The Chicago Manual of Style, 15e édition, 2003.
Je me suis procuré (pour un prix ridicule, 6 € !) la 15e édition (2003) de la bible des correcteurs américains, The Chicago Manual of Style. Je n’en ai pas vraiment l’utilité, mais je suis si curieux…
Publié par l’université de Chicago, l’ouvrage, qui se serait écoulé à 1,75 million d’exemplaires, fêtera son centenaire l’an prochain.
Quelle surprise en ouvrant l’enveloppe ! C’est un pavé, solidement relié, de 956 pages (la 18e édition, de 2024, a encore grossi de 236 pages). Je comprends mieux son prix élevé neuf (il faut débourser 75 € pour la dernière édition).
Tout y est : l’édition de livres et de journaux, la préparation de la copie, la gestion des droits, la grammaire et le bon usage, l’orthotypographie, la ponctuation, les citations, les dialogues, etc.
Le ciel irradie ou la lumière irradie le ciel… Image par lin2015 de Pixabay.
« De la lampe irradiait une faible lueur. Le poêle irradiait une douce chaleur. L’amour de Paul irradiait vers Jeanne. Elle irradiait de bonheur. Un sourire irradiait son visage. La chaleur des amants s’irradiait dans la pièce. Une lumière rose irradiait le ciel. Bientôt, la nuit tout entière irradiait… »
Dans ce — modeste — essai de romance, les phrases sont toutes correctes. En effet, les différents sens du verbe irradier rendent ses constructions multiples.
En tant que correcteur, on peut parfois douter de celle qui convient. Pour y voir plus clair, j’ai réuni ici de nombreux exemples, tels que je les ai trouvés dans les différents dictionnaires.
À l’origine, irradier est un verbe intransitif signifiant « émettre, répandre un rayonnement à partir d’un centre ». Par extension, on peut l’employer pour parler du lieu où se propage ce rayonnement.
La lumière irradie. Le ciel irradie (ou s’irradie). […] la nuit tout entière irradiait (Genevoix). Chaleur irradiant lentement. Des fibres nerveuses irradient (ou s’irradient) (sont disposées comme des rayons partant d’un centre). On sent irradier […] / Quelque parfum hardi […] (Noailles).
Avec un complément de lieu : Les rayons lumineux irradient (ou s’irradient) de tous côtés. La lumière irradie du métal en fusion. La douleur irradie vers les régions éloignées du point lésé. La douleur irradie (ou s’irradie) dans toute la jambe. La chaleur irradie (ou s’irradie) dans la pièce. Religion qui a irradié en France. Des progrès nouveaux qui s’irradient peu à peu des foyers où ils sont nés […] (Durkheim).
Avec un complément d’objet direct : La lampe irradiait une faible lueur. La lune irradie une pâle lumière. La lumière rose irradie le ciel crépusculaire. Un phare puissant irradie le ciel. Le ciel irradiait une lumière dorée. Le poêle irradie une douce chaleur. […] les centaines de mille lampes voltaïques irradient des étincelles mauves ou roses (Morand). Un sourire irradie sa face.
Personne ou émotion qui irradie : Irradier la bonté, l’intelligence. Elle irradie le bonheur. Il irradiait la paix autour de lui […] (Huysmans). Son enthousiasme irradie autour de lui. La joie irradiait sur son visage. Son visage s’irradia de joie. [… l’amour] irradie vers la personne aimée (Proust).
Au sens de « soumettre à des radiations » : Irradier une tumeur cancéreuse. On irradie des substances pour les conserver.
Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, P. Dupré [dir.]. Paris, éd. de Trévise, 1972.
Je viens d’acquérir, à petit prix, cette Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, publiée à Paris en 1972 (P. Dupré [dir.]. comité de rédaction sous la présidence de Fernand Keller, avec la collaboration de Jean Batany, éd. de Trévise1, 3 vol., LXIV-2 716 p.). C’est à l’occasion de ma recherche pour l’article « Depuis quand met-on des traits d’union aux noms de voies ? » que j’ai découvert son existence2.
Méconnue aujourd’hui, elle figure pourtant dans les collections de plus de quarante bibliothèques universitaires françaises3 et on la trouve citée par l’Académie (qui la dit encore, un demi-siècle plus tard, « excellente4 » et « riche d’enseignement[s]5 »), par Le Bon Usage6, par le Trésor de la langue française7 , par Le Grand Robert8 et par le blog Parler français9.
Il est probable que Paul Dupré soit le pseudonyme de Paul Winkler (1898-1982), qui fonda les éditions de Trévise en 1957. À Paris, dans les années vingt, Winkler rédigea sous le nom de Paul Vandor des articles destinés aux émigrés hongrois. Et lors de la Seconde Guerre mondiale, exilé aux États-Unis, il cosigna avec Betty Winkler, sa femme, sous les pseudonymes d’Anne et Paul Dupre, le roman Paris-Underground, inspiré des actes de résistance d’Etta Shiber dans la France occupée10.
Page de titre du roman Paris-Underground (Charles Scribner’s Sons, 1943), pour lequel Paul Winkler a déjà employé le pseudonyme de Paul Dupre, et Paul Winkler, s.d. (Walt Disney Archives).
