Dans un journal, une correction regrettable amuse Jean Yanne

Il arrive que, par mégarde, le cor­rec­teur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savou­reuse, qui l’a fait rire.

couverture du livre "J'me marre" de Jean Yanne, Le Cherche midi, 2003.

« Outre les coquilles, ce que je trouve savou­reux dans la presse, c’est l’erreur qui se pro­duit entre le moment où le jour­na­liste écrit son article et le moment où il est impri­mé. Parce que c’est dans cet inter­valle que sévissent les cor­rec­teurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trou­vée, c’est dans un jour­nal bre­ton. Le jour­na­liste avait écrit SE pour sud-est, en abré­gé. Le début de son article était : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de sud-est.” Pas­sé dans les mains du cor­rec­teur, c’est deve­nu, une fois impri­mé : “Le navire a quit­té le port à 14 heures, pous­sé par un léger vent de Son Émi­nence.” Je sais bien que la Bre­tagne est un pays catho­lique, mais là, j’me marre ! »

Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [post­hume].

PS — L’exemple est amu­sant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été gla­né, il y avait encore un cor­rec­teur dans ce jour­nal. C’est l’habitude de s’en prendre au cor­rec­teur qui est ancienne.

☞ Voir aus­si « “Dis­trac­tions de cor­rec­teur”, une rubrique des années 1850 ».

Correcteur par nécessité, dans un roman des années 1930

couverture du roman "En route pour la vie", de Bertrande Rouzès, 1937

Dans un roman édi­fiant des années 1930, Hen­ri Ser­gier, fils d’une riche famille de la capi­tale, doit révé­ler à sa mère « des choses assez pénibles » à pro­pos de Richard Bel­le­court, « un de [s]es meilleurs cama­rades de col­lège » (l’é­ta­blis­se­ment pri­vé catho­lique Sta­nis­las). Pour avoir pla­cé toute sa for­tune dans des mines pétro­li­fères, « [s]on père s’est rui­né et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponc­tua­tion dans les dia­logues sont d’origine.)

[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse maté­rielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état phy­sique où cette détresse l’a jeté !
— Que veux-tu dire ?
— J’ai eu peine à le recon­naître, maman ! Il est en train de gâcher bête­ment sa jeu­nesse et sa san­té à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bel­le­court pos­sé­daient une impri­me­rie fort bien acha­lan­dée, rue Jacob. Cette impri­me­rie a, natu­rel­le­ment, été ven­due par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les pro­prié­taires actuels — d’affreux mer­can­tis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans res­sources, était allé leur pro­po­ser ses com­pé­tences, sais-tu quelle sorte d’emploi ?
— Je crois me sou­ve­nir qu’il secon­dait son père dans la direc­tion de l’imprimerie…
— Oui, bien sûr ! Il aurait pu occu­per, après la débâcle, un poste de confiance dans cette mai­son qui n’était plus la sienne, mais, sous pré­texte que les affaires mar­chaient moins bien, et qu’ils pou­vaient tout diri­ger par eux-mêmes, ils lui ont pro­po­sé, ain­si qu’on jette un os à un chien affa­mé, un vul­gaire emploi de cor­rec­teur !…
Qu’est-ce au juste que ce métier ?
Celui d’un bon ouvrier typo­graphe qui aurait reçu, à l’école pri­maire, une ins­truc­tion pas­sable. Si tu avais vu le pauvre sou­rire de Richard, quand il m’a expli­qué qu’il suf­fi­sait, pour être cor­rec­teur, « de pos­sé­der une bonne orto­graphe [sic], de connaître les signes conven­tion­nels de l’imprimerie, et, par-des­sus tout, d’être très méti­cu­leux, très atten­tif, afin de ne pas lais­ser pas­ser de « coquilles »…
« Méti­cu­leux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impé­tueux, cet indé­pen­dant, il est deve­nu méticuleux !…

“Un Richard absolument méconnaissable”

« Tu ne peux com­prendre, maman, quelle impres­sion cela m’a causé[e] de le trou­ver dégui­sé en prote, dans un affreux réduit com­pa­rable à un cachot, pre­nant jour sur une cour nau­séa­bonde, par une lucarne haut per­chée et plein d’une écœu­rante puan­teur de plomb fon­du qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était pen­ché au-des­sus d’une table gros­sière, macu­lée de taches, sur laquelle des pape­rasses s’éparpillaient. Une cent bou­gies1 répan­dait sur les épreuves typo­gra­phiques son aveu­glante clar­té. Et c’est cette clar­té qui m’a tout d’abord mon­tré un Richard abso­lu­ment mécon­nais­sable. Ses yeux étaient enfon­cés dans les orbites, ses joues creu­sées et cada­vé­riques et, quand, de sur­prise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeu­rées voû­tées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le pei­ner.
« — Que veux-tu, m’a-t-il répon­du d’un ton rési­gné. C’est for­cé qu’on s’anémie ici, dans le voi­si­nage de la fon­deuse2.
« — Mais pour­quoi ne t’a-t-on pas ins­tal­lé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je deman­dé.
« — Impos­sible ! Le cor­rec­teur doit demeu­rer à proxi­mi­té immé­diate des ate­liers. Cet esca­lier que tu vois y conduit direc­te­ment.
« — Alors, pour­quoi as-tu accep­té ça ?
« — Parce que je ne trou­vais pas autre chose, par ces temps dif­fi­ciles.
« — Com­ment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ?
« — Eh oui ! avec tout cela…
« — Il sou­riait avec une amer­tume qui fai­sait mal.
« — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons pour­suivre cette conver­sa­tion à l’air libre.
« — Impos­sible. Il faut attendre midi. Je suis appoin­té à la semaine et ne puis dis­po­ser de mon temps à ma guise.
« Il avait cet air sou­mis et mélan­co­lique des gens qui tra­vaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai sou­vent remar­qué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro…
« J’ai quit­té le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voi­sin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]

Ber­trande Rou­zès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.

☞ Voir aus­si, notam­ment, « Sou­ve­nirs de Jeanne Hum­bert, qui fut cor­rec­trice après la Seconde Guerre ».


  1. Une lampe de cent bou­gies, la bou­gie étant une « ancienne uni­té de mesure d’in­ten­si­té lumi­neuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
  2. L’a­né­mie est, en effet, un des symp­tômes de l’in­toxi­ca­tion au plomb ou satur­nisme. ↩︎
  3. En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’A­ca­dé­mie, pour Veillées soli­taires. ↩︎

Souvenirs de Jeanne Humbert, qui fut correctrice après la Seconde Guerre

Couverture du livre "La Mémoire des femmes. Sept témoignages de femmes nées avec le siècle", de Christiane Germain et Christine de Panafieu, éd. Sylvie Messinger, 1982.

