En 1954, Cavanna, jeune journaliste, découvre la correction d’épreuves

La com­mé­mo­ra­tion, dix ans après, de l’atten­tat contre Char­lie Heb­do vient de me rap­pe­ler que Fran­çois Cavan­na (1923-2014), cofon­da­teur du jour­nal (avec Georges Ber­nier, alias le pro­fes­seur Cho­ron), parle de la cor­rec­tion dans un de ses récits auto­bio­gra­phiques. En jan­vier 1954, alors qu’il est venu pro­po­ser des des­sins au maga­zine Zéro, tout juste créé par Jean Novi, il en devient rédac­teur. Le patron lui com­mande un pre­mier article, puis lui pro­pose d’en cor­ri­ger les épreuves lui-même à l’imprimerie. 

Sur place (8, rue Vicq-d’Azir, Paris 10e), « curieux comme un chiot », Cavan­na découvre le fonc­tion­ne­ment d’une lino­type (machine à com­po­ser), dont il voit sor­tir les lignes de plomb repré­sen­tant son article. Une épreuve en pla­card (sur une seule longue colonne) en est tirée. Cavan­na doit affron­ter un exer­cice nou­veau pour lui…

« Pour cor­ri­ger de l’imprimé, une bonne ortho­graphe ne suf­fit pas. Il y faut encore un œil infaillible. Sur­tout quand on cor­rige son propre texte. L’œil dis­trait voit la faute, mais le cer­veau cor­rige avant qu’elle n’arrive à la conscience parce qu’instinctivement nous sup­pri­mons ce qui nous déplaît1. Enfin, moi, ça me fait ça. Je croyais avoir été impla­cable, je m’aperçois à ma honte que j’ai lais­sé pas­ser une foule d’énormités. Mau­rice, le gars de la lino­type, m’explique :

« — Il faut que tu apprennes à oublier la phrase, juste te concen­trer sur le mot. Tu suis de la pointe du crayon, tu t’obliges à ne pen­ser à rien d’autre qu’au mot. Sur­tout, ne t’intéresse pas à ce qui est raconté !

« Pas facile. Je me gar­ga­rise de mes belles phrases, moi. J’en déguste l’enchaînement rigou­reux, l’harmonieuse envo­lée… Se voir impri­mé, ça fait quelque chose, tiens. Tant que j’y suis, je per­fec­tionne. Je m’aperçois que j’ai une ten­dance à for­cer sur l’adjectif, à enfi­ler les épi­thètes à la queue­leu­leu, comme des perles. Je biffe. Et puis, il me vient des expres­sions plus heu­reuses. Je change. Je tends les épreuves à Mau­rice, qui saute en l’air. 

« — Eh ben, dis donc, t’es pas vache avec l’ouvrier, toi. Tu te rends compte : t’as pas lais­sé dix lignes sans retouches ! Autant tout refondre, ça ira plus vite.

« Il regarde de plus près. 

« — Et presque tout en cor­rec­tions d’auteur2 ! Ah, non, là, ça ne va pas, mon petit père ! Faut que j’en parle à Gui­chard [l’un des trois asso­ciés de l’imprimerie]. Je veux bien cor­ri­ger mes coquilles, c’est réglo, rien à dire, mais si tu te mets à récrire entiè­re­ment ton pape­lard, c’est plus pos­sible, la mai­son en serait de sa poche. Et de toute façon, moi, à sept heures, je me tire.

« Tout penaud, je dis : 

« — Bon, je savais pas, moi. Laisse tom­ber les cor­rec­tions d’auteur, comme tu dis.

« — Un peu, que je les laisse tomber ! 

« Il se penche vers moi. 

« — Et ce litron, tu le paies ? 

« J’aurais pu y pen­ser tout seul. Déci­dé­ment, je n’en loupe pas une. »

Cavan­na, Bête et méchant, Bel­fond, 1981, p. 124-125.


  1. C’est pour­quoi il est pré­fé­rable de faire appel à un cor­rec­teur pro­fes­sion­nel. ↩︎
  2. C’est-à-dire des modi­fi­ca­tions par rap­port à la copie d’origine. ↩︎

“Le Correcteur de journaux”, poème de 1934

Poème trou­vé dans la Cir­cu­laire des protes, no 408, août 1934.

Extrait du poème "Le Correcteur de journaux", de Camille Mital, 1934.
Extrait du poème Le Cor­rec­teur de jour­naux, de Camille Mital, 1934.
le correcteur de journaux

Près de l’endroit sonore,
Couru, non inodore,
Dénommé lavabos1,
Tout proche des ballots,
Balais et balayures,
Quelle est cette figure
De scribe déplumé,
Décrépi, boucané2,
Qui, hagard, gesticule,
Se débat, ridicule,
Pitoyable aliéné,
Au milieu de carrés
De papier hydrophile3,
De pathos sur coquille,
Coquilles sur jésus4,
De vergé vermoulu,
De flacons de tisane
Auprès d’une banane !
De textes inédits,
De textes reproduits,
De notules curieuses5
Sur études copieuses
De crayons à copier
Plumes, buvards, encriers,
Et d’écrits regrattés, tels des palimpsestes,
Où la loupe elle-même inopérante reste6 ?
Ce fantoche affairé, c’est le vieux correcteur !
Investi de l’emploi par hasard, par malheur7,
Depuis trente-cinq ans il vit dans ce coin sombre,
En proie aux souvenirs, aux souvenirs sans nombre,
Du temps fortuné qu’il vécut au pays natal,
Dans sa terre (hypothéquée !), avec son cheval
(Ce cher ami), son chien, ses livres, ses chimères,
Spleen rendant ses nuits de labeur plus amères !

Alors que la batterie des « linos8 »
« Opère » avec ses servants les « typos »
(Cette métallurgie de la pensée
Qui fixe forme durable à l’idée),
La « roto9 » rote, ronfle, brait, mugit,
Bien que cherchant à restreindre son bruit ;
La linotype
Fume sa pipe
Toute bourrée de plomb fondu,
Ce qui produit, bien entendu,
De l’oxyde
Homicide10 ;
Experte, elle a son bras d’acier ;
Savante, elle a son clavier ;
Virtuose, mais discrète,
Elle joue des castagnettes !

En cette ambiance, en ce vacarme fiévreux,
Le correcteur, lui seul, reste silencieux.
Il brave tout : tapage,
Gaz, cris, « roto », clichage11,
Et, présomptueux, se fie à son savoir infus,
Tel, jadis, se vantait le fat Olibrius12 !
Pendant sept heures en grande lutte,
Il a lu vingt lignes à la minute !
Lu, dis-je, hélas ! et corrigé, puis annoté.
Raturé, paraphé, numéroté, daté.
Et, quand il sort enfin, à prime matinée,
Il résume ainsi sa lamentable pensée :
Travailler la nuit, sommeiller le jour,
Et vivre ce long calvaire toujours !

Vous, aspirants, imbus de sous-littérature,
Ne prenez pas l’emploi pour une sinécure,
Mais reportez-vous au vers que Dante inscrivit
Aux portes de l’enfer, antre à jamais maudit :

Lasciate ogni speranza !
(Abandonnez toute espérance !)

Camille Mital,
Correcteur.

  1. Voir aus­si : « Ain­si M. Dutri­pon était, en 1833, dans un cabi­net au-des­sous du sol, dont le jour venait de haut, que l’on ouvrait de la main droite, tan­dis que sans chan­ger de place on ouvrait de la main gauche, les lieux d’aisances où se ren­daient tour à tour, toute la jour­née, 150 ouvriers […] », dans le Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861. ↩︎
  2. Des­sé­ché. ↩︎
  3. Sans doute une allu­sion au fait que les épreuves des jour­naux étaient réa­li­sées sur du papier humi­di­fié. ↩︎
  4. La coquille et le jésus sont deux for­mats de papier, la pre­mière de 44 × 56 cm, le second de 56 × 76 cm. Mais la coquille est aus­si une erreur de com­po­si­tion typo­gra­phique. ↩︎
  5. Sans doute une allu­sion aux signes de cor­rec­tion, connus des seuls pro­fes­sion­nels de l’im­pri­me­rie. ↩︎
  6. Allu­sion aux manus­crits illi­sibles. Voir : « […] n’espérez point sans une loupe devi­ner Xavier Aubryet », dans Un cor­rec­teur de presse débine toutes les plumes de Paris, 1865. ↩︎
  7. Voir Pour­quoi le cor­rec­teur est-il un déclas­sé ? (1884). ↩︎
  8. Les lino­types, machines à com­po­ser. ↩︎
  9. La presse rota­tive. ↩︎
  10. Allu­sion au satur­nisme, intoxi­ca­tion au plomb fré­quente chez les typo­graphes. ↩︎
  11. Repro­duc­tion en relief de l’empreinte d’une com­po­si­tion mobile, per­met­tant de réa­li­ser plu­sieurs tirages. ↩︎
  12. « Un hypo­thé­tique gou­ver­neur des Gaules, répu­té avoir mar­ty­ri­sé sainte Reine en l’an 252. Tour­né en ridi­cule dans les repré­sen­ta­tions de mys­tères du Moyen Âge, ce serait de lui que vient l’u­ti­li­sa­tion d’Oli­brius dans le lan­gage » (Wiki­pé­dia).  ↩︎

Le bureau des correcteurs du “Monde”, un dessin de 1990

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires ». Des­sin © Nico­las Guilbert.

Alors qu’il démé­na­geait de la rue des Ita­liens à la rue Fal­guière (du 9e au 15e arron­dis­se­ment de Paris), le jour­nal Le Monde ne pou­vait pas quit­ter l’immeuble qu’il avait occu­pé pen­dant qua­rante-cinq ans sans en gar­der quelques sou­ve­nirs. Plu­tôt que de com­man­der un repor­tage pho­to, il a confié ce soin à un illus­tra­teur. Nico­las Guil­bert a arpen­té les locaux vides — du bureau du direc­teur à la salle des rota­tives — et a sai­si d’un mince trait d’encre, sans ombres, les traces lais­sées par leurs occupants.

