Il arrive que, par mégarde, le correcteur ajoute une erreur, ce qui est fâcheux mais humain. Jean Yanne nous en raconte une savoureuse, qui l’a fait rire.
« Outre les coquilles, ce que je trouve savoureux dans la presse, c’est l’erreur qui se produit entre le moment où le journaliste écrit son article et le moment où il est imprimé. Parce que c’est dans cet intervalle que sévissent les correcteurs qui, quelque fois [sic], aggravent les choses. La plus belle que j’ai trouvée, c’est dans un journal breton. Le journaliste avait écrit SE pour sud-est, en abrégé. Le début de son article était : “Le navire a quitté le port à 14 heures, poussé par un léger vent de sud-est.” Passé dans les mains du correcteur, c’est devenu, une fois imprimé : “Le navire a quitté le port à 14 heures, poussé par un léger vent de Son Éminence.” Je sais bien que la Bretagne est un pays catholique, mais là, j’me marre ! »
Jean Yanne, J’me marre, Le Cherche midi, 2003 [posthume].
PS — L’exemple est amusant, en effet, mais rien ne dit qu’au moment où ce « fond de tiroir » (non daté) a été glané, il y avait encore un correcteur dans ce journal. C’est l’habitude de s’en prendre au correcteur qui est ancienne.
Dans un roman édifiant des années 1930, Henri Sergier, fils d’une riche famille de la capitale, doit révéler à sa mère « des choses assez pénibles » à propos de Richard Bellecourt, « un de [s]es meilleurs camarades de collège » (l’établissement privé catholique Stanislas). Pour avoir placé toute sa fortune dans des mines pétrolifères, « [s]on père s’est ruiné et en est mort ». Mais ce n’est pas tout… (NB : Les erreurs de ponctuation dans les dialogues sont d’origine.)
[…] Car le pis, vois-tu maman, n’est pas la détresse matérielle dans laquelle il se trouve, c’est… l’état physique où cette détresse l’a jeté ! — Que veux-tu dire ? — J’ai eu peine à le reconnaître, maman ! Il est en train de gâcher bêtement sa jeunesse et sa santé à une besogne pour laquelle il n’était point fait ! Tu savais, n’est-ce pas, que les Bellecourt possédaient une imprimerie fort bien achalandée, rue Jacob. Cette imprimerie a, naturellement, été vendue par les soins du père quelques mois avant sa mort, pour payer des dettes criardes. Et les propriétaires actuels — d’affreux mercantis, à ce qu’il m’a paru, — ont offert à Richard qui, sans ressources, était allé leur proposer ses compétences, sais-tu quelle sorte d’emploi ? — Je crois me souvenir qu’il secondait son père dans la direction de l’imprimerie… — Oui, bien sûr ! Il aurait pu occuper, après la débâcle, un poste de confiance dans cette maison qui n’était plus la sienne, mais, sous prétexte que les affaires marchaient moins bien, et qu’ils pouvaient tout diriger par eux-mêmes, ils lui ont proposé, ainsi qu’on jette un os à un chien affamé, un vulgaire emploi de correcteur !… — Qu’est-ce au juste que ce métier ? — Celui d’un bon ouvrier typographe qui aurait reçu, à l’école primaire, une instruction passable. Si tu avais vu le pauvre sourire de Richard, quand il m’a expliqué qu’il suffisait, pour être correcteur, « de posséder une bonne ortographe [sic], de connaître les signes conventionnels de l’imprimerie, et, par-dessus tout, d’être très méticuleux, très attentif, afin de ne pas laisser passer de « coquilles »… « Méticuleux ! Lui que j’ai connu si bouillant, cet impétueux, cet indépendant, il est devenu méticuleux !…
“Un Richard absolument méconnaissable”
« Tu ne peux comprendre, maman, quelle impression cela m’a causé[e] de le trouver déguisé en prote, dans un affreux réduit comparable à un cachot, prenant jour sur une cour nauséabonde, par une lucarne haut perchée et plein d’une écœurante puanteur de plomb fondu qui, dès l’entrée, m’a pris à la gorge. Mon ami était penché au-dessus d’une table grossière, maculée de taches, sur laquelle des paperasses s’éparpillaient. Une cent bougies1 répandait sur les épreuves typographiques son aveuglante clarté. Et c’est cette clarté qui m’a tout d’abord montré un Richard absolument méconnaissable. Ses yeux étaient enfoncés dans les orbites, ses joues creusées et cadavériques et, quand, de surprise, en me voyant, il s’est mis debout, ses épaules sont demeurées voûtées. Ce n’était plus, mais plus du tout, le Richard d’autrefois… Je n’ai pu m’empêcher de lui en faire la remarque au risque de le peiner. « — Que veux-tu, m’a-t-il répondu d’un ton résigné. C’est forcé qu’on s’anémie ici, dans le voisinage de la fondeuse2. « — Mais pourquoi ne t’a-t-on pas installé en un bureau un peu moins abject ? lui ai-je demandé. « — Impossible ! Le correcteur doit demeurer à proximité immédiate des ateliers. Cet escalier que tu vois y conduit directement. « — Alors, pourquoi as-tu accepté ça ? « — Parce que je ne trouvais pas autre chose, par ces temps difficiles. « — Comment ? Avec tes diplômes ? Ta licence ? « — Eh oui ! avec tout cela… « — Il souriait avec une amertume qui faisait mal. « — Je t’emmène, lui ai-je crié, outré. Allons poursuivre cette conversation à l’air libre. « — Impossible. Il faut attendre midi. Je suis appointé à la semaine et ne puis disposer de mon temps à ma guise. « Il avait cet air soumis et mélancolique des gens qui travaillent de telle heure à telle heure, cet air que j’ai souvent remarqué sur des visages d’ouvriers et d’employés, le matin, devant les bouches de métro… « J’ai quitté le cachot de Richard et suis allé l’attendre dans un café voisin où il m’a rejoint lorsqu’il a pu se libérer. […]
Bertrande Rouzès3, En route pour la vie, Paris : J. Dupuis, Fils et Cie, 1937, p. 12-13.
