D’où vient le mot « théâtre » ? Qu’est-ce qu’un « essai » ? Quelle est la différence entre le genre et le registre ? Comment a évolué le sens du mot « poésie » ? De quand date le mot « littérature » ? À quand remonte la forme épistolaire ? Les lettres ont-elles toujours été séparées des sciences ? C’est à des questions de ce genre que répond ce petit livre, très instructif.
On y apprend, notamment, que ce n’est qu’au xixe siècle que l’orthographe est devenue un critère d’embauche des fonctionnaires1 et que la grammaire a cessé d’être « un code qui s’impose à tous » pour devenir « une matière dont on peut jouer » pour « être reconnu comme un grand écrivain ». Ces considérations ne peuvent qu’intéresser le correcteur.
Paul Aron et Alain Viala, Les 100 mots du littéraire, « Que sais-je ? », PUF, 2008 ; 2e éd. mise à jour, 2011.
NB — Ce « Que sais-je ? » synthétise Le Dictionnaire du littéraire (PUF, 2010, 848 pages), dirigé par les mêmes auteurs, auxquels s’était adjoint Denis Saint-Jacques.
« L’orthographe est devenue le critérium de la belle éducation », constate Paul Valéry en 1936 (dans Variété III, p. 281). ↩︎
Ainsi, des tableaux emblématiques avec devises (Sainte-Beuve, Port-Royal, t. 4, 1859) [peints dans le grand salon d’un château] contiennent des emblèmes, alors que seize est le nombre emblématique de la volupté (Gautier, Le Roman de la momie, 1858) : il la symbolise (exemples du TLF). De même, la colombe est la figure emblématique (ou l’emblème) de la paix.
Une œuvre d’art peut donc être emblématique soit parce qu’elle contient un emblème (cet emploi est rare aujourd’hui), soit parce qu’elle est représentative d’autre chose : la BnF parle, par exemple, d’« un dessin emblématique du fonds » (il est extrait d’un ensemble de dessins réalisés entre 1943 et 1944 par les enfants de la colonie d’Izieu).
L’emploi d’emblématique au sens premier de « qui a valeur d’emblème » n’a pas totalement disparu :
Donner à la disparition de quelques espèces particulières un caractère emblématique est sans doute bénéfique, car nous avons besoin de symboles (Responsabilité et environnement, 2009, Patrick De Wever, Cairn.info, cité par le Dico en ligne — je souligne).
Plus souvent est dit emblématique, aujourd’hui, ce « qui représente (qqch., une idée) de manière forte » (Le Grand Robert).
André Breton est la figure emblématique du surréalisme (Wiktionnaire) : il représente ce mouvement artistique à lui seul ; l’œuvre de Rabelais est emblématique de son temps parce qu’elle « ouvre sur la réflexion humaniste et le besoin d’un renouveau » (Maxicours).
On peut encore écrire que Gilbert Doucet est une figure emblématique du rugby toulonnais (La Langue française, art. cité), parce que, « possédant les caractères propres à une catégorie d’êtres ou de choses, [il] peut être choisi pour l’incarner, la refléter » (représentatif, Académie). Mais si l’on dit qu’Untel est une figure emblématique du sport (Le Grand Robert), Untel représente-t-il le sport à lui seul ? C’est plus discutable.
Emblématique, mais de quoi ?
C’est surtout quand le mot emblématique est employé sans complément que son sens nouveau se révèle : la personne ainsi qualifiée n’est plus vraiment représentative de quoi que ce soit (du moins, l’énoncé ne le précise pas), elle est seulement une figure marquante. Quelques exemples (tirés de Cordial et du Dico en ligne) :
Menés par leur emblématique capitaine, François (Le Monde, juillet 1995).
Qui, hormis l’emblématique président, pourra dire la destination des malversations ? (Le Monde, 1999).
À 63 ans, ce personnage emblématique va devoir raccrocher les bottes sans savoir s’il va être remplacé (Ouest-France, mai 2019).
Les héros – gloire nationale, personnage emblématique, homme providentiel ou femme fatale – font naître des désirs, provoquent des besoins et conduisent au transfert de personnalité (Esprit, 2021, Cairn.info).