Dans cette ambiance un peu fan­to­ma­tique, la place de chaque objet est soi­gneu­se­ment déli­mi­tée. Piles de dos­siers et docu­ments divers, clas­seurs sus­pen­dus par mil­liers à la docu­men­ta­tion, agen­das lais­sés ouverts, tirages pho­to épin­glés aux murs… le papier est par­tout. Le maté­riel — télé­phones à cadran, ordi­na­teurs (encore peu nom­breux), fax, tubes pneu­ma­tiques pour la cir­cu­la­tion de la copie… — accuse son âge. Nombre de bureaux sont si encom­brés (la palme reve­nant à celui de la cri­tique lit­té­raire Nicole Zand) que j’avoue m’être deman­dé com­ment on a pu y travailler. 

Dans le bureau des cor­rec­teurs, au fond, une armoire métal­lique Dou­ville, bien gar­nie de dic­tion­naires. Le Larousse et le Dic­tion­naire des syno­nymes des « Usuels du Robert » y figurent en bonne place, avec Le Trom­bi­no­scope (annuaire du monde poli­tique fran­çais), un Cata­logue géné­ral clas­sique du maga­zine Dia­pa­son et des dic­tion­naires bilingues de Larousse (recon­nais­sables à leur logo en forme de S). On y aper­çoit aus­si Le Grand Robert (1971) et même le vieux Larousse du xxe siècle (1928-1933), tous deux en six volumes. Le dos mar­qué « Leconte » résiste à mon iden­ti­fi­ca­tion. Je ne connais pas de lexi­co­graphe de ce nom1.

Dictionnaires des correcteurs du "Monde". "Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

Sur le bureau lui-même, un plan incli­né, à la hau­teur réglable, où sont res­tés un sty­lo, un trom­bone et trois épreuves en cours de relec­ture. Détail inté­res­sant : les épreuves sont impri­mées en pla­card, c’est-à-dire sans mise en page, sous forme de longue colonne, à gauche de la grande feuille, ce qui laisse un vaste espace libre pour les annotations. 

"Bureau des correcteurs. L'armoire aux dictionnaires" [détail]. Dessin © Nicolas Guilbert.
« Bureau des cor­rec­teurs. L’ar­moire aux dic­tion­naires » [détail]. Des­sin © Nico­las Guilbert.

On peut remer­cier Nico­las Guil­bert pour son sens de l’ob­ser­va­tion et la pré­ci­sion de son trait !

Ber­trand Poi­rot-Del­pech et Nico­las Guil­bert (des­sins), Rue des Ita­liens. Album sou­ve­nir, Le Monde/La Décou­verte, 1990, p. 36. Le texte de ce livre a été repu­blié par Le Monde en 2019, cette fois illus­tré de pho­tos d’ar­chive, pour les 75 ans du journal.


  1. On me sug­gère Leconte (Jacques) et Cibois (Phi­lippe), Que vive l’orthographe !, Le Seuil, Paris, 1989. ↩︎

Il y a un siècle paraissait “Le Correcteur Typographe”

Page de titre du "Correcteur Typographe" de Louis-Emmanuel Brossard, t. I : "Essai historique, documentaire et technique", Tours, E. Arrault et Cie, 1924.
Page de titre du Cor­rec­teur Typo­graphe de Louis Emma­nuel Bros­sard, t. I : Essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique, Tours, E. Arrault et Cie, 1924.

1924 est une date impor­tante pour les cor­rec­teurs. Quelqu’un, enfin, leur consa­crait un ouvrage com­plet et sérieux. Il fal­lait sans doute que ce fût un des nôtres. Ancien cor­rec­teur deve­nu impri­meur, Louis Emma­nuel Bros­sard publie cette année-là (à Tours, chez Ernest Arrault1Le Cor­rec­teur Typo­graphe : essai his­to­rique, docu­men­taire et tech­nique. D’a­près lui, « le fond de ce tra­vail » résulte de « notes […] réunies depuis 1888, au hasard des cir­cons­tances et des lec­tures », que « des loi­sirs for­cés [… l’]ont inci­té à déve­lop­per »2.

Bros­sard déclare avoir « cher­ché à conden­ser […] les connais­sances indis­pen­sables au cor­rec­teur, ce tra­vailleur intel­lec­tuel dont nous nous hono­rons d’avoir si long­temps por­té le titre ». Dans cette syn­thèse de 587 pages, on trouve, dans l’ordre : la défi­ni­tion du cor­rec­teur (cha­pitre pre­mier) et son his­toire (II), son ins­truc­tion (III), ses devoirs (IV), la pré­pa­ra­tion du manus­crit (V), le code typo­gra­phique (VI) et les signes de cor­rec­tion (VII), la lec­ture en pre­mières (VIII), en « bon » (IX) et la tierce (X), la cor­rec­tion des jour­naux (XI) et, pour finir, la situa­tion morale et maté­rielle du cor­rec­teur (XII).

Le manus­crit a été relu par J. Lemoine, cor­rec­teur à l’Imprimerie natio­nale3

Comme Bros­sard rend hom­mage, avec modes­tie, à ses nom­breux devan­ciers (auteurs de manuels typo­gra­phiques, his­to­riens, lit­té­ra­teurs et autres), je dois recon­naître que sans cet épais volume, mon blog n’existerait peut-être pas ou qu’il serait bien plus dif­fi­cile à écrire.

Brossard mérite “la reconnaissance des typographes présents et futurs”

Le second tome, Les Règles typo­gra­phiques, paraît dix ans plus tard (pro­duit par l’imprimerie que dirige désor­mais l’auteur, celle du Petit Écho de la mode, à Châ­te­lau­dren, dans les Côtes-du-Nord4). Ce tra­vail fut d’abord « publié, par frac­tions, dans la Cir­cu­laire des Protes5, au cours des années 1925 et sui­vantes, et ser­vit de base aux tra­vaux de la Com­mis­sion du Code typo­gra­phique6 » — lequel paraî­tra en 19287.

Ce nou­vel ouvrage est bien accueilli par la pro­fes­sion8 : 

Tous nos col­lègues connaissent le grand savoir de notre ami Louis Bros­sard. Cha­cun sait la somme de maté­riaux qu’il a patiem­ment accu­mu­lés, se rap­por­tant à l’exer­cice de notre chère typo­gra­phie. Il vient de les coor­don­ner et de les édi­ter dans ce gros volume de plus de 1.000 pages divi­sées en trente-quatre cha­pitres. C’est assez dire l’im­por­tance du tra­vail dont nous annon­çons la paru­tion. 
[…]
Il nous est impos­sible d’a­na­ly­ser un aus­si impor­tant tra­vail dans une courte notice. Qu’il nous suf­fise de dire que Louis Bros­sard, en le fai­sant paraître, a droit à la recon­nais­sance des typo­graphes pré­sents et futurs, pour avoir réuni dans cet ouvrage des règles qu’il y a le plus grand inté­rêt à ne pas per­mettre qu’elles tombent dans l’ou­bli.
Le second volume du Cor­rec­teur typo­graphe a sa place mar­quée dans toutes les biblio­thèques tech­niques, comme dans toutes les écoles et cours pro­fes­sion­nels du Livre9.

“Un des premiers artisans du ‘Code typographique’”

Mais qui est cette « per­son­na­li­té injus­te­ment oubliée », comme l’écrit Luce Der­mi­gny dans le Dic­tion­naire ency­clo­pé­dique du livre (I, p. 554), dont l’« ouvrage fon­da­men­tal [… ] fit prendre conscience, dans une pers­pec­tive his­to­rique du pro­blème, des enjeux de la cor­rec­tion des textes » ?

« Né le 16 octobre 1870 [à Che­mil­lé-sur-Dême, Indre-et-Loire], Louis Bros­sard [… fut] [e]mbauché en décembre 1888 à l’im­pri­me­rie Des­lis10, à Tours, en qua­li­té de cor­rec­teur, il devint chef d’a­te­lier [prote] en 1902. Plus tard, il s’é­ta­blit impri­meur en 1908 [il s’associe avec Eugène-Edmond Ménard dans l’Imprimerie du Centre, située 21, rue du Hal­le­bar­dier, à Tours11 ; Ménard lui céde­ra ses droits sociaux en 191312] ; il devient ensuite direc­teur de l’im­pri­me­rie de Châ­te­lau­dren en 192313. »

Le 20 octobre 1893, il épouse Jeanne Tail­bois14, sans pro­fes­sion, ori­gi­naire de Saint-Cyr15, qui lui don­ne­ra trois enfants, Emma­nuel16, Jeanne17 et André18. (Le pre­mier tome du Cor­rec­teur Typo­graphe est dédié « à la mémoire de mon fils André ».)

En 1938, « la croix de che­va­lier de la Légion d’hon­neur19 [vient] récom­pen­ser une œuvre consi­dé­rable accom­plie sans bruit20 ».  À cette occa­sion, la Cir­cu­laire des Protes écrit : 

Tra­vailleur infa­ti­gable autant que modeste et silen­cieux, diri­geant dans un coin de Bre­tagne une impor­tante impri­me­rie dont il a été, croyons-nous, autant l’ar­chi­tecte que l’a­ni­ma­teur tech­nique21, notre ami Louis Bros­sard est peut-être assez peu connu des jeunes de l’A­mi­cale. Mais tous ceux qui ont vécu l’âge héroïque de notre grou­pe­ment connaissent sa valeur et son savoir, et ils recon­naî­tront avec nous que la dis­tinc­tion qu’il vient de rece­voir ne pou­vait être mieux pla­cée.
Qu’il nous soit per­mis de rap­pe­ler à cette occa­sion que Louis Bros­sard fut un des pre­miers arti­sans du Code typo­gra­phique et que la docu­men­ta­tion qu’il avait éta­blie à ce sujet a ser­vi de base aux tra­vaux de la com­mis­sion char­gée de son élaboration.