Je n’ai, pour l’instant, trouvé aucune information sur Fernand Keller (un autre pseudonyme de Paul Winkler ?). Le duo Dupré-Keller avait précédemment signé une Encyclopédie des citations (éd. de Trévise, 1959, 704 p.).
Jean Batany (1928-201211), lui, est décrit en page de titre comme « agrégé des lettres, chargé d’enseignement de langue française à l’université de Tours12 ». Parmi les huit autres collaborateurs, je retiens les noms de Jean-Paul Colin, qui avait déjà publié son propre Nouveau dictionnaire des difficultés du français13 deux ans plus tôt, et du linguiste Michel Arrivé, dont la Grammaire d’aujourd’hui14 est réputée.
Une œuvre utile et originale
Quelle est l’originalité de cette encyclopédie de langue française, regroupant près de 10 000 articles classés alphabétiquement ? Pour chacune de ces difficultés, subtilités, complexités, singularités, elle donne, si nécessaire, l’opinion de cinq dictionnaires d’usage : celui de l’Académie (8e éd., 1935), le Littré (éd. de 1883), le Dictionnaire général de la langue française, de Hatzfeld, Darmesteter et Thomas (1900, « de nos jours trop oublié15 »), le Grand Robert et le Grand Larousse encyclopédique (tous deux de 1964). De plus, elle réunit les avis de « plus de cinquante grammairiens et linguistes, […] du puriste le plus intransigeant au laxiste le plus tolérant ».
Je ne cite que des noms qui parlent encore au correcteur d’aujourd’hui : Maurice Grevisse, Joseph Hanse, Adolphe V. Thomas, Albert Doppagne, mais aussi Étiemble, Albert Dauzat, Robert Le Bidois, Ferdinand Brunot, Antoine Albalat, Abel Hermant, André Thérive et beaucoup d’autres. En tout, 76 ouvrages ont été dépouillés systématiquement.
La seconde partie de l’article, imprimée dans un caractère différent, expose la conclusion de l’équipe rédactionnelle. Cette « méthode […] permet de faire le tour de la question, d’entendre les divers sons de cloche, et se créer une opinion personnelle ».
Je note une curiosité éditoriale : cet ouvrage semble avoir été publié la même année sous des reliures de nombreuses couleurs : crème (la mienne, même si elle semble plutôt grise sur l’image), rouge, brun clair, marron, gris, bleu foncé, différents tons de vert.
L’Encyclopédie du bon français semble avoir été éditée la même année avec des reliures de différentes couleurs.
À sa sortie, l’Encyclopédie du bon français a reçu une bonne critique dans la revue belge de traduction Équivalences :
En plus de la masse d’information[s] précieuses qu’[elle] recense et que seule une fréquentation régulière permet d’apprécier pleinement, deux qualités essentielles nous incitent à recommander tout particulièrement l’acquisition de la présente Encyclopédie : tout d’abord la clarté tant de l’exposé que de la présentation typographique, clarté qui rend la consultation rapide et agréable ; et ensuite une objectivité marquée au coin de la mesure et du bon sens, à égale distance du pédantisme des aristarques et du laxisme des novateurs inconsidérés16.
L’auteur de ces lignes (William Pichal) est persuadé que « [c]ette initiative sera accueillie avec faveur tant par [ses] confrères en traduction que par [ses] collègues enseignants ». En fait, malgré son utilité et son originalité, cet ouvrage n’a jamais été réédité. « Nous n’avons pas la prétention […] d’avoir fait une œuvre aere perennius17, comme disait le poète latin », reconnaissait Fernand Keller dans l’introduction. J’ai bien peur que le temps lui en ait donné confirmation.
Article mis à jour le 19 mars 2025.
Maison, aujourd’hui disparue, qui a publié aussi Anne Golon et la série des Angélique. Information donnée par un site consacré à Juliette Benzoni. Consulté le 13 mars 2025. ↩︎
Dans l’article « Trait d’union » de Wikipédia. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
Avec Françoise Gadet et Michel Galmiche, Flammarion, 1986. ↩︎
« Le Dictionnaire général de la langue française est de nos jours trop oublié, parce qu’il est trop en avant à l’égard de son époque : c’est le Petit Robert de l’aube du XXe siècle », selon Giovanni Dotoli, qui lui a consacré une étude en 2013 (Le Dictionnaire général de la langue française. Une grande révolution, Hermann, 140 p.). ↩︎
« Plus durable que l’airain », Horace (Odes, liv. III, ode XXX, v. 1 — v. Nénufar). En 1972, on pouvait encore citer un poète latin sans le traduire. ↩︎
Bandeau historié non signé, dans Jean de La Caille, Histoire de l’imprimerie et de la librairie, où l’on voit son origine & son progrès, jusqu’en 1689. Paris, Jean II de La Caille, 1689.
À quoi pouvaient donc ressembler les correcteurs du Grand Siècle ? On en a — peut-être ! — une idée grâce à deux illustrations d’époque.
Ce sont là deux visions fantasmées d’une imprimerie. La première (ci-dessus) présente un lieu idéal par l’espace vaste et lumineux, la décoration (fenêtres, bibliothèque, panneaux) et l’abondance de personnel pour si peu de machines.
