Du décorum qu’on garde à celui qu’on regarde

"Le Sacre de Napoléon", de Jacques-Louis David, 1805-1807
Le sacre de Napo­léon (ici, peint par J.-L. David, 1805-1807), déco­rum ou bar­num impérial ?

Une phrase dans un récent entre­tien avec Tho­mas Jol­ly1 dans Le Monde a réveillé une réflexion qui traî­nait dans un coin de ma tête. Le met­teur en scène racon­tait un sou­ve­nir d’en­fance, à l’âge de six ans : 

« Je lui explique [à sa prof de danse] que ce que nous fai­sons n’est pas assez beau, que l’endroit est moche. Moi, je vou­lais des tutus cha­toyants, des dorures, un déco­rum fas­tueux, je vou­lais déjà mon­ter Le Lac des cygnes, même si, à cette époque, je ne le connais­sais pas ! »

Le mot déco­rum a, en effet, connu une évo­lu­tion intéressante. 

Le déco­rum (avec un article défi­ni), c’est d’abord (1587) quelque chose qu’on res­pecte, qu’on observe, qu’on « garde » (en fran­çais du xviie s., voir Fure­tière) : l’ensemble des règles de bienséance.

C’est aus­si, plus spé­cia­le­ment, à par­tir de 1889, l’ap­pa­rat offi­ciel, autre­ment appe­lé « éti­quette, pro­to­cole ou céré­mo­nial », tel celui qu’a mis en scène pour sa propre gloire Napo­léon Ier.

Mais, entre-temps, nous dit Alain Rey2, « il a déve­lop­pé, pro­ba­ble­ment sous l’influence du groupe de décor, déco­rer, le sens de “ce qui orne, pare” (1835). Il prend alors la valeur péjo­ra­tive de “luxe ostentatoire”. »

La date don­née par Alain Rey cor­res­pond au Père Goriot de Bal­zac, cité par le TLF :  « Nous avons une cui­si­nière et un domes­tique, il faut gar­der le déco­rum, papa est baron. »

Il s’agit tou­jours de « ce qui convient », mais en matière de signes exté­rieurs d’appartenance à une classe : employer des domes­tiques, por­ter cer­tains vête­ments3 comme habi­ter un lieu « qui en jette ». Habi­tude bien fran­çaise, à en croire un élève de David, Étienne-Jean Delé­cluze : « On retrouve par­tout ces habi­tudes de faire tout avec appa­rat, ce besoin de jeter de la poudre aux yeux, que l’on déguise sous le nom de bien­séance, de décence, de déco­rum » (Jour­nal, 1827, cité par le TLF).

Le déco­rum, comme l’apparat (du latin appa­ra­tus « pré­pa­ra­tifs »), c’est un tout. On com­prend aisé­ment que le « déco­rum royal », notam­ment, regroupe un ensemble de signes, y com­pris une déco­ra­tion fas­tueuse. — D’ailleurs, l’éti­quette, de son côté, désigne à la fois le céré­mo­nial, « ce qui marque quel­qu’un et le classe » et… le prix des choses ! 

Un décor qui impressionne

Concer­nant le décor seule­ment, il faut noter que déco­rum a dési­gné son aspect fas­tueux (le déco­rum d’un hall d’entrée) avant de dési­gner le décor lui-même (Il y avait des plantes vertes, des tapis rouges, un buf­fet somp­tueux, tout un déco­rum). 

Pour Larousse, dont je tire les deux exemples pré­ci­tés, c’est un « emploi cou­rant mais impropre ». Le dic­tion­naire recom­mande de « n’u­ti­li­ser le mot qu’au sens de “bien­séance, éti­quette” ». Anti­dote se can­tonne encore à ce der­nier sens. 

Dans sa der­nière édi­tion, l’Aca­dé­mie, elle, admet une exten­sion de sens, qu’elle ne dis­cute pas : « A sou­vent le sens d’Appa­rat. S’entourer d’un grand déco­rum. Il a le goût du déco­rum. »

À la dif­fé­rence du petit, le Grand Robert enre­gistre, lui, le sens péjo­ra­tif de « décor très soi­gné, pom­peux », avec une cita­tion du Hus­sard sur le toit, de Gio­no (1951) : « Ils contour­naient une suc­ces­sion de petites col­lines toutes plus gen­tilles les unes que les autres. Chaque détour les emme­nait dans des pers­pec­tives où il n’é­tait ques­tion que de pins espa­cés autour de bos­quets ruti­lants en un déco­rum que le pre­mier venu aurait trou­vé royal. » 

Pas­sons sur le pléo­nasme « déco­rum faste » de Tho­mas Jol­ly, forme d’insistance assez cou­rante à l’oral. Par contre, on ne peut trop défi­nir si son déco­rum résume « des tutus cha­toyants, des dorures » (le clin­quant) ou leur ajoute un décor grandiose. 