Une mort tragique

Hélas, Louis Bros­sard meurt le 8 juin 1939, avec six sapeurs-pom­piers, intoxi­qué par des vapeurs d’acide nitrique lors d’un incen­die dans son imprimerie.

Incendie de l'imprimerie de Chatelauden (Côtes-du-Nord), "Le Petit Journal", 9 juin 1939
Incen­die de l’im­pri­me­rie du Petit Écho de la mode, à Cha­te­lau­den (Côtes-du-Nord), Le Petit Jour­nal, 9 juin 1939.

La Cir­cu­laire des Protes fait un récit détaillé du drame : 

Un incen­die bénin, dont les causes pré­cises demeurent encore incon­nues à l’heure actuelle, éclate le soir, vers 20 heures, dans un maga­sin à papier qui ser­vait aus­si de réserve de matières et d’in­gré­dients.
La fumée sor­tant d’un van­tail le signale au pas­sant. On alerte le direc­teur et bien­tôt, dans le can­ton bre­ton, toute la foule se pré­ci­pite vers l’im­pri­me­rie, qui est la seule grande indus­trie du pays… Le foyer trou­vé, des lances sont mises en action. Dans l’af­fo­le­ment qui existe tou­jours un peu en ces cas-là, des bon­bonnes d’a­cides sont cas­sées, et notam­ment toute une réserve d’a­cide nitrique entre­po­sée pour la pho­to­gra­vure, que la fumée empê­chait de voir et qui est bous­cu­lée par un extinc­teur de 100 litres mon­té sur cha­riot. Les sau­ve­teurs ne prennent pas garde à l’a­cide qui s’é­coule, ils conti­nuent à noyer l’in­cen­die et à déver­ser la mousse des extinc­teurs.
Le feu est éteint après une heure d’ef­forts et sans trop de dégâts… On rentre chez soi, heu­reux d’a­voir été assez vite maître du fléau.
Bros­sard quitte un des der­niers le lieu du sinistre. Et voi­ci qu’un peu plus tard, plu­sieurs de ceux qui ont com­bat­tu l’in­cen­die res­sentent quelques malaises, qui prennent bien­tôt un carac­tère de gra­vi­té telle qu’en quelques heures il y avait huit morts22 et vingt-six intoxi­qués graves23.

Employés dans l’im­pri­me­rie et intoxi­qués eux aus­si, Emma­nuel et Jeanne, ses enfants, lui survivront.

Le Cor­rec­teur Typo­graphe est dis­po­nible sur Gal­li­ca (t. I, t. II) et sur Wiki­source. Bien évi­dem­ment, je vous le recommande.


  1. Lire « Aujourd’hui, 6 mai, nous célé­brons les 140 ans de la nais­sance de l’imprimerie Arrault ! », Bulls Mar­ket Group, s.d. ↩︎
  2. « Ce qu’est cette étude », p. XI. ↩︎
  3. Ibid. ↩︎
  4. Actuelles Côtes-d’Ar­mor. ↩︎
  5. Bul­le­tin men­suel de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie de France. ↩︎
  6. Avant-pro­pos du tome II. ↩︎
  7. Voir Un poème fête la nais­sance du Code typo­gra­phique, 1928. ↩︎
  8. Je n’ai pas encore trou­vé de compte ren­du du pre­mier tome. ↩︎
  9. Cir­cu­laire des Protes, n° 406, juin 1934. ↩︎
  10. 6, rue Gam­bet­ta, à Tours. Louis Des­lis sera témoin à son mariage. ↩︎
  11. Devant Mes Lai­né et Ruf­fin, notaires à Tours, le 19 novembre 1908. Le Tou­ran­geau, 29 novembre 1908. ↩︎
  12. Devant Me Ruf­fin, notaire à Tours, le 26 juillet 1913. L’U­nion libé­rale, 30 juillet 1913. ↩︎
  13. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  14. Jour­nal d’Indre-et-Loire, 25 octobre 1893. ↩︎
  15. Actuel Saint-Cyr-sur-Loire. ↩︎
  16. Né le 14 août 1894, à Tours. ↩︎
  17. Née le 6 jan­vier 1896, à Tours. ↩︎
  18. Né le 12 décembre 1898, à Tours. ↩︎
  19. « Pour être admis au grade de che­va­lier, il faut jus­ti­fier de ser­vices publics ou d’ac­ti­vi­tés pro­fes­sion­nelles d’une durée mini­mum de vingt années, assor­tis dans l’un et l’autre cas de mérites émi­nents » — Wiki­pé­dia. ↩︎
  20. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎
  21. Bros­sard l’ex­plique dans l’A­vant-pro­pos du tome II. ↩︎
  22. Sept en tout, selon Le Matin, Le Peuple et Le Petit Jour­nal du 9 juin 1939. ↩︎
  23. Cir­cu­laire des Protes, n° 466, juin 1939. ↩︎

L’imprimerie d’un journal parisien dans les années 1960

Philippe Ragueneau, "Un homme à vendre", 1979

Rien de tel que la lit­té­ra­ture pour vous plon­ger dans un milieu que vous n’a­vez pas connu. Ain­si, dans un roman de 1979, on par­tage la vie d’un grand quo­ti­dien, Paris-Matin, après la guerre d’Al­gé­rie. Il est sur­tout ques­tion de sa dis­tri­bu­tion, car le héros du livre, Maxime Fer­ral, ancien sol­dat de métier et mer­ce­naire, est, à cette période de sa vie, ins­pec­teur des ventes du quo­ti­dien. Mais voi­ci des extraits où l’on per­çoit « l’ambiance enfié­vrée de l’atelier », un « bruit de ruche au tra­vail », « des odeurs indé­fi­nis­sables et subtiles ».

Toutes les lino­types cré­pi­taient en même temps, hachant les mots fugi­tifs comme des mitrailleuses. Sous les doigts des opé­ra­teurs, les lignes de carac­tères tom­baient de la fon­deuse et s’alignaient sur les pla­teaux. Les typos, devant les casses, com­po­saient des titres, un œil sur la maquette. Sur les marbres, les protes dis­po­saient rapi­de­ment la com­po­si­tion dans les formes, sépa­rant les colonnes d’interlignes et de filets les­te­ment cou­pés, à la dimen­sion, dans les lamelles de plomb souple et luisant. 

Si le métier de cor­rec­teur est men­tion­né plus loin — le jour­nal est le résul­tat du « tra­vail obs­cur et concer­té de plu­sieurs cen­taines de pro­fes­sion­nels, de l’en­voyé spé­cial au cor­rec­teur […] » —, c’est appa­rem­ment le seul secré­taire de rédac­tion qui, dans ce jour­nal, véri­fie les morasses.

Plus loin, on encrait des reliefs qui seraient des pages et, sous la feuille blanche, à coups de maillet, la morasse sur­gis­sait, pre­mière et gros­sière épure que le secré­taire de rédac­tion haus­sait avi­de­ment à hau­teur d’un regard cri­tique, pour la sou­pe­ser, voir son « œil », esti­mer sa fidé­li­té au modèle.
La page était « bonne ». Le secré­taire de rédac­tion posait un doigt sur un bou­ton et, dans tout l’atelier, des voyants rouges sur les tableaux signa­laient que la 7 pas­sait à la prise d’empreinte. Décras­sées d’un coup de chif­fon imbi­bé d’essence, les formes, habillées de feutre et de car­ton mou, glis­saient sous la presse de l’Hydrotyp. Et le flan sur­gis­sait, fouillis de creux et de bosses menus que le cli­cheur, dans la salle voi­sine, allait prendre en compte et trans­for­mer en métal.

Un autre soir, le jour­nal appro­chant du bou­clage, « l’atelier [est] à demi déser­té, encore vibrant d’une fièvre à peine retombée » :

À la com­po­si­tion, on fai­sait la pause. Une lino­type qui ache­vait des cor­rec­tions cré­pi­tait toute seule dans son coin. Deux gars s’engueulaient à voix basse à pro­pos d’une inver­sion de légendes. Amé­dée remet­tait de l’ordre dans ses casses.
Max […] repous­sait du pied des épreuves macu­lées que les balayeurs, au matin, pour­chas­se­raient jusqu’aux pou­belles. À la cli­che­rie, les rognures de métal, tom­bées des cli­chés bros­sés, cris­saient sous le pas et s’incrustaient dans la semelle. Les ampoules nues, au bout de leur fil, et les rampes de néon arra­chaient des lueurs grises au marbre lisse où Albert récla­mait à tue-tête ses cor­rec­tions pour pou­voir ser­rer la forme des der­nières nou­velles. Dans le ves­tiaire, on enten­dait des robi­nets cou­ler et des rires.

Phi­lippe Rague­neau, Un homme à vendre, Albin Michel, 1979, p. 95, 96 et 108.

Cet article a été repu­blié dans His­to­Livre no 32 (Ins­ti­tut CGT d’histoire sociale du Livre pari­sien, décembre 2024, p. 4-5).

L’arrivée de l’informatique dans un triste cassetin belge

Xavier Hanotte, "Du vent", Belfond, 2016

Dans le roman Du vent (Bel­fond, 2016), de l’écrivain et tra­duc­teur belge Xavier Hanotte, le pro­ta­go­niste, Jérôme Walque, ancien étu­diant en phi­lo­lo­gie et roman­cier à ses heures per­dues, a choi­si de gagner sa vie comme cor­rec­teur. Il est employé « dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale » (ce fut aus­si le cas, à Paris, d’Eugène Iones­co1). C’est, pour l’auteur, l’occasion de bros­ser un tableau sinistre des locaux où les cor­rec­teurs offi­cient. Un de plus2.