Une lampe de cent bougies, la bougie étant une « ancienne unité de mesure d’intensité lumineuse, dont la valeur variait selon les pays » (Le Grand Robert). ↩︎
L’anémie est, en effet, un des symptômes de l’intoxication au plomb ou saturnisme. ↩︎
En 1932, elle a reçu le prix Artigue, de l’Académie, pour Veillées solitaires. ↩︎
Dans La Mémoire des femmes (éd. Sylvie Messinger, 1982), Christiane Germain et Christine de Panafieu ont donné la parole à des « femmes nées avec le [xxe] siècle ». Elles « sont passées de la lampe à pétrole à l’informatique, elles ont vécu deux guerres, le développement industriel, l’avènement du vote des femmes, l’invention des congés payés et des lois sociales, l’arrivée de la télévision et le voyage vers la lune ».
Parmi ces femmes, Jeanne Humbert (née Rigaudin, 1890-1986). Au moment de l’entretien, elle a 91 ans et « occupe avec sa fille » un « petit appartement en sous-sol » dans le seizième arrondissement de Paris. Veuve d’Eugène Humbert (1870-1944), grande figure du mouvement néomalthusien, elle a publié avec lui des journaux militants, Génération consciente (1908-1914) puis La Grande Réforme (1931-19391), ce qui « leur a valu des persécutions et des années passées en prison ». Parmi leurs amis de l’époque figure le militant anarchiste et correcteur d’imprimerie Louis Lecoin.
Eugène Humbert entre ses deux compagnes2, Eugénie de Bast (à g.) et Jeanne (à dr.), devant le journal Génération consciente, 27, rue de la Duée, Paris 20e, 1909. Carte postale. Archives Jeanne Humbert / Institut international de l’histoire sociale d’Amsterdam.
Après la mort de son mari, « elle continue à défendre leurs idées, écrivant des biographies des grands néomalthusiens et des articles pour les journaux libertaires comme Le Réfractaire » (1974-1983, fondé et dirigé par une autre correctrice célèbre, May Picqueray3). « Je n’ai pas pu en assumer la direction, car, à la suite de mes condamnations, je suis privée de mes droits civiques », a-t-elle précisé au Monde, en 19804.
Dans le passage reproduit ci-dessous, Jeanne Humbert évoque son expérience de correctrice d’imprimerie après guerre, expérience que ne mentionnent ni sa fiche Wikipédia ni celle du Maitron.
« J’ai commencé à travailler à dix-huit ans. Avant, j’avais fait des études. D’abord à l’école [jusqu’au certificat d’études primaires5], ensuite, j’ai pris des cours particuliers de sténo et de dactylographie chez un professeur, qui était une ancienne enseignante. En plus des cours de sténographie, elle m’enseignait la philosophie, parce qu’elle sentait que je m’intéressais à ça. […] Si j’ai choisi la formation de secrétaire, c’est parce que je ne voyais pas d’autre embauche. [Elle a aussi fréquenté les universités populaires.]
[…]
« Après la mort de mon mari [« tué le 25 juin 1944 dans le bombardement [américain] de l’hôpital d’Amiens »], j’ai travaillé pendant cinq ans comme correctrice dans une imprimerie, rue Laffit[t]e [Paris 9e]. Plus tard, j’ai corrigé une partie de la Pléiade pour Gallimard, et des brevets pour l’Imprimerie Nationale. Cela, je le faisais à la maison.
Jeanne et Eugène Humbert vers 1934. « Pendant [les] entretiens, elle se tient assise à côté du portrait de son mari qui semble être présent plus de trente-cinq ans après sa mort. » Archives Jeanne Humbert / Institut international de l’histoire sociale d’Amsterdam.