Dans La Mémoire des femmes (éd. Syl­vie Mes­sin­ger, 1982), Chris­tiane Ger­main et Chris­tine de Pan­afieu ont don­né la parole à des « femmes nées avec le [xxe] siècle ». Elles « sont pas­sées de la lampe à pétrole à l’informatique, elles ont vécu deux guerres, le déve­lop­pe­ment indus­triel, l’avènement du vote des femmes, l’invention des congés payés et des lois sociales, l’arrivée de la télé­vi­sion et le voyage vers la lune ».

Par­mi ces femmes, Jeanne Hum­bert (née Rigau­din, 1890-1986). Au moment de l’entretien, elle a 91 ans et « occupe avec sa fille » un « petit appar­te­ment en sous-sol » dans le sei­zième arron­dis­se­ment de Paris. Veuve d’Eugène Hum­bert (1870-1944), grande figure du mou­ve­ment néo­mal­thu­sien, elle a publié avec lui des jour­naux mili­tants, Géné­ra­tion consciente (1908-1914) puis La Grande Réforme (1931-19391), ce qui « leur a valu des per­sé­cu­tions et des années pas­sées en pri­son ». Par­mi leurs amis de l’é­poque figure le mili­tant anar­chiste et cor­rec­teur d’im­pri­me­rie Louis Lecoin.

Eugène Humbert entre Eugénie de Bast (à g.) et Jeanne (à dr.), devant le journal "Génération Consciente", 27, rue de la Duée, Paris 20e, 1909. Debout : Eugénie de Bast. Carte postale.
Eugène Hum­bert entre ses deux com­pagnes2, Eugé­nie de Bast (à g.) et Jeanne (à dr.), devant le jour­nal Géné­ra­tion consciente, 27, rue de la Duée, Paris 20e, 1909. Carte pos­tale. Archives Jeanne Hum­bert / Ins­ti­tut inter­na­tio­nal de l’his­toire sociale d’Amsterdam.

Après la mort de son mari, « elle conti­nue à défendre leurs idées, écri­vant des bio­gra­phies des grands néo­mal­thu­siens et des articles pour les jour­naux liber­taires comme Le Réfrac­taire » (1974-1983, fon­dé et diri­gé par une autre cor­rec­trice célèbre, May Pic­que­ray3). « Je n’ai pas pu en assu­mer la direc­tion, car, à la suite de mes condam­na­tions, je suis pri­vée de mes droits civiques », a-t-elle pré­ci­sé au Monde, en 19804.

Dans le pas­sage repro­duit ci-des­sous, Jeanne Hum­bert évoque son expé­rience de cor­rec­trice d’im­pri­me­rie après guerre, expé­rience que ne men­tionnent ni sa fiche Wiki­pé­dia ni celle du Mai­tron.

« J’ai com­men­cé à tra­vailler à dix-huit ans. Avant, j’a­vais fait des études. D’a­bord à l’é­cole [jus­qu’au cer­ti­fi­cat d’é­tudes pri­maires5], ensuite, j’ai pris des cours par­ti­cu­liers de sté­no et de dac­ty­lo­gra­phie chez un pro­fes­seur, qui était une ancienne ensei­gnante. En plus des cours de sté­no­gra­phie, elle m’en­sei­gnait la phi­lo­so­phie, parce qu’elle sen­tait que je m’in­té­res­sais à ça. […] Si j’ai choi­si la for­ma­tion de secré­taire, c’est parce que je ne voyais pas d’autre embauche. [Elle a aus­si fré­quen­té les uni­ver­si­tés populaires.]

[…]

« Après la mort de mon mari [« tué le 25 juin 1944 dans le bom­bar­de­ment [amé­ri­cain] de l’hô­pi­tal d’A­miens »], j’ai tra­vaillé pen­dant cinq ans comme cor­rec­trice dans une impri­me­rie, rue Laffit[t]e [Paris 9e]. Plus tard, j’ai cor­ri­gé une par­tie de la Pléiade pour Gal­li­mard, et des bre­vets pour l’Im­pri­me­rie Natio­nale. Cela, je le fai­sais à la maison.

Jeanne et Eugène Humbert vers 1934. Photographie.
Jeanne et Eugène Hum­bert vers 1934. « Pen­dant [les] entre­tiens, elle se tient assise à côté du por­trait de son mari qui semble être pré­sent plus de trente-cinq ans après sa mort. » Archives Jeanne Hum­bert / Ins­ti­tut inter­na­tio­nal de l’his­toire sociale d’Amsterdam.

« À l’im­pri­me­rie, j’é­tais avec de jeunes col­lègues. Ils tra­vaillaient un peu dans le désordre. Je leur disais : « Il faut pro­cé­der de façon régu­lière et ration­nelle. » On cor­ri­geait des copies à très petits carac­tères. Quand ils allaient les cher­cher chez les typo­graphes, ils com­men­çaient par ce qu’il y avait de plus facile. Je leur racon­tais que lorsque j’é­tais petite, ma mère me disait : « Dans le tra­vail, il faut que tu com­mences par le plus dif­fi­cile, après ça ira tout seul. »

Un petit bureau mal aéré près des toilettes

« À l’im­pri­me­rie, je tra­vaillais dans un bureau minus­cule à la lumière élec­trique toute la jour­née. Il y avait une petite fenêtre en hau­teur, qui s’ou­vrait sur le cou­loir qui nous sépa­rait de la grande salle des machines, de la salle où il y avait les typos, le marbre et l’a­te­lier des lino­types. Le cou­loir don­nait sur la rue et, à côté de la porte, il y avait des cabi­nets. J’aime mieux vous dire que la concierge ne les soi­gnait pas par­ti­cu­liè­re­ment, et il fal­lait tou­jours vivre portes et fenêtres fer­mées. J’ai vécu là-dedans pen­dant cinq ans, sans me repo­ser une seule jour­née, sans être malade jamais. Sou­vent, quand il était six heures, on me disait que du tra­vail venait d’ar­ri­ver. Et on me deman­dait si je pou­vais don­ner une ou deux heures de plus. Au lieu de m’en aller à dix-huit heures, je par­tais à vingt heures. On com­men­çait à huit heures. Je me levais à six heures pour faire ma toi­lette ; je par­tais à sept heures. Je pre­nais mon petit déjeu­ner à côté du Temps, sur les bou­le­vards6. À midi, une heure de bat­te­ment, pas le temps de ren­trer. J’al­lais dans une bras­se­rie, prendre un thé avec une tartine.