L’établissement lui-même – un véné­rable hôtel de maître aux esca­liers pom­peux et grin­çants, suant la médio­cri­té capi­ton­née des culs-de-sac intel­lec­tuels – sem­blait un îlot du dix-neu­vième siècle oublié en che­min par les explo­ra­teurs de la moder­ni­té. On y com­po­sait encore cer­tains annuaires à la mono­type et, à la fin du mois, cha­cun des loyaux ser­vi­teurs de la mai­son rece­vait une enve­loppe en papier kraft où tin­taient, au cen­time près, les pièces de son salaire entre deux billets neufs. C’é­tait peu dire que le tra­vail, pour exi­geant qu’il fût, lui lais­sait l’âme en paix et l’i­ma­gi­na­tion libre de vaga­bon­der, pen­dant comme après les heures de service.

Une des Pri­sons ima­gi­naires (Car­ce­ri d’in­ven­zione, 1750) de Gio­van­ni Bat­tis­ta Piranesi.

Plus loin, l’auteur détaille « le bureau des cor­rec­teurs », dont le « charme dis­cu­table […] l’ap­pa­ren­tait, dans l’es­prit de ses occu­pants, au greffe pous­sié­reux d’une pri­son vue par Pira­nèse » (savou­reuse référence).

Com­plète depuis la Révo­lu­tion belge, la col­lec­tion du jour­nal offi­ciel capi­ton­nait les murs du sol au pla­fond, man­teau de che­mi­née com­pris. […] Pro­fi­tant de l’u­nique fenêtre, un soleil aus­si patient qu’é­co­nome avait jau­ni tous les fas­ci­cules, dont de nom­breuses pages par­taient en lam­beaux sous l’ef­fet de l’a­ci­di­té. Dans la pièce, haute comme le salon qu’elle avait jadis été, stag­nait un par­fum com­po­site de pipe froide […] et de vieux papier. Le défi­lé des typo­graphes y ajou­tait une odeur tenace d’encre grasse. […].

Il évoque aus­si l’arrivée de l’informatique, ce qui me conduit à situer l’action au tout début des années 1980. Né en 1960, Hanotte a tra­vaillé « un temps dans une mai­son d’é­di­tion juri­dique de la capi­tale [peut-être bien comme cor­rec­teur3] pour ensuite s’orienter vers la ges­tion de bases de don­nées infor­ma­tiques4 ».

Dans ce tableau de genre, les taches claires et géo­mé­triques des ordi­na­teurs consti­tuaient presque une faute de goût. Car au même moment, trois étages plus bas, l’im­pri­me­rie pro­lon­geait la vie d’ou­tils à peine pos­té­rieurs au père Guten­berg. […]
« Néan­moins, le trium­vi­rat au pou­voir dans la mai­son s’é­tait las­sé de pas­ser, dans le lan­der­neau édi­to­rial, pour le musée vivant de la cor­po­ra­tion et avait récem­ment lan­cé l’en­tre­prise dans un pru­dent défri­che­ment des voies de la moder­ni­té. En com­men­çant par l’ad­mi­nis­tra­tion.
« Comp­tables, libraires et cor­rec­teurs avaient donc vu, sous forme d’é­crans mono­chromes, s’ou­vrir devant eux quelques fenêtres sur le monde impi­toyable de l’é­co­no­mie de marché. […]

Ces pas­sages mis à part, il s’a­git davan­tage d’un (bon) roman sur le tra­vail de l’é­cri­vain et sur la place de la lit­té­ra­ture5.

Xavier Hanotte, Du vent, Bel­fond, 2016, p. 89-90 et 149-151.


  1. Voir mon Petit dico des cor­rec­teurs et cor­rec­trices célèbres. ↩︎
  2. Voir notam­ment Témoi­gnage de M. Dutri­pon, cor­rec­teur d’épreuves, 1861 et Condi­tions de tra­vail des cor­rec­teurs au XXe siècle. ↩︎
  3. « Cor­rec­teur d’imprimerie lors de son ser­vice mili­taire, c’est tout natu­rel­le­ment que Xavier Hanotte s’est diri­gé vers ce métier dans la vie active. » Article « Xavier Hanotte : Un obser­va­teur du monde et de ses tour­ments », Catho­Bel, 13 mai 2024.  ↩︎
  4. Fiche de l’au­teur sur Bela. ↩︎
  5. Lire les cri­tiques sur Babe­lio, sur La Cause lit­té­raire et sur Leslibraires.fr. ↩︎

Un typographe déconseille les correcteurs “lettrés”, 1904

"Le Courrier du livre", 1927
Le Cour­rier du livre, cou­ver­ture de 1927 (pour illustrer).

Il y va fort, Léon Richard. Lui-même typo­graphe à Lyon, il « estim[e] qu’il est pré­fé­rable pour les impri­meurs de […] prendre [les cor­rec­teurs] par­mi leurs typo­graphes ». En effet, « le com­po­si­teur deve­nu typo­graphe est flat­té de cette marque de confiance, son amour-propre est satis­fait. Cela l’en­gage à faire tout ce qui est en son pou­voir pour livrer un tra­vail aus­si par­fait que pos­sible ». Tan­dis que le cor­rec­teur let­tré… je vous laisse décou­vrir en quels termes choi­sis il en parle.

Correcteurs, Corrections

Les cor­rec­teurs pris en dehors de la typo­gra­phie sont trop sou­vent des déclas­sés1, assez pré­ten­tieux, mécon­tents de leur situa­tion sociale, croyant tout connaître et n’ayant aucune notion pra­tique de la composition.

Leurs grandes capa­ci­tés leur font lais­ser sans sanc­tion les incor­rec­tions tech­niques, les coquilles, les carac­tères mélan­gés, les petites fautes d’or­tho­graphe, etc… Ces cor­rec­teurs s’at­tachent à vou­loir cor­ri­ger les auteurs dans leur style et dans leur doc­trine par­fois ; ils ne parlent que syn­taxe et étymologie…

Cepen­dant, nous devons à la véri­té de dire que quelques-uns, et ils sont rares, se fami­lia­risent béné­vo­le­ment avec la typo­gra­phie, qu’ils s’as­si­milent assez pra­ti­que­ment après un stage fait à la casse pen­dant quelques mois ; mais, la plus grande par­tie des cor­rec­teurs, pris en dehors de la typo­gra­phie, a sou­vent plus de pré­ten­tions que de capa­ci­tés comme cor­rec­teur : aus­si la fonc­tion de cor­rec­teur n’est-elle pour eux qu’une posi­tion d’at­tente, un pis-aller…

[…] Le let­tré qui échoue comme cor­rec­teur subit plu­tôt sa pro­fes­sion qu’il ne l’a­dopte, il cherche tou­jours après une situa­tion plus digne de sa science. Par­fois, ne trou­vant pas dans la fonc­tion de cor­rec­teur les res­sources néces­saires à ses besoins, il finit par s’ai­grir et en vient alors à négli­ger com­plè­te­ment sa lecture.

[…] Mal­heu­reu­se­ment, le cor­rec­teur est bien sou­vent le pelé, le galeux2 de nos impri­me­ries, et on ne lui rend guère jus­tice de la res­pon­sa­bi­li­té qui lui incombe. On feint de ne voir en lui qu’un man­geur de béné­fices, un frais-géné­raux3, ne pro­dui­sant rien : quand, au contraire, il évite bien des mal­fa­çons. La fonc­tion de cor­rec­teur est l’une des plus ingrates de l’im­pri­me­rie. On lui tient rigueur de quelques erreurs peu impor­tantes, cepen­dant bien excu­sable, étant don­né la quan­ti­té d’é­preuves qu’il a à lire, et on ne lui sait aucun gré des nom­breux bouillons qu’il pré­vient. Par­fois, le prote lui fait la vie dure et le traite en enne­mi. Cela lui rend le carac­tère ombrageux…

[…] Nous ter­mi­nons cet article en répé­tant qu’il y a tout inté­rêt pour les impri­meurs à for­mer comme cor­rec­teurs des com­po­si­teurs capables et intel­li­gents plu­tôt que de prendre des bache­liers ou autres licen­ciés beso­gneux, ayant par­fois com­mis des erreurs qui leur ferment d’autres car­rières. Il sera dif­fi­cile à ceux-ci de faire de bons cor­rec­teurs, notam­ment en ce qui concerne la bonne exé­cu­tion typo­gra­phique des tra­vaux, leur com­pé­tence dans les ques­tions pro­fes­sion­nelles étant nulle. Ces savants peuvent trou­ver ailleurs des situa­tions plus en rap­port avec la science qu’ils pos­sèdent et les besoins maté­riels qu’elle réclame. La rému­né­ra­tion des cor­rec­teurs étant sou­vent infé­rieure au salaire de bien des typographes.

Léon Richard.

Le Cour­rier du livre (organe spé­cial du Syn­di­cat des indus­tries du livre), [revue men­suelle, 1899-1940], no 137, 1er décembre 1904. 


Un poème fête la naissance du “Code typographique”, 1928

En mai 19284, le Code typo­gra­phique tant atten­du a enfin paru, sur les bords de la Garonne, à Bor­deaux. Émile Ver­let, pré­sident (depuis février 1925) de la com­mis­sion char­gée de sa rédac­tion, peut souf­fler… et se féli­ci­ter de cette nais­sance dif­fi­cile en publiant un poème (pour nos confrères, tout était pré­texte à rimer). Comme le rap­pelle en intro­duc­tion Eugène Gre­net, pré­sident de la Socié­té ami­cale des protes et cor­rec­teurs de France, dans la Cir­cu­laire des protes (no 336, août 1928) où paraît ce texte, « le pre­mier essai de réa­li­sa­tion du Code typo­gra­phique fut entre­pris par l’Ami­cale, ain­si qu’en avait déci­dé le Congrès de […] Nantes en 1908. […] ». Par suite de polé­miques, « cette œuvre ne put alors être menée à sa fin ». Cela explique le pre­mier vers du poème ci-dessous.

Annonce de la parution du "Code typographique", mai 1928
Pre­mière annonce de la paru­tion du Code typo­gra­phique, Cir­cu­laire des protes, mai 1928.

