Il y a deux ans, j’avais parlé d’un article d’ActuaLitté consacré à une tablette égyptienne antique, produite entre 1981 et 1802 av. J.-C : elle servait de support à un exercice d’élève scribe et présentait des corrections en rouge. La récente lecture du passionnant ouvrage de Michel Pastoureau Rouge. Histoire d’une couleur (Seuil, 2016) a suscité chez moi des recherches complémentaires. En voici la synthèse.
L’encre rouge n’était pas employée par les scribes égyptiens qu’à des fins pédagogiques. Dans les textes, elle avait surtout les trois fonctions suivantes :
1. Mettre en évidence (rubrication [du latin rubrico, « colorer en rouge »] des titres et incipit ; additions, insertions, corrections ; dates, totaux, quantités et proportions dans les papyrus documentaires ; incantations dans les papyrus magiques) ; 2. signaler le caractère dangereux, dans les papyrus magiques, par cette couleur qui est celle de la terre rouge du désert (noms des démons et, en général, ce qui est de mauvais augure) ; 3. organiser le texte, séparer, ponctuer (lignes rouges pour séparer les sections ; points rouges ou « points de vers »)1.
En ce qui concerne les papyrus littéraires grecs et latins, une enquête (Marie-Hélène Marganne, 2019) a montré que
« l’utilisation de l’encre rouge est exceptionnelle à la période hellénistique, occasionnelle à l’époque romaine et plus fréquente à la période byzantine2, spécialement dans les codices de parchemin ». Elle « […] poursuit des buts à la fois fonctionnels (organiser le texte, mettre en évidence) et esthétiques (agrémenter le texte)3. »
Au Moyen Âge, la rubrication est courante : les moines rubricateurs ajoutent des rubriques (parties de texte en rouge) aux manuscrits « pour marquer la fin d’une section d’un texte et le début d’une autre […,] pour introduire le sujet d’une section suivante ou pour déclarer son but ou sa fonction » (Wikipédia). Le rouge sert aussi à orner les lettrines et les enluminures.
Les mentions de corrections en rouge dans les manuscrits médiévaux sont très rares, et cette pratique semble avoir disparu tout à fait avec l’invention de l’imprimerie, et ce, pour plusieurs siècles.
Cependant, dans les premiers temps de la typographie, où l’on ne connaissait pas encore les errata, l’imprimeur anglais William Caxton [v. 1422 – v. 1492] corrigeait dans les tirages définitifs, à la plume et à l’encre rouge, les fautes d’impression qu’il avait commises4.
Le manuscrit de la traduction des Psaumes (1517) par Martin Luther (1483-1546) porte également des corrections en rouge5. On peut en voir une page sur Alamy.
Plus tard, on a aussi observé la présence de quelques marques au crayon rouge, de la main de César de Missy, dans un manuscrit de Voltaire, la pièce Mahomet, datée de 17426. Missy était alors chapelain de l’église française de Saint-James à Londres, et Voltaire souhaitait qu’il l’aide à y faire éditer sa pièce.
Le rouge des épreuves
Selon Michel Pastoureau7, le rouge est la « couleur première » (penser à l’art pariétal), bien avant de devenir une des trois couleurs primaires. Aristote le situe « à mi-chemin entre le blanc et le noir, aussi éloigné de l’un que de l’autre ». « Sans rival pendant des siècles, voire des millénaires », il est « symboliquement plus fort que n’importe quelle autre couleur ». Le rouge de la justice, de la faute, de la punition, entre autres, avait tout pour se glisser entre le blanc du papier et le noir de l’encre. Son symbolisme explique, d’ailleurs, pourquoi il est parfois mal perçu par les écoliers, comme par certains auteurs.
Pastoureau date l’apparition du rouge dans les épreuves d’imprimerie de la fin du xixe siècle8. Il l’illustre par une double page d’un jeu d’épreuves de Jamais un coup de dés n’abolira le hasard9, « grand poème typographique et cosmogonique » (P. Claudel) et ultime œuvre de Stéphane Mallarmé, en 1897.
