belles blagues faites au cor­rec­teur par le typo­graphe), raconte (p. 74-75) : 

« Une fois, dans un potin mon­dain, il était ques­tion d’une célèbre dan­seuse étoile qui devait par­ti­ci­per à une fête de cha­ri­té en aban­don­nant son cachet. Cette infor­ma­tion brève, banale à la limite, était ain­si conçue :

« … Made­moi­selle X. prê­te­ra son gra­cieux con
cour
s.

« Durant le mon­tage, la seconde ligne dis­pa­rut. Ce bour­don se ter­mi­na par un pro­cès bien pari­sien, et le licen­cie­ment du jour­na­liste res­pon­sable de la rubrique. »

Qu’on soit ou non « bégueule », comme le dit Lacroux, il vaut mieux évi­ter ces cou­pures, ne serait-ce que pour se pré­ser­ver de telles conséquences. 

Pour les réfé­rences des auteurs cités, voir Qui crée les codes typographiques ?


Séance de relecture dans une imprimerie parisienne en 1931

Je ne compte plus les heures que j’ai pas­sées à cher­cher des pho­tos de cor­rec­teurs au tra­vail (les heures consa­crées à ce blog, en géné­ral, non plus !). Aus­si, quand j’en trouve une de plus, c’est avec une joie dif­fi­ci­le­ment com­mu­ni­cable. Cha­cun ses obsessions… 

Les ico­no­graphes le savent : les images ne sont pas tou­jours bien réfé­ren­cées. Il faut donc sou­vent lan­cer un large filet dans l’espoir de récol­ter quelques pois­sons. Dans le cas pré­sent, ce sont les mots-clés « ate­lier » et « impri­me­rie » qui m’ont por­té chance.

De cette image, je ne sais que ceci : « Ate­lier de l’im­pri­me­rie Simart (Paris, France), impri­mant L’Écho de Paris, pho­to­gra­phie de presse, agence Rol [1904-1937], novembre 19311. »

Mais regar­dons en détail. 

Ces trois hommes sont assis à côté du « marbre » d’une impri­me­rie pari­sienne — il s’a­git en fait d’une « table métal­lique (autre­fois en marbre ou en pierre) sur laquelle on place les pages pour l’impo­si­tion ou les cor­rec­tions » (TLF). Des feuilles blanches ont été éta­lées sur la table pour évi­ter qu’ils ne salissent les manches de leur costume.

rédacteur ou secrétaire de rédaction écrivant un article au crayon, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

C’est, bien sûr, le crayon dans la main droite du per­son­nage prin­ci­pal qui a tout d’a­bord atti­ré mon atten­tion. À quoi res­semble un cor­rec­teur au tra­vail, sinon à quel­qu’un qui lit avec un crayon ou un sty­lo à la main ? C’est la dif­fi­cul­té de ma recherche. Il me semble voir entre ses mains les feuillets A5 d’une copie manus­crite. Je devine plu­tôt un secré­taire de rédac­tion qu’un cor­rec­teur. En tout cas, il écrit au crayon mal­gré la pré­sence d’un encrier à sa gauche, ce qui est plu­tôt la marque d’une relec­ture. La ciga­rette rou­lée qui s’é­teint dans sa main gauche attend qu’il ait terminé. 

correcteur ou secrétaire de rédaction relisant une épreuve en placard, imprimerie Simart, Paris, 1931
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Le per­son­nage de droite, lui, est visi­ble­ment en train de relire une épreuve en pla­card2 (je crois voir une colonne de texte au centre de la longue feuille qu’il tient de la main gauche). À sa gauche, les quatre feuillets de la copie, dont trois sont déjà retour­nés. Un crayon est dis­po­nible sur la table, à sa droite. Est-il cor­rec­teur ou secré­taire de rédac­tion ? Nous ne le sau­rons pas. Les deux métiers sont proches.

Le troi­sième homme lit le jour­nal impri­mé. Je ne peux rien en dire de particulier.

cage de verre
Source gallica.bnf.fr / Biblio­thèque natio­nale de France.

Der­nier détail, et non des moindres : à l’ar­rière-plan, la fameuse cage de verre, qui per­met­tait aux cor­rec­teurs de s’i­so­ler du bruit des machines. On la voit beau­coup mieux dans le film L’A­mour en fuite (1979) de Fran­çois Truf­faut (voir mon article). Georges Sime­non en a fait le titre d’un de ses romans (voir mon article).

En tout cas, c’est une belle image d’hommes au tra­vail. La BnF offre la pos­si­bi­li­té d’en ache­ter une repro­duc­tion ; il n’est pas exclu que je cède à la tentation.

Pour la petite his­toire de ce blog, j’a­vais déni­ché cette image avant la belle trou­vaille de ven­dre­di, mais je n’a­vais pas encore déci­dé com­ment l’ex­ploi­ter. J’ai fina­le­ment esti­mé qu’elle méri­tait un article, plu­tôt que d’at­tendre l’oc­ca­sion de l’u­ti­li­ser comme simple illustration. 


Pierre Assouline n’oublie jamais le correcteur

Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature, de Pierre Assouline

Les dic­tion­naires de lit­té­ra­ture recensent les écri­vains, les grandes œuvres, les mou­ve­ments lit­té­raires, par­fois quelques grands édi­teurs, mais oublient géné­ra­le­ment les autres inter­ve­nants de la fameuse « chaîne du livre ». Cepen­dant, les « Dic­tion­naires amou­reux » de chez Plon encou­ragent à sor­tir des sen­tiers bat­tus, et Pierre Assou­line ne s’est pas fait prier. Ain­si, dans son Dic­tion­naire amou­reux des écri­vains et de la lit­té­ra­ture, paru en novembre der­nier, on trouve une entrée consa­crée à ce grand oublié entre tous qu’est le cor­rec­teur, celui dont « on ne sait rien ». 