Sébastien Leclerc (?), L’Imprimerie royale au Louvre. Fin du XVII s. Dessin à la plume et au lavis anonyme, attribué à Sébastien Leclerc. 320 × 220 mm.
La seconde (ci-dessus) est censée représenter l’Imprimerie royale, fondée en 1640 à l’initiative de Richelieu et installée dans une galerie du Louvre. Elle n’était sans doute pas aussi grandiose que l’artiste la dépeint.
Mais ce qui m’intéresse ici, c’est qu’on pourrait bien y voir des correcteurs. À moins qu’il ne s’agisse d’auteurs : les historiens commentant ces images laissent place au doute. (À quoi reconnaît-on un correcteur au travail ?)
Détail du bandeau historié non signé (1689) reproduit en tête de l’article. Il pourrait s’agir de deux correcteurs au travail.
Sur la première image, au fond à droite, de part et d’autre d’une table ou d’un bureau, deux personnages sont occupés à relire et à annoter des épreuves (l’un d’eux tient une plume à la main).
Détail du dessin à la plume et au lavis attribué à Sébastien Leclerc (fin du XVII s.). Il pourrait s’agir d’un (ou du ?) correcteur de l’Imprimerie royale.
De même, au premier plan de la seconde image, un homme écrit sur des feuilles posées devant lui, tout en tenant une autre feuille de sa main gauche. Compare-t-il la copie à l’épreuve imprimée ?
Raphaël Trichet du Fresne.
En tout cas, on connaît le nom du premier correcteur de l’Imprimerie royale : Raphaël Trichet du Fresne (1611-1661).
Je ne les imaginais pas ainsi, mes confrères d’alors ! Mais il est vrai que la mode de la perruque était assez répandue dans la noblesse et la bourgeoisie.
Source des images et de leur commentaire : Frédéric Barbier (dir.), Paris, capitale du livre. Le monde des livres et de la presse à Paris, du Moyen Âge au xxe siècle. Paris, Paris-Bibliothèques, Presses universitaires de France, 2007, p. 162-163 et 170-171. — Complément dans Jeanne Veyrin-Forrer, La lettre et le texte : trente années de recherches sur l’histoire du livre. Paris, École normale supérieure de jeunes filles, 1987, p. 269-270. — Portrait de Raphaël Trichet du Fresne tiré du site Fontes Inediti Numismaticae Antiquae (FINA).
Dictionnaire typographique (Jean-Pierre Clément), Petit guide de typographie (Éric Martini), Manuel typographique du russiste (Serge Aslanoff), Code typographique (Corlet, imprimeur) et Autour des mots (Georges Morell, Journaux officiels).
En matière d’orthotypographie1 (les règles de composition des textes), les correcteurs français citent toujours les mêmes sources : l’Imprimerie nationale, Louis Guéry, Charles Gouriou2, les deux Jean-Pierre (Lacroux et Colignon), Aurel Ramat, plus rarement Yves Perrousseaux et Annick Valade. Le Code typographique3 (18 éditions entre 1928 et 1997), mis au jour par la profession et qui fut longtemps l’ouvrage le plus utilisé, semble avoir perdu de sa réputation. (On peut retrouver ces références dans mon article « Qui crée les codes typographiques ? ».)
Mais voici cinq autres manuels, moins connus, que j’ai acquis récemment, après avoir fouillé les bibliographies et les sites de vente de livres d’occasion.
Jean-Pierre CLÉMENT, Dictionnaire typographique ou Petit guide du tapeur à l’usage de ceux qui tapent, saisissent ou composent textes, thèses ou mémoires à l’aide d’un micro-ordinateur, Paris, Ellipses, 2005, 255 p. L’auteur (né en 1945), hispaniste, était alors professeur à l’université qui s’appelait encore Paris-Sorbonne. Comme Perrousseaux, il diffuse des conseils aux utilisateurs de logiciels de traitement de texte, « tout spécialement aux étudiants qui rédigent thèses et mémoires ». Particularité : les règles sont illustrées de phrases tirées de la littérature.
Éric MARTINI, Petit guide de typographie, Paris, Glyphe & Biotem éditions, 2002, 70 p. L’auteur est directeur de l’agence de communication Glyphe. ll s’agit de recommandations minimales aux auteurs.
Serge ASLANOFF, Manuel typographique du russiste, Paris, Institut d’études slaves, 1986, 255 p. La curiosité m’a poussé à me procurer cette référence, l’auteur étant parfois mentionné par les passionnés de typographie. C’est un ouvrage dense et austère. Il s’adresse, bien sûr, à « tout auteur qui écrit en français sur un sujet relatif au domaine russe […]. La première partie […] énumère les procédés graphiques qui s’offrent […] à tous ceux qui, dans leur profession, ont à décrire des choses russes. La deuxième partie traite en détail de l’emploi des majuscules et des pratiques — qui sont souvent opposées — issues d’une part des traditions orthographiques russes et des normes typographiques soviétiques, et d’autre part des ouvrages francophones qui abordent ce problème complexe. »
Code typographique, [Condé-sur-Noireau], Corlet, imprimeur, S.A., s. d., 164 p. Avec une introduction de Jean Duval. Celui-ci est une vraie trouvaille. Il n’est pas référencé par la BnF et très rarement mentionné dans les bibliographies. Duval, correcteur chez Corlet, l’adresse aux clients et collaborateurs de l’imprimerie. Le texte reprend, sans le préciser, sinon par son titre intérieur, une vieille édition du Lexique des règles typographiques de l’Imprimerie nationale.