« L’im­pri­me­rie n’a­vait pas de crèche, il n’y avait pas d’a­van­tages sociaux. J’a­vais des assu­rances sociales, et j’é­tais payée comme un homme. Il y avait un cor­rec­teur de pre­mière, qui fai­sait la « morasse », la der­nière cor­rec­tion. Il tou­chait un peu plus que nous. Quand il par­tait en vacances, c’est moi qui fai­sais son tra­vail et c’est moi qui tou­chais son salaire. Il y avait des typo­graphes, des lino­ty­pistes, beau­coup étaient des femmes. Les hommes se renou­ve­laient sou­vent. On voyait beau­coup d’i­vrognes dans cette cor­po­ra­tion. Avant d’y entrer, je me disais que ce devait être une cor­po­ra­tion tout de même assez évo­luée, parce qu’elle tra­vaille dans ce qui s’im­prime. J’ai été déçue. Et quand je pense aux fautes que fai­saient ces gens dans leurs copies ! »

☞ À com­pa­rer au Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861.


  1. Source des dates : Pas­taud. ↩︎
  2. Pré­ci­sion don­née par Télé­ra­ma : Tho­mas Bécard, « Jeanne Hum­bert, une enra­gée sur le front de la régu­la­tion des nais­sances », publié le 30 avril 2021, mis à jour le 27 février 2023. Consul­té le 22 mars 2025. ↩︎
  3. Voir « Cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres ». ↩︎
  4. Fran­cis Ron­sin, « Les com­bats anti­na­ta­listes de Jeanne Hum­bert, l’in­sou­mise », Le Monde,  23 juin 1980. Consul­té le 22 mars 2025. ↩︎
  5. Selon Wiki­pé­dia. ↩︎
  6. Il s’a­git déjà du jour­nal Le Monde, puisque Le Temps s’est sabor­dé le 28 novembre 1942. « Après guerre, le jour­nal est visé par l’or­don­nance du 30 sep­tembre 1944 sur les titres ayant paru sous l’oc­cu­pa­tion de la France par l’Al­le­magne, ses locaux situés no 5 de la rue des Ita­liens sont réqui­si­tion­nés et son maté­riel est sai­si. Le Monde, qui com­mence à paraître en 1944, sera le béné­fi­ciaire de cette confis­ca­tion : la typo­gra­phie et le for­mat res­te­ront long­temps héri­tés du Temps. » (Wiki­pé­dia.) ↩︎

Visite du marbre de “L’Humanité-Dimanche” en 1954

Couverture du livre "Même si ça dérange", de Roland Passevant, Robert Laffont, 1976

Roland Pas­se­vant (1928-2002) est un jour­na­liste fran­çais, spé­cia­li­sé dans le domaine spor­tif, puis dans l’in­ves­ti­ga­tion poli­tique. […] En 1954, il rejoint L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, puis L’Hu­ma­ni­té : il dirige, à par­tir de 1963, le ser­vice des sports de ce quo­ti­dien. (Wiki­pé­dia).

Dans ses Mémoires, inti­tu­lés Même si ça dérange (Paris, Robert Laf­font, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Hu­ma­ni­té-Dimanche, où il s’i­ni­tie au secré­ta­riat de rédac­tion sur les pages dépar­te­men­tales : « […] je consacre quelques heures par semaine à mode­ler les pages de la Dor­dogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »

« Reve­nons au petit jour­na­liste débu­tant. […] Sa pano­plie, hors du sty­lo, com­prend un ligno­mètre et un typo­mètre, d’or­di­naire réser­vés au secré­taire de rédac­tion et au maquet­tiste. Le ligno­mètre per­met d’é­va­luer, sur la maquette, la capa­ci­té de lignage d’un empla­ce­ment, sui­vant les dif­fé­rents calibres de carac­tères. Le typo­mètre, outil pri­vi­lé­gié du typo­graphe, ramène tout au cicé­ro, mesure de base de l’imprimerie.

Détail d'un typomètre en cicéro et en millimètres.
Détail d’un typo­mètre en cicé­ro et en mil­li­mètres. Source : For­nax édi­teur.

Le secrétaire de rédaction crée la page

« Savoir cali­brer un article, com­man­der un titre, un cli­ché, et voi­là le débu­tant presque bon pour le ser­vice. Il connaît le ter­rain, l’u­sage que l’on fait du texte, son trai­te­ment. Le plus dur reste à faire. L’art d’é­crire juste, celui de rédi­ger un titre, de le tra­vailler, d’en extraire l’élé­ment choc, sont des exer­cices de longue haleine.

Titre de "L'Humanité-Dimanche" du 7 novembre 1954.
Titre de L’Hu­ma­ni­té-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librai­rie Gré­goire, Abe­books.

« En 1954, à la rédac­tion de l’Hu­ma­ni­té-Dimanche, ces exer­cices nous sont impo­sés par la fabri­ca­tion, à Paris même, de toutes les pages dépar­te­men­tales qui ont pour mis­sion de régio­na­li­ser le maga­zine, d’y inté­grer la cou­leur locale. Chaque rédac­teur, res­pon­sable de trois à quatre pages dépar­te­men­tales, reçoit la copie de pro­vince, géné­ra­le­ment accom­pa­gnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’en­ri­chir le pro­jet de mise en page, d’ins­tal­ler l’é­di­to­rial, d’é­qui­li­brer les élé­ments pho­tos, de choi­sir les carac­tères, de tailler les trop longs articles sans en alté­rer le conte­nu. C’est le tra­vail d’un secré­taire de rédac­tion, pré­cieux pour le jeune jour­na­liste qui s’im­prègne des notions de dis­tance, de pré­sen­ta­tion, qui per­çoit mieux l’as­pect esthé­tique du jour­nal. Son rôle ne se limite pas à manœu­vrer du typo­mètre et du ligno­mètre, mais le conduit à appré­cier textes et titres, à pro­po­ser d’é­ven­tuelles amé­lio­ra­tions à la rédac­tion en chef.

« Le secré­taire de rédac­tion qua­li­fié, faut-il immé­dia­te­ment pré­ci­ser, n’est pas un simple met­teur en page. Il par­ti­cipe, de manière active, la plus ingé­nieuse pos­sible, à la créa­tion de la page. Res­pon­sable de la “vitrine”, il col­la­bore étroi­te­ment avec le chef de service. […]

“L’air manque et la place aussi”

« […] Lors­qu’on découvre le “marbre”, ate­lier de com­po­si­tion de l’im­pri­me­rie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de tra­vail sont en fonte et le plomb est roi.