La description qu’en fournit la BnF est riche de précisions :
« Le poème du Coup de dés parut d’abord en mai 1897 dans la revue Cosmopolis […]. Le marchand d’art Ambroise Vollard se proposa de le publier sous forme de livre, en l’accompagnant de trois lithographiques [sic] d’Odilon Redon. La maison Didot imprima de juillet à novembre 1897 cinq tirages d’épreuves successifs, et de chacun plusieurs jeux : Mallarmé en corrigeait deux, l’un pour l’imprimeur et l’autre pour lui. Dix-sept exemplaires sont aujourd’hui connus, plus ou moins complets et corrigés. Le présent exemplaire est celui du premier tirage que Mallarmé renvoya à l’imprimeur, complet, et il est le plus annoté de tous. Il est constitué d’un jeu d’épreuves, corrigé par l’auteur à l’encre noire et au crayon rouge, portant le cachet de l’imprimerie Firmin-Didot et la date du 2 juillet 1897. En plus des corrections à la plume, les remarques au crayon rouge y sont comme les notes d’orchestration d’une partition. La mort de Mallarmé, le 9 septembre 1898, mit un terme à la publication. […] » (Pour plus de détails, lire cet article.)
Pour ma part, j’ai choisi, toujours à la BnF, une « mise au net » d’un manuscrit de Jules Verne, Sans dessus dessous10, légèrement antérieure (1888) et présentant de nombreuses corrections en rouge — ainsi que des annotations d’imprimerie au crayon bleu.
L’encre rouge était aussi employée dans l’édition musicale. En témoigne la notice d’un manuscrit de Ravel possédé par la BnF : 3 Poèmes de Stéphane Mallarmé. Il s’agit des secondes épreuves corrigées de l’édition pour chant et piano, par A. Durand & fils, 1914. « Les corrections au crayon, de la main de Jane Bathori ; à l’encre rouge du correcteur des éditions Durand11. »
Il faut savoir que l’encre rouge alors disponible était de qualité inégale. Marcellin-Aimé Brun note en 182512 :
Il y a des Correcteurs qui marquent leurs corrections avec de l’encre rouge : c’est un très-bon usage quand l’encre est bonne ; mais quand elle est mauvaise, les corrections ne se voient pas, surtout à la lumière ; alors il vaut mieux se servir d’encre noire.
Cependant, dès 1855, Théotiste Lefevre écrit que « les corrections ajoutées après coup sur une épreuve déjà lue, ou quelquefois corrigée, doivent être entourées ou écrites à l’encre rouge, afin d’éviter, pour leur recherche, une perte de temps inutile13 ».
À la suite de son confrère, le même souci est exprimé par Daupeley-Gouverneur (1880) : « […] il [le correcteur] relit cette dernière épreuve, revêtue du visa de l’auteur, en ayant soin de distinguer ses propres corrections par une encre de couleur différente14. »
On ne trouve aucune mention de la couleur des corrections dans la Circulaire des protes (bulletin de la Société des protes de province, la collection disponible en ligne couvrant la période 1895-1940).
Dans les années 1920, les rares allusions qu’y fait Louis-Emmanuel Brossard15 montrent que l’usage n’est toujours pas fixé :
• […] sur le manuscrit [en cas de bourdon], le passage omis est entouré d’une manière spéciale (au crayon bleu ou rouge, ou autrement) […].
• Le correcteur signale — au crayon bleu, à l’encre rouge ou de toute autre manière, suivant les conventions — les lettres d’œil différent.
• Sur la copie, le terme illisible est entouré d’un trait de crayon rouge ou bleu très apparent, destiné à attirer l’attention de l’auteur […].