N.B. — C’est chez Charles Corlet qu’ont été imprimés le manuel d’Aslanoff et certaines des premières éditions du Ramat typographique.
Georges MORELL, Autour des mots. Le plus court chemin entre la typographie et vous, Paris, Les éditions des Journaux officiels, 2005, 579 p. L’auteur est décrit dans une des préfaces comme « typographe de formation ». Huit correcteurs sont mentionnés parmi les nombreux collaborateurs de cet ouvrage. Les règles typographiques y occupent 50 pages. On trouve dans ce gros volume quantité d’autres informations comme « les termes étrangers avec leur équivalence française, la féminisation des noms de métiers et une grande liste de mots présentant des difficultés orthographiques ou d’interprétation ». La dernière partie résume l’histoire de l’imprimerie, de l’écriture, des chiffres, de la ponctuation et du papier. C’est une « édition revue et considérablement augmentée » d’un Aide-mémoire orthographique et typographique établi en interne en 1982.
Notez que, même si je possède désormais une jolie collection de manuels typographiques, je reste un « petit joueur » : l’impressionnante somme bibliographique de Jean Méron (1948-2022), Orthotypographie (PDF, à ne pas confondre avec l’œuvre de Lacroux), recense 2 500 ouvrages depuis le xvie siècle — mais qui vont bien au-delà du champ des règles de composition. Voilà qui incite à la modestie !
Écrire les noms de voies (ou odonymes : rues, boulevards, places, quais, ponts, ronds-points, etc.1) avec des traits d’union est une pratique essentiellement française (recommandée aussi en Suisse2 et au Québec3). Les Belges, dont les règles typographiques s’inspirent des nôtres4, ne nous suivent pas sur ce point (voir, par exemple, la rue du Fossé aux Loups, à Bruxelles, ou la rue Pont d’Avroy, à Liège), pas plus que les Italiens (via di San Giovanni in Laterano, à Rome) ou les Espagnols (calle de Alberto Aguilera, à Madrid), pour ne parler que des langues latines.
Une règle contestée
Contestée en Belgique (Hanse et Blampain5), cette règle a aussi été déclarée « fauti[ve] » en France par le linguiste Albert Dauzat en 19476, « inutil[e] » par Le Figaro en 19387 ainsi que par l’Office de la langue française, selon Le Figaro littéraire en 19628. Elle continue d’être discutée sur divers forums. D’après André Jouette9 (qui fut correcteur d’édition spécialisé dans les dictionnaires et encyclopédies10), « [i]l faut convenir que cette sorte de trait d’union ne se justifie guère. Aussi voit-on que l’on s’en affranchit quelquefois ; à Paris le préfet de la Seine en a proscrit l’usage11 ».
Jouette remarque encore : « L’usage est venu de supprimer les traits d’union dans le nom des voies(rue Alphonse Allais)12. » Bruno Dewaele confirme en 2021 : « Voilà une règle que beaucoup connaissent d’autant moins qu’elle est, on l’a dit, en voie de disparition13. » Ainsi que Sandrine Campese deux ans plus tard14.
Le fait est que, dans l’espace public, ce trait d’union est quasi invisible, aussi bien sur les plaques au coin des rues que sur les façades des bâtiments portant un nom illustre.
Plaque de la rue Croix-des-Petits-Champs, Paris 1er. Source : Flickr.
Comme l’écrit le correcteur Joseph Derny en 193315 :
Les noms de rues composés de plusieurs vocables ne sont jamais imprimés avec traits d’union quand il s’agit d’autres procédés que la typographie. Et l’on voit couramment : Champs Elysées, Richard Lenoir, Notre Dame de Lorette, Saint Denis, etc. [Dans une note en bas de page, il poursuit :] Les plaques émaillées, en cela, sont de bien mauvais exemples, et, comme le public les considère comme seules officielles, en dépit de toutes les preuves contraires, il est difficile d’en corriger les erreurs. […] »
Remontons aux sources
Les adversaires comme les défenseurs de ce trait d’union déclarent que nous devons la règle à l’administration des postes, sans jamais indiquer de texte règlementaire16 ni même de date. Cela a excité ma curiosité.
Les différentes éditions de la Liste générale des postes de France, du xviiie siècle, que j’ai pu consulter sur Gallica (cinq entre 1714 et 1760) ne présentent pas de noms de rues, mais les noms des communes sont encore écrits sans trait d’union.
Il faut attendre la Révolution, avec la création des départements (1790), puis la fondation de la Régie nationale des postes et messageries (1793) pour que cela change. Dans Le Livre de poste, de 1811, on trouve encore un seul nom de voie, celui de l’hôtel des Postes (rue Coq-héron17), à Paris, mais les départements et communes ont tous leurs traits d’union. Enfin, dans le premier Annuaire des postes que l’on trouve sur Gallica, celui de 1843, apparaissent les adresses de quelques bureaux parisiens, dûment fixées par des traits d’union.