LE CODE TYPOGRAPHIQUE

Amis, il a bientôt vingt ans,
Sa carrière commence
Et c’est fou quand on pense
À ce qu’il a fallu de temps
Pour défaire et refaire
Ce qu’on voulait parfaire.

On a cherché quinze ans son nom :
« Méminto [sic] » ou bien « Code »,
« Marche à suivre »… la mode…
Toujours les typos disent : « Non ! »
Pourtant, quinze ans, ça lasse
Et « Code », à la fin, passe.

Puis intervint la Commission,
Travaillant en silence,
Usant son éloquence
Pour obtenir la permission
De quitter sa famille
Avant sa camomille.

On rentrait tard… après minuit,
En portant bas l’oreille :
L’épouse est là qui veille
Pour voir si l’on s’est mal conduit,
Et son œil italique
Interdit la réplique !

Après l’aride abréviation,
Ce fut la capitale
— La faute capitale —
Puis notes, nombres, division,
Parsemés d’italique :
C’en était fantastique !

Oui, trois ans nous avons lutté
De façon exemplaire,
Toujours pour satisfaire
Notre femme et la Faculté.
Oyez notre misère,
Voyez notre calvaire !

Toulouse5, avec tes troubadours,
Veux-tu mettre à la mode
Ce petit, petit Code
En le parant de tes atours ?
Fais que sur la Garonne
Bientôt l’olifant tonne !

Que chacun vibre à ses échos :
Réalisons ce rêve
De proclamer la trêve
Entre correcteurs et typos !
Et vous, frondeurs du Livre,
Aidez le Code à vivre !

E. VERLET.

☞ Voir aus­si Qui crée les codes typographiques ?


“Ah ! Plaignez, Plaignez le Correcteur !”, 1904 

Titre de La Sorte6, « canard offi­ciel des piaus­seurs7, schlin­guant l’ail et la bouilla­baisse, fon­dé sous l’ins­pi­ra­tion du “Guten­berg” de Mar­seille, pour ali­men­ter une caisse de secours immé­diats en faveur des tra­vailleurs du livre se trou­vant dans le malheur ». 

Voi­ci une cou­pure de presse que j’ai trou­vée col­lée dans un exem­plaire du tome II du Cor­rec­teur typo­graphe de Louis-Emma­nuel Bros­sard, consa­cré aux règles typo­gra­phiques (Impri­me­rie de Cha­te­lau­dren, 1934), appar­te­nant à la biblio­thèque patri­mo­niale de l’é­cole Estienne, à Paris. Grâce à Gal­li­ca, j’en ai retra­cé l’o­ri­gine : elle est tirée d’un numé­ro, daté du 1er jan­vier 1904, de La Sorte, « organe typo­gra­phique inco­lore et men­suel : sati­rique, anti­lit­té­raire, peu artis­tique et quel­que­fois illus­tré… », édi­té à Mar­seille. L’ar­ticle est signé d’un pseu­do­nyme aisé­ment déchif­frable (D. Léa­tur, soit delea­tur, le signe conven­tion­nel de sup­pres­sion d’un signe ou d’un mot). On peut d’ailleurs ima­gi­ner qu’un cor­rec­teur se cache sous ce pseu­do­nyme. J’ai res­pec­té la ponc­tua­tion d’o­ri­gine, aus­si sur­pre­nante soit-elle par endroits.

« Le cor­rec­teur, en voi­là un type à… obser­ver ! Quel­que­fois, c’est, véri­ta­ble­ment, un savant, un ancien pro­fes­seur ; le plus sou­vent, un typo en rup­ture de casse. Son tra­vail n’est pas com­mode, allez ! car le pauvre homme ne peut avoir la moindre dis­trac­tion pen­dant qu’il se livre à son ingrate besogne. Mal­heur à lui si une bourde s’étale sur le jour­nal qu’il est char­gé de lire. Le len­de­main, à peine ins­tal­lé sur sa chaise, arrive, furieux, le corps du délit à la main, l’auteur de l’article, qui ne peut com­prendre que, ayant « écrit » lui, calotte, on ait lais­sé impri­mer culotte8 ; il ne se l’explique pas ; le cor­rec­teur, qui n’en revient pas, non plus, tâche de s’excuser, vire, tourne, et, par ses expli­ca­tions s’embourbe davan­tage. Après l’auteur, c’est au tour du secré­taire de la rédac­tion. Encore un qui n’est pas com­mode ! Même fureur… mêmes expli­ca­tions ! Enfin, des fois, le direc­teur daigne se déran­ger et rendre une visite au mal­heu­reux vir­gu­lier qui, devant cette auto­ri­té, est muet comme carpe. Que de monde en mou­ve­ment pour une méchante coquille ! Et que de fois, dans l’année, cette petite scène se renou­velle ! Car, ami — com­plice typo (ou opé­ra­teur, main­te­nant) — la mal­en­con­treuse coquille n’est pas rare, excep­té au Times, paraît-il, car ce jour­nal donne une prime de mille francs à tout lec­teur qui en découvre une9 !!! Il serait peut-être bon de s’abonner au grand jour­nal de la cité !…

Curio­si­té typo­gra­phique de cet article : toutes les vir­gules sont com­po­sées dans une fonte dif­fé­rente, contrai­re­ment aux autres signes de ponc­tua­tion. « Le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la virgule. »

« Mais, s’il a des ennuis, le cor­rec­teur trouve aus­si des jouis­sances à son métier, mes­sieurs les rédac­teurs, les repor­ters par­ti­cu­liè­re­ment, plus pres­sés de don­ner leur copie, négligent par­fois leur style et ne ponc­tuent pas du tout, pour le plus grand bon­heur du cor­rec­teur ; car il n’est pas de joie plus immense pour lui que d’étaler dans la marge de l’épreuve une belle vir­gule. À ce moment, il est trans­fi­gu­ré ; de ren­fro­gné qu’il était tan­tôt, le voi­là rayon­nant, heu­reux… il a trou­vé l’occasion de pla­cer sa vir­gule !… Son atten­tion est tel­le­ment por­tée à cette ponc­tua­tion, que bien sou­vent il ne voit pas, à côté, la coquille qui lui atti­re­ra une s[e]monce. Que vou­lez-vous ? Esaü aimait les len­tilles ; Roméo ado­rait Juliette ; le cor­rec­teur est pas­sion­né pour la vir­gule10. Des goûts et des couleurs…

Pensée vagabonde

« Au demeu­rant, le cor­rec­teur est bon enfant, ce qui ne l’empêche d’être la bête noire des typos ou opé­ra­teurs, ceux-ci trou­vant tou­jours qu’il marque trop de cor­rec­tions. Ce n’est pas l’avis du patron, qui, lui, se plaint qu’il laisse trop de bourdes. Et pour­tant, pour être cor­rec­teur on n’en a pas moins un cœur !… Si les dis­trac­tions sont per­mises (hum !) au typo, ne peut-on pas les admettre pour le mal­heu­reux vir­gu­lier. Quand il a son épreuve devant lui, croyez-vous que sa pen­sée est tou­jours là ? Eh ! non, elle vaga­bonde, tout comme la vôtre, et alors que la copie lui annonce la chute du minis­tère, il désire, lui, celle de la brune Cuné­gonde, qu’il pour­suit de ses assi­dui­tés depuis plus de six mois : mais, hélas ! la coquette n’a pas l’air d’en être trou­blée outre mesure. Oui, le cor­rec­teur est un homme comme les autres — par­fai­te­ment ? et, comme tel, sujet à l’erreur. (Cela se dit aus­si en latin).

« Le vir­gu­lier a encore un enne­mi : le fonc­tion­naire. — Le fonc­tion­naire ? — Oui, le fonc­tion­naire. Oh ! il ne s’agit pas ici du pré­fet ou du tré­so­rier-payeur, non : mais de ces indi­vi­dus créés depuis l’apparition des lino­types11. Ah ! celui-là, par ex[e]mple, a le don d’horripiler notre brave cor­rec­teur. Les épreuves qu’il pré­sente sont tou­jours mau­vaises : ou trop pâles ou trop char­gées d’encre ; le papier est trop sec ; ou trop mouillé ; il y en a même un qui le trempe au lava­bo, dans l’eau savon­neuse. Allez donc mar­quer une vir­gule sur ce papier-là ? Plai­gnez, plai­gnez le pauvre correcteur !!! »

D. LÉATUR.


La féminisation du métier de correcteur : une synthèse

Le cassetin féminin du quotidien suisse "Le Temps". Image tirée du reportage "Les Correctrices de presse sous l’œil des cinéastes" (2018)
Le cas­se­tin fémi­nin du quo­ti­dien suisse Le Temps. Image tirée du repor­tage Les Cor­rec­trices de presse sous l’œil des cinéastes (2018), à voir sur le site du journal.

Chaque fois (ou presque) que je publie un docu­ment ancien mon­trant des cor­rec­teurs au tra­vail, je reçois un com­men­taire s’exclamant qu’il n’y a « pas beau­coup de femmes ». J’ai donc fini par pro­mettre un article sur la ques­tion. Le voici.

Racon­ter la fémi­ni­sa­tion du métier de cor­rec­teur, c’est avant tout replon­ger dans l’histoire de l’éducation des filles et dans l’histoire du tra­vail des femmes. Le cas par­ti­cu­lier des cor­rec­trices ne peut venir que dans un second temps. N’étant pas his­to­rien de for­ma­tion (mais cor­rec­teur, faut-il le rap­pe­ler ?), je me conten­te­rai de four­nir ici des jalons. Je vais ras­sem­bler un fais­ceau d’indices12 plu­tôt que de rédi­ger un récit séquen­tiel. On trou­ve­ra donc ci-des­sous beau­coup de liens et de notes en bas de page. Cha­cun pour­ra y pui­ser à son gré. Je vous prie de consi­dé­rer ce texte comme un tra­vail en cours. Il pour­rait aus­si encou­ra­ger d’anciennes cor­rec­trices à m’apporter leur pré­cieux témoi­gnage. D’a­vance, bienvenue !