On en trouve la confirmation dans la liste de synonymes d’emblématique que propose, dans cette acception, le logiciel Antidote : « mythique, marquant, incontournable, légendaire, culte, célèbre, connu, historique, illustre, mémorable, inoubliable, renommé, réputé, immortel, notoire, populaire, glorieux, reconnu, proverbial, de grand renom ».
Il ne faut donc pas confondre un « cliché “emblématique” du Covid-19 » (Ouest-France, avril 2021) — photographie dont la force expressive résume la pandémie — avec les « clichés emblématiques » vendus à l’encan par Christie’s (« Série limitée », Les Échos, juin 2021). Ces derniers sont plutôt remarquables.
Le terme s’est banalisé au point qu’un sac en tissu (ou tote bag) peut être qualifié d’« objet emblématique » (Capital, décembre 2019, cité par le Dico en ligne) — ou iconique. Reste à savoir de quoi…
D’après Alain Rey, « […] sous l’influence de l’allemand Problematik et dans un usage didactique, la problématique (1929, dans la Revue d’Allemagne) désigne la technique qui consiste à bien poser un problème ou un ensemble cohérent de problèmes et, par métonymie, l’ensemble des problèmes relatifs à un sujet donné » (Dictionnaire historique de la langue française).
Dit autrement, « la problématique est l’art de considérer un problème. C’est l’ensemble des questions à poser pour comprendre et résoudre un problème ou une situation. C’est la façon dont on aborde un sujet » (Travaux de plume).
C’est parfois pour sous-entendre « un ensemble de problèmes » que les locuteurs semblent employer problématique, par exemple dans « la problématique de l’environnement ». Mais pas toujours (voir aussi La Vitrine linguistique).
Plus largement, on constate une tendance à choisir un mot plus long pour exprimer une notion de base.
« De grâce, […] évitons d’en faire ce détestable fourre-tout que certains croient utile d’employer à la place de problème, d’enjeu ou de question à propos de tout sujet de la vie courante nécessitant un tant soit peu de réflexion. Pour se donner des airs importants ? » (C’est aussi l’avis de l’Académie.)
Ajoutant en remarque :
« On ne peut que déplorer la tendance actuelle à remplacer abusivement un mot simple par un pseudo-synonyme plus long donc plus sérieux : problématique au lieu de problème, thématique au lieu de thème [voir Académie], technologie au lieu de technique, méthodologie au lieu de méthode, etc. Descartes aurait-il eu l’air plus pénétré en rédigeant un Discours de la méthodologie ?… »
J’y ajouterai typologie au lieu de type, dichotomie au lieu de séparation, paradigme au lieu de modèle, etc.
Je n’ai pas trouvé d’article retraçant l’origine de cette mode.
Déjà rare au sens propre (action d’épucer, « ôter les puces », comme se le font les chiens ou le font entre eux les singes), le nom épuçage l’est encore plus au sens figuré :
« L’épuçage des coquilles dans une épreuve typographique incombe au correcteur d’imprimerie et à l’auteur. — L’épuçage de ce texte a révélé maintes fautes d’orthographe et de ponctuation. — Chaque texte est lu huit fois, d’abord par son auteur, puis par le rédacteur en chef, souvent par la direction, enfin par cinq correcteurs qui ne sont pas là pour rechercher les coquilles typographiques, cet épuçage étant opéré par une autre équipe (Pierre Descargues, “Scandale chez Larousse”, dans la Tribune de Lausanne, 3 octobre 1959). » — Jean Humbert (1901-1980), Le Français en éventail, Bienne (Suisse), éd. du Panorama, 1961, p. 105-106.
« Épuçage des coquilles » est une association assez curieuse.