Sur son blog, il y a dix ans, l’a­ca­dé­mi­cien Gon­court avait déjà ren­du un bel hom­mage au métier de cor­rec­teur, qu’il soit d’é­di­tion (« aus­si appe­lé pré­pa­ra­teur de copie », pré­cise-t-il ici) ou de presse (« dans un jour­nal où on le presse sans cesse »), titré « De la lec­ture angois­sée à la cor­rec­tion névro­tique », dont il reprend les grandes lignes. Voi­ci donc, en com­plé­ment, quelques extraits de ce nou­veau texte.

« Le cor­rec­teur d’é­di­tion […] tra­vaille seul, chez lui, où il prend son temps, enfin c’est ce qu’on s’i­ma­gine […] il inter­vient de plus en plus sou­vent en conseiller his­to­rique, docu­men­ta­liste, rewri­ter… […] C’est un évi­teur de catas­trophes. Il ne doit jamais se fier à la mémoire de l’auteur pour ce qui est des cita­tions. Il doit se méfier des pièges, sosies et homo­pho­nies ; car il ne cor­rige pas que les fautes d’impression mais d’abord l’emploi du fran­çais et la microtypographie. […]

« La névrose du cor­rec­teur : sens hyper­bo­lique du détail, obses­sion de la véri­fi­ca­tion, goût patho­lo­gique de la pré­ci­sion, mania­que­rie en toutes choses et le plus sou­vent pas­sion mono­ma­niaque pour un unique écri­vain à l’aune duquel toute œuvre est jugée. […] »

S’il dit vrai, quel est le vôtre ? 

☞ Puisque Pierre Assou­line men­tionne aus­si dans ce texte le rap­port pri­vi­lé­gié que Georges Sime­non entre­te­nait avec sa cor­rec­trice, Doringe, j’en pro­fite pour rap­pe­ler mon article à ce sujet.

Pierre Assou­line, Dic­tion­naire amou­reux des écri­vains et de la lit­té­ra­ture, coll. « L’A­beille Plon », Plon, 2022, p. 194-195.

Les correcteurs de Berger-Levrault photographiés en 1878

Hier était pour moi un jour de chance. En me pro­me­nant en ville (à Metz, où j’ha­bite), j’entre dans une bou­qui­ne­rie où je vais rare­ment. Après un coup d’œil aux romans récents, je me dirige vers le fond, et là, sur une table consa­crée aux livres sur la Lor­raine, je lis : His­toire d’un impri­meur. Ber­ger-Levrault 1676-19761. Déjà, mon inté­rêt s’éveille. Mais en feuille­tant cet album de 120 pages, très illus­tré, quelle n’est pas ma sur­prise de décou­vrir ceci :

Les correcteurs de l'imprimerie Berger-Levrault, à Nancy, en 1878
Source : Gil­bert Man­gin pour Berger-Levrault.

« 1878 : les cor­rec­teurs. » 1878… Le pre­mier por­trait pho­to­gra­phique datant de 1839, j’ai peu de chances de trou­ver un docu­ment de ce type plus ancien encore. Ou plu­tôt j’ai eu bien de la chance de trou­ver celui-ci !

Née modes­te­ment à Stras­bourg en 1676, l’en­tre­prise Ber­ger-Levrault devien­dra peu à peu un grand impri­meur des docu­ments de l’Ad­mi­nis­tra­tion et des annuaires, entre autres, à l’é­gal de Paul Dupont (Cli­chy) et de Mame (Tours). Elle a aujourd’­hui aban­don­né l’é­di­tion gra­phique pour celle de logi­ciels de gestion.

En 1867, quand Paul Dupont van­tait la moder­ni­té de son impri­me­rie à Cli­chy, il fai­sait encore appel à la gra­vure pour la repré­sen­ter (☞ voir mon article), car la simi­li­gra­vure, pro­cé­dé per­met­tant d’imprimer une pho­to­gra­phie, ne sera inven­tée qu’une bonne dizaine d’années plus tard. 

En 1878, la « notice his­to­rique sur le déve­lop­pe­ment et l’or­ga­ni­sa­tion de la mai­son » Ber­ger-Levrault, que je viens de consul­ter sur Gal­li­ca (et dans laquelle je puise les cita­tions qui sui­vront), est, elle aus­si, illus­trée de gra­vures, mais cette impri­me­rie à échelle indus­trielle ne pou­vait négli­ger une tech­nique moderne : si les pho­tos n’ont pas pu être publiées à l’é­poque, elles existent ! Dans le livre du tri­cen­te­naire que j’ai déni­ché par un heu­reux hasard, on peut donc décou­vrir, sur des cli­chés sépia2, les bureaux, l’a­te­lier de reliure, les presses typo­gra­phiques, la litho­gra­phie, l’a­te­lier de com­po­si­tion et, enfin, les correcteurs. 