Annuaire des postes, ou Manuel du service de la poste aux lettres, à l’usage du commerce et des voyageurs, 1843, p. 19, détail. Source : Gallica/BnF.
Cependant, en poursuivant la recherche, on trouve des noms de voies avec traits d’union dès les années 1760, d’abord sans cohérence, puis de manière systématique dans L’Indicateur parisien de 1767 (sauf après l’abréviation de saint, alors S. et non St).
L’Indicateur parisien, orné d’un nouveau plan de Paris, annexé au Tableau de la France, 1767, In-12, 226 p., plan. Détail de la page de titre et de la page 30. Source : Gallica/BnF.
Il s’agit donc là d’une pratique très ancienne, que les guides typographiques du xxe siècle n’ont fait que ratifier. Nulle circulaire18 ni règlement ne se sont, pour l’instant, placés sur mon chemin19. À défaut, on supposera que c’est par l’exemple que les postes ont diffusé cet usage ou l’on n’y verra, avec Jouette, qu’une « tradition20 ».
La discussion reste ouverte
Ce que fit l’administration des postes (et d’autres éditeurs d’annuaires) dans ses listes, dans le but « de maintenir à ces noms une forme constante et de leur donner une place fixe dans l’ordre alphabétique21 », devait-il s’étendre à ses usagers et devenir « fréquent dans les livres et les journaux de France, aussi bien pour des rues que pour des écoles, des fondations, etc.22 », voire être appliqué à des distinctions (prix Romy-Schneider) ?
Aujourd’hui, sur les sites PagesBlanches et PagesJaunes23, les traits d’union ont disparu, aussi bien des noms de voies que des noms de communes24 (ex. : rue Alexandre Bachelet 93400 Saint Ouen sur Seine). Le modèle donné par La Poste pour « [b]ien rédiger l’adresse d’une lettre ou d’un colis » n’affiche plus aucun trait d’union. Il enfreint même d’autres règles orthotypographiques25. Heureusement, l’adressage postal ne concerne que la présentation des enveloppes.
Faut-il, aujourd’hui, continuer à imposer le trait d’union dans les noms de voies publiés dans les journaux et les livres… ou bien abolir cette règle qui n’a jamais fait l’unanimité ? On est en droit de se poser la question.
La règle s’applique aussi aux « ouvrages d’art » ainsi qu’à « tout organisme, bâtiment ou monument public portant le nom d’une personne notamment » — « Trait d’union », Wikipédia [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
Groupe de Lausanne de l’Association suisse des typographes (AST), Guide du typographe, 2015, § 215, p. 35-36. — Office fédéral de la statistique, Recommandation concernant l’adressage des bâtiments et l’orthographe des noms de rues, v. 1.0, 3.5. Noms composés, p. 11 : « Les noms de rues constitués de noms composés s’écrivent en français et en allemand avec un trait d’union. En italien, le trait d’union n’est pas utilisé (exception faite des noms doubles). » Ex. en allemand : Jonas-Furrer-Strasse. ↩︎
« L’ouvrage de référence en matière de la composition de textes imprimés et des règles de typographie pour la langue française s’intitule Lexique des règles typographiques en usage à l’Imprimerie nationale », peut-on lire dans les Directives pour les auteursdes publications en langue française (PDF), des éditions Brepols (Turnhout, Belgique), février 2011. ↩︎
« Cet usage a été critiqué, mais est bien installé et conservé dans certains guides. On n’est pas tenu de le suivre cependant. On peut, comme en Belgique, écrire : [r]ue Victor Hugo et classer cette rue à Hugo, et avenue du Bois de la Cambre. » — Joseph Hanse et Daniel Blampain, Dictionnaire des difficultés du français, 6e éd., 2012, s. v. Trait d’union, 3. Noms de rues, de bâtiments, etc., p. 649. ↩︎
« Pour le prénom et nom dans les noms de rues (rue François-Coppée) l’usage administratif du trait d’union est fautif. » — Albert Dauzat, Grammaire raisonnée de la langue française, vol. 1, Lyon, éditions I.A.C., coll. « Les Langues du monde », série « Grammaire, philologie, littérature », 1947, p. 43. Cité par Wikipédia, art. cité. ↩︎
« Il est certain que le but administratif est de faciliter, voire de permettre dans certains cas, le tri des lettres pour les facteurs. L’administration des postes a ses raisons, que peut ignorer l’administration municipale. Ce qui est curieux, c’est que beaucoup d’“usagers” aient suivi en subissant l’influence. On peut attirer leur attention sur l’inutilité (pour eux) du trait d’union dans tous ces cas. » — Le Figaro, 2 juillet 1938, p. 5. ↩︎
« L’Office de la Langue française s’est élevé contre cet usage en le déclarant inutile. Cependant l’autorité qu’il a prise provient du fait qu’il simplifie la recherche des noms propres qu’il soude dans les nombreuses listes alphabétiques où ils figurent. » — Aristide, Le Figaro Littéraire, 17 novembre 1962. Cité par Paul Dupré, Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Paris, éd. de Trévise, 1972, t. 3, s. v. rue. noms de rues, p. 2312. ↩︎
André Jouette, Dictionnaire d’orthographe et expression écrite, Le Robert, « Les Usuels », 1997, s. v. le trait d’union, p. 677. ↩︎
« En pratique, les traits d’union dans les noms de lieux se raréfient. » — blog Projet Voltaire, 1er mai 2023. ↩︎