« À l’imprimerie, j’étais avec de jeunes collègues. Ils travaillaient un peu dans le désordre. Je leur disais : « Il faut procéder de façon régulière et rationnelle. » On corrigeait des copies à très petits caractères. Quand ils allaient les chercher chez les typographes, ils commençaient par ce qu’il y avait de plus facile. Je leur racontais que lorsque j’étais petite, ma mère me disait : « Dans le travail, il faut que tu commences par le plus difficile, après ça ira tout seul. »
Un petit bureau mal aéré près des toilettes
« À l’imprimerie, je travaillais dans un bureau minuscule à la lumière électrique toute la journée. Il y avait une petite fenêtre en hauteur, qui s’ouvrait sur le couloir qui nous séparait de la grande salle des machines, de la salle où il y avait les typos, le marbre et l’atelier des linotypes. Le couloir donnait sur la rue et, à côté de la porte, il y avait des cabinets. J’aime mieux vous dire que la concierge ne les soignait pas particulièrement, et il fallait toujours vivre portes et fenêtres fermées. J’ai vécu là-dedans pendant cinq ans, sans me reposer une seule journée, sans être malade jamais. Souvent, quand il était six heures, on me disait que du travail venait d’arriver. Et on me demandait si je pouvais donner une ou deux heures de plus. Au lieu de m’en aller à dix-huit heures, je partais à vingt heures. On commençait à huit heures. Je me levais à six heures pour faire ma toilette ; je partais à sept heures. Je prenais mon petit déjeuner à côté du Temps, sur les boulevards6. À midi, une heure de battement, pas le temps de rentrer. J’allais dans une brasserie, prendre un thé avec une tartine.
« L’imprimerie n’avait pas de crèche, il n’y avait pas d’avantages sociaux. J’avais des assurances sociales, et j’étais payée comme un homme. Il y avait un correcteur de première, qui faisait la « morasse », la dernière correction. Il touchait un peu plus que nous. Quand il partait en vacances, c’est moi qui faisais son travail et c’est moi qui touchais son salaire. Il y avait des typographes, des linotypistes, beaucoup étaient des femmes. Les hommes se renouvelaient souvent. On voyait beaucoup d’ivrognes dans cette corporation. Avant d’y entrer, je me disais que ce devait être une corporation tout de même assez évoluée, parce qu’elle travaille dans ce qui s’imprime. J’ai été déçue. Et quand je pense aux fautes que faisaient ces gens dans leurs copies ! »
Il s’agit déjà du journal Le Monde, puisque Le Temps s’est sabordé le 28 novembre 1942. « Après guerre, le journal est visé par l’ordonnance du 30 septembre 1944 sur les titres ayant paru sous l’occupation de la France par l’Allemagne, ses locaux situés no 5 de la rue des Italiens sont réquisitionnés et son matériel est saisi. Le Monde, qui commence à paraître en 1944, sera le bénéficiaire de cette confiscation : la typographie et le format resteront longtemps hérités du Temps. » (Wikipédia.) ↩︎
Roland Passevant (1928-2002) est un journaliste français, spécialisé dans le domaine sportif, puis dans l’investigation politique. […] En 1954, il rejoint L’Humanité-Dimanche, puis L’Humanité : il dirige, à partir de 1963, le service des sports de ce quotidien. (Wikipédia).
Dans ses Mémoires, intitulés Même si ça dérange (Paris, Robert Laffont, 1976, 326 p.), il raconte (p. 28-30) ses débuts à L’Humanité-Dimanche, où il s’initie au secrétariat de rédaction sur les pages départementales : « […] je consacre quelques heures par semaine à modeler les pages de la Dordogne, de la Drôme et du Gard, mes trois coins de province. »
« Revenons au petit journaliste débutant. […] Sa panoplie, hors du stylo, comprend un lignomètre et un typomètre, d’ordinaire réservés au secrétaire de rédaction et au maquettiste. Le lignomètre permet d’évaluer, sur la maquette, la capacité de lignage d’un emplacement, suivant les différents calibres de caractères. Le typomètre, outil privilégié du typographe, ramène tout au cicéro, mesure de base de l’imprimerie.
Détail d’un typomètre en cicéro et en millimètres. Source : Fornax éditeur.
Le secrétaire de rédaction crée la page
« Savoir calibrer un article, commander un titre, un cliché, et voilà le débutant presque bon pour le service. Il connaît le terrain, l’usage que l’on fait du texte, son traitement. Le plus dur reste à faire. L’art d’écrire juste, celui de rédiger un titre, de le travailler, d’en extraire l’élément choc, sont des exercices de longue haleine.
Titre de L’Humanité-Dimanche du 7 novembre 1954. Source : librairie Grégoire, Abebooks.
« En 1954, à la rédaction de l’Humanité-Dimanche, ces exercices nous sont imposés par la fabrication, à Paris même, de toutes les pages départementales qui ont pour mission de régionaliser le magazine, d’y intégrer la couleur locale. Chaque rédacteur, responsable de trois à quatre pages départementales, reçoit la copie de province, généralement accompagnée d’une amorce de maquette. À lui de jouer, d’enrichir le projet de mise en page, d’installer l’éditorial, d’équilibrer les éléments photos, de choisir les caractères, de tailler les trop longs articles sans en altérer le contenu. C’est le travail d’un secrétaire de rédaction, précieux pour le jeune journaliste qui s’imprègne des notions de distance, de présentation, qui perçoit mieux l’aspect esthétique du journal. Son rôle ne se limite pas à manœuvrer du typomètre et du lignomètre, mais le conduit à apprécier textes et titres, à proposer d’éventuelles améliorations à la rédaction en chef.