Après l’annexion de 1871, Ber­ger-Levrault quitte Stras­bourg pour s’ins­tal­ler à Nan­cy, d’a­bord dans un bâti­ment en bois ache­té à l’an­cienne Manu­fac­ture des tabacs, der­rière les for­ti­fi­ca­tions, lequel bâti­ment sera vic­time d’un incen­die en 1876, puis 18, rue des Gla­cis, « voie ouverte en grande par­tie », cette année-là, « à tra­vers une petite ruelle mal famée » (Wiki­pé­dia).

Vue géné­rale de l’é­ta­blis­se­ment Ber­ger-Levrault, à Nan­cy, en 1878. « La construc­tion affecte la forme d’un immense paral­lé­lo­gramme de 88 mètres de long sur 50 mètres de large, outre les annexes à l’est et dans la cour de ser­vice » (notice, p. 29). Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

L’im­pri­me­rie y applique « le prin­cipe de la sépa­ra­tion des ate­liers […], néces­si­té impé­rieuse, non-seule­ment en vue de la qua­li­té et de la quan­ti­té des pro­duits, mais aus­si dans l’in­té­rêt des ouvriers eux-mêmes ». En effet, « dans un ate­lier unique, […] les cor­rec­teurs […] et les protes sont déran­gés par les tré­pi­da­tions des machines, le mar­teau du relieur, la pous­sière, etc. » (notice, p. 32).

Plan complet de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878
Plan com­plet de l’im­pri­me­rie, sur lequel j’ai entou­ré d’un cercle rouge les trois cabi­nets des cor­rec­teurs et le bureau de la cor­rec­tion en chef. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« La [gale­rie de] Com­po­si­tion a une lon­gueur de 60 mètres ; au milieu est éle­vée une estrade où sont pla­cés les protes ; les cabi­nets des cor­rec­teurs sont situés dans la salle même […] », à proxi­mi­té des bureaux des « employés s’oc­cu­pant des tra­vaux tech­niques » (ibid., p. 33).

Plan partiel de l'imprimerie Berger-Levrault en 1878, montrant la disposition des bureaux et des ateliers
Plan par­tiel (le der­nier tiers du plan pré­cé­dent) mon­trant la dis­po­si­tion des ate­liers et des bureaux de Ber­ger-Levrault en 1878. Le ves­ti­bule débouche sur les bureaux, les­quels ont accès aux quatre gale­ries de l’u­sine. De gauche à droite, 1) maga­sin à papier, maga­sin des ouvrages édi­tés et maga­sin des impri­més admi­nis­tra­tifs ; 2) façon­nage, reliure et dorure ; 3) presses typo­gra­phiques, méca­niques et à bras ; 4) gale­rie de com­po­si­tion, au milieu de laquelle se trouvent l’es­trade de la « pro­te­rie » et, au bout, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Le jour vient d’en haut ; le toit est dis­po­sé en dents de scie, à l’ins­tar des grands éta­blis­se­ments du Haut-Rhin et de l’An­gle­terre ; la par­tie pour­vue de vitrages est expo­sée au nord, de façon à don­ner aux ate­liers une grande clar­té, tout en évi­tant les rayons du soleil » (ibid., p. 30).

Gravure représentant la galerie de la composition, imprimerie Berger-Levrault, 1878
Gale­rie de la com­po­si­tion. — Au pre­mier plan, on peut voir le marbre près duquel se trou­vaient, selon le plan, les trois « cabi­nets » des cor­rec­teurs. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

« Du haut de l’es­trade, le prote en chef et ses col­lègues peuvent sur­veiller tout ce qui se passe dans la gale­rie, et com­mu­ni­quer sans dépla­ce­ment avec les met­teurs en pages et les prin­ci­paux com­po­si­teurs, qui sont grou­pés aux alen­tours ; près de là se trouve aus­si une presse à épreuves » (ibid., p. 33).

Au bout de la gale­rie des com­po­si­teurs, à droite sur le plan ci-des­sus, près du marbre, se trouvent trois « cabi­nets » de cor­rec­teurs. Les cor­rec­teurs en chef dis­posent d’un bureau sépa­ré, don­nant sur une petite cour. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

D’a­près le tableau du per­son­nel (ibid., p. 34), en 1877, « protes et cor­rec­teurs » sont au nombre de huit. En com­pa­rant la pho­to et le plan, on peut rai­son­na­ble­ment sup­po­ser que les cinq cor­rec­teurs ont été réunis, le temps de la prise de vue, dans le bureau de la cor­rec­tion en chef, qui pré­sente l’a­van­tage d’être à la fois plus spa­cieux que leurs trois cabi­nets et éclai­ré par deux grandes fenêtres. 

Comme tous les employés de Ber­ger-Levrault, les cor­rec­teurs tra­vaillaient alors dix heures par jour. Et le tra­vail ne man­quait pas, car pour les seuls pério­diques il fal­lait comp­ter les titres suivants :

Liste des pério­diques impri­més par Ber­ger-Levrault en 1877. Source : gallica.bnf.fr / Biblio­thèque muni­ci­pale de Nancy.

Auquel s’a­jou­taient « 701 feuilles d’im­pres­sion d’ou­vrages très-impor­tants, sans comp­ter ceux en cours d’exé­cu­tion » ni « une quan­ti­té consi­dé­rable de bro­chures, de thèses et autres bil­bo­quets3 en lignes cou­rantes » (ibid., p. 40). Ça me paraît tout de même beau­coup pour cinq per­sonnes (ou huit, en admet­tant que les protes par­ti­cipent à la relec­ture des épreuves)… Je plains mes loin­tains confrères. D’au­tant que pour relire des annuaires sans défaillir, il faut être hors norme comme « il Pro­fes­sore » ima­gi­né par George Stei­ner (☞ voir Le cor­rec­teur, per­son­nage lit­té­raire).