Un monde largement méconnu

Rap­pe­lons, pour com­men­cer, que nous igno­rons com­bien nous sommes, nous les cor­rec­teurs. Nous ne l’avons jamais su. D’abord, parce la Sta­tis­tique géné­rale de la France, future Insee (1946), est une inven­tion récente (1840). Ensuite, parce que la cor­rec­tion a tou­jours eu sa part d’amateurs, de béné­voles13, d’employés tran­si­toires (étu­diants14) ou de per­sonnes cher­chant un com­plé­ment de reve­nus (ensei­gnants, notam­ment). Aujourd’­hui encore, la diver­si­té des sta­tuts des cor­rec­teurs (sala­rié, tra­vailleur à domi­cile, entre­pre­neur indi­vi­duel…) empêche de les comptabiliser. 

L’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale des cor­rec­teurs est récente aus­si (1881) et le nombre d’adhérents n’est pas repré­sen­ta­tif de la popu­la­tion géné­rale15

De plus, peu de temps sépare les débuts de l’histoire du tra­vail fémi­nin (années 196016) des débuts de l’his­toire des ate­liers d’imprimerie (années 197017).

« […] les cor­rec­teurs n’ont jamais été pré­ci­sé­ment recen­sés en France » (ACLF). Nous n’en connais­sons donc ni le nombre, ni les divers pro­fils. Les infos les plus récentes dont nous dis­po­sons viennent d’une enquête menée par l’ACLF en mars-juin 2022. Des 490 réponses reçues, il res­sort que 83 % des cor­rec­teurs sont des femmes, plu­tôt urbaines (65 %), très diplô­mées (48 % ont bac+5), exer­çant sous le sta­tut d’in­dé­pen­dante (67 %). On lira à pro­fit le rap­port complet. 

Mais un fait nous éclaire aisé­ment sur la chro­no­lo­gie à venir : la célèbre école Estienne, qui forme aux métiers du livre à Paris, a ouvert ses classes aux gar­çons en 1889, mais n’a accep­té les jeunes filles qu’à par­tir de 1972. 

Pour que les femmes puissent deve­nir cor­rec­trices, il fal­lait trois conditions :

  • qu’elles reçoivent l’éducation néces­saire, au moins jusqu’à 16 ans18 ;
  • qu’elles aient le droit de tra­vailler19 ;
  • que les impri­me­ries les embauchent. 

Il fal­lait aus­si que les femmes soient libres de leurs choix en matière de vie conju­gale et de mater­ni­té, sans oublier l’al­lè­ge­ment de la vie domes­tique par l’élec­tro­mé­na­ger

1. L’éducation des filles

À la veille de la Révo­lu­tion, les femmes étaient anal­pha­bètes à 73 %, contre 53 % des hommes (His­to­Livre). 

Avant la révo­lu­tion indus­trielle, la France est un pays très majo­ri­tai­re­ment rural, et l’éducation des enfants, filles ou gar­çons, n’est pas la prio­ri­té des parents20

Le prin­cipe d’égal accès à l’éducation pour tous n’est éta­bli qu’à la fin du xixe siècle… mais la teneur de l’é­du­ca­tion, elle, reste inégale. 

« Si la loi Camille Sée crée en 1880 un sys­tème d’en­sei­gne­ment secon­daire public des­ti­né aux jeunes filles, il reste dans l’es­prit de ses ini­tia­teurs un ensei­gne­ment typi­que­ment fémi­nin au conte­nu adap­té, plus court que l’en­sei­gne­ment mas­cu­lin et ne don­nant pas accès au bac­ca­lau­réat » (Gal­li­ca21).

L’objectif poli­tique de l’é­du­ca­tion des filles n’est, d’ailleurs, pas de per­mettre aux femmes de travailler.

Le pro­gramme de Camille Sée est on ne peut plus clair : « Il faut choi­sir ce qui peut leur être le plus utile, insis­ter sur ce qui convient le mieux à la nature de leur esprit et à leur future condi­tion de mère de famille, et les dis­pen­ser de cer­taines études pour faire place aux tra­vaux et aux occu­pa­tions de leur sexe. Les langues mortes sont exclues [alors que le latin est encore très deman­dé dans les impri­me­ries] ; le cours de phi­lo­so­phie est réduit au cours de morale ; et l’en­sei­gne­ment scien­ti­fique est ren­du plus élé­men­taire » (Wiki­pé­dia). 

Pour Jules Fer­ry, « l’école pri­maire peut et doit faire aux exer­cices du corps une part suf­fi­sante pour pré­pa­rer et pré­dis­po­ser […] les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femme ». Quant au tra­vail manuel, il a pour objec­tif « de leur faire acqué­rir les qua­li­tés sérieuses de la femme de ménage et de les mettre en garde contre les goûts fri­voles ou dan­ge­reux » (Wiki­pé­dia). 

De plus, le chan­ge­ment ne s’o­père pas du jour au len­de­main. 1) « […] les filles sont la plu­part du temps ins­truites par les congré­ga­tions ou les cou­vents ; » 2) « entre la pro­mul­ga­tion de la loi et sa mise en œuvre, il existe aus­si par­fois des délais assez longs » : par exemple, une ville comme Angers n’a ouvert son pre­mier col­lège pour filles qu’en 1913 (Wiki­pé­dia).

Les pre­mières ins­ti­tu­trices étaient par­fois mal consi­dé­rées, voire mal­trai­tées22

En 1924, le pro­gramme sco­laire pour les filles dans le secon­daire rejoint celui des gar­çons et le bac­ca­lau­réat (condi­tion d’accès à l’université) leur est accessible.

La mixi­té des éta­blis­se­ments sco­laires ne se déve­loppe qu’à par­tir des années 1960 (Wiki­pé­dia).

2. Le travail des femmes

« Depuis six mille ans qu’il y a des femmes et qui tra­vaillent23… », on pour­rait pen­ser qu’il y a des cor­rec­trices dans les impri­me­ries depuis longtemps. 

On sait aujourd’hui que le tra­vail fémi­nin était très pré­sent dans la socié­té médié­vale24, mais c’est jus­te­ment à la Renais­sance, période où naît l’impri­me­rie en Europe, que les femmes perdent nombre de métiers qu’elles exer­çaient au Moyen Âge. « Exclues des droits de suc­ces­sion, elles le sont aus­si de nom­breuses cor­po­ra­tions. […] Reje­tées des ate­liers, elles se replient sur le tra­vail à domi­cile qui va pro­li­fé­rer jusqu’au xixe siècle » (Marua­ni, 1985, p. 14). On ver­ra plus loin que ce mou­ve­ment reste actuel.

« La seconde moi­tié du xxe siècle a été por­teuse, dans l’en­semble des pays déve­lop­pés et tout par­ti­cu­liè­re­ment en France, de trans­for­ma­tions sociales majeures pour les femmes : liber­té de l’a­vor­te­ment et de la contra­cep­tion, droit de vote et pari­té, crois­sance spec­ta­cu­laire de la sco­la­ri­té et de l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle » (M. Marua­ni, 2005).

Sans détailler l’histoire du tra­vail des femmes, je vais don­ner quelques dates (d’a­près Hel­lo Work (6 mars 2023) — sauf autre men­tion —, auquel je ren­voie pour l’ex­pli­ca­tion détaillée). 

  • 1907 droit pour les femmes mariées à dis­po­ser de leur salaire 
  • 1909 adop­tion du congé maternité 
  • 1920 « La loi auto­rise les femmes à adhé­rer à un syn­di­cat sans l’au­to­ri­sa­tion mari­tale » (His­to­Livre, p. 5).
  • 1946 fin du salaire féminin
  • 1965 auto­no­mie finan­cière et liber­té de travailler 
  • 1975 inter­dic­tion de la dis­cri­mi­na­tion à l’embauche
  • 1983 l’égalité pro­fes­sion­nelle comme principe
  • 1986 fémi­ni­sa­tion des noms de métiers (que l’Académie admet en 201925 !).

« La part des femmes dans la popu­la­tion active n’a ces­sé d’augmenter au cours du xxe siècle. Entre 1968 et 1990, le pour­cen­tage de femmes actives en France aug­mente for­te­ment pas­sant de 31 à 43 %. Cela est prin­ci­pa­le­ment dû aux Trente Glo­rieuses et à l’arrivée de la socié­té de consom­ma­tion, mais éga­le­ment au déve­lop­pe­ment de l’instruction des femmes » (Météo­job).

3. L’embauche de femmes dans les imprimeries

Mais à l’imprimerie ce n’était pas gagné. 

S’il y a tou­jours eu des femmes dans les impri­me­ries, c’é­tait dans l’ombre de leur mari ou de leur père26.

Portrait de Madeleine Plantin (musée Plantin-Moretus).
Por­trait de Made­leine Plan­tin (musée Plantin-Moretus).

L’his­toire a rete­nu de belles excep­tions au xvie siècle : Char­lotte Guillard, « deux fois veuve d’imprimeurs, qui diri­gea une impri­me­rie de 1537 à 155727 », ou les filles de Chris­tophe Plan­tin, qui « ont appris à lire et à écrire dès leur plus jeune âge. À cinq ans déjà, elles aidaient à cor­ri­ger les épreuves à l’atelier28. » « Made­leine, la qua­trième, était la plus habile : elle lisait les textes hébreux, syriaques et grecs29. »

Noter aus­si, au prin­temps 1793, le cas de Mme de Bas­tide ouvrant, à Paris, une école typo­gra­phique pour les femmes, qui accueille 60 jeunes femmes. Mais « on n’a plus de nou­velles de l’é­ta­blis­se­ment après avril 1795 sous le Direc­toire » (His­to­Livre, p. 5-6).

1849 Léga­li­sée après dix ans d’exis­tence, la Socié­té de secours mutuels typo­gra­phique pari­sienne adopte « un règle­ment pré­cis pré­voyant notam­ment (art. 116) l’exclu­sion des femmes, pour­tant peu nom­breuses dans la pro­fes­sion » (Jar­rige, p. 211). Une com­mis­sion revien­dra sur cette déci­sion en 1867 (ibid., p. 213).