« Le secrétaire de rédaction qualifié, faut-il immédiatement préciser, n’est pas un simple metteur en page. Il participe, de manière active, la plus ingénieuse possible, à la création de la page. Responsable de la “vitrine”, il collabore étroitement avec le chef de service. […]
“L’air manque et la place aussi”
« […] Lorsqu’on découvre le “marbre”, atelier de composition de l’imprimerie, on y voit de tout, sauf du marbre. Les tables de travail sont en fonte et le plomb est roi.
« Dans l’heure précédant l’envoi de la forme vers la presse, secrétaires de rédaction et rédacteurs collaborent là à la phase finale de fabrication.
« La mise en forme ne se fait pas en se gonflant les poumons, ni en se musclant le jarret — l’air manque et la place aussi. La forme est un cadre de fonte aux dimensions réelles de la page. Le typo travaille côté tête de page, le rédacteur côté bas de page.
« Les articles, composés par le linotypiste (un typo assis, qui tire les lettres de son clavier, comme une dactylo), placés dans des “galées”, soumis à un encrage et à une première empreinte par le “plombier” (un typo-dispatcher, vers lequel converge tout le plomb à nettoyer et classer), arrivent vers les pages, accompagnés d’épreuves qu’utilisent correcteur, journaliste et typographe pour contrôler et rectifier le texte.
Dernières corrections sur la morasse
« Le travail touche à sa fin lorsque le typographe, par petits coups rythmés, avec une brosse spéciale munie d’un long manche, imprime l’ensemble de la page. Ainsi née [sic] la “morasse” qui donne la première vue globale de la page et sert aux derniers contrôles, aux dernières corrections. Ce roulement des battages de brosse, c’est le sprint du “typo”.
« Le “marbre”, royaume du plomb, c’est pour chaque édition ce tête-à-tête d’une heure ou deux, perturbé par les exigences de l’actualité qui commande et impose d’incessantes retouches. C’est une curieuse ambiance de travail, mélange de bonne humeur, d’engueulades brèves mais explosives, de coups de gueule et de coups à boire. On y respire l’air vicié par les émanations de plomb fondu, mais on y sent bien vivre le journal. On y éprouve les émotions ressenties près du chauffeur de la locomotive, en tête du train. »
Journaliste et écrivain, Simon Arbellot (1897-1965) raconte sa carrière dans Journaliste ! (Paris, La Colombe, éd. du Vieux Colombier, 1954, 111 p.). Après un « court stage, entre amis » au Monde illustré, il débute en 1919 au Petit Journal, pour « une année de sévère apprentissage », puis entre au Figaro, « qu’il quitte au début des années 1930 pour le journal Le Temps et la revue Documents. […] Sous l’Occupation, il est nommé directeur de la presse au ministère de l’Information à Vichy de 1940 à 1942, puis consul général de France à Malaga de 1943 à 1944. […] Après la guerre, il contribuera à divers titres de presse, comme Écrits de Paris, Le Charivari, ou encore La Revue des Deux Mondes » (Wikipédia).
Dans un passage où il évoque son arrivée au Petit Journal (chapitre premier), il mentionne le travail auprès des ouvriers de l’imprimerie, des secrétaires de rédaction et des correcteurs.
“Au fait dès la première ligne”
« […] pour un jeune garçon ambitieux et pressé, l’apprentissage est dur. C’est d’abord la perte de la liberté. Il faut renoncer à toute obligation qui ne soit pas professionnelle […].
« Il y a aussi les permanences, les interminables permanences pour le cas où il se passerait quelque chose. Comme elle est triste, à minuit et demi, cette salle de rédaction, maintenant déserte, qui sent le vieux papier et le culot de pipe ! Face au téléphone il faut attendre et, dans les feuilles d’agence qui s’amoncellent, découvrir le fait nouveau qu’on réécrira d’urgence et qu’on enverra aux machines. […]
« Travail obscur et sans gloire du débutant, mais nécessaire étape. Il ne s’agit plus, ici, de dissertation philosophique, mais d’information. Écoutons les conseils de ce vieux barbu décoré [le rédacteur en chef] : […] — Pas de périphrases, entrez dans le vif du sujet. Vous n’êtes pas là pour faire de la littérature, vous écrivez pour les lecteurs, pas pour vous, ni pour votre petite amie. Au fait, au fait dès la première ligne.
« Et le crayon rouge biffe, sans nulle considération, la belle phrase du début. Quant à la formule bien balancée de la fin, elle est livrée à la seule décision du secrétaire de rédaction qui, au marbre, suivant la place, la conservera ou la fera sauter.