☞ Voir aus­si Pho­to de famille : un congrès de cor­rec­teurs, 1936.


“Problématique” et autres mots longs à la mode

Wal­ter Ben­ja­min… étu­diant une pro­blé­ma­tique ? DR.

D’après Alain Rey, « […] sous l’influence de l’allemand Pro­ble­ma­tik et dans un usage didac­tique, la pro­blé­ma­tique (1929, dans la Revue d’Allemagne) désigne la tech­nique qui consiste à bien poser un pro­blème ou un ensemble cohé­rent de pro­blèmes et, par méto­ny­mie, l’ensemble des pro­blèmes rela­tifs à un sujet don­né » (Dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise).

Dit autre­ment, « la pro­blé­ma­tique est l’art de consi­dé­rer un pro­blème. C’est l’ensemble des ques­tions à poser pour com­prendre et résoudre un pro­blème ou une situa­tion. C’est la façon dont on aborde un sujet » (Tra­vaux de plume).

C’est par­fois pour sous-entendre « un ensemble de pro­blèmes » que les locu­teurs semblent employer pro­blé­ma­tique, par exemple dans « la pro­blé­ma­tique de l’environnement ». Mais pas tou­jours (voir aus­si La Vitrine lin­guis­tique).

Plus lar­ge­ment, on constate une ten­dance à choi­sir un mot plus long pour expri­mer une notion de base. 

Dès novembre 2010, l’excellent site Par­ler fran­çais s’exclamait :

« De grâce, […] évi­tons d’en faire ce détes­table fourre-tout que cer­tains croient utile d’employer à la place de pro­blème, d’enjeu ou de ques­tion à pro­pos de tout sujet de la vie cou­rante néces­si­tant un tant soit peu de réflexion. Pour se don­ner des airs impor­tants ? » (C’est aus­si l’a­vis de l’Aca­dé­mie.)

Ajou­tant en remarque :

« On ne peut que déplo­rer la ten­dance actuelle à rem­pla­cer abu­si­ve­ment un mot simple par un pseu­do-syno­nyme plus long donc plus sérieux : pro­blé­ma­tique au lieu de pro­blème, thé­ma­tique au lieu de thème [voir Aca­dé­mie], tech­no­lo­gie au lieu de tech­nique, métho­do­lo­gie au lieu de méthode, etc. Des­cartes aurait-il eu l’air plus péné­tré en rédi­geant un Dis­cours de la métho­do­lo­gie ?… »

J’y ajou­te­rai typo­lo­gie au lieu de type, dicho­to­mie au lieu de sépa­ra­tion, para­digme au lieu de modèle, etc.

Je n’ai pas trou­vé d’article retra­çant l’origine de cette mode.

Vincent Auger, un des derniers typographes français

Vincent et Jean-Claude Auger composant du texte avec des caractères mobiles
Vincent (au second plan) et Jean-Claude Auger com­po­sant du texte avec des carac­tères mobiles (2018, DR, source : Le Petit Solo­gnot).

Vincent Auger1, 50 ans, a créé son ate­lier à Paris en 2004, avant de s’installer en 2017, avec son père, Jean-Claude (79 ans), à Saint-Loup-sur-Cher (Loir-et-Cher), vil­lage d’enfance de ce der­nier. Des­cen­dant d’une lignée de cinq géné­ra­tions qui se sont consa­crées aux diverses tech­niques de l’imprimerie, for­mé à l’école Estienne comme son père, il est aujourd’­hui l’un des rares déten­teurs fran­çais des savoir-faire de la com­po­si­tion au plomb mobile, de la gra­vure sur bois, de l’impression en relief, de la taille-douce (ensemble des pro­cé­dés de gra­vure en creux sur une plaque de métal) et de la lithographie. 

Un des livres de biblio­phi­lie pro­duits par l’a­te­lier. © Vincent Auger. Source : Ate­lier Vincent Auger (Face­book).

Dans son ate­lier, Vincent Auger réa­lise une dou­zaine de livres par an, en ali­gnant manuel­le­ment des carac­tères de plomb sur un com­pos­teur ou en uti­li­sant un cla­vier et une fon­deuse Mono­type2. Ces ouvrages sont pro­duits en petites quan­ti­tés (cent cin­quante exem­plaires au maxi­mum) pour des socié­tés de biblio­philes, des artistes, des édi­teurs spé­cia­li­sés ou des écri­vains. Chaque exem­plaire est signé par l’auteur, et le nom de son des­ti­na­taire y est indi­qué. Le prix de vente d’un ouvrage peut aller de 300 à 2 500 euros.

Vue générale de l'Atelier Vincent Auger
Vue géné­rale de l’a­te­lier. © Vincent Auger. Source : Ate­lier Vincent Auger (Face­book).

L’imposante col­lec­tion de maté­riel de la famille Auger (repré­sen­tant plus de 60 tonnes !) pro­vient d’un pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion d’outils et de machines aujourd’hui introu­vables : casses (casiers) du xixe siècle pour ran­ger les carac­tères en plomb, machines typo­gra­phiques et litho­gra­phiques, presses de taille-douce, cla­viers et fon­deuses Mono­type. Père et fils ont depuis long­temps le pro­jet de mon­ter un centre euro­péen des arts du livre et de l’estampe, qui devrait voir le jour pro­chai­ne­ment à Romo­ran­tin-Lan­the­nay, sur 3 000 mètres car­rés. En atten­dant, l’atelier de Saint-Loup-sur-Cher se visite sur rendez-vous.