1855 Pri­mé à l’Exposition inter­na­tio­nale de Paris, le pia­no­type, une des pre­mières machines à com­po­ser, est pré­sen­té « comme pou­vant être serv[i] par du per­son­nel fémi­nin » (Wiki­pé­dia). « Dans La Réforme […], Étienne Ara­go explique sans détour que “l’a­van­tage que cette inven­tion pour­rait offrir aujourd’­hui, ce serait de pou­voir rem­pla­cer les hommes par des femmes [payées moi­tié moins que les hommes] et des enfants” » (Jar­rige, p. 205).

La même année, « on assiste pour la pre­mière fois à l’intro­duc­tion des femmes dans une impri­me­rie pari­sienne » (Jar­rige, p. 213).

1877 « […] dans l’a­te­lier de l’a­gence Havas […] les cinq machines à com­po­ser sont conduites par des femmes (Jar­rige, p. 214).

1881 Une dis­po­si­tion sta­tu­taire de la jeune Fédé­ra­tion du livre recom­mande de « s’opposer par tous les moyens légaux au tra­vail des femmes dans les impri­me­ries »30.

En 1897 appa­raît La Fronde (de Mar­gue­rite Durand), « pre­mier jour­nal fran­çais entiè­re­ment conçu et diri­gé par des femmes ». Il sera « un outil majeur du déve­lop­pe­ment du fémi­nisme en France durant six ans » (His­to­Livre, p. 10-11).

1901 Affaire Ber­ger-Levrault : face à une grève de 90 ouvriers dans son impri­me­rie, à Nan­cy, la direc­tion ins­talle 15 femmes typo­graphes aux postes vacants. Les hommes les consi­dé­re­ront comme des « sar­ra­sines » ou bri­seuses de grève, et l’af­faire res­te­ra long­temps dans les mémoires31.

1912 Affaire Emma Cou­riau : bien qu’elle soit typo­graphe depuis dix-sept ans et payée à l’é­gal d’un homme, son admis­sion à la sec­tion lyon­naise de la Fédé­ra­tion du Livre est refu­sée. De plus, son mari est radié du syn­di­cat32.

« Les femmes ne seront admises qu’en 1919 dans les rangs de la com­po­si­tion, mais au cin­quième des effec­tifs. […] Après la guerre […] on ne pou­vait plus igno­rer leur capa­ci­té de faire le tra­vail des hommes mobi­li­sés, ni pri­ver de res­sources celles dont le mari avait été tué » (Dédame, p. 235). 

« Les évé­ne­ments de 1936 marquent une évo­lu­tion dans l’attitude des ouvriers du Livre à la syn­di­ca­li­sa­tion des femmes, par­ti­cu­liè­re­ment dans les sec­tions pari­siennes : les adhé­sions des femmes sont nom­breuses et elles sont sou­te­nues par les diri­geants syn­di­caux » (His­to­Livre, p. 2).

Comme on le voit, le milieu très « macho33 » de l’im­pri­me­rie a for­te­ment résis­té à l’ar­ri­vée des femmes en son sein.

« Jusqu’au milieu du xxe siècle, le per­son­nel fémi­nin du livre n’était admis qu’aux tâches jugées subal­ternes dont fai­saient par­tie le bro­chage (les pre­miers livres bro­chés datent de 1841) et la fini­tion. Pour­tant, les femmes déployaient une incom­pa­rable dex­té­ri­té dans : le comp­tage des feuilles, la pliure des cahiers, leur encar­tage l’un dans l’autre (ou, au contraire, leur désen­car­tage), leur col­la­tion­ne­ment, leur assem­blage, la cou­ture des dos, leur col­lure ain­si que, dans les ate­liers de presse, le pliage et la mise sous bande adres­sée (à la vitesse de cinq jour­naux à la minute) pour les abon­nés ! » (Dédame, p. 226)

Une linotypiste. Châtelaudren, atelier des linotypistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.
Châ­te­lau­dren, ate­lier des lino­ty­pistes, Le Petit écho de la mode, 1938. | LE PETIT ÉCHO DE LA MODE, LEFF COMMUNAUTÉ.

Mais dans la seconde moi­tié du xixe siècle, la plu­part de ces tâches seront méca­ni­sées, et « le recours au savoir-faire des femmes étant plus réduit… la pro­fes­sion ten­dit à se mas­cu­li­ni­ser » (ibid.).

Même l’ar­ri­vée de la Lino­type ne par­vient pas à cas­ser le mono­pole mas­cu­lin (Jar­rige, p. 220).

« Dans les années 1910, pour­tant, près de 18 % des ouvriers du Livre sont des ouvrières » (His­to­Livre, p. 4). D’a­près Fré­dé­ric Bar­bier34, elles étaient 6,7 % en 1847.

C’est, en fait, l’ar­ri­vée de la pho­to­com­po­si­tion et de l’in­for­ma­tique, dans les années 1970, qui sera déter­mi­nante. Je vais y reve­nir plus bas. 

Et les correctrices, alors ?

1840 Un jour­na­liste fait état de l’existence d’un ate­lier d’imprimerie entiè­re­ment fémi­nin, cor­rec­tion com­prise, entre Paris et Fon­tai­ne­bleau35.

1869 Pour Pierre Larousse (Grand Dic­tion­naire uni­ver­sel du xixe siècle, t. 5), en matière de typo­gra­phie, le cor­rec­teur (« employé char­gé de lire les épreuves et de mar­quer les fautes com­mises soit par le com­po­si­teur, soit par l’au­teur lui-même ») n’a pas de pen­dant féminin.

1884 Pre­mières annonces d’emploi de cor­rec­trice, selon mes propres recherches. 

1884, tou­jours : un jour­na­liste du Gil Blas écrit, à pro­pos de l’école pri­maire supé­rieure de jeunes filles de la rue de Jouy (Paris 4e) que ses élèves « sont aptes […] à être cor­rec­trices d’imprimerie. Voir mon article : 

1904 Quand elles se marient, les cor­rec­trices com­mencent à décla­rer leur pro­fes­sion dans les avis publiés dans les jour­naux, là aus­si selon mes propres recherches.

La posi­tion de cer­tains cor­rec­teurs n’est pas plus favo­rable que celle des typo­graphes. Voir la lettre d’Armand Dau­by dans mon article :

Le cor­rec­teur Eugène Bout­my a pré­cé­dem­ment écrit, en 187436 (en seconde posi­tion der­rière le « cor­rec­teur amateur » !) : 

« Le cor­rec­teur femme existe aus­si ; mais cette espèce, du reste très rare, n’apparaît jamais dans l’atelier typo­gra­phique ; on ne l’entrevoit qu’au bureau du patron ou du prote. Nous n’en par­le­rons pas… par galan­te­rie » (p. 48).

« […] nous sommes de l’avis de MM. les typo­graphes qui, plus moraux que les mora­listes, trouvent que la place de leurs femmes et de leurs filles est plu­tôt au foyer domes­tique qu’à l’atelier de com­po­si­tion, où le mélange des deux sexes entraîne ses suites ordi­naires. […] L’admission des femmes dans la typo­gra­phie a eu un autre résul­tat fâcheux : elle a fait dégé­né­rer l’art en métier. Pour s’en convaincre, il suf­fit d’examiner les ouvrages sor­tis des impri­me­ries où les femmes sont à peu près exclu­si­ve­ment employées » (p. 75-76).

Même Louis-Emma­nuel Bros­sard, en 192437, citant pour­tant les exemples de Char­lotte Guillard et des filles de Plan­tin, et esti­mant « par trop vif et trop radi­cal l’arrêt ren­du par Bout­my », ter­mine son para­graphe sur la ques­tion (3 pages sur 587) ainsi : 

« Il faut évi­ter le « cor­rec­teur femme », la chose est enten­due, mais, quand le mal existe, il n’est pas néces­saire de l’exaspérer par une lutte ouverte ou par le mépris décla­ré […] (p. 131).

On peut voir là un mince progrès… 

L’hon­neur est sau­vé par une voix dis­cor­dante, lors de l’af­faire Emma Cou­riau (voir plus haut), en 1913 :

« Dans La Bataille syn­di­ca­liste, Alfred Ros­mer, cor­rec­teur et chro­ni­queur, écrit : “Il serait temps que les cama­rades aban­donnent la men­ta­li­té anté­di­lu­vienne que leur donne une si étrange concep­tion des rap­ports qui doivent exis­ter entre l’homme et la femme. Est-il si dif­fi­cile d’admettre que la femme peut agir par elle-même et qu’elle a voix au cha­pitre quand il s’agit de régler sa vie et sa des­ti­née”. » (His­to­Livre, p. 5).

Dans les années 1970, la pho­to­com­po­si­tion et l’in­for­ma­tique marquent une révo­lu­tion. C’est un bou­le­ver­se­ment pour les typo­graphes (c’est la fin du plomb), mais aus­si pour les cor­rec­teurs, comme l’a racon­té Claire Clou­zot en 1981 dans un film, L’Homme fra­gile, alors que chez Fran­çois Truf­faut, deux ans plus tôt (L’A­mour en fuite), la cage de verre enfer­mait tou­jours deux hommes au cœur de l’imprimerie.