“Devant les pages de plomb”
« J’éprouvais une grande joie lorsque, de temps à autre, en fin de journée, l’un des secrétaires de rédaction, vieux bonhomme barbu, lui aussi, chargé des éditions de province, me faisait demander à la composition. Avec quel empressement je descendais alors dans ce sous-sol où vrombissaient les célèbres machines de Marinoni et où des ouvriers, les bras nus, s’affairaient au marbre, devant les pages de plomb du journal en gestation. Il s’agissait généralement d’un repiquage d’une information que j’avais donnée une heure avant, mais qu’il convenait de modifier suivant une dépêche de dernière heure lâchée par la printing d’Havas1. Là, dans le cliquetis des claviers, sur un coin de table, respirant avec délices l’odeur de la morasse2 toute fraîche, je rectifiais au crayon la nouvelle, remplaçant le point d’interrogation du titre par une affirmation, supprimant un mot ici et là et je tendais fièrement mon épreuve corrigée à un jeune ouvrier en sueur qui la portait tout droit à la linotype.
Paris – Rue La Fayette et le Petit Journal. Carte postale, s.d. Source : Cartorum.
« Cette collaboration du journaliste et du machiniste est l’une de mes découvertes les plus agréables dans les sous-sols de la rue La Fayette. Le typographe est, en effet, l’ami du journaliste et je n’ai connu, dans les différentes imprimeries que j’ai, par la suite fréquentées3, que de braves et honnêtes gens, prêts à rendre service, intéressés comme nous-mêmes à la perfection du travail ; patients devant notre fièvre, compréhensifs à nos scrupules d’auteurs. À côté d’eux les correcteurs, souvent érudits, toujours lettrés, sont nos plus précieux auxiliaires. Et je ne parle pas des fautes d’orthographe et des erreurs de ponctuation, menue monnaie, qu’ils relèvent avec indulgence, même dans les articles des académiciens ; mais s’agit-il d’une citation, d’une date, d’un mot étranger, d’un chiffre dont l’authenticité ou l’emploi leur paraît suspect, alors c’est avec infiniment de tact qu’ils abordent le délinquant : “Ne croyez-vous pas qu’il conviendrait de rectifier ?”
« Combien d’auteurs célèbres doivent au correcteur de n’avoir pas eu à rougir le lendemain matin d’une bourde échappée à leur plume trop rapide.
“L’heure de la brisure”
« Quand la chance voulait que je me trouve au marbre à l’heure de la “brisure”, court repos entre deux services, c’est bien volontiers que j’allais avec les ouvriers dans le petit café d’à côté — il y a toujours un petit café à côté des imprimeries — boire avec eux, cette fois sur le zinc, le verre de rouge de la collaboration. Ces gens-là vous feraient, à eux seuls, aimer le métier de journaliste, les anciens parce qu’ils ont beaucoup vu et beaucoup observé, les jeunes parce qu’ils ont le goût de leur travail et le respect de ses traditions. Combien de fois, bavardant avec eux, ai-je souhaité de devenir, moi aussi, un jour un grand journaliste et de remettre dans leurs mains habiles, non plus quelques lignes de banale information mais une belle chronique dont j’étais assuré qu’elle serait l’objet de tous leurs soins attentifs ! On avait tellement l’impression que le metteur en page et ses aides étaient aussi fiers que nous d’une présentation réussie, d’un journal au point ! Et souvent l’amitié d’un ouvrier de l’imprimerie nous vengeait des mesquineries de l’adjudant de quartier, fût-il paré du titre de rédacteur en chef et décoré des palmes académiques. »
Le Petit Journal. Service de la Clicherie de l’Imprimerie Marinoni. Carte postale, s.d. Diffusion sous licence CCBY-NC-SA 2.0.
Plus d’images sur un site Web consacré au Petit Journal.
Le téléscripteur de l’agence Havas, ancêtre de l’AFP. ↩︎
Épreuve grossière, le plus souvent réalisée à la brosse. On voit le tirage d’une morasse dans le film L’Homme fragile (voir mon article illustré). ↩︎
François Cavanna (photo de quatrième de couverture) et Bête et méchant, Belfond, 1981.
La commémoration, dix ans après, de l’attentat contre Charlie Hebdo vient de me rappeler que François Cavanna (1923-2014), cofondateur du journal (avec Georges Bernier, alias le professeur Choron), parle de la correction dans un de ses récits autobiographiques. En janvier 1954, alors qu’il est venu proposer des dessins au magazine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédacteur. Le patron lui commande un premier article, puis lui propose d’en corriger les épreuves lui-même à l’imprimerie.
Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavanna découvre le fonctionnement d’une linotype (machine à composer), dont il voit sortir les lignes de plomb représentant son article. Une épreuve en placard (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavanna doit affronter un exercice nouveau pour lui…
« Pour corriger de l’imprimé, une bonne orthographe ne suffit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Surtout quand on corrige son propre texte. L’œil distrait voit la faute, mais le cerveau corrige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous supprimons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été implacable, je m’aperçois à ma honte que j’ai laissé passer une foule d’énormités. Maurice, le gars de la linotype, m’explique :
« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concentrer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne penser à rien d’autre qu’au mot. Surtout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !
« Pas facile. Je me gargarise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigoureux, l’harmonieuse envolée… Se voir imprimé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je perfectionne. Je m’aperçois que j’ai une tendance à forcer sur l’adjectif, à enfiler les épithètes à la queueleuleu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expressions plus heureuses. Je change. Je tends les épreuves à Maurice, qui saute en l’air.
« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas laissé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.
« Il regarde de plus près.
« — Et presque tout en corrections d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Guichard [l’un des trois associés de l’imprimerie]. Je veux bien corriger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entièrement ton papelard, c’est plus possible, la maison en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.
« Tout penaud, je dis :
« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tomber les corrections d’auteur, comme tu dis.
« — Un peu, que je les laisse tomber !
« Il se penche vers moi.
« — Et ce litron, tu le paies ?
« J’aurais pu y penser tout seul. Décidément, je n’en loupe pas une. »
Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981, p. 124-125.
C’est pourquoi il est préférable de faire appel à un correcteur professionnel. ↩︎
C’est-à-dire des modifications par rapport à la copie d’origine. ↩︎
Poème trouvé dans la Circulaire des protes, no 408, août 1934.
Extrait du poème Le Correcteur de journaux, de Camille Mital, 1934.
le correcteur de journaux
Près de l’endroit sonore, Couru, non inodore, Dénommé lavabos1, Tout proche des ballots, Balais et balayures, Quelle est cette figure De scribe déplumé, Décrépi, boucané2, Qui, hagard, gesticule, Se débat, ridicule, Pitoyable aliéné, Au milieu de carrés De papier hydrophile3, De pathos sur coquille, Coquilles sur jésus4, De vergé vermoulu, De flacons de tisane Auprès d’une banane ! De textes inédits, De textes reproduits, De notules curieuses5 Sur études copieuses De crayons à copier Plumes, buvards, encriers, Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes, Où la loupe elle-même inopérante reste6 ? Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur ! Investi de l’emploi par hasard, par malheur7, Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre, En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre, Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal, Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval (Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères, Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !
Alors que la batterie des « linos8 » « Opère » avec ses servants les « typos » (Cette métallurgie de la pensée Qui fixe forme durable à l’idée), La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit, Bien que cherchant à restreindre son bruit ; La linotype Fume sa pipe Toute bourrée de plomb fondu, Ce qui produit, bien entendu, De l’oxyde Homicide10 ; Experte, elle a son bras d’acier ; Savante, elle a son clavier ; Virtuose, mais discrète, Elle joue des castagnettes !
En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux, Le correcteur, lui seul, reste silencieux. Il brave tout : tapage, Gaz, cris, « roto », clichage11, Et, présomptueux, se fie à son savoir infus, Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 ! Pendant sept heures en grande lutte, Il a lu vingt lignes à la minute ! Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté. Raturé, paraphé, numéroté, daté. Et, quand il sort enfin, à prime matinée, Il résume ainsi sa lamentable pensée : Travailler la nuit, sommeiller le jour, Et vivre ce long calvaire toujours !
Vous, aspirants, imbus de sous-littérature, Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure, Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :
Lasciate ogni speranza ! (Abandonnez toute espérance !)
Camille Mital, Correcteur.
Voir aussi : « Ainsi M. Dutripon était, en 1833, dans un cabinet au-dessous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tandis que sans changer de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se rendaient tour à tour, toute la journée, 150 ouvriers […] », dans le Témoignage de M. Dutripon, correcteur d’épreuves, 1861. ↩︎
Sans doute une allusion au fait que les épreuves des journaux étaient réalisées sur du papier humidifié. ↩︎
La coquille et le jésus sont deux formats de papier, la première de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aussi une erreur de composition typographique. ↩︎
Sans doute une allusion aux signes de correction, connus des seuls professionnels de l’imprimerie. ↩︎
Allusion au saturnisme, intoxication au plomb fréquente chez les typographes. ↩︎
Reproduction en relief de l’empreinte d’une composition mobile, permettant de réaliser plusieurs tirages. ↩︎
« Un hypothétique gouverneur des Gaules, réputé avoir martyrisé sainte Reine en l’an 252. Tourné en ridicule dans les représentations de mystères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’utilisation d’Olibrius dans le langage » (Wikipédia). ↩︎
Alors qu’il déménageait de la rue des Italiens à la rue Falguière (du 9e au 15e arrondissement de Paris), le journal Le Monde ne pouvait pas quitter l’immeuble qu’il avait occupé pendant quarante-cinq ans sans en garder quelques souvenirs. Plutôt que de commander un reportage photo, il a confié ce soin à un illustrateur. Nicolas Guilbert a arpenté les locaux vides — du bureau du directeur à la salle des rotatives — et a saisi d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces laissées par leurs occupants.
Dans cette ambiance un peu fantomatique, la place de chaque objet est soigneusement délimitée. Piles de dossiers et documents divers, classeurs suspendus par milliers à la documentation, agendas laissés ouverts, tirages photo épinglés aux murs… le papier est partout. Le matériel — téléphones à cadran, ordinateurs (encore peu nombreux), fax, tubes pneumatiques pour la circulation de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encombrés (la palme revenant à celui de la critique littéraire Nicole Zand) que j’avoue m’être demandé comment on a pu y travailler.