« Dans l’heure pré­cé­dant l’en­voi de la forme vers la presse, secré­taires de rédac­tion et rédac­teurs col­la­borent là à la phase finale de fabrication.

« La mise en forme ne se fait pas en se gon­flant les pou­mons, ni en se mus­clant le jar­ret — l’air manque et la place aus­si. La forme est un cadre de fonte aux dimen­sions réelles de la page. Le typo tra­vaille côté tête de page, le rédac­teur côté bas de page.

« Les articles, com­po­sés par le lino­ty­piste (un typo assis, qui tire les lettres de son cla­vier, comme une dac­ty­lo), pla­cés dans des “galées”, sou­mis à un encrage et à une pre­mière empreinte par le “plom­bier” (un typo-dis­pat­cher, vers lequel converge tout le plomb à net­toyer et clas­ser), arrivent vers les pages, accom­pa­gnés d’é­preuves qu’u­ti­lisent cor­rec­teur, jour­na­liste et typo­graphe pour contrô­ler et rec­ti­fier le texte.

Dernières corrections sur la morasse

« Le tra­vail touche à sa fin lorsque le typo­graphe, par petits coups ryth­més, avec une brosse spé­ciale munie d’un long manche, imprime l’en­semble de la page. Ain­si née [sic] la “morasse” qui donne la pre­mière vue glo­bale de la page et sert aux der­niers contrôles, aux der­nières cor­rec­tions. Ce rou­le­ment des bat­tages de brosse, c’est le sprint du “typo”.

« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édi­tion ce tête-à-tête d’une heure ou deux, per­tur­bé par les exi­gences de l’ac­tua­li­té qui com­mande et impose d’in­ces­santes retouches. C’est une curieuse ambiance de tra­vail, mélange de bonne humeur, d’en­gueu­lades brèves mais explo­sives, de coups de gueule et de coups à boire. On y res­pire l’air vicié par les éma­na­tions de plomb fon­du, mais on y sent bien vivre le jour­nal. On y éprouve les émo­tions res­sen­ties près du chauf­feur de la loco­mo­tive, en tête du train. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Simon Arbellot, jeune journaliste, descend à l’imprimerie (1919)

"Journaliste !", de Simon Arbellot, La Colombe, 1954

Jour­na­liste et écri­vain, Simon Arbel­lot (1897-1965) raconte sa car­rière dans Jour­na­liste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colom­bier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illus­tré, il débute en 1919 au Petit Jour­nal, pour « une année de sévère appren­tis­sage », puis entre au Figa­ro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le jour­nal Le Temps et la revue Docu­ments. […] Sous l’Occupation, il est nom­mé direc­teur de la presse au minis­tère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul géné­ral de France à Mala­ga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contri­bue­ra à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Cha­ri­va­ri, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wiki­pé­dia).

Dans un pas­sage où il évoque son arri­vée au Petit Jour­nal (cha­pitre pre­mier), il men­tionne le tra­vail auprès des ouvriers de l’im­pri­me­rie, des secré­taires de rédac­tion et des correcteurs.

“Au fait dès la première ligne”

« […] pour un jeune gar­çon ambi­tieux et pres­sé, l’ap­pren­tis­sage est dur. C’est d’a­bord la perte de la liber­té. Il faut renon­cer à toute obli­ga­tion qui ne soit pas professionnelle […].

« Il y a aus­si les per­ma­nences, les inter­mi­nables per­ma­nences pour le cas où il se pas­se­rait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédac­tion, main­te­nant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au télé­phone il faut attendre et, dans les feuilles d’a­gence qui s’a­mon­cellent, décou­vrir le fait nou­veau qu’on réécri­ra d’ur­gence et qu’on enver­ra aux machines. […]

« Tra­vail obs­cur et sans gloire du débu­tant, mais néces­saire étape. Il ne s’a­git plus, ici, de dis­ser­ta­tion phi­lo­so­phique, mais d’in­for­ma­tion. Écou­tons les conseils de ce vieux bar­bu déco­ré [le rédac­teur en chef] :
[…]
— Pas de péri­phrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la lit­té­ra­ture, vous écri­vez pour les lec­teurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la pre­mière ligne.

« Et le crayon rouge biffe, sans nulle consi­dé­ra­tion, la belle phrase du début. Quant à la for­mule bien balan­cée de la fin, elle est livrée à la seule déci­sion du secré­taire de rédac­tion qui, au marbre, sui­vant la place, la conser­ve­ra ou la fera sauter.

“Devant les pages de plomb”

« J’é­prou­vais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de jour­née, l’un des secré­taires de rédac­tion, vieux bon­homme bar­bu, lui aus­si, char­gé des édi­tions de pro­vince, me fai­sait deman­der à la com­po­si­tion. Avec quel empres­se­ment je des­cen­dais alors dans ce sous-sol où vrom­bis­saient les célèbres machines de Mari­no­ni et où des ouvriers, les bras nus, s’af­fai­raient au marbre, devant les pages de plomb du jour­nal en ges­ta­tion. Il s’a­gis­sait géné­ra­le­ment d’un repi­quage d’une infor­ma­tion que j’a­vais don­née une heure avant, mais qu’il conve­nait de modi­fier sui­vant une dépêche de der­nière heure lâchée par la prin­ting d’Ha­vas1. Là, dans le cli­que­tis des cla­viers, sur un coin de table, res­pi­rant avec délices l’o­deur de la morasse2 toute fraîche, je rec­ti­fiais au crayon la nou­velle, rem­pla­çant le point d’in­ter­ro­ga­tion du titre par une affir­ma­tion, sup­pri­mant un mot ici et là et je ten­dais fiè­re­ment mon épreuve cor­ri­gée à un jeune ouvrier en sueur qui la por­tait tout droit à la linotype.

"Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal". Carte postale, s.d.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Jour­nal. Carte pos­tale, s.d. Source : Car­to­rum.