C’est la socio­lo­gie qui nous enseigne le plus sur cet épi­sode. Dans un livre de 1985 (aujourd’­hui épui­sé), Mar­ga­ret Marua­ni raconte, sur 16 pages, « l’histoire du Cla­vier Enchaî­né », nom qu’elle a don­né à un quo­ti­dien régio­nal sur lequel elle a enquê­té pen­dant quinze ans. Une suc­ces­sion de péri­pé­ties dif­fi­cile à résu­mer en quelques lignes… 

Dans cette rédac­tion, l’entrée de l’ordinateur, en 1969, a été accom­pa­gnée de l’embauche d’une dou­zaine de dac­ty­los (que l’in­for­ma­tique a rebap­ti­sées cla­vistes), qui tra­vaillaient plus vite que les cor­rec­teurs en place tout en étant payées un tiers de moins. « Une pro­fes­sion fémi­nine, déva­lo­ri­sée, déqua­li­fiée et sous-payée s’est créée à côté et en marge des métiers mas­cu­lins. » Au fil des années, entre grève des ouvriers du livre en 1969 (pour obte­nir la garan­tie de leur emploi et le mono­pole sur la jus­ti­fi­ca­tion et la cor­rec­tion des textes) et grève des cla­vistes en 1983 (pour obte­nir éga­li­té de salaire et de condi­tions de tra­vail), les deux camps se sont pro­gres­si­ve­ment rejoints. Deux mondes qu’au départ tout sépa­rait, même un mur… Tout le monde a fini sur le même cla­vier, dans la même conven­tion col­lec­tive (celle des ouvriers du livre) ; les cla­vistes, après une courte for­ma­tion, sont deve­nues cor­rec­trices. Pour les hommes, c’était la peur de la concur­rence et la « fin du métier » ; pour les femmes, un sen­ti­ment de dif­fé­rence et d’exclusion. 

L’histoire du Cla­vier Enchaî­né (par laquelle Mar­ga­ret Marua­ni illustre la construc­tion sociale des dif­fé­rences hommes/femmes dans le monde du tra­vail) s’arrête là. Ce qui suit, dans la presse, pari­sienne en par­ti­cu­lier, ce sont les plans de départ pour la famille des « typos » (lino­ty­pistes, typo­graphes et cor­rec­teurs), peu à peu rem­pla­cée par une popu­la­tion majo­ri­tai­re­ment fémi­nine, moins avan­ta­gée et moins bien payée.

Cepen­dant, la pré­do­mi­nance mas­cu­line chez les cor­rec­teurs a peut-être duré plus long­temps qu’on l’i­ma­gine, à en croire les quelques indices suivants : 

« Quand je suis arri­vée en presse (en 1979), il y avait très peu de femmes. Les quelques cor­rec­trices de l’imprimerie avaient un suc­cès fou », raconte Annick Béjean (dans Repi­ton et Cas­sen). Lire la par­tie de son témoi­gnage que j’ai déjà publiée.

Mais il faut lire aus­si les pages de son récit, tein­té de nos­tal­gie, qui res­ti­tuent un monde dis­pa­ru, celui des typos et de leur mili­tan­tisme vigou­reux (dont l’é­pi­sode le plus mar­quant est la grève du Pari­sien libé­ré, qui dura vingt-huit38 à trente mois39, de 1975 à 1977). 

En 1983, entrant comme jeune typo­graphe à France-Soir, Isa­belle Mon­thier découvre :

« Troi­sième étage. Un grand ate­lier. Des hommes, des hommes par­tout. […]
« Le cas­se­tin (le car­ré ou l’atelier) des cor­rec­teurs. […] Trois femmes envi­ron pour une ving­taine d’hommes » (Repi­ton et Cas­sen, p. 136). 

En mars 1994, l’ARCI (Asso­cia­tion romande des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’im­pri­me­rie, Lau­sanne) déclare encore qu’elle « manque de col­lègues fémi­nines » et lance un appel dans un jour­nal fémi­niste40

Étapes récentes

Jusqu’en 1978 (créa­tion de l’é­cole COFORMA par le Syn­di­cat des cor­rec­teurs41), le métier s’apprenait exclu­si­ve­ment auprès de ses pairs42. Or, com­ment se for­mer à un métier dont l’accès vous est inter­dit ou difficile ? 

Quand elle raconte son entrée à La Croix, chez Bayard Presse (qu’elle appelle Le Cru­ci­fix et Lan­ce­lot), à la fin des années 1970, Vani­na (pseu­do­nyme) écrit :

« […] le choix de recru­ter en prio­ri­té des femmes pour sai­sir et cor­ri­ger les textes n’existe nulle part ailleurs dans la PQN (la presse quo­ti­dienne dite natio­nale, et en fait pari­sienne). […] Les femmes y sont depuis entrées en masse – jusqu’à for­mer au moins la moi­tié des effec­tifs dans les cas­se­tins de cor­rec­tion […] » (p. 24). 

La sai­sie des textes sur micro-ordi­na­teur (milieu des années 1980) par les auteurs eux-mêmes43 ayant fait dis­pa­raître, à leur tour, les cla­vistes, elles ont dû se recon­ver­tir. Cer­taines ont choi­si la cor­rec­tion, comme l’a­vaient déjà fait cer­taines « typotes ». 

Paral­lè­le­ment, cor­rec­teurs et cor­rec­trices sont pous­sés hors des murs des mai­sons d’édition :

Une correctrice travaillant chez elle. Illustration créée avec Midjourney.
Cor­rec­trice tra­vaillant chez elle. Illus­tra­tion créée avec Midjourney.

« […] au début des années 1980 […] le prix tou­jours plus éle­vé du mètre car­ré pari­sien [entre autres rai­sons] incite […] beau­coup d’éditeurs à sup­pri­mer leur ser­vice de relec­ture interne afin de réa­li­ser des éco­no­mies. Ils décident de payer désor­mais à la pige, et à un tarif bien sûr infé­rieur, la pré­pa­ra­tion de copie. Ils chassent donc de leurs murs les lec­teurs-cor­rec­teurs ; et, confron­tés à la menace du chô­mage, cer­tains de ceux-ci acceptent d’être licen­ciés puis réem­bau­chés avec la sous-qua­li­fi­ca­tion de cor­rec­teur à domi­cile. 
« Les cor­rec­teurs déjà pigistes se voient quant à eux pro­po­ser d’effectuer éga­le­ment la pré­pa­ra­tion de copie – selon les modes de rému­né­ra­tion les plus divers, mais tous illé­gaux puisque ce bou­lot n’est pas pré­vu par la conven­tion comme pou­vant se faire à la mai­son. […] » (Vani­na, p. 53).

« Des trans­for­ma­tions struc­tu­relles propres au domaine du livre et de la presse expli­que­raient que les cor­rec­trices soient de moins en moins inté­grées dans les entre­prises : recom­po­si­tions édi­to­riales ; choix bud­gé­taires ciblés ; asso­cia­tions de mai­sons en grandes enti­tés ou rachats ; fusion de cer­tains corps de métier ; abon­dance et sur­charge de la pro­duc­tion édi­to­riale…
« De plus, les évo­lu­tions liées à l’informatisation des métiers sont très cer­tai­ne­ment à prendre en compte, notam­ment l’apparition de la publi­ca­tion assis­tée par ordi­na­teur (PAO), qui a décloi­son­né des métiers aupa­ra­vant très dis­tincts et hau­te­ment spé­cia­li­sés, et le per­fec­tion­ne­ment des logi­ciels de cor­rec­tion » (ACLF, p. 8). 

La créa­tion de la microen­tre­prise (2008) et le déve­lop­pe­ment du télé­tra­vail (sur­tout depuis la pan­dé­mie de Covid-19) ont fait le reste. 

Cela pousse cer­taines cor­rec­trices à se deman­der si le métier est pré­caire parce que fémi­nin, ou fémi­nin parce que précaire… 

Voi­là, d’a­près mes lec­tures et recherches à ce jour, les fac­teurs expli­quant que le métier de cor­rec­teur, qua­si exclu­si­ve­ment mas­cu­lin durant cinq siècles, pré­sente aujourd’­hui — notam­ment sur les réseaux sociaux — un visage très lar­ge­ment féminin. 

Il y aurait, dans cette his­toire, d’autres aspects à trai­ter, notam­ment la ques­tion de l’hy­giène dans les ate­liers, plus sen­sible encore pour les femmes que pour les hommes, mais je ne peux pas étendre ce texte déjà trop long. Cela fera peut-être l’ob­jet d’un pro­chain article… 

PS — On me sug­gère d’a­jou­ter que, dans la presse, les secré­taires de rédac­tion, métier où les femmes sont aus­si nom­breuses, tend à rem­pla­cer les cor­rec­teurs. J’ai déjà consa­cré un article au métier de « SR ». 


Sources : 

ACLF : « Rap­port d’en­quête “Pro­fes­sion : cor­rec­teur” », juillet 2021.

Dédame, Roger : Les Arti­sans de l’é­crit. Des ori­gines à l’ère du numé­rique, « Rivages des Xan­tons », Les Indes savantes, 2009.

His­to­Livre : n° 28, novembre 2022, consa­cré aux femmes dans l’im­pri­me­rie, Ins­ti­tut CGT d’his­toire sociale du Livre pari­sien (numé­ro pas encore publié sur leur page Cala­méo).

Jar­rige, Fran­çois, « Le mau­vais genre de la machine. Les ouvriers du livre et la com­po­si­tion méca­nique (France, Angleterre,1840-1880) », Revue d’histoire moderne & contem­po­raine, 2007/1 (no 54-1), p. 193-221. Article que je recom­mande particulièrement.

Marua­ni, Mar­ga­ret : Mais qui a peur du tra­vail des femmes ?, Syros, 1985 (épui­sé) ; (dir.), Femmes, genre et socié­tés, l’é­tat des savoirs, La Décou­verte, 2005. Voir aus­si Tra­vail et emploi des femmes, 5e éd., « Repères », La Décou­verte, 2017.

Repi­ton, Isa­belle et Cas­sen, Pierre, « Touche pas au plomb ! » Mémoire des der­niers typo­graphes de la presse pari­sienne, Le Temps des Cerises, 2008.

Vani­na : 35 ans de cor­rec­tions sans mau­vais trai­te­ments, Acra­tie, 2011. 

Sur l’as­pect social du métier aujourd’­hui (état des lieux et moyens de lutte), lire aus­si Goutte, Guillaume, Cor­rec­teurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té, Liber­ta­lia, 2021.