En effet, dans la presse et la com­mu­ni­ca­tion d’au­jourd’­hui, quand le décor impres­sionne, il devient aisé­ment déco­rum. Le mot est en vogue – tout pour bar­num, d’ailleurs, au sens de « tapage ». Cela tient à la ten­dance à employer des « grands mots ». Et quoi de mieux qu’un mot son­nant latin ? 

Évolution des graphies "decorum" et "décorum" dans Ngram Viewer
Évo­lu­tion des gra­phies deco­rum et déco­rum dans Ngram Vie­wer. Si la seconde prend son essor vers 1820, sa pro­gres­sion est très nette depuis la fin des années 1970.

Voir le titre de cette expo­si­tion pari­sienne de 2014 : « Deco­rum - Tapis et tapis­se­ries d’ar­tistes ». Aus­si belles soient-elles, ces œuvres ne consti­tuent pas pro­pre­ment un déco­rum – et le texte de pré­sen­ta­tion ne four­nit pas de jus­ti­fi­ca­tion de ce terme. 

Voir aus­si cet exemple tiré de Libé­ra­tion, par­mi d’autres réper­to­riés dans le DVLF, dic­tion­naire par­ti­ci­pa­tif : « Ce déco­rum repro­duit l’am­biance sonore d’une salle de ciné­ma THX, quand les tri­cé­ra­tops de Juras­sic Park déboulent dans le dos du spectateur. »

Le déco­rum ne devrait pas (n’au­rait pas dû) perdre son sens d’o­ri­gine pour prendre celui, plus com­mun, de « décor », encore moins celui de « déco­ra­tion », contre lequel nous pré­vient, bien soli­tai­re­ment, le dic­tion­naire Cor­dial : « Ne pas employer ce mot au sens de “déco­ra­tion”. […] Ne dites pas “ce vase a été pla­cé là pour le décorum”. »

Le ver était dans le fruit chez Lit­tré, avec sa défi­ni­tion étran­ge­ment suc­cincte et ambi­guë, cal­quée sur l’é­ty­mo­lo­gie latine : « Ce qui convient et décore. » Et, à en croire une remarque dans le sup­plé­ment de son dic­tion­naire, cette déri­va­tion ger­mait depuis plus long­temps encore : 

« REM. Le Pous­sin a employé ce mot dans le sens de déco­ra­tion.
“Puis viennent l’or­ne­ment, le déco­rum, la beau­té, la grâce, la viva­ci­té, le cos­tume, la vrai­sem­blance et le juge­ment par­tout,” Lett. du Pous­sin, 7 mars 1665, dans J. Dumes­nil, Hist. des amat. ital. p. 542. »

Exemple ancien, rare, trou­vé dans une lettre du maître, qui n’ex­plique pas à lui seul l’ac­cep­tion actuelle que gri­gnote aujourd’­hui le mot déco­rum. Les locu­teurs et les scrip­teurs ont le droit d’être en avance sur les dic­tion­naires, mais ils prennent le risque d’être mal com­pris, et les en aver­tir est une des mis­sions du correcteur.


  1. Met­teur en scène dont la noto­rié­té s’étend hors du milieu théâ­tral avec son tra­vail sur le nou­veau Star­ma­nia et sa nomi­na­tion comme orga­ni­sa­teur des céré­mo­nies des J.O. de Paris.
  2. Dic­tion­naire his­to­rique de la langue fran­çaise.
  3. « Mon­sieur André, l’Inspecteur le lui répète chaque fois, devrait savoir que la cra­vate fait par­tie de la civi­li­sa­tion, que ce soit une laval­lière, un nœud droit ou une régate et que le déco­rum est lié à la fonc­tion publique. » — Jean Rogis­sart, Pas­santes d’octobre, Librai­rie Arthème Fayard, Paris, 1958, cité par le Wik­tion­naire.