« Au fig., rare. Examiner avec un soin minutieux pour chercher des erreurs, des fautes. Épucer un texte. Synon. épouiller. Un autre a épucé Villon, s’est efforcé de démontrer que la grosse Margot de la ballade n’était pas une femme mais bien l’enseigne d’un cabaret (Huysmans, Là-bas, t. 1, 1891, p. 33). »
Et remarque :
«On rencontre ds la docum. épuçage, subst. masc. Action d’épucer. Au fig. Et puis supprimez des blancs et des petits points. Cela trop souligne [sic] le décousu de l’œuvre [le Roman d’un Spahi] qui reste, malgré cet épuçage de votre ami, une œuvre (A. Daudet ds Loti, Journal intime, 1878-81, p. 206). »
Victor Hugo a employé, lui, épouiller :
« Examiner (quelque chose) avec un soin méticuleux pour supprimer des erreurs. Épouiller un texte.Les correcteurs ont deux maladies, les majuscules et les virgules, deux détails qui défigurent ou coupent le vers. Je les épouille le plus que je peux (Hugo, Corresp., 1859, p. 298). » — TLF.
Dernièrement, j’ai reçu de LinkedIn des offres d’emploi de « correcteur/rice - monteur en installations sanitaires » et de « chef correcteur/rice boulanger ». Étonnant, non ? Cela m’a donné l’idée de revenir à la polysémie du mot correcteur.
Dès le début de mes recherches, il y a trois ans, j’ai été confronté au manque de pertinence des résultats renvoyés par Google, dû au fait que correcteur et correctrice sont à la fois des noms et des adjectifs. Ainsi, tout ce qui corrige est correcteur (correctif est plus rare). Verres, appareils, dispositifs divers (correcteur de tonalité, correcteur gazométrique, correcteur de posture, etc.) ou actions. Lancer le mot-clé correcteur renvoie donc des résultats liés à l’optique, à la chirurgie, à l’orthodontie, à la cosmétique, à la gymnastique, etc.
Il m’a fallu aussi éliminer des résultats les correcteurs d’examens (ou de copies, nouvelle polysémie, la copie étant, dans l’édition et l’imprimerie, le texte destiné à être saisi et traité en composition), ou examinateurs, « chargé[s] de corriger et de noter les devoirs relevant de [leur] spécialité » (TLF), tels les deux exemples avec lesquels j’ai commencé.
Correcteur Tipp-Ex.
Il m’a fallu éliminer encore les produits blancs permettant d’effacer les fautes de frappe (photo ci-contre) et, surtout, les correcteurs orthographiques, logiciels installés dans nos ordinateurs et nos téléphones portables, et qui nous valent bien des mésaventures.
Mais, au fil de mes recherches, j’ai découvert d’autres correcteurs plus inattendus, dans l’histoire.
Ainsi, le correcteur désignait autrefois, dans les collèges, un employé chargé de fouetter les écoliers :
« De mon temps, le correcteur était encore un vivant souvenir, et la classique férule de cuir jouait avec honneur son terrible rôle. » — Balzac, Louis Lambert, 1832.
« La plupart de ces magistrats me rappellent toujours le collège où les correcteurs ont une cabane auprès des commodités, et n’en sortent que pour donner le fouet. » — Chamfort, Maximes et pensées, 1795.
« Toutes ses protestations furent inutiles ; le principal fut inflexible, et fit monter le correcteur. » — Jean-Baptiste-Joseph Champagnac (1796-1858).
Au bagne était aussi dit correcteur « l’homme, forçat ou geôlier administrant le fouet ; terme administratif » — Esnault, Notes compl. dict. Delesalle, 1947, cité par le TLF (voir aussi Bob : dictionnaire d’argot).
Une phrase de Remy de Gourmont (1858-1915) fait d’ailleurs le lien entre la correction littéraire et le châtiment :
« Nous n’avons jamais de textes absolument corrects, l’auteur même ayant souvent été le plus négligent des correcteurs, ayant été son propre bourreau, son propre saboteur. »
Dans l’histoire romaine, le correcteur était un « magistrat adjoint aux consulaires et aux présidents, pour concourir à l’administration des provinces » (Larousse).
Dans l’histoire religieuse, c’était un « supérieur [ou une supérieure] dans certains ordres monastiques tels que les minimes » (ibid.).
Toujours au couvent, j’ai trouvé un surprenant couple lectrice-correctrice, dans la règle de saint Augustin :
Extrait des « Regles de celle qui corrige les fautes qui se commettent en la lecture de table. », La Règle de saint Augustin, 1747.