Dans le bureau des correcteurs, au fond, une armoire métallique Douville, bien garnie de dictionnaires. Le Larousse et le Dictionnaire des synonymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trombinoscope (annuaire du monde politique français), un Catalogue général classique du magazine Diapason et des dictionnaires bilingues de Larousse (reconnaissables à leur logo en forme de S). On y aperçoit aussi Le Grand Robert (1971) et même le vieuxLarousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos marqué « Leconte » résiste à mon identification. Je ne connais pas de lexicographe de ce nom1.
Sur le bureau lui-même, un plan incliné, à la hauteur réglable, où sont restés un stylo, un trombone et trois épreuves en cours de relecture. Détail intéressant : les épreuves sont imprimées en placard, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations.
On peut remercier Nicolas Guilbert pour son sens de l’observation et la précision de son trait !
Bertrand Poirot-Delpech et Nicolas Guilbert (dessins), Rue des Italiens. Album souvenir, Le Monde/La Découverte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été republié par Le Monde en 2019, cette fois illustré de photos d’archive, pour les 75 ans du journal.
On me suggère Leconte (Jacques) et Cibois (Philippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎
Page de titre du Correcteur Typographe de Louis Emmanuel Brossard, t. I : Essai historique, documentaire et technique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
1924 est une date importante pour les correcteurs. Quelqu’un, enfin, leur consacrait un ouvrage complet et sérieux. Il fallait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien correcteur devenu imprimeur, Louis Emmanuel Brossard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1) Le Correcteur Typographe : essai historique, documentaire et technique. D’après lui, « le fond de ce travail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des circonstances et des lectures », que « des loisirs forcés [… l’]ont incité à développer »2.
Brossard déclare avoir « cherché à condenser […] les connaissances indispensables au correcteur, ce travailleur intellectuel dont nous nous honorons d’avoir si longtemps porté le titre ». Dans cette synthèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la définition du correcteur (chapitre premier) et son histoire (II), son instruction (III), ses devoirs (IV), la préparation du manuscrit (V), le code typographique (VI) et les signes de correction (VII), la lecture en premières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la correction des journaux (XI) et, pour finir, la situation morale et matérielle du correcteur (XII).
Le manuscrit a été relu par J. Lemoine, correcteur à l’Imprimerie nationale3.
Comme Brossard rend hommage, avec modestie, à ses nombreux devanciers (auteurs de manuels typographiques, historiens, littérateurs et autres), je dois reconnaître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus difficile à écrire.
Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”
Le second tome, Les Règles typographiques, paraît dix ans plus tard (produit par l’imprimerie que dirige désormais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châtelaudren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce travail fut d’abord « publié, par fractions, dans la Circulaire des Protes5, au cours des années 1925 et suivantes, et servit de base aux travaux de la Commission du Code typographique6 » — lequel paraîtra en 19287.
Ce nouvel ouvrage est bien accueilli par la profession8 :
Tous nos collègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Brossard. Chacun sait la somme de matériaux qu’il a patiemment accumulés, se rapportant à l’exercice de notre chère typographie. Il vient de les coordonner et de les éditer dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divisées en trente-quatre chapitres. C’est assez dire l’importance du travail dont nous annonçons la parution. […] Il nous est impossible d’analyser un aussi important travail dans une courte notice. Qu’il nous suffise de dire que Louis Brossard, en le faisant paraître, a droit à la reconnaissance des typographes présents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand intérêt à ne pas permettre qu’elles tombent dans l’oubli. Le second volume du Correcteur typographe a sa place marquée dans toutes les bibliothèques techniques, comme dans toutes les écoles et cours professionnels du Livre9.
“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”
Mais qui est cette « personnalité injustement oubliée », comme l’écrit Luce Dermigny dans le Dictionnaire encyclopédique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fondamental [… ] fit prendre conscience, dans une perspective historique du problème, des enjeux de la correction des textes » ?
« Né le 16 octobre 1870 [à Chemillé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Brossard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’imprimerie Deslis10, à Tours, en qualité de correcteur, il devint chef d’atelier [prote] en 1902. Plus tard, il s’établit imprimeur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hallebardier, à Tours11 ; Ménard lui cédera ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite directeur de l’imprimerie de Châtelaudren en 192313. »
Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tailbois14, sans profession, originaire de Saint-Cyr15, qui lui donnera trois enfants, Emmanuel16, Jeanne17 et André18. (Le premier tome du Correcteur Typographe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)
En 1938, « la croix de chevalier de la Légion d’honneur19 [vient] récompenser une œuvre considérable accomplie sans bruit20 ». À cette occasion, la Circulaire des Protes écrit :
Travailleur infatigable autant que modeste et silencieux, dirigeant dans un coin de Bretagne une importante imprimerie dont il a été, croyons-nous, autant l’architecte que l’animateur technique21, notre ami Louis Brossard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’Amicale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre groupement connaissent sa valeur et son savoir, et ils reconnaîtront avec nous que la distinction qu’il vient de recevoir ne pouvait être mieux placée. Qu’il nous soit permis de rappeler à cette occasion que Louis Brossard fut un des premiers artisans du Code typographique et que la documentation qu’il avait établie à ce sujet a servi de base aux travaux de la commission chargée de son élaboration.