« Les tech­no­lo­gies contem­po­raines s’apparentent à de l’impression indus­trielle, décla­rait Jean-Claude Auger, en 2020. Cela n’a rien à voir avec notre tra­vail. Nous impri­mons sur du papier rare  : papier japon, papier chif­fon ou papier fabri­qué à la main. C’est une fabri­ca­tion éli­tiste. […] Les gens sont en extase devant ce que nous fai­sons car le métier est deve­nu rare. » 

Jean-Claude Auger devant le clavier de sa Monotype
Jean-Claude Auger devant le cla­vier de sa Mono­type (2019, © NR, source : La Nou­velle Répu­blique).

Artiste peintre depuis 1968, Jean-Claude se consacre aujourd’hui essen­tiel­le­ment à cet art. Un petit cata­logue de ses œuvres est dis­po­nible sur Cala­méo.

Ate­lier Vincent Auger, 9, Grande-Rue, 41320 Saint-Loup-sur-Cher. — Tél. : 07 63 34 94 86. — Mail : ateliervincent.auger@gmail.com. — Face­book : Ate­lier Vincent Auger (où l’on peut voir de nom­breuses pho­tos du matériel).

☞ Voir aus­si Deux typo­graphes parlent des codes typo, où est men­tion­né l’Atelier typo­gra­phique de Saran (Loi­ret), ain­si que le site de l’Ate­lier Mién­née de Lanouée (Mor­bi­han).

On peut par­ta­ger cinq minutes de l’in­ti­mi­té d’un typo­graphe au plomb (Fran­çois da Ros, à Mon­treuil, Seine-Saint-Denis) en vision­nant cette vidéo.


Cet article est une syn­thèse des sources suivantes : 

– Éli­sa­beth Mismes, « L’Atelier Vincent Auger. Un héri­tage rare, un savoir-faire d’élite », Art et métiers du livre,  n° 274, sep­tembre-octobre 2009,  p. 68-77.
– F.T., « Saint-Loup-sur-Cher – Vous avez dit haute cou­ture ?», Le Petit Solo­gnot, 9 novembre 2018.
– Valen­tin Giraud, « À Saint-Loup, ils com­posent des livres au plomb », La Nou­velle Répu­blique, 14 avril 2019.
– Laure Sau­vage, « Jean-Claude Auger », impri­meur tra­di­tion­nel », Hori­zons, 13 octobre 2020.
– « Loir-et-Cher : Un centre euro­péen des arts du livre en pro­jet dans la val­lée du Cher », La Nou­velle Répu­blique, 6 février 2021.
– Alice Enau­deau, « Impri­me­rie d’art », Loir & Cher info, n° 111, avril 2023, p. 29.


Le général de Gaulle défend ses virgules

Le géné­ral de Gaulle écri­vant ses Mémoires à la Bois­se­rie (Colom­bey-les-Deux-Églises), 1954. © Paris-Match. Source : Fon­da­tion Charles de Gaulle.

Dans un livre, Mar­cel Jul­lian (dia­lo­guiste, écri­vain et homme de télé­vi­sion) évoque « ce cor­rec­teur d’imprimerie1, sou­cieux de rigueur typo­gra­phique, qui avait chan­gé la place de chaque vir­gule dans les Dis­cours et Mes­sages de Charles de Gaulle ». 

Il pour­suit : « J’avais vu le géné­ral. De sa plume, une à une, il les avait réta­blies là où il le vou­lait et pour une rai­son qui lui était propre : elles scan­daient son phra­sé. Il s’était même astreint à me démon­trer, de vive voix, que leur mau­vais usage per­met­tait, seul, une res­ti­tu­tion de son dis­cours. 
— Écou­tez… si je le lis comme votre cor­rec­teur l’a écrit, vous ne recon­nais­sez plus de Gaulle… »

Courte sup­plique au roi pour le bon usage des énarques, Maza­rine, 1979.

J’ai déjà don­né mon point de vue sur cette question : 

On peut lire en complément : 

Article mis à jour le 29 sep­tembre 2023.


Découverte d’un mot rare : “épuçage”

Un singe épuce un autre singe. © Nicho­las San­ta­sier, Pexels.

Déjà rare au sens propre (action d’épucer, « ôter les puces », comme se le font les chiens ou le font entre eux les singes), le nom épu­çage l’est encore plus au sens figuré : 

« L’épuçage des coquilles dans une épreuve typo­gra­phique incombe au cor­rec­teur d’imprimerie et à l’auteur. — L’épuçage de ce texte a révé­lé maintes fautes d’orthographe et de ponc­tua­tion. — Chaque texte est lu huit fois, d’abord par son auteur, puis par le rédac­teur en chef, sou­vent par la direc­tion, enfin par cinq cor­rec­teurs qui ne sont pas là pour recher­cher les coquilles typo­gra­phiques, cet épu­çage étant opé­ré par une autre équipe (Pierre Des­cargues, “Scan­dale chez Larousse”, dans la Tri­bune de Lau­sanne, 3 octobre 1959). » — Jean Hum­bert (1901-1980), Le Fran­çais en éven­tail, Bienne (Suisse), éd. du Pano­ra­ma, 1961, p. 105-106.