« 1. La Correctrice des fautes qui se font parmi la lecture de table, instruira doucement la Lectrice qui seroit nouvellement employée en cet exercice, ou qui autrement auroit besoin qu’on lui montrât la façon de s’en bien acquitter. « 2. Lorsqu’en lisant parmi le repas la Lectrice aura fait quelque faute sur un mot ou syllabe, le prononçant mal, ou prennant l’un pour l’autre & ne se corrigera sur le champ dira modestement, repetés, & en cas que la Lectrice en le repetans ne le dit comme il faut, la Correctrice corrigera tout haut le mot, où se trouve la faute. « 3. Si neanmoins la Lectrice se troubloit, ou se trouvoit confuse ou affligée, se voyant souvent & tout à coup reprise pour des fautes legeres, la Correctrice en pourra laisser une partie des moindres sans correction en public, & l’en avertira après en particulier charitablement, moyennent que ceci s’approuve par la Supérieure1. »
Le bureau des correcteurs des comptes s’appelait la correction (porter un compte à la correction), de même que le bureau des correcteurs d’un journal peut être appelé la correction (employer dans ce sens le mot cassetin relève du jargon des correcteurs professionnels).
Mais toute « action de corriger, de changer en mieux, de ramener à la règle » (Robert) est une correction. On ne corrige donc pas seulement les textes, mais aussi les défauts, les vices, les abus, les mœurs, les habitudes, etc.
Les remaniements qu’apporte un auteur à son texte sont aussi des corrections.
« Rien n’est plus propre à former le goût que de démêler, dans les corrections d’un grand écrivain, le motif des arrêts qu’il a prononcés contre lui-même. » — D’Alembert, Éloges, Despréaux.
Je n’ai pas besoin de présenter les maisons de correction, ni de préciser ce que recevoir, mériter, subir une correction peut signifier.
La correction, c’est enfin, en littérature et dans les beaux-arts, la « qualité de ce qui est correct, pureté, absence de fautes ou d’écarts » :
« […] correctiongrammaticale. correctiondu style. correctiondu dessin. Les Anglais n’étaient pas encore parvenus, du temps de Waller, à écrire avec correction. (Volt.) Ce qui constitue une lettre bien écrite ne consiste pas seulement dans la correction du style. (Moncrif.) La correction consiste dans l’observation scrupuleuse des règles de la grammaire et des usages de la langue. (Beauzée.) Il y a dans le style des qualités qui tiennent à la vérité du sentiment, il y en a qui dépendent de la correction grammaticale. (Mme de Staël.) La correction semble de la pédanteterie [sic], et bientôt le style littéraire aura besoin de commentateurs. (Th. Gaut.) » — Larousse.
On devine qu’il faut rejeter à la mer beaucoup de poissons quand on part à la pêche au correcteur.
NB — Les mentions du Larousse font référence à Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1877.
Accompagner est un mot à la mode. Les services administratifs comme les cabinets-conseils ne vous aident plus dans votre vie personnelle ou professionnelle, ils vous accompagnent. Et cela tord parfois la langue. On rencontre des accompagner à + infinitif.
Image extraite d’une vidéo d’une thérapeute caennaise : « Pourquoi je peux t’accompagner à passer d’un statut de salarié à un statut d’indépendant à succès ».
Jusqu’alors, on accompagnait quelqu’un pour qu’il fasse quelque chose. Et si on l’accompagnait à, cela était suivi d’un nom de lieu (à la gare, à la mairie…).
La préposition sur étant aussi devenue à la mode, désormais, on vous accompagne sur… sur le choix de votre activité, sur un statut professionnel, etc.
Accompagner quelqu’un, c’était l’escorter, lui servir de guide. On l’accompagnait jusqu’à sa voiture comme… à sa dernière demeure. Depuis une vingtaine d’années, on vous accompagne dans vos démarches.
Fréquence de accompagne dans vos dans le corpus de Gallicagram.
Le verbe s’employait aussi en soins palliatifs. Accompagner un malade, c’était « l’entourer, le soutenir moralement et physiquement à la fin de sa vie » (Robert).
Si nous avons tous tellement besoin d’être accompagnés, n’est-ce pas une preuve que le monde est bien malade ?
« Comment enrichir son vocabulaire » est une question qui revient périodiquement sur les réseaux sociaux, comme Quora, généralement avec deux adverbes : « rapidement » et « durablement ».