« Cette col­la­bo­ra­tion du jour­na­liste et du machi­niste est l’une de mes décou­vertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typo­graphe est, en effet, l’a­mi du jour­na­liste et je n’ai connu, dans les dif­fé­rentes impri­me­ries que j’ai, par la suite fré­quen­tées3, que de braves et hon­nêtes gens, prêts à rendre ser­vice, inté­res­sés comme nous-mêmes à la per­fec­tion du tra­vail ; patients devant notre fièvre, com­pré­hen­sifs à nos scru­pules d’au­teurs. À côté d’eux les cor­rec­teurs, sou­vent éru­dits, tou­jours let­trés, sont nos plus pré­cieux auxi­liaires. Et je ne parle pas des fautes d’or­tho­graphe et des erreurs de ponc­tua­tion, menue mon­naie, qu’ils relèvent avec indul­gence, même dans les articles des aca­dé­mi­ciens ; mais s’a­git-il d’une cita­tion, d’une date, d’un mot étran­ger, d’un chiffre dont l’au­then­ti­ci­té ou l’emploi leur paraît sus­pect, alors c’est avec infi­ni­ment de tact qu’ils abordent le délin­quant : “Ne croyez-vous pas qu’il convien­drait de rectifier ?”

« Com­bien d’au­teurs célèbres doivent au cor­rec­teur de n’a­voir pas eu à rou­gir le len­de­main matin d’une bourde échap­pée à leur plume trop rapide.

“L’heure de la brisure”

« Quand la chance vou­lait que je me trouve au marbre à l’heure de la “bri­sure”, court repos entre deux ser­vices, c’est bien volon­tiers que j’al­lais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a tou­jours un petit café à côté des impri­me­ries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la col­la­bo­ra­tion. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de jour­na­liste, les anciens parce qu’ils ont beau­coup vu et beau­coup obser­vé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur tra­vail et le res­pect de ses tra­di­tions. Com­bien de fois, bavar­dant avec eux, ai-je sou­hai­té de deve­nir, moi aus­si, un jour un grand jour­na­liste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale infor­ma­tion mais une belle chro­nique dont j’é­tais assu­ré qu’elle serait l’ob­jet de tous leurs soins atten­tifs ! On avait tel­le­ment l’im­pres­sion que le met­teur en page et ses aides étaient aus­si fiers que nous d’une pré­sen­ta­tion réus­sie, d’un jour­nal au point ! Et sou­vent l’a­mi­tié d’un ouvrier de l’im­pri­me­rie nous ven­geait des mes­qui­ne­ries de l’ad­ju­dant de quar­tier, fût-il paré du titre de rédac­teur en chef et déco­ré des palmes académiques. »

☞ Voir aus­si « L’imprimerie d’un jour­nal pari­sien dans les années 1960 ».

Le Petit Jour­nal. Ser­vice de la Cli­che­rie de l’Im­pri­me­rie Mari­no­ni. Carte pos­tale, s.d. Dif­fu­sion sous licence CC BY-NC-SA 2.0.

Plus d’i­mages sur un site Web consa­cré au Petit Jour­nal.


  1. Le télé­scrip­teur de l’a­gence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
  2. Épreuve gros­sière, le plus sou­vent réa­li­sée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fra­gile (voir mon article illus­tré). ↩︎
  3. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine. ↩︎

En 1954, Cavanna, jeune journaliste, découvre la correction d’épreuves

La com­mé­mo­ra­tion, dix ans après, de l’atten­tat contre Char­lie Heb­do vient de me rap­pe­ler que Fran­çois Cavan­na (1923-2014), cofon­da­teur du jour­nal (avec Georges Ber­nier, alias le pro­fes­seur Cho­ron), parle de la cor­rec­tion dans un de ses récits auto­bio­gra­phiques. En jan­vier 1954, alors qu’il est venu pro­po­ser des des­sins au maga­zine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédac­teur. Le patron lui com­mande un pre­mier article, puis lui pro­pose d’en cor­ri­ger les épreuves lui-même à l’imprimerie. 

Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavan­na découvre le fonc­tion­ne­ment d’une lino­type (machine à com­po­ser), dont il voit sor­tir les lignes de plomb repré­sen­tant son article. Une épreuve en pla­card (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavan­na doit affron­ter un exer­cice nou­veau pour lui…

« Pour cor­ri­ger de l’imprimé, une bonne ortho­graphe ne suf­fit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Sur­tout quand on cor­rige son propre texte. L’œil dis­trait voit la faute, mais le cer­veau cor­rige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous sup­pri­mons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été impla­cable, je m’aperçois à ma honte que j’ai lais­sé pas­ser une foule d’énormités. Mau­rice, le gars de la lino­type, m’explique :

« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concen­trer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne pen­ser à rien d’autre qu’au mot. Sur­tout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !

« Pas facile. Je me gar­ga­rise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigou­reux, l’harmonieuse envo­lée… Se voir impri­mé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je per­fec­tionne. Je m’aperçois que j’ai une ten­dance à for­cer sur l’adjectif, à enfi­ler les épi­thètes à la queue­leu­leu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expres­sions plus heu­reuses. Je change. Je tends les épreuves à Mau­rice, qui saute en l’air. 

« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas lais­sé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.

« Il regarde de plus près. 

« — Et presque tout en cor­rec­tions d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Gui­chard [l’un des trois asso­ciés de l’imprimerie]. Je veux bien cor­ri­ger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entiè­re­ment ton pape­lard, c’est plus pos­sible, la mai­son en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.

« Tout penaud, je dis : 

« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tom­ber les cor­rec­tions d’auteur, comme tu dis.

« — Un peu, que je les laisse tomber ! 

« Il se penche vers moi. 

« — Et ce litron, tu le paies ? 

« J’aurais pu y pen­ser tout seul. Déci­dé­ment, je n’en loupe pas une. »

Cavan­na, Bête et méchant, Bel­fond, 1981, p. 124-125.


  1. C’est pour­quoi il est pré­fé­rable de faire appel à un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel. ↩︎
  2. C’est-à-dire des modi­fi­ca­tions par rap­port à la copie d’origine. ↩︎

“Le Correcteur de journaux”, poème de 1934

Poème trou­vé dans la Cir­cu­laire des protes, no 408, août 1934.

Extrait du poème "Le Correcteur de journaux", de Camille Mital, 1934.
Extrait du poème Le Cor­rec­teur de jour­naux, de Camille Mital, 1934.
le correcteur de journaux

Près de l’endroit sonore,
Couru, non inodore,
Dénommé lavabos1,
Tout proche des ballots,
Balais et balayures,
Quelle est cette figure
De scribe déplumé,
Décrépi, boucané2,
Qui, hagard, gesticule,
Se débat, ridicule,
Pitoyable aliéné,
Au milieu de carrés
De papier hydrophile3,
De pathos sur coquille,
Coquilles sur jésus4,
De vergé vermoulu,
De flacons de tisane
Auprès d’une banane !
De textes inédits,
De textes reproduits,
De notules curieuses5
Sur études copieuses
De crayons à copier
Plumes, buvards, encriers,
Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes,
Où la loupe elle-même inopérante reste6 ?
Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur !
Investi de l’emploi par hasard, par malheur7,
Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre,
En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre,
Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal,
Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval
(Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères,
Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !

Alors que la batterie des « linos8 »
« Opère » avec ses servants les « typos »
(Cette métallurgie de la pensée
Qui fixe forme durable à l’idée),
La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit,
Bien que cherchant à restreindre son bruit ;
La linotype
Fume sa pipe
Toute bourrée de plomb fondu,
Ce qui produit, bien entendu,
De l’oxyde
Homicide10 ;
Experte, elle a son bras d’acier ;
Savante, elle a son clavier ;
Virtuose, mais discrète,
Elle joue des castagnettes !

En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux,
Le correcteur, lui seul, reste silencieux.
Il brave tout : tapage,
Gaz, cris, « roto », clichage11,
Et, présomptueux, se fie à son savoir infus,
Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 !
Pendant sept heures en grande lutte,
Il a lu vingt lignes à la minute !
Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté.
Raturé, paraphé, numéroté, daté.
Et, quand il sort enfin, à prime matinée,
Il résume ainsi sa lamentable pensée :
Travailler la nuit, sommeiller le jour,
Et vivre ce long calvaire toujours !

Vous, aspirants, imbus de sous-littérature,
Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure,
Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit
Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :

Lasciate ogni speranza !
(Abandonnez toute espérance !)

Camille Mital,
Correcteur.

  1. Voir aus­si : « Ain­si M. Dutri­pon était, en 1833, dans un cabi­net au-des­sous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tan­dis que sans chan­ger de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se ren­daient tour à tour, toute la jour­née, 150 ouvriers […] », dans le Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861. ↩︎
  2. Des­sé­ché. ↩︎
  3. Sans doute une allu­sion au fait que les épreuves des jour­naux étaient réa­li­sées sur du papier humi­di­fié. ↩︎
  4. La coquille et le jésus sont deux for­mats de papier, la pre­mière de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aus­si une erreur de com­po­si­tion typo­gra­phique. ↩︎
  5. Sans doute une allu­sion aux signes de cor­rec­tion, connus des seuls pro­fes­sion­nels de l’im­pri­me­rie. ↩︎
  6. Allu­sion aux manus­crits illi­sibles. Voir : « […] n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet », dans Un cor­rec­teur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865. ↩︎
  7. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un déclas­sé ? (1884). ↩︎
  8. Les lino­types, machines à com­po­ser. ↩︎
  9. La presse rota­tive. ↩︎
  10. Allu­sion au satur­nisme, intoxi­ca­tion au plomb fré­quente chez les typo­graphes. ↩︎
  11. Repro­duc­tion en relief de l’empreinte d’une com­po­si­tion mobile, per­met­tant de réa­li­ser plu­sieurs tirages. ↩︎
  12. « Un hypo­thé­tique gou­ver­neur des Gaules, répu­té avoir mar­ty­ri­sé sainte Reine en l’an 252. Tour­né en ridi­cule dans les repré­sen­ta­tions de mys­tères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’u­ti­li­sa­tion d’Oli­brius dans le lan­gage » (Wiki­pé­dia).  ↩︎

Le bureau des correcteurs du “Monde”, un dessin de 1990

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires ». Des­sin © Nico­las Guilbert.

Alors qu’il démé­na­geait de la rue des Ita­liens à la rue Fal­guière (du 9e au 15e arron­dis­se­ment de Paris), le jour­nal Le Monde ne pou­vait pas quit­ter l’immeuble qu’il avait occu­pé pen­dant qua­rante-cinq ans sans en gar­der quelques sou­ve­nirs. Plu­tôt que de com­man­der un repor­tage pho­to, il a confié ce soin à un illus­tra­teur. Nico­las Guil­bert a arpen­té les locaux vides — du bureau du direc­teur à la salle des rota­tives — et a sai­si d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces lais­sées par leurs occupants.

Dans cette ambiance un peu fan­to­ma­tique, la place de chaque objet est soi­gneu­se­ment déli­mi­tée. Piles de dos­siers et docu­ments divers, clas­seurs sus­pen­dus par mil­liers à la docu­men­ta­tion, agen­das lais­sés ouverts, tirages pho­to épin­glés aux murs… le papier est par­tout. Le maté­riel — télé­phones à cadran, ordi­na­teurs (encore peu nom­breux), fax, tubes pneu­ma­tiques pour la cir­cu­la­tion de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encom­brés (la palme reve­nant à celui de la cri­tique lit­té­raire Nicole Zand) que j’avoue m’être deman­dé com­ment on a pu y travailler. 

Dans le bureau des cor­rec­teurs, au fond, une armoire métal­lique Dou­ville, bien gar­nie de dic­tion­naires. Le Larousse et le Dic­tion­naire des syno­nymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trom­bi­no­scope (annuaire du monde poli­tique fran­çais), un Cata­logue géné­ral clas­sique du maga­zine Dia­pa­son et des dic­tion­naires bilingues de Larousse (recon­nais­sables à leur logo en forme de S). On y aper­çoit aus­si Le Grand Robert (1971) et même le vieux Larousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos mar­qué « Leconte » résiste à mon iden­ti­fi­ca­tion. Je ne connais pas de lexi­co­graphe de ce nom1.

Dictionnaires des correcteurs du "Monde". "Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

Sur le bureau lui-même, un plan incli­né, à la hau­teur réglable, où sont res­tés un sty­lo, un trom­bone et trois épreuves en cours de relec­ture. Détail inté­res­sant : les épreuves sont impri­mées en pla­card, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations. 

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

On peut remer­cier Nico­las Guil­bert pour son sens de l’ob­ser­va­tion et la pré­ci­sion de son trait !

Ber­trand Poi­rot-Del­pech et Nico­las Guil­bert (des­sins), Rue des Ita­liens. Album sou­ve­nir, Le Monde/La Décou­verte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été repu­blié par Le Monde en 2019, cette fois illus­tré de pho­tos d’ar­chive, pour les 75 ans du journal.


  1. On me sug­gère Leconte (Jacques) et Cibois (Phi­lippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎

Il y a un siècle paraissait “Le Correcteur Typographe”

Page de titre du "Correcteur Typographe" de Louis-Emmanuel Brossard, t. I : "Essai historique, documentaire et technique", Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
Page de titre du Cor­rec­teur Typo­graphe de Louis Emma­nuel Bros­sard, t. I : Essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.