Circulaire des protes, no 398, octobre 1933, p. 25. ↩︎
Sur un forum de discussion, « Jacques » hasarde l’existence « d’une circulaire administrative adressée au personnel de la fonction publique ». — Français notre belle langue, 7 mars 2008 [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
Pour les noms de communes, en revanche, une circulaire du 18 avril 2017, signée de Bruno Delsol, directeur général des collectivités locales, a bien rappelé aux préfets que « tous les mots d’un nom de commune, à l’exception de l’article défini initial, doivent être joints par des traits d’union […] ». — « Nom des communes nouvelles : une circulaire rappelle les règles », Maire Info, 26 avril 2017 [en ligne]. Consulté le 4 mars 2025. ↩︎
J’ai bien cherché sur cette page : adresse.data.gouv.fr > Bonnes pratiques de l’adresse > Textes règlementaires [en ligne]. Dernière mise à jour il y a 8 mois. Consulté le 4 mars 2025. Mais le moteur de recherche ne renvoie aucun résultat pour « trait d’union » ↩︎
Édités par Solocal, à partir des données fournies par les divers opérateurs téléphoniques. ↩︎
Bruno Dewaele (art. cité) note aussi : « […] dans nombre d’index, le trait d’union a été supprimé. » ↩︎
« La Poste demande aux usagers de “massacrer” l’orthographe des toponymes. [… Elle] voudrait interdire, dans la ligne du code postal, les minuscules, les accents, les apostrophes, les traits d’union… […] Rien n’oblige un citoyen français à ne pas respecter l’orthographe des noms propres administratifs de son pays ! » — Jean-Colignon, Dictionnaire orthotypographique moderne, CFPJ, 2019, s. v. adresses, non pag. ↩︎
« Quand le tirage des journaux devint plus important, passant de quelques centaines à quelques milliers d’exemplaires, en même temps que le format s’agrandissait et que le nombre de pages augmentait, un problème se posa. L’ingénieur [anglais Charles] Stanhope avait bien construit en 18071 la première presse à imprimer métallique : la vitesse de production était montée à 200 feuilles à l’heure. Mais cela ne supprimait pas complètement la difficulté. Prenons l’exemple d’un journal d’une seule feuille tirant à 12 000 exemplaires : il aurait fallu soixante heures pour l’imprimer en totalité.
« La solution trouvée fut la suivante : le texte d’un même numéro était composé deux, voire trois fois. Un premier typographe composait d’après le manuscrit. Dès qu’il avait terminé un paragraphe, on en tirait une épreuve, on la corrigeait si nécessaire et on la confiait à un deuxième typographe qui composait le même paragraphe ; éventuellement, on renouvelait l’opération avec un troisième compositeur. On obtenait ainsi deux – ou trois – jeux des pages ; le temps de roulage sur deux – ou trois – presses s’en trouvait réduit d’autant.
« Plus tard, en 1814, la presse à vapeur de l’Allemand [Friedrich] Koenig – la première fut installée au Times, de Londres – allait faire franchir un nouveau seuil : 1 100 feuilles à l’heure.
« Enfin, en 1865, l’ingénieur français [Hippolyte] Marinoni inventait la presse rotative à bobines qui, avec la composition mécanique, allait permettre, à la fin du siècle, la naissance et le développement de la presse à grand tirage. »
Presse rotative de Marinoni, 1883. Source : Wikipédia.
Je ne connaissais pas cette histoire de duplication de la composition typographique, même si l’astuce est assez évidente. Elle peut expliquer de petites différences (voire des erreurs) entre deux exemplaires de la même édition d’un journal.
Source : Louis Guéry, Visages de la presse. La présentation des journaux des origines à nos jours, éd. du CFPJ, 1997, p. 69.
Plus probablement, quelques années auparavant. La date est incertaine. ↩︎
Dans les années 1850, Le Tintamarre, hebdomadaire satirique, relevait les fautes typographiques parues dans la presse, dans une rubrique intitulée, le plus souvent, « Typographie française » et sous-titrée « Distractions de correcteur ». Voici un échantillon des perles publiées :
« Quand votre beurre est fondu, mettez votre oreille dans la casserole. »
« Ce monsieur Basset était un enragé. Le docteur l’avait toujours regardé comme le plus redoutable de ses chiens. »
« Cette femme avait eu quatre maris et était encore neuve. »
« La jolie voyageuse voulait absolument monter sur le cocher. »
« On ne put retrouver Alfred. La cuisinière l’avait haché dans un énorme pot à beurre. »
« À peine Lucile lui eut-elle fait le singe dont ils étaient convenus, qu’il se hâta d’accourir. »
« Alors, en ennemis généreux, ils lui crièrent : Pendez-vous, et il ne vous sera fait aucun mal. »
« Les lièvres le prirent pendant qu’il était à la chasse, et le menèrent si bon train qu’il en mourut. »
« Cette pommade est incomparable pour les riens. »
« Le marquis fit entrer son plus jeune fils dans la narine. »
« Il fut un des terribles conquérants de la Pastille. »
« Alors passant ses beaux bras autour du cou son amant qui voulait partir, elle lui dit doucement : Peste. »
Trouvez-vous ce qu’il fallait lire ? Sinon, les solutions se trouvent plus bas.