La réponse évidente, c’est lire. C’est en effet en côtoyant les mots qu’on les acquiert. L’avantage de la lecture par rapport au son (radio, podcasts) ou à l’image (télévision, YouTube), c’est de les voir écrits, et donc d’acquérir en même temps leur orthographe. Sans compter, bien sûr, les autres avantages de la lecture !
Mais comment peut-on accélérer cette acquisition ? Il existe pour cela un certain nombre de livres.
J’en ai sélectionné quatre (parmi ceux destinés aux adultes francophones), plus ou moins austères, classés du plus récent au plus ancien (liens vers les fiches des éditeurs).
Vocabulaire (Nathan, 2001) ou l’équivalent chez Hachette (« Bled », 2021).
Quatre livres pour enrichir rapidement son vocabulaire.
Je ne les ai pas étudiés personnellement. Chacun pourra choisir, d’après les fiches, celui qui semble lui convenir le mieux.
Pour que l’acquisition de mots nouveaux soit durable, il faut les utiliser. Les placer rapidement dans la conversation ou dans un texte après les avoir appris, puis les maintenir vivants, actifs, au fil du temps. C’est ce qu’on appelle la réactivation ou la consolidation, essentielle dans tout apprentissage.
Le sacre de Napoléon (ici, peint par J.-L. David, 1805-1807), décorum ou barnum impérial ?
Une phrase dans un récent entretien avec Thomas Jolly1 dans Le Monde a réveillé une réflexion qui traînait dans un coin de ma tête. Le metteur en scène racontait un souvenir d’enfance, à l’âge de six ans :
« Je lui explique [à sa prof de danse] que ce que nous faisons n’est pas assez beau, que l’endroit est moche. Moi, je voulais des tutus chatoyants, des dorures, un décorum fastueux, je voulais déjà monter Le Lac des cygnes, même si, à cette époque, je ne le connaissais pas ! »
Le mot décorum a, en effet, connu une évolution intéressante.
Le décorum (avec un article défini), c’est d’abord (1587) quelque chose qu’on respecte, qu’on observe, qu’on « garde » (en français du xviie s., voir Furetière) : l’ensemble des règles de bienséance.
C’est aussi, plus spécialement, à partir de 1889, l’apparat officiel, autrement appelé « étiquette, protocole ou cérémonial », tel celui qu’a mis en scène pour sa propre gloire Napoléon Ier.
Mais, entre-temps, nous dit Alain Rey2, « il a développé, probablement sous l’influence du groupe de décor, décorer, le sens de “ce qui orne, pare” (1835). Il prend alors la valeur péjorative de “luxe ostentatoire”. »
La date donnée par Alain Rey correspond au Père Goriot de Balzac, cité par le TLF : « Nous avons une cuisinière et un domestique, il faut garder le décorum, papa est baron. »
Il s’agit toujours de « ce qui convient », mais en matière de signes extérieurs d’appartenance à une classe : employer des domestiques, porter certains vêtements3 comme habiter un lieu « qui en jette ». Habitude bien française, à en croire un élève de David, Étienne-Jean Delécluze : « On retrouve partout ces habitudes de faire tout avec apparat, ce besoin de jeter de la poudre aux yeux, que l’on déguise sous le nom de bienséance, de décence, de décorum » (Journal, 1827, cité par le TLF).
Le décorum, comme l’apparat (du latin apparatus « préparatifs »), c’est un tout. On comprend aisément que le « décorum royal », notamment, regroupe un ensemble de signes, y compris une décoration fastueuse. — D’ailleurs, l’étiquette, de son côté, désigne à la fois le cérémonial, « ce qui marque quelqu’un et le classe » et… le prix des choses !
Un décor qui impressionne
Concernant le décor seulement, il faut noter que décorum a désigné son aspect fastueux (le décorum d’un hall d’entrée) avant de désigner le décor lui-même (Il y avait des plantes vertes, des tapis rouges, un buffet somptueux, tout un décorum).
Pour Larousse, dont je tire les deux exemples précités, c’est un « emploi courant mais impropre ». Le dictionnaire recommande de « n’utiliser le mot qu’au sens de “bienséance, étiquette” ». Antidote se cantonne encore à ce dernier sens.