« Épu­çage des coquilles » est une asso­cia­tion assez curieuse.

Le TLF confirme l’usage du verbe :

« Au fig., rare. Exa­mi­ner avec un soin minu­tieux pour cher­cher des erreurs, des fautes. Épu­cer un texte. Synon. épouiller. Un autre a épu­cé Vil­lon, s’est effor­cé de démon­trer que la grosse Mar­got de la bal­lade n’é­tait pas une femme mais bien l’en­seigne d’un caba­ret (Huys­mans, Là-bas, t. 1, 1891, p. 33). »

Et remarque : 

« On ren­contre ds la docum. épu­çage, sub­st. masc. Action d’é­pu­cer. Au fig. Et puis sup­pri­mez des blancs et des petits points. Cela trop sou­ligne [sic] le décou­su de l’œuvre [le Roman d’un Spa­hi] qui reste, mal­gré cet épu­çage de votre ami, une œuvre (A. Dau­det ds Loti, Jour­nal intime, 1878-81, p. 206). »

Vic­tor Hugo a employé, lui, épouiller : 

« Exa­mi­ner (quelque chose) avec un soin méti­cu­leux pour sup­pri­mer des erreurs. Épouiller un texte. Les cor­rec­teurs ont deux mala­dies, les majus­cules et les vir­gules, deux détails qui défi­gurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux (Hugo, Cor­resp., 1859, p. 298). » — TLF.

Sur la polysémie du mot “correcteur”

Der­niè­re­ment, j’ai reçu de Lin­ke­dIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - mon­teur en ins­tal­la­tions sani­taires » et de « chef correcteur/rice bou­lan­ger ». Éton­nant, non ? Cela m’a don­né l’idée de reve­nir à la poly­sé­mie du mot cor­rec­teur.

Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confron­té au manque de per­ti­nence des résul­tats ren­voyés par Google, dû au fait que cor­rec­teur et cor­rec­trice sont à la fois des noms et des adjec­tifs. Ain­si, tout ce qui cor­rige est cor­rec­teur (cor­rec­tif est plus rare). Verres, appa­reils, dis­po­si­tifs divers (cor­rec­teur de tona­li­té, cor­rec­teur gazo­mé­trique, cor­rec­teur de pos­ture, etc.) ou actions. Lan­cer le mot-clé cor­rec­teur ren­voie donc des résul­tats liés à l’optique, à la chi­rur­gie, à l’orthodontie, à la cos­mé­tique, à la gym­nas­tique, etc.

Il m’a fal­lu aus­si éli­mi­ner des résul­tats les cor­rec­teurs d’examens (ou de copies, nou­velle poly­sé­mie, la copie étant, dans l’é­di­tion et l’im­pri­me­rie, le texte des­ti­né à être sai­si et trai­té en com­po­si­tion), ou exa­mi­na­teurs, « chargé[s] de cor­ri­ger et de noter les devoirs rele­vant de [leur] spé­cia­li­té » (TLF), tels les deux exemples avec les­quels j’ai commencé.

Correcteur Tipp-Ex
Cor­rec­teur Tipp-Ex.

Il m’a fal­lu éli­mi­ner encore les pro­duits blancs per­met­tant d’ef­fa­cer les fautes de frappe (pho­to ci-contre) et, sur­tout, les cor­rec­teurs ortho­gra­phiques, logi­ciels ins­tal­lés dans nos ordi­na­teurs et nos télé­phones por­tables, et qui nous valent bien des mésaventures. 

Mais, au fil de mes recherches, j’ai décou­vert d’autres cor­rec­teurs plus inat­ten­dus, dans l’histoire.

Ain­si, le cor­rec­teur dési­gnait autre­fois, dans les col­lèges, un employé char­gé de fouet­ter les éco­liers : 

"Dictionnaire du fouet et de la fessée", PUF, 2022
Isa­belle Pou­trin, Éli­sa­beth Lus­set (dir.), Dic­tion­naire du fouet et de la fes­sée. Cor­ri­ger et punir, PUF, 2022.

« De mon temps, le cor­rec­teur était encore un vivant sou­ve­nir, et la clas­sique férule de cuir jouait avec hon­neur son ter­rible rôle. » — Bal­zac, Louis Lam­bert, 1832.

« La plu­part de ces magis­trats me rap­pellent tou­jours le col­lège où les cor­rec­teurs ont une cabane auprès des com­mo­di­tés, et n’en sortent que pour don­ner le fouet. » — Cham­fortMaximes et pen­sées, 1795.

« Toutes ses pro­tes­ta­tions furent inutiles ; le prin­ci­pal fut inflexible, et fit mon­ter le cor­rec­teur. » — Jean-Bap­tiste-Joseph Cham­pa­gnac (1796-1858).

Au bagne était aus­si dit cor­rec­teur « l’homme, for­çat ou geô­lier admi­nis­trant le fouet ; terme admi­nis­tra­tif » — Esnault, Notes com­pl. dict. Dele­salle, 1947, cité par le TLF (voir aus­si Bob : dic­tion­naire d’argot).

Une phrase de Remy de Gour­mont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la cor­rec­tion lit­té­raire et le châtiment :

« Nous n’a­vons jamais de textes abso­lu­ment cor­rects, l’au­teur même ayant sou­vent été le plus négligent des cor­rec­teurs, ayant été son propre bour­reau, son propre saboteur. »

Dans l’histoire romaine, le cor­rec­teur était un « magis­trat adjoint aux consu­laires et aux pré­si­dents, pour concou­rir à l’administration des pro­vinces » (Larousse).