1924 est une date impor­tante pour les cor­rec­teurs. Quelqu’un, enfin, leur consa­crait un ouvrage com­plet et sérieux. Il fal­lait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien cor­rec­teur deve­nu impri­meur, Louis Emma­nuel Bros­sard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1Le Cor­rec­teur Typo­graphe : essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique. D’a­près lui, « le fond de ce tra­vail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des cir­cons­tances et des lec­tures », que « des loi­sirs for­cés [… l’]ont inci­té à déve­lop­per »2.

Bros­sard déclare avoir « cher­ché à conden­ser […] les connais­sances indis­pen­sables au cor­rec­teur, ce tra­vailleur intel­lec­tuel dont nous nous hono­rons d’avoir si long­temps por­té le titre ». Dans cette syn­thèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la défi­ni­tion du cor­rec­teur (cha­pitre pre­mier) et son his­toire (II), son ins­truc­tion (III), ses devoirs (IV), la pré­pa­ra­tion du manus­crit (V), le code typo­gra­phique (VI) et les signes de cor­rec­tion (VII), la lec­ture en pre­mières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la cor­rec­tion des jour­naux (XI) et, pour finir, la situa­tion morale et maté­rielle du cor­rec­teur (XII).

Le manus­crit a été relu par J. Lemoine, cor­rec­teur à l’Imprimerie natio­nale3

Comme Bros­sard rend hom­mage, avec modes­tie, à ses nom­breux devan­ciers (auteurs de manuels typo­gra­phiques, his­to­riens, lit­té­ra­teurs et autres), je dois recon­naître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus dif­fi­cile à écrire.

Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”

Le second tome, Les Règles typo­gra­phiques, paraît dix ans plus tard (pro­duit par l’imprimerie que dirige désor­mais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châ­te­lau­dren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce tra­vail fut d’abord « publié, par frac­tions, dans la Cir­cu­laire des Protes5, au cours des années 1925 et sui­vantes, et ser­vit de base aux tra­vaux de la Com­mis­sion du Code typo­gra­phique6 » — lequel paraî­tra en 19287.

Ce nou­vel ouvrage est bien accueilli par la pro­fes­sion8 : 

Tous nos col­lègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Bros­sard. Cha­cun sait la somme de maté­riaux qu’il a patiem­ment accu­mu­lés, se rap­por­tant à l’exer­cice de notre chère typo­gra­phie. Il vient de les coor­don­ner et de les édi­ter dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divi­sées en trente-quatre cha­pitres. C’est assez dire l’im­por­tance du tra­vail dont nous annon­çons la paru­tion. 
[…]
Il nous est impos­sible d’a­na­ly­ser un aus­si impor­tant tra­vail dans une courte notice. Qu’il nous suf­fise de dire que Louis Bros­sard, en le fai­sant paraître, a droit à la recon­nais­sance des typo­graphes pré­sents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand inté­rêt à ne pas per­mettre qu’elles tombent dans l’ou­bli.
Le second volume du Cor­rec­teur typo­graphe a sa place mar­quée dans toutes les biblio­thèques tech­niques, comme dans toutes les écoles et cours pro­fes­sion­nels du Livre9.

“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”

Mais qui est cette « per­son­na­li­té injus­te­ment oubliée », comme l’écrit Luce Der­mi­gny dans le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fon­da­men­tal [… ] fit prendre conscience, dans une pers­pec­tive his­to­rique du pro­blème, des enjeux de la cor­rec­tion des textes » ?

« Né le 16 octobre 1870 [à Che­mil­lé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Bros­sard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’im­pri­me­rie Des­lis10, à Tours, en qua­li­té de cor­rec­teur, il devint chef d’a­te­lier [prote] en 1902. Plus tard, il s’é­ta­blit impri­meur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hal­le­bar­dier, à Tours11 ; Ménard lui céde­ra ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite direc­teur de l’im­pri­me­rie de Châ­te­lau­dren en 192313. »

Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tail­bois14, sans pro­fes­sion, ori­gi­naire de Saint-Cyr15, qui lui don­ne­ra trois enfants, Emma­nuel16, Jeanne17 et André18. (Le pre­mier tome du Cor­rec­teur Typo­graphe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)

En 1938, « la croix de che­va­lier de la Légion d’hon­neur19 [vient] récom­pen­ser une œuvre consi­dé­rable accom­plie sans bruit20 ».  À cette occa­sion, la Cir­cu­laire des Protes écrit : 

Tra­vailleur infa­ti­gable autant que modeste et silen­cieux, diri­geant dans un coin de Bre­tagne une impor­tante impri­me­rie dont il a été, croyons-nous, autant l’ar­chi­tecte que l’a­ni­ma­teur tech­nique21, notre ami Louis Bros­sard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’A­mi­cale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre grou­pe­ment connaissent sa valeur et son savoir, et ils recon­naî­tront avec nous que la dis­tinc­tion qu’il vient de rece­voir ne pou­vait être mieux pla­cée.
Qu’il nous soit per­mis de rap­pe­ler à cette occa­sion que Louis Bros­sard fut un des pre­miers arti­sans du Code typo­gra­phique et que la docu­men­ta­tion qu’il avait éta­blie à ce sujet a ser­vi de base aux tra­vaux de la com­mis­sion char­gée de son élaboration.

Une mort tragique

Hélas, Louis Bros­sard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pom­piers, intoxi­qué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incen­die dans son imprimerie.

Incendie de l'imprimerie de Chatelauden (Côtes-du-Nord), "Le Petit Journal", 9 juin 1939
Incen­die de l’im­pri­me­rie du Petit Écho de la mode, à Cha­te­lau­den (Côtes-du-Nord), Le Petit Jour­nal, 9 juin 1939.

La Cir­cu­laire des Protes fait un récit détaillé du drame : 

Un incen­die bénin, dont les causes pré­cises demeurent encore incon­nues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un maga­sin à papier qui ser­vait aus­si de réserve de matières et d’in­gré­dients.
La fumée sor­tant d’un van­tail le signale au pas­sant. On alerte le direc­teur et bien­tôt, dans le can­ton bre­ton, toute la foule se pré­ci­pite vers l’im­pri­me­rie, qui est la seule grande indus­trie du pays… Le foyer trou­vé, des lances sont mises en action. Dans l’af­fo­le­ment qui existe tou­jours un peu en ces cas-là, des bon­bonnes d’a­cides sont cas­sées, et notam­ment toute une réserve d’a­cide nitrique entre­po­sée pour la pho­to­gra­vure, que la fumée empê­chait de voir et qui est bous­cu­lée par un extinc­teur de 100 litres mon­té sur cha­riot. Les sau­ve­teurs ne prennent pas garde à l’a­cide qui s’é­coule, ils conti­nuent à noyer l’in­cen­die et à déver­ser la mousse des extinc­teurs.
Le feu est éteint après une heure d’ef­forts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heu­reux d’a­voir été assez vite maître du fléau.
Bros­sard quitte un des der­niers le lieu du sinistre. Et voi­ci qu’un peu plus tard, plu­sieurs de ceux qui ont com­bat­tu l’in­cen­die res­sentent quelques malaises, qui prennent bien­tôt un carac­tère de gra­vi­té telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxi­qués graves23.