Les corrections en rouge apparaissent seulement, par l’exemple, dans les protocoles publiés par Charles Gouriou (196116) et par Daniel Auger (197617), proches de celui que propose Wikipédia :
Mais l’utilisation de l’encre rouge restait encore une simple recommandation pour Jean-Pierre Lacroux, il y a une vingtaine d’années18 :
« Les corrections doivent être écrites à l’encre (stylo, stylo-bille, feutre, etc.) : les indications tracées au crayon ne sont pas prises en compte par le compositeur. À l’évidence, il est préférable d’employer une couleur différente de celle du texte composé. Celui-ci étant généralement noir, le meilleur contraste est obtenu avec l’encre rouge. »
L’usage de l’encre rouge pour la correction, qui nous semble une évidence aujourd’hui, a donc connu bien des fluctuations.
Article mis à jour le 2 novembre 2023.
- Marie-Hélène Marganne (université de Liège), « L’utilisation de l’encre rouge dans les papyrus littéraires grecs et latins », dans Proceedings of the 29th International Congress of Papyrology. Lecce, 28 juillet – 3 août 2019 (dir. Mario Capasso, Paola Davoli, Natascia Pellé), Blue Lemon Communication, 2019, p. 700. DOI : 10.1285/i99788883051760p700.
- On peut voir un extrait d’un manuscrit byzantin dans mon article sur le correcteur antique.
- Ibid., p. 706.
- Paul Dupont, Histoire de l’imprimerie, t. 2, Paris, 1854, p. 397.
- Mentionnées par Adolphe Joanne (1813-1881) dans Itinéraire descriptif et historique de l’Allemagne : Allemagne du nord, Paris, Hachette, 1862, p. 510.
- Voir Nicholas Cronk, « Voltaire et le don du manuscrit », Genesis [en ligne], 34 | 2012, mis en ligne le 10 avril 2014, DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.897.
- Op. cit., p. 13, 24, 79, 86 et 184. Je réunis les références pour ne pas multiplier les notes.
- C’est à la même époque que s’instaurent l’école de Jules Ferry et son système de notation. « […] les Instructions du ministre de l’Instruction publique relative à la tenue d’un Cahier de devoirs mensuels dans les écoles primaires du 25 août 1884 précisent qu’« il importe que les devoirs soient corrigés à la marge par les instituteurs et qu’ils portent une note, qui pourrait être, pour la facilité des comparaisons, exprimée par un chiffre de 1 à 10 ». Et on sait que ces corrections seront faites à l’encre rouge. » — Claude Lelièvre, « Comment les notes ont-elles pris tant d’importance dans le système scolaire ? », The Conversation, 23 août 2020. Lire aussi Brigitte Dancel, « Le cahier d’élève : approche historique », Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, no 22, 2000 (Les outils d’enseignement du français), p. 121-134 ; doi : https://doi.org/10.3406/reper.2000.2346.
- C’est à partir du deuxième tirage d’épreuves que le titre deviendra Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.
- Variante graphique que n’admet pas l’Académie.
- Dans 1913 : exposition organisée à l’occasion du 70e anniversaire de la fondation de la Société des amis de la Bibliothèque nationale [Paris, 20 avril – 13 juillet 1983, Bibliothèque nationale], BnF, S.A.B.N. (Paris), 1983.
- Manuel pratique et abrégé de la typographie française, Firmin Didot père et fils, 1825, p. 166.
- Guide pratique du compositeur d’imprimerie, vol. 1, Firmin Didot frères, 1855, p. 285.
- Le Compositeur et le Correcteur typographes, Paris, Librairie Bouvier et Logeat, 1880, p. 217.
- Le Correcteur typographe, Tours, Arrault, 1924, p. 316-317 et 338.
- Mémento typographique, Hachette, 1961, 1973 ; Cercle de la librairie, 1990, 2010.
- Préparation de la copie et correction des épreuves, INIAG, 1976, sur les rabats et en maints endroits du livre.
- Orthotypographie [en ligne], publication posthume, 2007.