Une mort tragique
Hélas, Louis Brossard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pompiers, intoxiqué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incendie dans son imprimerie.
Incendie de l’imprimerie du Petit Écho de la mode, à Chatelauden (Côtes-du-Nord), Le Petit Journal, 9 juin 1939.
La Circulaire des Protes fait un récit détaillé du drame :
Un incendie bénin, dont les causes précises demeurent encore inconnues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un magasin à papier qui servait aussi de réserve de matières et d’ingrédients. La fumée sortant d’un vantail le signale au passant. On alerte le directeur et bientôt, dans le canton breton, toute la foule se précipite vers l’imprimerie, qui est la seule grande industrie du pays… Le foyer trouvé, des lances sont mises en action. Dans l’affolement qui existe toujours un peu en ces cas-là, des bonbonnes d’acides sont cassées, et notamment toute une réserve d’acide nitrique entreposée pour la photogravure, que la fumée empêchait de voir et qui est bousculée par un extincteur de 100 litres monté sur chariot. Les sauveteurs ne prennent pas garde à l’acide qui s’écoule, ils continuent à noyer l’incendie et à déverser la mousse des extincteurs. Le feu est éteint après une heure d’efforts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heureux d’avoir été assez vite maître du fléau. Brossard quitte un des derniers le lieu du sinistre. Et voici qu’un peu plus tard, plusieurs de ceux qui ont combattu l’incendie ressentent quelques malaises, qui prennent bientôt un caractère de gravité telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxiqués graves23.
Employés dans l’imprimerie et intoxiqués eux aussi, Emmanuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.
Le Correcteur Typographe est disponible sur Gallica (t. I, t. II) et sur Wikisource. Bien évidemment, je vous le recommande.
« Pour être admis au grade de chevalier, il faut justifier de services publics ou d’activités professionnelles d’une durée minimum de vingt années, assortis dans l’un et l’autre cas de mérites éminents » — Wikipédia. ↩︎
Rien de tel que la littérature pour vous plonger dans un milieu que vous n’avez pas connu. Ainsi, dans un roman de 1979, on partage la vie d’un grand quotidien, Paris-Matin, après la guerre d’Algérie. Il est surtout question de sa distribution, car le héros du livre, Maxime Ferral, ancien soldat de métier et mercenaire, est, à cette période de sa vie, inspecteur des ventes du quotidien. Mais voici des extraits où l’on perçoit « l’ambiance enfiévrée de l’atelier », un « bruit de ruche au travail », « des odeurs indéfinissables et subtiles ».
Toutes les linotypes crépitaient en même temps, hachant les mots fugitifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opérateurs, les lignes de caractères tombaient de la fondeuse et s’alignaient sur les plateaux. Les typos, devant les casses, composaient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes disposaient rapidement la composition dans les formes, séparant les colonnes d’interlignes et de filets lestement coupés, à la dimension, dans les lamelles de plomb souple et luisant.
Si le métier de correcteur est mentionné plus loin — le journal est le résultat du « travail obscur et concerté de plusieurs centaines de professionnels, de l’envoyé spécial au correcteur […] » —, c’est apparemment le seul secrétaire de rédaction qui, dans ce journal, vérifie les morasses.
Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse surgissait, première et grossière épure que le secrétaire de rédaction haussait avidement à hauteur d’un regard critique, pour la soupeser, voir son « œil », estimer sa fidélité au modèle. La page était « bonne ». Le secrétaire de rédaction posait un doigt sur un bouton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signalaient que la 7 passait à la prise d’empreinte. Décrassées d’un coup de chiffon imbibé d’essence, les formes, habillées de feutre et de carton mou, glissaient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan surgissait, fouillis de creux et de bosses menus que le clicheur, dans la salle voisine, allait prendre en compte et transformer en métal.
Un autre soir, le journal approchant du bouclage, « l’atelier [est] à demi déserté, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :
À la composition, on faisait la pause. Une linotype qui achevait des corrections crépitait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à propos d’une inversion de légendes. Amédée remettait de l’ordre dans ses casses. Max […] repoussait du pied des épreuves maculées que les balayeurs, au matin, pourchasseraient jusqu’aux poubelles. À la clicherie, les rognures de métal, tombées des clichés brossés, crissaient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arrachaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert réclamait à tue-tête ses corrections pour pouvoir serrer la forme des dernières nouvelles. Dans le vestiaire, on entendait des robinets couler et des rires.
Philippe Ragueneau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.
Cet article a été republié dans HistoLivre no 32 (Institut CGT d’histoire sociale du Livre parisien, décembre 2024, p. 4-5).