Dans l’histoire reli­gieuse, c’était un « supé­rieur [ou une supé­rieure] dans cer­tains ordres monas­tiques tels que les minimes » (ibid.). 

Tou­jours au couvent, j’ai trou­vé un sur­pre­nant couple lec­trice-cor­rec­trice, dans la règle de saint Augus­tin : 

extrait de la règle de saint Augustin
Extrait des « Regles de celle qui cor­rige les fautes qui se com­mettent en la lec­ture de table. », La Règle de saint Augus­tin, 1747.

« 1. La Cor­rec­trice des fautes qui se font par­mi la lec­ture de table, ins­trui­ra dou­ce­ment la Lec­trice qui seroit nou­vel­le­ment employée en cet exer­cice, ou qui autre­ment auroit besoin qu’on lui mon­trât la façon de s’en bien acquit­ter.
« 2. Lorsqu’en lisant par­mi le repas la Lec­trice aura fait quelque faute sur un mot ou syl­labe, le pro­non­çant mal, ou pren­nant l’un pour l’autre & ne se cor­ri­ge­ra sur le champ dira modes­te­ment, repe­tés, & en cas que la Lec­trice en le repe­tans ne le dit comme il faut, la Cor­rec­trice cor­ri­ge­ra tout haut le mot, où se trouve la faute.
« 3. Si nean­moins la Lec­trice se trou­bloit, ou se trou­voit confuse ou affli­gée, se voyant sou­vent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Cor­rec­trice en pour­ra lais­ser une par­tie des moindres sans cor­rec­tion en public, & l’en aver­ti­ra après en par­ti­cu­lier cha­ri­ta­ble­ment, moyennent que ceci s’approuve par la Supé­rieure1. »

Avant les offi­ciers de la Cour des comptes, nous avions les correc­teurs des comptes. On pou­vait « ache­ter un office de cor­rec­teur en la chambre des comptes de Paris ».

Le bureau des cor­rec­teurs des comptes s’appelait la cor­rec­tion (por­ter un compte à la cor­rec­tion), de même que le bureau des cor­rec­teurs d’un jour­nal peut être appe­lé la cor­rec­tion (employer dans ce sens le mot cas­se­tin relève du jar­gon des cor­rec­teurs professionnels). 

Mais toute « action de cor­ri­ger, de chan­ger en mieux, de rame­ner à la règle » (Robert) est une cor­rec­tion. On ne cor­rige donc pas seule­ment les textes, mais aus­si les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habi­tudes, etc.

Les rema­nie­ments qu’apporte un auteur à son texte sont aus­si des cor­rec­tions

« Rien n’est plus propre à for­mer le goût que de démê­ler, dans les cor­rec­tions d’un grand écri­vain, le motif des arrêts qu’il a pro­non­cés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Des­préaux.

Je n’ai pas besoin de pré­sen­ter les mai­sons de cor­rec­tion, ni de pré­ci­ser ce que rece­voir, méri­ter, subir une cor­rec­tion peut signifier. 

La cor­rec­tion, c’est enfin, en lit­té­ra­ture et dans les beaux-arts, la « qua­li­té de ce qui est cor­rect, pure­té, absence de fautes ou d’écarts » : 

« […] cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. cor­rec­tion du style. cor­rec­tion du des­sin. Les Anglais n’étaient pas encore par­ve­nus, du temps de Wal­ler, à écrire avec cor­rec­tion. (Volt.) Ce qui consti­tue une lettre bien écrite ne consiste pas seule­ment dans la cor­rec­tion du style. (Mon­crif.) La cor­rec­tion consiste dans l’observation scru­pu­leuse des règles de la gram­maire et des usages de la langue. (Beau­zée.) Il y a dans le style des qua­li­tés qui tiennent à la véri­té du sen­ti­ment, il y en a qui dépendent de la cor­rec­tion gram­ma­ti­cale. (Mme de Staël.) La cor­rec­tion semble de la pédan­te­te­rie [sic], et bien­tôt le style lit­té­raire aura besoin de com­men­ta­teurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.

On devine qu’il faut reje­ter à la mer beau­coup de pois­sons quand on part à la pêche au cor­rec­teur.

NB — Les men­tions du Larousse font réfé­rence à Pierre Larousse, Grand dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, 1866-1877.


Auteur-éditeur, “un couple infernal” ?

Pho­to d’illus­tra­tion, signée Dzia­na Hasan­be­ka­va (Pexels).

On m’a récem­ment deman­dé, dans un com­men­taire sur Lin­ke­dIn, de m’exprimer sur l’interventionnisme des édi­teurs dans les manus­crits de leurs auteurs. Je ne dis­po­sais pas alors des élé­ments néces­saires. Je viens donc de rédi­ger une réponse mieux infor­mée, essen­tiel­le­ment par un long article de l’u­ni­ver­si­taire Oli­vier Bes­sard-Ban­quy1. Les autres réfé­rences sont pré­ci­sées en note.

En lit­té­ra­ture géné­rale, l’auteur livre géné­ra­le­ment un texte qu’il consi­dère comme ache­vé. L’éditeur, lui, « voit le manus­crit comme le point de départ du tra­vail édi­to­rial, la matière pre­mière à par­tir de quoi […] un volume pour­ra être don­né au public, exploi­té com­mer­cia­le­ment. […]. Ce mal­en­ten­du ori­gi­nel est la source de tous les conflits pos­sibles. » Auteur et édi­teur for­me­raient donc « un couple infer­nal », pour reprendre le titre d’un livre de la jour­na­liste Syl­vie Per­ez2.