Dans sa dernière édition, l’Académie, elle, admet une extension de sens, qu’elle ne discute pas : « A souvent le sens d’Apparat.S’entourer d’un grand décorum.Il a le goût du décorum. »
À la différence du petit, le Grand Robert enregistre, lui, le sens péjoratif de « décor très soigné, pompeux », avec une citation du Hussard sur le toit, de Giono (1951) : « Ils contournaient une succession de petites collines toutes plus gentilles les unes que les autres. Chaque détour les emmenait dans des perspectives où il n’était question que de pins espacés autour de bosquets rutilants en un décorum que le premier venu aurait trouvé royal. »
Passons sur le pléonasme « décorum faste » de Thomas Jolly, forme d’insistance assez courante à l’oral. Par contre, on ne peut trop définir si son décorum résume « des tutus chatoyants, des dorures » (le clinquant) ou leur ajoute un décor grandiose.
En effet, dans la presse et la communication d’aujourd’hui, quand le décor impressionne, il devient aisément décorum. Le mot est en vogue – tout pour barnum, d’ailleurs, au sens de « tapage ». Cela tient à la tendance à employer des « grands mots ». Et quoi de mieux qu’un mot sonnant latin ?
Évolution des graphies decorum et décorum dans Ngram Viewer. Si la seconde prend son essor vers 1820, sa progression est très nette depuis la fin des années 1970.
Voir le titre de cette exposition parisienne de 2014 : « Decorum - Tapis et tapisseries d’artistes ». Aussi belles soient-elles, ces œuvres ne constituent pas proprement un décorum – et le texte de présentation ne fournit pas de justification de ce terme.
Voir aussi cet exemple tiré de Libération, parmi d’autres répertoriés dans le DVLF, dictionnaire participatif : « Ce décorum reproduit l’ambiance sonore d’une salle de cinéma THX, quand les tricératops de Jurassic Park déboulent dans le dos du spectateur. »
Le décorum ne devrait pas (n’aurait pas dû) perdre son sens d’origine pour prendre celui, plus commun, de « décor », encore moins celui de « décoration », contre lequel nous prévient, bien solitairement, le dictionnaire Cordial : « Ne pas employer ce mot au sens de “décoration”. […] Ne dites pas “ce vase a été placé là pour le décorum”. »
Le ver était dans le fruit chez Littré, avec sa définition étrangement succincte et ambiguë, calquée sur l’étymologie latine : « Ce qui convient et décore. » Et, à en croire une remarque dans le supplément de son dictionnaire, cette dérivation germait depuis plus longtemps encore :
« REM. Le Poussin a employé ce mot dans le sens de décoration. “Puis viennent l’ornement, le décorum, la beauté, la grâce, la vivacité, le costume, la vraisemblance et le jugement partout,” Lett. du Poussin, 7 mars 1665, dans J. Dumesnil, Hist. des amat. ital. p. 542. »
Exemple ancien, rare, trouvé dans une lettre du maître, qui n’explique pas à lui seul l’acception actuelle que grignote aujourd’hui le mot décorum. Les locuteurs et les scripteurs ont le droit d’être en avance sur les dictionnaires, mais ils prennent le risque d’être mal compris, et les en avertir est une des missions du correcteur.
« Le logiciel Word affiche : “espaces non compris”. Espace est un mot féminin, c’est le comble pour un correcteur orthographique. » C’est, en substance, ce que je lis dans les publications en ligne de nombre de confrères.
Fenêtre des statistiques d’un document Word, qui en affiche les « caractères (espaces compris) ».
Certes, espace est bien, traditionnellement, un substantif féminin en typographie, mais Word est un logiciel tous publics, pas un outil réservé aux spécialistes. Je comprends que Microsoft ait choisi le genre le plus courant.
