Alors qu’il déménageait de la rue des Italiens à la rue Falguière (du 9e au 15e arrondissement de Paris), le journal Le Monde ne pouvait pas quitter l’immeuble qu’il avait occupé pendant quarante-cinq ans sans en garder quelques souvenirs. Plutôt que de commander un reportage photo, il a confié ce soin à un illustrateur. Nicolas Guilbert a arpenté les locaux vides — du bureau du directeur à la salle des rotatives — et a saisi d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces laissées par leurs occupants.
Dans cette ambiance un peu fantomatique, la place de chaque objet est soigneusement délimitée. Piles de dossiers et documents divers, classeurs suspendus par milliers à la documentation, agendas laissés ouverts, tirages photo épinglés aux murs… le papier est partout. Le matériel — téléphones à cadran, ordinateurs (encore peu nombreux), fax, tubes pneumatiques pour la circulation de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encombrés (la palme revenant à celui de la critique littéraire Nicole Zand) que j’avoue m’être demandé comment on a pu y travailler.
Dans le bureau des correcteurs, au fond, une armoire métallique Douville, bien garnie de dictionnaires. Le Larousse et le Dictionnaire des synonymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trombinoscope (annuaire du monde politique français), un Catalogue général classique du magazine Diapason et des dictionnaires bilingues de Larousse (reconnaissables à leur logo en forme de S). On y aperçoit aussi Le Grand Robert (1971) et même le vieux Larousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos marqué « Leconte » résiste à mon identification. Je ne connais pas de lexicographe de ce nom1.
Sur le bureau lui-même, un plan incliné, à la hauteur réglable, où sont restés un stylo, un trombone et trois épreuves en cours de relecture. Détail intéressant : les épreuves sont imprimées en placard, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations.
On peut remercier Nicolas Guilbert pour son sens de l’observation et la précision de son trait !
Bertrand Poirot-Delpech et Nicolas Guilbert (dessins), Rue des Italiens. Album souvenir, Le Monde/La Découverte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été republié par Le Monde en 2019, cette fois illustré de photos d’archive, pour les 75 ans du journal.
- On me suggère Leconte (Jacques) et Cibois (Philippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