Raymond Carver et Gordon Lish
Ray­mond Car­ver et Gor­don Lish. DR. Source : About Wri­ting.

Le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Pierre-Jules Het­zel « força[it] Jules Verne à retra­vailler ses œuvres pour res­pec­ter une morale tatillonne ». Gor­don Lish « tailla à l’extrême » dans les nou­velles de Ray­mond Car­ver — ce qui, cepen­dant, fit de lui une star3. Céline, lui, refu­sa d’« éla­guer » le Voyage au bout de la nuit, comme le deman­dait le comi­té de la lec­ture de la NRF, et signa avec Denoël4.

Aujourd’hui, selon Oli­vier Bes­sard-Ban­guy, la pro­duc­tion édi­to­riale fran­çaise se stan­dar­dise. « […] sont […] retra­vaillées toutes les lon­gueurs, les finesses, excrois­sances ou fan­tai­sies, tout ce qui peut être de nature à fati­guer ou décou­ra­ger les lec­teurs impa­tients. Plus la mai­son vise un large public et plus elle éva­cue du texte tout ce qui peut divi­ser plu­tôt que fédé­rer, tout ce qui peut rebu­ter les lec­teurs les moins endu­rants, des consom­ma­teurs de textes, enfants de la socié­té du zap­ping, peu sus­cep­tibles de se concen­trer long­temps sur un écrit ardu, éla­bo­ré, com­plexe. Que reste-t-il de la lit­té­ra­ture telle que les anciens ont pu la conce­voir ? Rien selon les plus alar­mistes des pen­seurs contem­po­rains. Un récit plat, lisse, sans sur­prise, sans ori­gi­na­li­té. “Une lit­té­ra­ture sans esto­mac” comme le dit Pierre Jourde5. »

Je recom­mande à ceux que le sujet inté­resse de lire cet article en entier. Il est accom­pa­gné d’une biblio­gra­phie per­met­tant d’ap­pro­fon­dir la question.

Caroline Coutau
Caro­line Cou­tau. © Romain Gué­lat. Source : Fon­da­tion Lee­naards.

Un article de l’éditrice Caro­line Cou­tau6, paru dans le même numé­ro, est à lire éga­le­ment. Elle y recon­naît que :

« […] les contraintes éco­no­miques faussent la donne et jouent trop sou­vent un rôle dans le par­te­na­riat entre l’auteur et l’éditeur. Les manus­crits dans les­quels on trouve une éner­gie mais aus­si de la paresse, un jaillis­se­ment mais aus­si une pau­vre­té de langue, une ima­gi­na­tion défer­lante mais aucune rigueur, une écri­ture fluide mais peu de prises de risque sont par­fois rete­nus pour des rai­sons qui ont peu à voir avec la lit­té­ra­ture. L’éditeur cherche un pre­mier roman à défendre pour sa ren­trée lit­té­raire, a besoin d’un titre ven­deur parce que sa tré­so­re­rie va mal, alors il se per­suade que tel texte moyen­ne­ment inté­res­sant peut se trans­for­mer en un livre qui plai­ra et se ven­dra. Et alors il publie un texte moyen, gen­ti­ment à la mode, cher­che­ra au mieux à l’améliorer, inter­vien­dra sou­vent trop, et devien­dra comme un pseu­do-démiurge : il joue­ra un rôle de presque pre­mier plan, en tout cas trop actif dans l’écriture. »

Elle donne ensuite des exemples concrets de son tra­vail avec cer­tains auteurs, aux­quels je vous ren­voie. Dans le der­nier exemple, « à la fois parce que je crois tant à ce texte que je le veux par­fait et parce que je suis trop ember­li­fi­co­tée dedans, à trop aimer l’auteur ou la per­sonne, je ne sais plus, je donne à relire à mon meilleur cor­rec­teur qui se fait sou­vent plu­tôt relec­teur ». Là aus­si, deux exemples suivent, « qui peuvent don­ner une idée d’une cor­rec­tion idéale mais peut-être légè­re­ment exces­sive ».

Mais son point de vue final est celui-ci : 

« L’auteur arrive avec un texte dont il est sou­vent fati­gué, il a l’impression d’avoir pesé chaque phrase, chaque mot, par­fois il en est très satis­fait, par­fois au contraire il doute beau­coup, mais il n’en peut plus de ce tête-à-tête avec le texte. C’est une déli­cate opé­ra­tion qui s’amorce alors entre l’auteur et l’éditeur, qui est celui qui va en quelque sorte décol­ler, dés­im­bri­quer le texte et son auteur en vue d’une publi­ca­tion. Renon­cer à une scène, modi­fier une phrase, rendre le pro­pos plus ner­veux, don­ner plus de chair à un per­son­nage. Res­ser­rer, cou­per (le texte peut s’embourber, se perdre), sans pour autant que l’ensemble du texte s’effondre ni sur­tout que l’auteur ne s’y retrouve plus. »

« Tout est tou­jours pos­sible, conclut, sur une note plus opti­miste, Oli­vier Bes­sard-Ban­quy, et de la ren­contre impro­bable, inat­ten­due, d’un écri­vain d’exception et d’un édi­teur de grand talent peut naître une œuvre qui mar­que­ra l’histoire des lettres […]. »