Je publie une dizaine d’autres extraits en images.
Extraits de la rubrique « Distractions de correcteur », Le Tintamarre, années 1850.
Je ne peux garantir l’authenticité de chaque coquille. Les journaux d’alors inventaient aisément ce qui manquait pour combler une colonne. Cela ne nous empêche pas d’en rire.
Explication de l’extrait publié en haut de l’article :
« Le prote rédowait au Château-Rouge » : le chef d’atelier dansait la redowa (danse lente à trois temps, parente de la mazurka) au cabaret Au Château Rouge (situé 57, rue Galande, dans le quartier Maubert, Paris 5e). Pure calomnie, bien sûr !
À gauche, Jules-Adolphe Chauvet, Le Cabaret du Château rouge rue Galande, dessin, 1894 (source : Gallica/BnF) ; à droite, Eugène Atget, Les quartiers Pauvres – Le château Rouge – Rue Galande, photographie, 1898 (source : Paris Musées).
J’ai une nouvelle invitée ! Amélie Chastang, biographe et correctrice, m’a écrit à propos du roman Une relation dangereuse, de Douglas Kennedy, qu’elle venait de relire : elle avait redécouvert que l’héroïne y corrigeait des livres de musique, de cinéma et de beaux-arts.Autant qu’elle nous en fasse profiter.Je lui ai donc proposé de prendre la plume.
Auteur qu’on ne présente plus, Douglas Kennedy a écrit plus de trente livres, du roman au récit de voyage et à l’observation de son pays natal, les États-Unis. Je n’en citerai que quelques-uns comme L’Homme qui voulait vivre sa vie, Le Désarroi de Ned Allen ou À la poursuite du bonheur.
J’ai lu nombre de ses ouvrages et, si celui-ci était le deuxième de la liste, c’est qu’il est ancien : Une relation dangereuse. Alors qu’une bonne centaine de livres attendent patiemment dans ma bibliothèque que je les ouvre enfin, j’ai eu une envie irrépressible de le relire, vingt ans après ma découverte.
J’avais le souvenir d’un livre angoissant, poignant, palpitant, mais je n’avais pas tout gardé en mémoire. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise de redécouvrir que Sally, la narratrice dont le mari lui a enlevé leur fils alors qu’elle souffrait d’une dépression post-partum aigüe, embrassait une carrière de correctrice pour une maison d’édition spécialisée dans les livres « techniques » de musique, de cinéma et d’autres arts.
Un rythme soutenu
Si je me suis demandé comment elle pouvait tenir un tel rythme, rester concentrée en relisant « trois pages par heure, deux fois quatre heures avec une pause de trente minutes au milieu » – la masse à corriger est exprimée en nombre de pages plutôt qu’en signes espaces comprises, sans doute pour ne pas emmêler le lecteur –, l’évocation du métier m’a semblé très juste.
La question de la cadence à tenir pour respecter des délais courts – Sally doit passer en revue plus de 1 500 pages pour son premier contrat en free-lance – est abordée, tout comme le souci du respect « des particularités de la langue anglaise telle qu’elle est pratiquée en Grande-Bretagne » ainsi que la spécificité technique du guide, qui nécessite une connaissance des codes appliqués dans les catalogues. Bien entendu, en France, nous connaissons les mêmes contraintes de respect de chartes, du langage souhaité par l’auteur, voire des régionalismes.
“J’apprends plein de choses”
Ce que j’ai trouvé amusant – au milieu de la situation ubuesque, effrayante que lui fait subir son mari –, c’est la réflexion de sa sœur, réflexion qui, il faut bien le dire, doit traverser l’esprit de nos proches : « Ça doit te rendre folle de relire mot par mot tout ce fourbi de musicologues […]. » Et elle de répondre : « Non, ça me plaît, je dois dire. Parce que j’apprends plein de choses […]. » De quoi rassasier sa curiosité de journaliste.
Douglas Kennedy glisse ici un précieux rappel : la lecture que nous pratiquons en tant que correcteur est en tout point différente de la lecture de loisir. Mais elle nous permet de renforcer notre culture générale ou de réformer nos idées.
La description du métier pratiqué par Sally, qui a intégré la maison d’édition sur recommandation, n’apparaît qu’en page 464 de ma vieille version France Loisirs, qui en compte 596 ; elle n’est donc pas centrale dans l’intrigue, mais je laisse quelques surprises à celles et ceux qui voudraient entamer la lecture de ce page-turner dont on ne sort pas indemne.
Douglas Kennedy, Une relation dangereuse, trad. par Bernard Cohen, éd. Belfond, 2003, 405 p. ; Pocket, 2005 [plusieurs rééd.], 533 p.
Restaurant Chez Vincent, rue des Dominicains, à Bruxelles. Photographie, début xxe. Archives de la Ville de Bruxelles. Source : Ville de Bruxelles (Facebook).