En typographie, le mot espace est généralement féminin, particulièrement quand il désigne la lamelle qu’on intercalait entre les caractères de plomb, de façon que les mots à imprimer soient séparés les uns des autres. Il y avait plusieurs variétés d’espaces, selon leur chasse (largeur) : espace fine, espace forte, espace moyenne, etc. De plus, par métonymie, les typographes emploient souvent espace au féminin pour désigner le blanc obtenu entre les mots imprimés sur le papier, même si les techniques modernes d’impression ne font plus appel aux lamelles, mais à des caractères numériques, pour lesquels on a repris certaines anciennes appellations, comme espace fine. Cela dit, dans le langage courant, il n’est pas incorrect de donner le genre masculin à espace dans le sens général d’« intervalle entre deux mots », puisqu’un des sens génériques du mot masculin un espace est celui d’« intervalle entre deux objets ».
De même, on trouve dans Le Grand Robert , à l’entrée espace n. m., cette phrase : « L’espace entre deux mots est produit par une espace. »
Dans le dictionnaire de l’Académie : « En écrivant, il faut ménager entre les mots un espace suffisant. »
Sa 8e édition (1935) précisait encore : « En termes de Typographie, il désigne des Petites pièces de fonte, plus basses que la lettre, qui ne marquent point sur le papier, et qui servent à séparer les mots l’un de l’autre. Dans ce sens il est féminin. »
Enfin, dans le TLFI, on peut lire cette citation : « Les caractères [des Contes de Perrault] sont ceux du xviie siècle […] il y a de l’espace et un espace égal entre les mots, l’air y circule à travers avec une sorte d’aisance » (Sainte-Beuve, Nouv. lundis, t. 1, 1863-69, p. 297).
À l’ère de la publication entièrement informatisée, l’attachement au genre féminin pour espace est un choix discutable. L’usage tranchera.
PS – Dans un document de 1965, diffusé dans un tweet par le syndicat Correcteurs CGT, je lis : « Le même espace tu mettras / Entre les mots exactement. » Tiens, donc ! D’après une coupure de presse publiée par le blog BiblioMag, ce texte remonterait au milieu du xixe siècle, toujours avec « le même espace ». Voilà qui confirme les sources précédentes : même en typographie, le mot espace n’est féminin que lorsqu’il désigne le caractère. L’espace (le blanc) entre les mots reste masculin.
Surpris de rencontrer le verbe opter employé sans complément (introduit par pour ou entre) dans un texte juridique :
Si l’entrepreneur souhaite passer au régime réel, il doit opter dans le délai du dépôt de sa déclaration […]
En optant, l’entrepreneur pourra se verser un salaire […]
j’ai trouvé qu’en droit il a le sens de « choisir entre plusieurs situations juridiques prévues à un contrat » (Grand dictionnaire terminologique).
Dans d’autres contextes, cet emploi est rare mais attesté :
Il a été ordonné qu’il opterait dans les six mois. Voulez-vous être pour nous ou contre nous ? optez, il faut opter, il faut nécessairement opter (Dictionnaire de l’Académie française, 7e éd., 1878).
Il était toujours prêt à tout […], aussi indifférent à ceci qu’à cela, sans que jamais sa volonté se donnât la peine ou eût la force d’opter, de désirer, de vouloir (Goncourt, Sœur Philom., 1861, p. 274 — Trésor de la langue française).
Le repos et la liberté me paraissent incompatibles : il faut opter (Rousseau, Gouv. de Pologne, 1 — Littré).
Le peuple n’a guère d’esprit, et les grands n’ont point d’âme : […] Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple (La Bruyère).
[…] il faut opter, mon petit cavalier. Voyez donc si, vous en tenant à l’Église, vous voulez posséder de grands biens et ne rien faire ; ou, avec une petite légitime, vous faire casser bras et jambes, pour […] parvenir sur la fin de vos jours, à la dignité de maréchal de camp avec un œil de verre, et une jambe de bois ? (Antoine Hamilton, Mémoires du comte de Gramont, III) — Deux exemples tirés du Grand Robert.
En histoire, cela prend même un sens précis : décider de quitter les territoires annexés par l’Allemagne à l’issue de la guerre franco-allemande de 1870 afin de conserver la nationalité française.
Mais oui, quatre ans après la guerre, chez ma grand’mère, où ma mère était venue accoucher, tandis que mon père, qui avait opté, restait en France… (Paul Acker, Les Exilés, Plon, 1911) — Wiktionnaire.