Employés dans l’im­pri­me­rie et intoxi­qués eux aus­si, Emma­nuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.

Le Cor­rec­teur Typo­graphe est dis­po­nible sur Gal­li­ca (t. I, t. II) et sur Wiki­source. Bien évi­dem­ment, je vous le recommande.


  1. Lire « Aujourd’hui, 6 mai, nous célé­brons les 140 ans de la nais­sance de l’imprimerie Arrault ! », Bulls Mar­ket Group, s.d. ↩︎
  2. « Ce qu’est cette étude », p. XI. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Actuelles Côtes-d’Ar­mor. ↩︎
  5. Bul­le­tin men­suel de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. ↩︎
  6. Avant-pro­pos du tome II. ↩︎
  7. Voir Un poème fête la nais­sance du Code typo­gra­phique, 1928. ↩︎
  8. Je n’ai pas encore trou­vé de compte ren­du du pre­mier tome. ↩︎
  9. Cir­cu­laire des Protes, n° 406, juin 1934. ↩︎
  10. 6, rue Gam­bet­ta, à Tours. Louis Des­lis sera témoin à son mariage. ↩︎
  11. Devant Mes Lai­né et Ruf­fin, notaires à Tours, le 19 novembre 1908. Le Tou­ran­geau, 29 novembre 1908. ↩︎
  12. Devant Me Ruf­fin, notaire à Tours, le 26 juillet 1913. L’U­nion libé­rale, 30 juillet 1913. ↩︎
  13. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  14. Jour­nal d’Indre-et-Loire, 25 octobre 1893. ↩︎
  15. Actuel Saint-Cyr-sur-Loire. ↩︎
  16. Né le 14 août 1894, à Tours. ↩︎
  17. Née le 6 jan­vier 1896, à Tours. ↩︎
  18. Né le 12 décembre 1898, à Tours. ↩︎
  19. « Pour être admis au grade de che­va­lier, il faut jus­ti­fier de ser­vices publics ou d’ac­ti­vi­tés pro­fes­sion­nelles d’une durée mini­mum de vingt années, assor­tis dans l’un et l’autre cas de mérites émi­nents » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  20. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  21. Bros­sard l’ex­plique dans l’A­vant-pro­pos du tome II. ↩︎
  22. Sept en tout, selon Le Matin, Le Peuple et Le Petit Jour­nal du 9 juin 1939. ↩︎
  23. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎

L’imprimerie d’un journal parisien dans les années 1960

Philippe Ragueneau, "Un homme à vendre", 1979

Rien de tel que la lit­té­ra­ture pour vous plon­ger dans un milieu que vous n’a­vez pas connu. Ain­si, dans un roman de 1979, on par­tage la vie d’un grand quo­ti­dien, Paris-Matin, après la guerre d’Al­gé­rie. Il est sur­tout ques­tion de sa dis­tri­bu­tion, car le héros du livre, Maxime Fer­ral, ancien sol­dat de métier et mer­ce­naire, est, à cette période de sa vie, ins­pec­teur des ventes du quo­ti­dien. Mais voi­ci des extraits où l’on per­çoit « l’ambiance enfié­vrée de l’atelier », un « bruit de ruche au tra­vail », « des odeurs indé­fi­nis­sables et subtiles ».

Toutes les lino­types cré­pi­taient en même temps, hachant les mots fugi­tifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opé­ra­teurs, les lignes de carac­tères tom­baient de la fon­deuse et s’alignaient sur les pla­teaux. Les typos, devant les casses, com­po­saient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes dis­po­saient rapi­de­ment la com­po­si­tion dans les formes, sépa­rant les colonnes d’interlignes et de filets les­te­ment cou­pés, à la dimen­sion, dans les lamelles de plomb souple et luisant. 

Si le métier de cor­rec­teur est men­tion­né plus loin — le jour­nal est le résul­tat du « tra­vail obs­cur et concer­té de plu­sieurs cen­taines de pro­fes­sion­nels, de l’en­voyé spé­cial au cor­rec­teur […] » —, c’est appa­rem­ment le seul secré­taire de rédac­tion qui, dans ce jour­nal, véri­fie les morasses.

Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse sur­gis­sait, pre­mière et gros­sière épure que le secré­taire de rédac­tion haus­sait avi­de­ment à hau­teur d’un regard cri­tique, pour la sou­pe­ser, voir son « œil », esti­mer sa fidé­li­té au modèle.
La page était « bonne ». Le secré­taire de rédac­tion posait un doigt sur un bou­ton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signa­laient que la 7 pas­sait à la prise d’empreinte. Décras­sées d’un coup de chif­fon imbi­bé d’essence, les formes, habillées de feutre et de car­ton mou, glis­saient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan sur­gis­sait, fouillis de creux et de bosses menus que le cli­cheur, dans la salle voi­sine, allait prendre en compte et trans­for­mer en métal.

Un autre soir, le jour­nal appro­chant du bou­clage, « l’atelier [est] à demi déser­té, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :

À la com­po­si­tion, on fai­sait la pause. Une lino­type qui ache­vait des cor­rec­tions cré­pi­tait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à pro­pos d’une inver­sion de légendes. Amé­dée remet­tait de l’ordre dans ses casses.
Max […] repous­sait du pied des épreuves macu­lées que les balayeurs, au matin, pour­chas­se­raient jusqu’aux pou­belles. À la cli­che­rie, les rognures de métal, tom­bées des cli­chés bros­sés, cris­saient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arra­chaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert récla­mait à tue-tête ses cor­rec­tions pour pou­voir ser­rer la forme des der­nières nou­velles. Dans le ves­tiaire, on enten­dait des robi­nets cou­ler et des rires.

Phi­lippe Rague­neau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.

Cet article a été repu­blié dans His­to­Livre no 32 (Ins­ti­tut CGT d’histoire sociale du Livre pari­sien, décembre 2024, p. 4-5).