J’ai terminé l’article précédent sur deux exemples où l’enseigne commençait par une préposition : Chez Chablin et Au Rendez-vous des Cheminots. Le cas est fréquent. Comme l’écrit Alain Frontier1, « la préposition à […] fait [de l’enseigne] un complément circonstanciel de lieu : Au rendez-vous des pêcheurs ; le syntagme prépositionnel est déjà tout prêt à être intégré dans l’énoncé que le limonadier souhaite que produise son destinataire (c’est-à-dire l’éventuel client) : Allons boire un verre au Rendez-vous des pêcheurs… ».
Nous avons vu, dans l’article précédent, que chez Zola l’enseigne Au Bonheur des Dames, quand elle est intégrée à la phrase, passe en romain et perd sa préposition d’origine : « le Bonheur des Dames », « du Bonheur des Dames », « au Bonheur des Dames ». C’est ainsi qu’on parle naturellement et donc qu’on écrit. (Les grammairiens ajouteraient que, dans dîner chez ou aller à, la préposition est régie par le verbe.)
Sur son blog2, le correcteur Stéphane Lamek liste trois enseignes : « Le café Chez Jules, le restaurant À la Table ronde, l’Hôtel de la clé d’or », qu’il glisse ensuite dans une phrase, en suivant les règles prescrites : « Nous avons bu un soda chez Jules, nous avons mangé à la Table-Ronde, nous avons dormi à la Clé-d’Or. »
Chez Jules ? Quel Jules ?
Les deux derniers exemples, équivalents à celui du Bonheur des Dames, ne présentent aucune difficulté. Mais l’énoncé « Nous avons bu un café chez Jules » n’est-il pas (ou ne risque-t-il pas d’être) ambigu ?
Bien sûr, quand l’enseigne est, comme ici, composée de la préposition chez suivie d’un prénom, le contexte permet, le plus souvent, de décider de quel lieu il s’agit : par exemple, si « dîner chez Colette » signifie être invité à la table de la célèbre écrivaine ou se rendre au restaurant Chez Colette.
De même, si un Lyonnais vous propose de « dîner chez Georges », il y a de fortes chances qu’il pense vous emmener à la célèbre Brasserie Georges (ou brasserie Georges)3. Mais il pourrait également songer au Petit Bouchon « Chez Georges »4. L’ambiguïté fait partie de la vie quotidienne.
Les noms de famille, surtout prestigieux (dîner chez Ledoyer, chez Lasserre, chez Drouant…), sont moins susceptibles d’occasionner un doute.
L’idéal est, évidemment, de préciser sa pensée, comme le fait Georges Perec dans La Vie mode d’emploi (ch. VIII) : « […] même son petit déjeuner, il préférait aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et de la rue de Chazelles5. »
Des cas plus épineux
Mais des confrères m’ont récemment soumis des cas plus épineux, tirés de romans. Dans le premier cas, l’auteur avait choisi d’écrire « dîner Chez Papa » (enseigne de restaurants parisiens de cuisine du Sud-Ouest6). On ne peut écrire « dîner chez Papa » sans risquer l’ambiguïté. (L’option « dîner chez Papa » me paraît à peine plus compréhensible.) Donc soit on suggère à l’auteur de reformuler par « dîner au restaurant Chez Papa » (mais ce n’est sans doute pas son souhait), soit on admet la capitale à chez.
Le second roman contenait nombre d’occurrences d’un bar nommé Chez Charlie. L’auteur écrivait de ses personnages : « ils vont chez Charlie », se donnent rendez-vous chez Charlie », « passent derrière chez Charlie », etc. On peut l’admettre aisément si Charlie est le patron du bar où ils ont leurs habitudes. Mais ce n’était pas le cas. J’ai donc recommandé d’écrire « Chez Charlie ». Ainsi, on supprime l’ambiguïté7.
Voici un exemple équivalent dans un roman récent8 :
Autre exemple, cette fois signé de Michel Houellebecq (et en italique) : « […] ils s’arrêtèrent pour boire quelque chose Chez Claude, rue du Château-des-Rentiers, qui devait plus tard devenir leur café habituel […]9 »
L’enseigne est glissée sans chichi dans la phrase. On comprend aussitôt de quoi il s’agit. Nombre d’auteurs aiment ainsi bousculer la syntaxe avec un titre d’œuvre ou un nom d’enseigne.
Souci d’exactitude
C’est une pratique observable surtout dans des textes où le respect de l’intégrité de l’enseigne est important : livres d’histoire, guides touristiques, messages publicitaires (acheter un bouquet Au Nom de la Rose10). Ainsi, dans Le Roman de Bruxelles11, on peut lire, à propos de Jacques Brel :
La préposition est intégrée à l’enseigne, c’est un fait. Est-ce vraiment gênant de l’y laisser, quand c’est la meilleure solution ? La capitale, associée ou non à l’italique, guide la lecture. De même, on distingue sans problème « parcourir le monde » de « parcourir Le Monde » ou « lire sur la route » de « lire Sur la route ». L’enseigne, comme le titre d’œuvre, est à lire d’un bloc.
La Grammaire du français, Belin, 1997, p. 345. ↩︎
Précisons tout de même que cet énoncé laisse dans l’incertitude quant à l’enseigne réelle : Riri (ou Henri) peut n’être que le prénom du patron. ↩︎